La règle dite d`intangibilité, une règle vraiment intangible

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La règle dite d`intangibilité, une règle vraiment intangible
Synthèse // Réflexion // Une entreprise/un homme // Références
FISCALITÉ
La règle dite d’intangibilité,
une règle vraiment intangible ?
Le résultat imposable est défini par l’article 38, alinéas 1 et 2 du CGI avec
une double approche, par le compte de résultat et par le bilan. En principe,
les deux modes de calcul doivent aboutir au même résultat. Or, dans le
cadre de vérifications de comptabilité, la réalité peut être très différente :
en cause, la règle codifiée à l’article 38-4 bis du CGI dite “d’intangibilité
du bilan d’ouverture du premier exercice non prescrit“, règle partiellement
censurée dans le cadre d’une récente décision du Conseil constitutionnel 2.
Cette règle, souvent critiquée en doctrine, avait même fait l’objet d’un
abandon en jurisprudence, dans le cadre d’une décision remarquée du
Conseil d’Etat 3, avant d’être rétablie et légalisée 4.
Qui tire profit de cette règle et de quelle
manière ? Principalement l’administration
en motivant des redressements fondés
sur l’article 38-2 du CGI, nonobstant les
règles de prescription. Si la règle d’intangibilité repose sur une identité comptable
bien connue 5, elle pose néanmoins certaines difficultés d’application en matière
de contrôle fiscal (II), examinées après un
rappel de la portée pratique de l’article
38-2 du CGI (I).
I. Mécanisme de l’article
38-2 du CGI :
principe des corrections
symétriques limité par la
règle d’intangibilité
1.1 Principe
L’article 38 du Code général des impôts,
servant de base à la détermination des
bénéfices industriels et commerciaux (BIC)
et des bénéfices réalisés par les entités
Résumé de l’article
Dans cet article et en partant d’un
cas, l’auteur analyse les dérives
d’une application trop mécanique
de la règle d’intangibilité, lorsque
le raisonnement juridique prime le
principe de réalité. Il poursuit ensuite
sur un plan plus général, à l’aune
de la jurisprudence. Sur ce plan, et
comme le titre de l’article le résume,
la règle a été contestée. Il propose
en conclusion une “application
mesurée“ de la règle, notion à son
sens liée à l’esprit des lois et invite
à relire Montesquieu !
soumises à l’impôt sur les sociétés (IS),
définit ainsi, en alinéa 1, le bénéfice imposable : « le bénéfice net, déterminé d’après
les résultats d’ensemble des opérations
de toute nature effectuées par les entreprises, y compris notamment les cessions
d’éléments quelconques de l’actif, soit en
cours, soit en fin d’exploitation ».
Cette définition respecte les principes de
base de détermination du résultat imposable 6 :
• la notion de revenu net, le résultat étant
déterminé par différence entre les produits et les charges de l’exercice,
• la notion d’annualité de l’impôt et d’indépendance des exercices,
• la notion de revenu d’ensemble en
incluant les bénéfices de toute nature,
à savoir les bénéfices tirés des cycles
“exploitation“ et “hors exploitation“.
En ce sens, ne paraît-elle pas suffisante
1. Nous remercions Françoise Savés pour ses
encouragements et Patrick Collin, directeur
des affaires fiscales au Conseil supérieur
de l’Ordre des experts-comptables, pour
l’aide apportée dans l’analyse de la décision
du Conseil constitutionnel 2010-78 QPC.
Il est précisé que les analyses et opinions
développées dans cet article doivent être
considérées comme propres à l’auteur.
2. Conseil constitutionnel, 10 décembre 2010,
2010-78 QPC, Imnoma.
3. CE, 7 juillet 2004, 230169, Ghesquière
équipement.
4. Art. 43 loi du 30 décembre 2004, portant
loi de finances rectificative pour 2004,
codifiant la règle à l’art. 38-4 bis CGI.
5. « Le bilan d’ouverture d’un exercice
doit correspondre au bilan de clôture de
l’exercice précédent » C.com. art. L 123-19
al. 3 et PCG art. 103-2.
6. Cozian M., Précis de fiscalité des
entreprises, 25e édition, LITEC, p. 20/21.
Par Frank LALOUM,
Diplômé d’expertise comptable 1,
Assistance Comptable Expertise
Conseil (ACEC)
pour calculer la matière imposable, au
regard des principes d’une part et de
la finalité de l’imposition des bénéfices
d’autre part ? L’impôt n’a-t-il pas pour finalité une taxation proportionnelle au bénéfice économique réalisé par une entité,
bénéfice déterminé par simple différence
entre produits et charges ?
Pourquoi dès lors le législateur a-t-il
adopté une conception extensive du bénéfice imposable en complétant cette définition au niveau de l’article 38 par un alinéa 2
ainsi libellé : « le bénéfice net est constitué
par la différence entre les valeurs de l’actif net à la clôture et à l’ouverture de la
période dont les résultats doivent servir de
base à l’impôt diminuée des suppléments
d’apport et augmentée des prélèvements
effectués au cours de cette période par
l’exploitant ou par les associés. L’actif net
s’entend de l’excédent des valeurs d’actif
sur le total formé au passif par les créances
des tiers, les amortissements et les provisions justifiés » ?
En pratique, cet alinéa 2 permet à l’administration de motiver en droit des rectifications de bénéfices imposables en
appliquant la règle de l’intangibilité du
bilan d’ouverture définie par l’article 38-4
bis du CGI et par l’instruction 4A-10-06 du
29 juin 2006. L’annexe 2 de l’instruction
dresse une typologie d’erreurs ou omissions visant les différents postes de l’actif
net : erreur de rattachement de créances,
erreur affectant les stocks, passif non justifié, amortissement à tort de biens non
amortissables, application erronée de
l’amortissement dégressif ou exceptionnel, provisions devenues sans objet.
1.2 Exemple (cas fictif)
En 2009, une SARL, créée depuis moins
de 10 ans, a fait l’objet d’une vérification
de comptabilité portant sur les exercices
2006 à 2008. En 2003, elle a acquis un
Revue Française de Comptabilité // N°445 Juillet-Août 2011 //
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fonds de commerce pour un prix de 430,
financé de la façon suivante :
• apports des 2 associés en comptes
courants à hauteur de 130,
• virement à hauteur de 300 par Monsieur X,
non associé.
Le service de contrôle fiscal ne conteste
pas que la somme de 300 a bien servi au
financement à due concurrence du fonds.
Simplement, il constate l’absence de
contrat de prêt et de remboursement à la
date de la vérification de comptabilité pour
contester le passif correspondant.
Pour le service, une entreprise qui n’apporte pas la preuve qui lui incombe de
la réalité des dettes inscrites au passif
du bilan voit son résultat majoré des
sommes correspondantes (selon CE du
11/03/1983, n° 30306).
Le service s’appuie sur l’absence de
contrat de prêt et de remboursement
pour montrer que l’entreprise n’est pas
en mesure d’apporter la preuve précitée.
Il s’appuie sur l’aspect formel sans envisager l’origine (virement) et la destination
des sommes (achat d’un fonds de commerce). Bien entendu, si Monsieur X avait
été associé dans la SARL, l’argument du
service était inopérant.
L’administration a une approche juridique
pour contester la nature des sommes mises
à la disposition de la SARL et considérer
lesdites sommes comme des libéralités
imposables non pas à la date du virement
(2003 étant prescrit, cela ne lui permet pas
de fonder le redressement) mais en 2008 (s’il
n’y a pas eu de remboursement, il s’agissait
donc a posteriori de libéralités).
Elle intègre dans le calcul de l’actif net
l’emploi financé et rejette une quote-part
de la ressource de financement correspondante. Or, sur un plan économique,
emploi et ressource constituent une même
réalité. En taxant un passif, l’administration
impose en fait l’actif correspondant, autrement dit les bénéfices futurs générés 7. Il en
ressort un redressement économiquement
non fondé mais juridiquement basé sur le
principe des corrections symétriques 8 et
la règle de l’article 38-4 bis du CGI, avec
la logique suivante.
Le passif non justifié constaté dans le bilan
de clôture au 31/12/08 est symétriquement corrigé dans le bilan d’ouverture au
31/12/08, correspondant au bilan de clôture
de l’exercice au 31/12/07. Le service vérificateur devrait procéder ainsi, de proche en
proche, jusqu’à l’exercice au cours duquel
l’erreur a été commise, en l’espèce l’exercice 2003. Or, les exercices 2003 à 2005
étant prescrits, les actifs nets des exercices
correspondants deviennent intangibles de
sorte que les écritures de ces exercices ne
peuvent plus être corrigées. Dès lors que le
bilan de clôture du premier exercice prescrit
(31/12/05) est aussi le bilan d’ouverture du
premier exercice non prescrit (31/12/06), le
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Tableau 1 : Application par le service de contrôle fiscal de la règle d’intangibilité et du
mécanisme des corrections symétriques
2006
2007
2008
300
300
300
- 300
- 300
0
0
Passif non justifié
Correction symétrique
Redressement en base imposable
principe d’intangibilité s’étend à ce dernier
et permet à l’administration de calculer un
redressement IS sur un exercice non prescrit de 300, comme le montre le tableau 1 :
ce redressement est basé sur un bénéfice
sans existence réelle.
Remarque : l’exemple n’a été cité que
pour illustrer le mécanisme de l’article
38-2 du CGI. On pouvait également
l’aborder à partir d’un problème de stocks
notamment.
Cet exemple a été choisi pour deux raisons :
• montrer les limites d’une utilisation
extensive de l’article 38-2 du CGI (dans
le cas de passif injustifié notamment),
• montrer “la culture du chiffre“ quelquefois présente dans l’esprit de certains
vérificateurs associant à tort “performance du contrôle fiscal“ et “montant
des droits à recouvrer“ : comme le rappelle le rapport de la Cour des comptes
2010 en page 191, « les redressements
et pénalités doivent être motivés, sous
peine d’être annulés par les tribunaux ».
Autrement dit, la qualité de la motivation
en droit doit primer.
II. Difficultés d’application
de la règle d’intangibilité
en matière de contrôle
fiscal
2.1 La règle d’intangibilité, une
règle contestable au niveau des
principes de droit
Cette règle suscite depuis longtemps de
nombreuses critiques de la part des praticiens. Pour preuve, les principales diffi-
7. L’élément clé de la définition d’une
immobilisation incorporelle est le contrôle
de la ressource future, à savoir les flux nets
de trésorerie générés par l’actif (lecture des
articles 211-3 et 211-2 du PCG).
8. Principe posé par le Conseil d’Etat depuis
1966 (CE, arrêt du 15 juin 1966, n° 62140).
9. Congrès national de l’Ordre des
experts-comptables, Paris, octobre 1980,
“Comptabilité et fiscalité“, actes du congrès,
page 116.
10. Charte des droits et obligations du
contribuable vérifié, page 3, mai 2008.
11. Francis Lefebvre 35-04, page 4, Analyse
de la décision CE 7-7-2004, n° 230169,
SARL Ghesquière équipement.
// N°445 Juillet-Août 2011 // Revue Française de Comptabilité
300
cultés étaient déjà rapportées en 1980, en
synthèse des travaux du Congrès national de l’Ordre des experts-comptables,
“Comptabilité et fiscalité“ 9.
n Au regard de la prescription
Comme le précise la Charte des droits
et obligations du contribuable vérifié 10,
et sauf cas particuliers, la vérification de
comptabilité ne peut porter que sur les
trois derniers exercices clos. Autrement
dit, une omission dans l’assiette de l’impôt ne peut pas être reprise par l’administration si elle trouve son origine dans
un exercice prescrit. Il s’agit d’une garantie fondamentale du contribuable. Les
règles de prescription « n’interdisent pas
le constat d’une omission dans l’assiette
de l’impôt mais seulement la réparation de
cette omission » 11.
Certes, en présence d’erreurs comptables
délibérées, comme l’enregistrement en doublon de factures fournisseurs, il paraît normal
que l’administration puisse rectifier le passif
en appliquant la règle de l’article 38-4 bis du
CGI. Mais dans le cas d’erreurs comptables
non délibérées, comme une erreur de rattachement des créances, l’administration ne
s’affranchit-elle pas ainsi trop facilement des
règles de prescription ?
Dans le même sens, citons également le
cas de deux vérifications de comptabilité
successives pour la même société avec la
problématique d’un passif fournisseur non
justifié. Dans le cadre de la première vérification, le service de contrôle fiscal n’a pas
remis en cause le passif en question et a
Abstract
In tax regulation the rule of intangibility means that the opening balance
sheet of an enterprise cannot be corrected of previous accounting errors
whatever they are ; the intangible opening balance sheet is the one at the
beginning of the 3 year period being
able on review by tax inspectors. The
article analyses problems created by
systematic application of the intangibility rule. In the past years, the rule
was challenged in case law, a more
flexible application was made possible
but finally a new law in 2004 restated
the rule in full without solving or alleviating some remaining questions
FISCALITÉ
validé ainsi le passif dans le cadre de la dernière année vérifiée. Cette dernière année
correspond à la première année vérifiée
dans le cadre de la seconde vérification de
comptabilité. Le deuxième inspecteur remet
en cause le passif fournisseur en précisant
que la proposition de rectification de son
collègue ne comportait pas une prise de
position formelle au sens des dispositions
de l’article L80 B du LPF 12.
Or, au sens de l’article L51 du LPF, la
vérification d’une période déjà vérifiée
ne constitue-t-elle pas une irrégularité de
procédure ? Certes, le contribuable avait
la possibilité dans le cadre de la première
vérification de demander une prise de
position formelle, opposable à l’administration, sur les points de droit ou de fait
examinés au cours de la vérification et
pour lesquels aucun rehaussement n’a
été proposé 13. A défaut, le contribuable
ne peut se prévaloir d’aucune prise de
position formelle. Néanmoins, l’instruction
encadrant cette demande ne limite-t-elle
pas la portée de la garantie prévue par
l’article L51 du LPF en faisant prévaloir
les intérêts du Trésor public sur les garanties offertes au contribuable par les dispositions de la procédure fiscale ? Dans
l’exemple précité, la deuxième vérification n’intervient-elle pas pour combler
les lacunes de la première vérification ?
n Au regard du principe d’annualité de
l’impôt et de la séparation des exercices
La règle d’intangibilité a pour effet de retenir dans les résultats du premier exercice non prescrit de la matière imposable
générée par un exercice antérieur. Il en
découle un non-respect des dispositions
de l’article 38-1 du CGI au niveau de la
spécialité des exercices et de l’annualité des charges et des produits. Mais
cette règle d’intangibilité a également
un impact notable au niveau de la présentation des comptes annuels, compte
tenu des règles de comptabilisation des
charges et produits relatifs aux exercices
antérieurs.
En effet, pour des raisons évidentes de
sécurité juridique des tiers, dès lors que
des comptes entachés d’erreurs ont été
publiés, il n’est pas envisageable de les faire
modifier par l’assemblée générale et de les
publier à nouveau au registre du commerce
et des sociétés 14. Les corrections d’erreurs visant les postes d’actif net ne peuvent donc pas être traitées rétrospectivement sur les exercices précédents, comme
si les erreurs relevées par l’administration
n’avaient pas été commises.
Il en résulte un impact sur la sincérité des
comptes annuels, notamment au niveau
de l’image fidèle du résultat des opérations du dernier exercice vérifié.
n Au regard du principe d’égalité
Selon l’article 31 de l’instruction, la règle
d’intangibilité ne s’applique pas lorsque
l’entreprise apporte la preuve que les omissions ou erreurs entachant l’actif net sont
intervenues plus de sept ans avant l’ouverture du premier exercice non prescrit.
En fait, l’erreur doit avoir été commise au
cours d’un exercice ouvert plus de dix ans
avant l’année de notification de la proposition de rectification et ce, pour tenir compte
du délai de reprise de l’administration de
trois ans.
Quel est l’esprit de cette règle des sept
ans ? Il s’agit de montrer le caractère permanent et récurrent de l’erreur commise.
Cette exception peut-elle maintenant être
invoquée par une société créée depuis
moins de dix ans ? Dans la négative, n’y
a-t-il pas un problème d’équité et d’égalité des contribuables devant la loi avec
une telle disposition ?
2.2 La règle d’intangibilité,
une règle contestée
n Une règle d’origine prétorienne
La règle d’intangibilité n’a pas été introduite
par le législateur mais par le juge dans le
cadre d’une décision prétorienne 15. Par
définition, il s’agit d’une règle créée par le
juge, intervenant non pas en tant qu’interprète de la règle de droit mais comme un
créateur de droit. Le juge empiète ainsi sur
le domaine du législateur, nonobstant les
dispositions prévues à l’article 5 du Code
civil. De surcroît, et comme nous l’avons
vu, la règle d’intangibilité a un impact sur
la détermination de l’assiette de l’impôt.
Or, l’article 34 de la Constitution prévoit
une compétence exclusive du législateur
dans cette matière.
Le juge de cassation est le juge du respect
du droit par les juridictions inférieures et veille
à ce titre à la correcte interprétation du droit.
Face à un vide juridique, il peut être amené à
créer une règle de droit dans le cadre d’une
construction jurisprudentielle.
Il se pose alors le problème de la stabilité
de la règle de droit ainsi créée puisque
nulle décision n’est à l’abri d’un revire12. En ce sens, CE, 11-01-1988, n° 67074.
13. Instruction 13 L-3-05.
14. Bull. CNCC n° 119, septembre 2000, p. 385.
15. CE, décision de plénière fiscale, arrêt du
31 octobre 1973, req. n° 88207.
16. Selon terminologie employée par Francis
Lefebvre, cf. note 9.
17. Maître S. Austry, QPC et contentieux
fiscal, Francis Lefebvre, FR 2 11.
18. Ce paragraphe reprend en totalité
l’analyse et certaines sources de Maître
S. Austry dans l’article FR 2 11 “QPC et
contentieux fiscal“ (commentaire de la
décision n° 2010-78 QPC, Imnoma).
ment de jurisprudence ou d’une décision
pouvant limiter sa portée.
n Un revirement de jurisprudence
La règle d’intangibilité à fait l’objet d’un
revirement jurisprudentiel important, par
arrêt du Conseil d’Etat en date du 7 juillet
2004, déjà cité, décision qualifiée même
de « petite révolution dans la pratique du
contrôle fiscal » 16.
Dans le cadre de cette décision, le Conseil
d’Etat a admis que l’application de la règle
de la correction symétrique des bilans
n’était pas limitée par la règle d’intangibilité du bilan d’ouverture introduite en
1973. Il s’agissait alors d’un retour à l’état
du droit antérieur à 1973, avec néanmoins
une réserve tenant au caractère non délibéré de l’erreur comptable en cause.
n Un revirement de jurisprudence
non suivi par le législateur :
l’enjeu budgétaire ?
Pourquoi, dès lors, le gouvernement
a-t-il limité la portée de cette décision en
déposant un projet de loi ayant conduit à
l’adoption des dispositions de l’article 43
de la loi du 30 décembre 2004, portant loi
de finances rectificative pour 2004, codifiant la règle d’intangibilité au niveau de
l’article 38-4 bis du CGI ?
S’agissait-il de restaurer une certaine
sécurité juridique, troublée par le revirement de jurisprudence, et éviter un
coût résultant de multiples réclamations,
évalué à 1,5 milliard d’euros par an 17 ?
L’enjeu budgétaire de la suppression de
ladite règle semble constituer le fondement de la légalisation de cette règle.
Le coût précité ne pouvait-il pas être
compensé par une politique du contrôle
fiscal ciblée uniquement sur les flux des
exercices vérifiés ? Plus précisément,
en limitant le champ d’investigation des
inspecteurs au seul article 38-1 du CGI,
n’était-il pas possible d’augmenter le
nombre de vérifications de comptabilité
effectuées sur une année et limiter ainsi
l’enjeu budgétaire par un effet volume ?
n Un problème de rétroactivité
“asymétrique“ de la loi 18
L’article 43 de la loi de finances rectificative du 30 décembre 2004 rétablit le
principe d’intangibilité pour l’avenir, à
savoir pour les impositions établies à
compter du 1er janvier 2005 : le législateur
n’entend pas suivre ainsi la jurisprudence
Ghesquière précitée.
Mais le législateur va plus loin en rétablissant également le principe d’intangibilité pour le passé, avec un article
43-IV rétroactif. La rétroactivité profite
néanmoins uniquement à l’administration
comme l’illustre notamment la décision
SNC Saupic et Langiano (CE, 13/02/2009,
n° 296117).
En l’espèce, le contribuable a fait l’ob-
Revue Française de Comptabilité // N°445 Juillet-Août 2011 //
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Synthèse // Réflexion // Une entreprise/un homme // Références
FISCALITÉ
jet d’une vérification de comptabilité
portant sur les exercices 1982 à 1984.
L’administration a rectifié la valeur du stock
au 31/12/81 (exercice prescrit) et reporté
cette valeur au bilan d’ouverture de l’exercice 1982 (exercice non prescrit). Le contribuable a tenté d’invoquer l’article 43-IV pour
opposer l’intangibilité du bilan d’ouverture
de l’exercice clos en 1982. Son pourvoi est
rejeté avec le considérant suivant : « les
dispositions précitées du IV de l’article 43
de la loi du 30 décembre 2004, (…), ne peuvent être invoquées que par l’administration
fiscale ». Comme l’illustre cette décision,
l’article 43-IV portait atteinte à l’équilibre
des droits des parties dans un procès et
sur ce fondement, le Conseil constitutionnel
l’a logiquement censuré dans le cadre d’un
délibéré rendu public le 10 décembre 2010
suite à une question prioritaire de constitutionnalité 19.
L’article 43-IV est donc abrogé conformément à l’article 62 de la Constitution,
à savoir :
• la décision n’est susceptible d’aucun
recours ; elle s’impose aux pouvoirs
publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles et ce, sans
intervention nécessaire du législateur (lecture de l’article 62, alinéa 3),
• le Conseil constitutionnel détermine
les conditions dans lesquelles la décision prend effet, et ce pour des raisons de
sécurité de l’ordonnancement juridique
(lecture de l’article 62, alinéa 2).
Dans le cas d’espèce, la Haute Instance
pose deux conditions d’application :
• la déclaration d’inconstitutionnalité de
l’article 43-IV prend effet à compter de la
publication de la décision,
• elle peut être invoquée dans les instances en cours à cette date et dont l’issue dépend des dispositions déclarées
inconstitutionnelles.
En conséquence, cette décision peut être
invoquée par tout contribuable mais uniquement sous les deux conditions cumulatives suivantes :
• impositions visant les exercices clos
avant le 1er janvier 2005,
• instances contentieuses 20 et juridictionnelles en cours au 10 décembre 2010
(date de rendu public du délibéré).
19. Conseil constitutionnel, 10 décembre
2010, n° 2010-78 QPC, Imnoma.
20. La réclamation préalable devant
l’administration fiscale est assimilée à
une instance devant les juridictions, selon
l’analyse de Maître S. Austry (selon décision
du CE, 31/10/1975, n° 97234).
21. Au plus tard, le 31 décembre de la 3e
année suivant la proposition de rectification.
22. CE, 26 juillet 2007 n° 267594,
10e et 9e s.-s, Société Agostini et
commentaire Francis Lefebvre FR 48-07.
28
Tableau 2 : Portée de la décision du Conseil constitutionnel : qui peut en tirer profit ?
(Cons. const. 10 décembre 2010, n° 2010-78 QPC, Sté Imnoma)
Exercices visés
Instances en cours
OUI
Exercices clos à compter du 1 janvier 2005
Exercices clos antérieurement Vérification de comptabilité en cours
au 1er janvier 2005
au 10 décembre 2010 (pas de proposition
de rectification émise) ou AMR non encore
émis à cette date
AMR émis ou n’ayant pas encore
donné lieu à réclamation préalable
au 10 décembre 2010
Réclamation préalable antérieure
au 10 décembre 2010
Instance juridictionnelle en cours au
10 décembre 2010 (tribunal adm. CAA)
Litige pendant devant le Conseil d’Etat
au 10 décembre 2010
Instance juridictionnelle close
au 10 décembre 2010
NON
X
er
X*
X
X
X
X
X
* Il paraîtrait logique que l’administration recommande néanmoins à ses services de ne plus notifier sur la
base de l’article 43-IV (cas théorique au niveau de la vérification de comptabilité en cours, sauf prescription
de 10 ans, prévue par l’article L170 du LPF).
La décision a donc une portée limitée et
ne peut pas être invoquée dans le cas
d’instances définitivement closes (notamment, CE 19/11/08, n° 292948, société
d’expertise comptable Getecom).
Certes, un redressement visant un exercice
antérieur au 1er janvier 2005 ne peut plus
être proposé depuis le 1er janvier 2008 mais
l’avis de mise en recouvrement (AMR) peut
intervenir jusqu’au 31 décembre 2010 21.
On peut ainsi avoir en pratique une réclamation préalable en cours au 10 décembre
2010 visant ces impositions.
De même, des instances juridictionnelles
non closes au 10 décembre 2010 peuvent
également viser ce type d’impositions.
Le tableau 2 résume la portée de cette
décision et détermine dans quels cas elle
peut être invoquée.
n Une décision pouvant limiter la
règle d’intangibilité : opposabilité
des écritures comptables
Dans le cadre d’une décision du 26 juillet
2007 22, le Conseil d’Etat admet, pour la
première fois, que la prescription soit
interrompue par les écritures comptables
du contribuable. En l’espèce et selon l’arrêt précité, « des inscriptions comptables
figurant au passif du bilan de clôture de
Tableau 3 : Les grandes dates de la règle d’intangibilité
Date
Texte
Portée
15 juin 1966
Conseil d’Etat, n° 62140
31 octobre 1973
Conseil d’Etat, n° 88207
(confirmée par CE du
13 mars 1981)
Conseil d’Etat, n° 230169
Principe des corrections symétriques :
la règle d’intangibilité est inopérante
Règle d’intangibilité introduite par le juge
7 juillet 2004
Revirement de jurisprudence : abandon
de la règle d’intangibilité pour les erreurs
comptables non délibérées
30 décembre 2004 Article 43 de la loi de finances Codification de la règle d’intangibilité au
rectificative pour 2004
niveau de l’article 38-4 bis du CGI avec
deux particularités notamment : une
exception pour les erreurs ou omissions
commises depuis plus de sept ans avant
le début de la période non prescrite et un
caractère rétroactif pour les impositions
visant les exercices clos avant le
1/1/2005
29 juin 2006
Instruction 4A-10-06 n° 109
Instruction visant les dispositions
de l’article 38-4 bis du CGI
10 décembre 2010 Conseil constitutionnel,
Le paragraphe IV de l’article 38-4 bis du
n° 2010-78 QPC
CGI (exercices clos avant le 1 /1/ 2005)
est abrogé : cette décision ne peut être
invoquée que dans les instances en
cours au 10/12/2010
// N°445 Juillet-Août 2011 // Revue Française de Comptabilité
FISCALITÉ
l’exercice (…) déterminent à la fois le
bénéficiaire, l’objet, l’année de rattachement et le montant de la créance en cause
et définissent ainsi la dette fiscale avec
une précision suffisante ». En l’espèce, il
s’agissait d’inscription au passif de plusieurs sommes au titre de dettes fiscales
et sociales. Du fait de la précision des
libellés utilisés, le Conseil d’Etat confère
aux écritures comptables le caractère de
reconnaissance de dette. Les écritures
comptables, suffisamment précises, suffisent donc à justifier un passif. Dès lors,
en reprenant le cas fictif cité en partie I
(redressement art. 38-2 du CGI visant un
passif non justifié), l’inscription en comptabilité est sur un plan formel suffisante
pour justifier la dette et rendre inopérant
l’argument du service.
En suivant cette logique, l’administration ne pourrait plus fonder des redressements sur l’article 38-2 du CGI et ce,
compte tenu de la précision du libellé des
écritures comptables justifiant les postes
de l’actif net à la clôture de l’exercice. La
valeur probante de la comptabilité et partant, la qualité du travail des professionnels de la comptabilité, sont ainsi mises
en valeur par ce raisonnement.
Conclusion
Comme le résume le tableau 3, la règle
dite d’intangibilité a souffert de diverses
atteintes au niveau de son fondement
et, sur un plan terminologique, la notion
supporte peut-être un peu mal l’adjectif
“intangible“ 23.
Certes, la récente décision du Conseil
constitutionnel n’a pas abrogé ladite règle
et l’administration est toujours en droit
de l’appliquer pour les exercices clos à
compter du 1er janvier 2005. De même,
la déclaration d’inconstitutionnalité visant
les exercices clos avant le 1er janvier 2005
ne peut être invoquée que dans des hypothèses bien restrictives.
Il nous a paru néanmoins opportun d’analyser cette règle à l’aune de cette décision importante d’une part et au regard
de la définition du bénéfice imposable,
donnée par l’article 38-2 du CGI, d’autre
part. La règle d’intangibilité et cette définition juridique du bénéfice imposable
sont en effet intimement liées. De plus, il
est prévu, dans un horizon de trois ans,
une refonte “à droit constant“ du CGI 24.
Pourquoi dès lors ne pas analyser dans
ce cadre, les tenants et aboutissants de
23. Selon le Larousse, « Intangible : qui doit
rester intact, sacré, inviolable ».
24. Rapport au Ministre “Améliorer la sécurité
juridique des relations entre l’Administration
et les contribuables : une nouvelle
approche“, juin 2008, Olivier FOUQUET,
Président de Section au Conseil d’Etat,
page 10.
25. Contrat de performance 2006-2008 de la
DGI, selon rapport FOUQUET précité, page 33.
la règle dite d’intangibilité et une “application mesurée“ dans les contrôles fiscaux
de la motivation en droit basée sur l’article
38.2 du CGI ? Enfin, cette “application
mesurée“ 25 implique peut-être une prise
en compte de l’esprit des lois, « dans les
divers rapports que les lois peuvent avoir
avec diverses choses », dans leurs « rapports entre elles, avec leur origine, avec
l’objet du législateur, avec l’ordre des
choses sur lesquelles elles sont établies.
C’est dans toutes ces vues qu’il faut les
considérer. » (Montesquieu, De l’Esprit
des lois, Livre premier, Chapitre III).
Bibliographie
BOI – Instruction 4 A-10-06.
Conférence “Le droit a-t-il pris le pouvoir dans l’entreprise ?“, 7/03/2011, vidéo en accès libre sur le site
www.compta-tv.com (intervention d’A. Pezard, magistrat à la Cour de cassation).
Cozian M., Précis de fiscalité des entreprises, Litec,
25e éd.
Francis Lefebvre, FR 2 11, QPC et contentieux fiscal,
Maître S. Austry.
Francis Lefebvre, FR 1 10, QPC et contentieux fiscal,
Maître S. Austry.
Francis Lefebvre, FR 48-07, arrêt Agostini.
Francis Lefebvre, FR 60-04, LFR pour 2004.
Francis Lefebvre, FR 35 04, arrêt Ghesquière.
Laloum F., L’expert-comptable et le contentieux fiscal, mémoire de DEC, ECM, 1995.
OECCA, 35e Congrès, Comptabilité et fiscalité, 1980.
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Les auteurs :
• Odile Barbe, Expert-comptable, Professeur au Groupe ESC Dijon Bourgogne, co-responsable de la filière « Audit-Expertise-Conseil »
• Philippe Barré, Expert-comptable et commissaire aux comptes.
Ils sont tous deux auteurs de plusieurs ouvrages et articles dans des revues dont la Revue Française de Comptabilité
http://boutique.experts-comptables.com
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