La règle dite d`intangibilité, une règle vraiment intangible
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La règle dite d`intangibilité, une règle vraiment intangible
Synthèse // Réflexion // Une entreprise/un homme // Références FISCALITÉ La règle dite d’intangibilité, une règle vraiment intangible ? Le résultat imposable est défini par l’article 38, alinéas 1 et 2 du CGI avec une double approche, par le compte de résultat et par le bilan. En principe, les deux modes de calcul doivent aboutir au même résultat. Or, dans le cadre de vérifications de comptabilité, la réalité peut être très différente : en cause, la règle codifiée à l’article 38-4 bis du CGI dite “d’intangibilité du bilan d’ouverture du premier exercice non prescrit“, règle partiellement censurée dans le cadre d’une récente décision du Conseil constitutionnel 2. Cette règle, souvent critiquée en doctrine, avait même fait l’objet d’un abandon en jurisprudence, dans le cadre d’une décision remarquée du Conseil d’Etat 3, avant d’être rétablie et légalisée 4. Qui tire profit de cette règle et de quelle manière ? Principalement l’administration en motivant des redressements fondés sur l’article 38-2 du CGI, nonobstant les règles de prescription. Si la règle d’intangibilité repose sur une identité comptable bien connue 5, elle pose néanmoins certaines difficultés d’application en matière de contrôle fiscal (II), examinées après un rappel de la portée pratique de l’article 38-2 du CGI (I). I. Mécanisme de l’article 38-2 du CGI : principe des corrections symétriques limité par la règle d’intangibilité 1.1 Principe L’article 38 du Code général des impôts, servant de base à la détermination des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) et des bénéfices réalisés par les entités Résumé de l’article Dans cet article et en partant d’un cas, l’auteur analyse les dérives d’une application trop mécanique de la règle d’intangibilité, lorsque le raisonnement juridique prime le principe de réalité. Il poursuit ensuite sur un plan plus général, à l’aune de la jurisprudence. Sur ce plan, et comme le titre de l’article le résume, la règle a été contestée. Il propose en conclusion une “application mesurée“ de la règle, notion à son sens liée à l’esprit des lois et invite à relire Montesquieu ! soumises à l’impôt sur les sociétés (IS), définit ainsi, en alinéa 1, le bénéfice imposable : « le bénéfice net, déterminé d’après les résultats d’ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises, y compris notamment les cessions d’éléments quelconques de l’actif, soit en cours, soit en fin d’exploitation ». Cette définition respecte les principes de base de détermination du résultat imposable 6 : • la notion de revenu net, le résultat étant déterminé par différence entre les produits et les charges de l’exercice, • la notion d’annualité de l’impôt et d’indépendance des exercices, • la notion de revenu d’ensemble en incluant les bénéfices de toute nature, à savoir les bénéfices tirés des cycles “exploitation“ et “hors exploitation“. En ce sens, ne paraît-elle pas suffisante 1. Nous remercions Françoise Savés pour ses encouragements et Patrick Collin, directeur des affaires fiscales au Conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables, pour l’aide apportée dans l’analyse de la décision du Conseil constitutionnel 2010-78 QPC. Il est précisé que les analyses et opinions développées dans cet article doivent être considérées comme propres à l’auteur. 2. Conseil constitutionnel, 10 décembre 2010, 2010-78 QPC, Imnoma. 3. CE, 7 juillet 2004, 230169, Ghesquière équipement. 4. Art. 43 loi du 30 décembre 2004, portant loi de finances rectificative pour 2004, codifiant la règle à l’art. 38-4 bis CGI. 5. « Le bilan d’ouverture d’un exercice doit correspondre au bilan de clôture de l’exercice précédent » C.com. art. L 123-19 al. 3 et PCG art. 103-2. 6. Cozian M., Précis de fiscalité des entreprises, 25e édition, LITEC, p. 20/21. Par Frank LALOUM, Diplômé d’expertise comptable 1, Assistance Comptable Expertise Conseil (ACEC) pour calculer la matière imposable, au regard des principes d’une part et de la finalité de l’imposition des bénéfices d’autre part ? L’impôt n’a-t-il pas pour finalité une taxation proportionnelle au bénéfice économique réalisé par une entité, bénéfice déterminé par simple différence entre produits et charges ? Pourquoi dès lors le législateur a-t-il adopté une conception extensive du bénéfice imposable en complétant cette définition au niveau de l’article 38 par un alinéa 2 ainsi libellé : « le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l’actif net à la clôture et à l’ouverture de la période dont les résultats doivent servir de base à l’impôt diminuée des suppléments d’apport et augmentée des prélèvements effectués au cours de cette période par l’exploitant ou par les associés. L’actif net s’entend de l’excédent des valeurs d’actif sur le total formé au passif par les créances des tiers, les amortissements et les provisions justifiés » ? En pratique, cet alinéa 2 permet à l’administration de motiver en droit des rectifications de bénéfices imposables en appliquant la règle de l’intangibilité du bilan d’ouverture définie par l’article 38-4 bis du CGI et par l’instruction 4A-10-06 du 29 juin 2006. L’annexe 2 de l’instruction dresse une typologie d’erreurs ou omissions visant les différents postes de l’actif net : erreur de rattachement de créances, erreur affectant les stocks, passif non justifié, amortissement à tort de biens non amortissables, application erronée de l’amortissement dégressif ou exceptionnel, provisions devenues sans objet. 1.2 Exemple (cas fictif) En 2009, une SARL, créée depuis moins de 10 ans, a fait l’objet d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2006 à 2008. En 2003, elle a acquis un Revue Française de Comptabilité // N°445 Juillet-Août 2011 // 25 Synthèse // Réflexion // Une entreprise/un homme // Références FISCALITÉ fonds de commerce pour un prix de 430, financé de la façon suivante : • apports des 2 associés en comptes courants à hauteur de 130, • virement à hauteur de 300 par Monsieur X, non associé. Le service de contrôle fiscal ne conteste pas que la somme de 300 a bien servi au financement à due concurrence du fonds. Simplement, il constate l’absence de contrat de prêt et de remboursement à la date de la vérification de comptabilité pour contester le passif correspondant. Pour le service, une entreprise qui n’apporte pas la preuve qui lui incombe de la réalité des dettes inscrites au passif du bilan voit son résultat majoré des sommes correspondantes (selon CE du 11/03/1983, n° 30306). Le service s’appuie sur l’absence de contrat de prêt et de remboursement pour montrer que l’entreprise n’est pas en mesure d’apporter la preuve précitée. Il s’appuie sur l’aspect formel sans envisager l’origine (virement) et la destination des sommes (achat d’un fonds de commerce). Bien entendu, si Monsieur X avait été associé dans la SARL, l’argument du service était inopérant. L’administration a une approche juridique pour contester la nature des sommes mises à la disposition de la SARL et considérer lesdites sommes comme des libéralités imposables non pas à la date du virement (2003 étant prescrit, cela ne lui permet pas de fonder le redressement) mais en 2008 (s’il n’y a pas eu de remboursement, il s’agissait donc a posteriori de libéralités). Elle intègre dans le calcul de l’actif net l’emploi financé et rejette une quote-part de la ressource de financement correspondante. Or, sur un plan économique, emploi et ressource constituent une même réalité. En taxant un passif, l’administration impose en fait l’actif correspondant, autrement dit les bénéfices futurs générés 7. Il en ressort un redressement économiquement non fondé mais juridiquement basé sur le principe des corrections symétriques 8 et la règle de l’article 38-4 bis du CGI, avec la logique suivante. Le passif non justifié constaté dans le bilan de clôture au 31/12/08 est symétriquement corrigé dans le bilan d’ouverture au 31/12/08, correspondant au bilan de clôture de l’exercice au 31/12/07. Le service vérificateur devrait procéder ainsi, de proche en proche, jusqu’à l’exercice au cours duquel l’erreur a été commise, en l’espèce l’exercice 2003. Or, les exercices 2003 à 2005 étant prescrits, les actifs nets des exercices correspondants deviennent intangibles de sorte que les écritures de ces exercices ne peuvent plus être corrigées. Dès lors que le bilan de clôture du premier exercice prescrit (31/12/05) est aussi le bilan d’ouverture du premier exercice non prescrit (31/12/06), le 26 Tableau 1 : Application par le service de contrôle fiscal de la règle d’intangibilité et du mécanisme des corrections symétriques 2006 2007 2008 300 300 300 - 300 - 300 0 0 Passif non justifié Correction symétrique Redressement en base imposable principe d’intangibilité s’étend à ce dernier et permet à l’administration de calculer un redressement IS sur un exercice non prescrit de 300, comme le montre le tableau 1 : ce redressement est basé sur un bénéfice sans existence réelle. Remarque : l’exemple n’a été cité que pour illustrer le mécanisme de l’article 38-2 du CGI. On pouvait également l’aborder à partir d’un problème de stocks notamment. Cet exemple a été choisi pour deux raisons : • montrer les limites d’une utilisation extensive de l’article 38-2 du CGI (dans le cas de passif injustifié notamment), • montrer “la culture du chiffre“ quelquefois présente dans l’esprit de certains vérificateurs associant à tort “performance du contrôle fiscal“ et “montant des droits à recouvrer“ : comme le rappelle le rapport de la Cour des comptes 2010 en page 191, « les redressements et pénalités doivent être motivés, sous peine d’être annulés par les tribunaux ». Autrement dit, la qualité de la motivation en droit doit primer. II. Difficultés d’application de la règle d’intangibilité en matière de contrôle fiscal 2.1 La règle d’intangibilité, une règle contestable au niveau des principes de droit Cette règle suscite depuis longtemps de nombreuses critiques de la part des praticiens. Pour preuve, les principales diffi- 7. L’élément clé de la définition d’une immobilisation incorporelle est le contrôle de la ressource future, à savoir les flux nets de trésorerie générés par l’actif (lecture des articles 211-3 et 211-2 du PCG). 8. Principe posé par le Conseil d’Etat depuis 1966 (CE, arrêt du 15 juin 1966, n° 62140). 9. Congrès national de l’Ordre des experts-comptables, Paris, octobre 1980, “Comptabilité et fiscalité“, actes du congrès, page 116. 10. Charte des droits et obligations du contribuable vérifié, page 3, mai 2008. 11. Francis Lefebvre 35-04, page 4, Analyse de la décision CE 7-7-2004, n° 230169, SARL Ghesquière équipement. // N°445 Juillet-Août 2011 // Revue Française de Comptabilité 300 cultés étaient déjà rapportées en 1980, en synthèse des travaux du Congrès national de l’Ordre des experts-comptables, “Comptabilité et fiscalité“ 9. n Au regard de la prescription Comme le précise la Charte des droits et obligations du contribuable vérifié 10, et sauf cas particuliers, la vérification de comptabilité ne peut porter que sur les trois derniers exercices clos. Autrement dit, une omission dans l’assiette de l’impôt ne peut pas être reprise par l’administration si elle trouve son origine dans un exercice prescrit. Il s’agit d’une garantie fondamentale du contribuable. Les règles de prescription « n’interdisent pas le constat d’une omission dans l’assiette de l’impôt mais seulement la réparation de cette omission » 11. Certes, en présence d’erreurs comptables délibérées, comme l’enregistrement en doublon de factures fournisseurs, il paraît normal que l’administration puisse rectifier le passif en appliquant la règle de l’article 38-4 bis du CGI. Mais dans le cas d’erreurs comptables non délibérées, comme une erreur de rattachement des créances, l’administration ne s’affranchit-elle pas ainsi trop facilement des règles de prescription ? Dans le même sens, citons également le cas de deux vérifications de comptabilité successives pour la même société avec la problématique d’un passif fournisseur non justifié. Dans le cadre de la première vérification, le service de contrôle fiscal n’a pas remis en cause le passif en question et a Abstract In tax regulation the rule of intangibility means that the opening balance sheet of an enterprise cannot be corrected of previous accounting errors whatever they are ; the intangible opening balance sheet is the one at the beginning of the 3 year period being able on review by tax inspectors. The article analyses problems created by systematic application of the intangibility rule. In the past years, the rule was challenged in case law, a more flexible application was made possible but finally a new law in 2004 restated the rule in full without solving or alleviating some remaining questions FISCALITÉ validé ainsi le passif dans le cadre de la dernière année vérifiée. Cette dernière année correspond à la première année vérifiée dans le cadre de la seconde vérification de comptabilité. Le deuxième inspecteur remet en cause le passif fournisseur en précisant que la proposition de rectification de son collègue ne comportait pas une prise de position formelle au sens des dispositions de l’article L80 B du LPF 12. Or, au sens de l’article L51 du LPF, la vérification d’une période déjà vérifiée ne constitue-t-elle pas une irrégularité de procédure ? Certes, le contribuable avait la possibilité dans le cadre de la première vérification de demander une prise de position formelle, opposable à l’administration, sur les points de droit ou de fait examinés au cours de la vérification et pour lesquels aucun rehaussement n’a été proposé 13. A défaut, le contribuable ne peut se prévaloir d’aucune prise de position formelle. Néanmoins, l’instruction encadrant cette demande ne limite-t-elle pas la portée de la garantie prévue par l’article L51 du LPF en faisant prévaloir les intérêts du Trésor public sur les garanties offertes au contribuable par les dispositions de la procédure fiscale ? Dans l’exemple précité, la deuxième vérification n’intervient-elle pas pour combler les lacunes de la première vérification ? n Au regard du principe d’annualité de l’impôt et de la séparation des exercices La règle d’intangibilité a pour effet de retenir dans les résultats du premier exercice non prescrit de la matière imposable générée par un exercice antérieur. Il en découle un non-respect des dispositions de l’article 38-1 du CGI au niveau de la spécialité des exercices et de l’annualité des charges et des produits. Mais cette règle d’intangibilité a également un impact notable au niveau de la présentation des comptes annuels, compte tenu des règles de comptabilisation des charges et produits relatifs aux exercices antérieurs. En effet, pour des raisons évidentes de sécurité juridique des tiers, dès lors que des comptes entachés d’erreurs ont été publiés, il n’est pas envisageable de les faire modifier par l’assemblée générale et de les publier à nouveau au registre du commerce et des sociétés 14. Les corrections d’erreurs visant les postes d’actif net ne peuvent donc pas être traitées rétrospectivement sur les exercices précédents, comme si les erreurs relevées par l’administration n’avaient pas été commises. Il en résulte un impact sur la sincérité des comptes annuels, notamment au niveau de l’image fidèle du résultat des opérations du dernier exercice vérifié. n Au regard du principe d’égalité Selon l’article 31 de l’instruction, la règle d’intangibilité ne s’applique pas lorsque l’entreprise apporte la preuve que les omissions ou erreurs entachant l’actif net sont intervenues plus de sept ans avant l’ouverture du premier exercice non prescrit. En fait, l’erreur doit avoir été commise au cours d’un exercice ouvert plus de dix ans avant l’année de notification de la proposition de rectification et ce, pour tenir compte du délai de reprise de l’administration de trois ans. Quel est l’esprit de cette règle des sept ans ? Il s’agit de montrer le caractère permanent et récurrent de l’erreur commise. Cette exception peut-elle maintenant être invoquée par une société créée depuis moins de dix ans ? Dans la négative, n’y a-t-il pas un problème d’équité et d’égalité des contribuables devant la loi avec une telle disposition ? 2.2 La règle d’intangibilité, une règle contestée n Une règle d’origine prétorienne La règle d’intangibilité n’a pas été introduite par le législateur mais par le juge dans le cadre d’une décision prétorienne 15. Par définition, il s’agit d’une règle créée par le juge, intervenant non pas en tant qu’interprète de la règle de droit mais comme un créateur de droit. Le juge empiète ainsi sur le domaine du législateur, nonobstant les dispositions prévues à l’article 5 du Code civil. De surcroît, et comme nous l’avons vu, la règle d’intangibilité a un impact sur la détermination de l’assiette de l’impôt. Or, l’article 34 de la Constitution prévoit une compétence exclusive du législateur dans cette matière. Le juge de cassation est le juge du respect du droit par les juridictions inférieures et veille à ce titre à la correcte interprétation du droit. Face à un vide juridique, il peut être amené à créer une règle de droit dans le cadre d’une construction jurisprudentielle. Il se pose alors le problème de la stabilité de la règle de droit ainsi créée puisque nulle décision n’est à l’abri d’un revire12. En ce sens, CE, 11-01-1988, n° 67074. 13. Instruction 13 L-3-05. 14. Bull. CNCC n° 119, septembre 2000, p. 385. 15. CE, décision de plénière fiscale, arrêt du 31 octobre 1973, req. n° 88207. 16. Selon terminologie employée par Francis Lefebvre, cf. note 9. 17. Maître S. Austry, QPC et contentieux fiscal, Francis Lefebvre, FR 2 11. 18. Ce paragraphe reprend en totalité l’analyse et certaines sources de Maître S. Austry dans l’article FR 2 11 “QPC et contentieux fiscal“ (commentaire de la décision n° 2010-78 QPC, Imnoma). ment de jurisprudence ou d’une décision pouvant limiter sa portée. n Un revirement de jurisprudence La règle d’intangibilité à fait l’objet d’un revirement jurisprudentiel important, par arrêt du Conseil d’Etat en date du 7 juillet 2004, déjà cité, décision qualifiée même de « petite révolution dans la pratique du contrôle fiscal » 16. Dans le cadre de cette décision, le Conseil d’Etat a admis que l’application de la règle de la correction symétrique des bilans n’était pas limitée par la règle d’intangibilité du bilan d’ouverture introduite en 1973. Il s’agissait alors d’un retour à l’état du droit antérieur à 1973, avec néanmoins une réserve tenant au caractère non délibéré de l’erreur comptable en cause. n Un revirement de jurisprudence non suivi par le législateur : l’enjeu budgétaire ? Pourquoi, dès lors, le gouvernement a-t-il limité la portée de cette décision en déposant un projet de loi ayant conduit à l’adoption des dispositions de l’article 43 de la loi du 30 décembre 2004, portant loi de finances rectificative pour 2004, codifiant la règle d’intangibilité au niveau de l’article 38-4 bis du CGI ? S’agissait-il de restaurer une certaine sécurité juridique, troublée par le revirement de jurisprudence, et éviter un coût résultant de multiples réclamations, évalué à 1,5 milliard d’euros par an 17 ? L’enjeu budgétaire de la suppression de ladite règle semble constituer le fondement de la légalisation de cette règle. Le coût précité ne pouvait-il pas être compensé par une politique du contrôle fiscal ciblée uniquement sur les flux des exercices vérifiés ? Plus précisément, en limitant le champ d’investigation des inspecteurs au seul article 38-1 du CGI, n’était-il pas possible d’augmenter le nombre de vérifications de comptabilité effectuées sur une année et limiter ainsi l’enjeu budgétaire par un effet volume ? n Un problème de rétroactivité “asymétrique“ de la loi 18 L’article 43 de la loi de finances rectificative du 30 décembre 2004 rétablit le principe d’intangibilité pour l’avenir, à savoir pour les impositions établies à compter du 1er janvier 2005 : le législateur n’entend pas suivre ainsi la jurisprudence Ghesquière précitée. Mais le législateur va plus loin en rétablissant également le principe d’intangibilité pour le passé, avec un article 43-IV rétroactif. La rétroactivité profite néanmoins uniquement à l’administration comme l’illustre notamment la décision SNC Saupic et Langiano (CE, 13/02/2009, n° 296117). En l’espèce, le contribuable a fait l’ob- Revue Française de Comptabilité // N°445 Juillet-Août 2011 // 27 Synthèse // Réflexion // Une entreprise/un homme // Références FISCALITÉ jet d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices 1982 à 1984. L’administration a rectifié la valeur du stock au 31/12/81 (exercice prescrit) et reporté cette valeur au bilan d’ouverture de l’exercice 1982 (exercice non prescrit). Le contribuable a tenté d’invoquer l’article 43-IV pour opposer l’intangibilité du bilan d’ouverture de l’exercice clos en 1982. Son pourvoi est rejeté avec le considérant suivant : « les dispositions précitées du IV de l’article 43 de la loi du 30 décembre 2004, (…), ne peuvent être invoquées que par l’administration fiscale ». Comme l’illustre cette décision, l’article 43-IV portait atteinte à l’équilibre des droits des parties dans un procès et sur ce fondement, le Conseil constitutionnel l’a logiquement censuré dans le cadre d’un délibéré rendu public le 10 décembre 2010 suite à une question prioritaire de constitutionnalité 19. L’article 43-IV est donc abrogé conformément à l’article 62 de la Constitution, à savoir : • la décision n’est susceptible d’aucun recours ; elle s’impose aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles et ce, sans intervention nécessaire du législateur (lecture de l’article 62, alinéa 3), • le Conseil constitutionnel détermine les conditions dans lesquelles la décision prend effet, et ce pour des raisons de sécurité de l’ordonnancement juridique (lecture de l’article 62, alinéa 2). Dans le cas d’espèce, la Haute Instance pose deux conditions d’application : • la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 43-IV prend effet à compter de la publication de la décision, • elle peut être invoquée dans les instances en cours à cette date et dont l’issue dépend des dispositions déclarées inconstitutionnelles. En conséquence, cette décision peut être invoquée par tout contribuable mais uniquement sous les deux conditions cumulatives suivantes : • impositions visant les exercices clos avant le 1er janvier 2005, • instances contentieuses 20 et juridictionnelles en cours au 10 décembre 2010 (date de rendu public du délibéré). 19. Conseil constitutionnel, 10 décembre 2010, n° 2010-78 QPC, Imnoma. 20. La réclamation préalable devant l’administration fiscale est assimilée à une instance devant les juridictions, selon l’analyse de Maître S. Austry (selon décision du CE, 31/10/1975, n° 97234). 21. Au plus tard, le 31 décembre de la 3e année suivant la proposition de rectification. 22. CE, 26 juillet 2007 n° 267594, 10e et 9e s.-s, Société Agostini et commentaire Francis Lefebvre FR 48-07. 28 Tableau 2 : Portée de la décision du Conseil constitutionnel : qui peut en tirer profit ? (Cons. const. 10 décembre 2010, n° 2010-78 QPC, Sté Imnoma) Exercices visés Instances en cours OUI Exercices clos à compter du 1 janvier 2005 Exercices clos antérieurement Vérification de comptabilité en cours au 1er janvier 2005 au 10 décembre 2010 (pas de proposition de rectification émise) ou AMR non encore émis à cette date AMR émis ou n’ayant pas encore donné lieu à réclamation préalable au 10 décembre 2010 Réclamation préalable antérieure au 10 décembre 2010 Instance juridictionnelle en cours au 10 décembre 2010 (tribunal adm. CAA) Litige pendant devant le Conseil d’Etat au 10 décembre 2010 Instance juridictionnelle close au 10 décembre 2010 NON X er X* X X X X X * Il paraîtrait logique que l’administration recommande néanmoins à ses services de ne plus notifier sur la base de l’article 43-IV (cas théorique au niveau de la vérification de comptabilité en cours, sauf prescription de 10 ans, prévue par l’article L170 du LPF). La décision a donc une portée limitée et ne peut pas être invoquée dans le cas d’instances définitivement closes (notamment, CE 19/11/08, n° 292948, société d’expertise comptable Getecom). Certes, un redressement visant un exercice antérieur au 1er janvier 2005 ne peut plus être proposé depuis le 1er janvier 2008 mais l’avis de mise en recouvrement (AMR) peut intervenir jusqu’au 31 décembre 2010 21. On peut ainsi avoir en pratique une réclamation préalable en cours au 10 décembre 2010 visant ces impositions. De même, des instances juridictionnelles non closes au 10 décembre 2010 peuvent également viser ce type d’impositions. Le tableau 2 résume la portée de cette décision et détermine dans quels cas elle peut être invoquée. n Une décision pouvant limiter la règle d’intangibilité : opposabilité des écritures comptables Dans le cadre d’une décision du 26 juillet 2007 22, le Conseil d’Etat admet, pour la première fois, que la prescription soit interrompue par les écritures comptables du contribuable. En l’espèce et selon l’arrêt précité, « des inscriptions comptables figurant au passif du bilan de clôture de Tableau 3 : Les grandes dates de la règle d’intangibilité Date Texte Portée 15 juin 1966 Conseil d’Etat, n° 62140 31 octobre 1973 Conseil d’Etat, n° 88207 (confirmée par CE du 13 mars 1981) Conseil d’Etat, n° 230169 Principe des corrections symétriques : la règle d’intangibilité est inopérante Règle d’intangibilité introduite par le juge 7 juillet 2004 Revirement de jurisprudence : abandon de la règle d’intangibilité pour les erreurs comptables non délibérées 30 décembre 2004 Article 43 de la loi de finances Codification de la règle d’intangibilité au rectificative pour 2004 niveau de l’article 38-4 bis du CGI avec deux particularités notamment : une exception pour les erreurs ou omissions commises depuis plus de sept ans avant le début de la période non prescrite et un caractère rétroactif pour les impositions visant les exercices clos avant le 1/1/2005 29 juin 2006 Instruction 4A-10-06 n° 109 Instruction visant les dispositions de l’article 38-4 bis du CGI 10 décembre 2010 Conseil constitutionnel, Le paragraphe IV de l’article 38-4 bis du n° 2010-78 QPC CGI (exercices clos avant le 1 /1/ 2005) est abrogé : cette décision ne peut être invoquée que dans les instances en cours au 10/12/2010 // N°445 Juillet-Août 2011 // Revue Française de Comptabilité FISCALITÉ l’exercice (…) déterminent à la fois le bénéficiaire, l’objet, l’année de rattachement et le montant de la créance en cause et définissent ainsi la dette fiscale avec une précision suffisante ». En l’espèce, il s’agissait d’inscription au passif de plusieurs sommes au titre de dettes fiscales et sociales. Du fait de la précision des libellés utilisés, le Conseil d’Etat confère aux écritures comptables le caractère de reconnaissance de dette. Les écritures comptables, suffisamment précises, suffisent donc à justifier un passif. Dès lors, en reprenant le cas fictif cité en partie I (redressement art. 38-2 du CGI visant un passif non justifié), l’inscription en comptabilité est sur un plan formel suffisante pour justifier la dette et rendre inopérant l’argument du service. En suivant cette logique, l’administration ne pourrait plus fonder des redressements sur l’article 38-2 du CGI et ce, compte tenu de la précision du libellé des écritures comptables justifiant les postes de l’actif net à la clôture de l’exercice. La valeur probante de la comptabilité et partant, la qualité du travail des professionnels de la comptabilité, sont ainsi mises en valeur par ce raisonnement. Conclusion Comme le résume le tableau 3, la règle dite d’intangibilité a souffert de diverses atteintes au niveau de son fondement et, sur un plan terminologique, la notion supporte peut-être un peu mal l’adjectif “intangible“ 23. Certes, la récente décision du Conseil constitutionnel n’a pas abrogé ladite règle et l’administration est toujours en droit de l’appliquer pour les exercices clos à compter du 1er janvier 2005. De même, la déclaration d’inconstitutionnalité visant les exercices clos avant le 1er janvier 2005 ne peut être invoquée que dans des hypothèses bien restrictives. Il nous a paru néanmoins opportun d’analyser cette règle à l’aune de cette décision importante d’une part et au regard de la définition du bénéfice imposable, donnée par l’article 38-2 du CGI, d’autre part. La règle d’intangibilité et cette définition juridique du bénéfice imposable sont en effet intimement liées. De plus, il est prévu, dans un horizon de trois ans, une refonte “à droit constant“ du CGI 24. Pourquoi dès lors ne pas analyser dans ce cadre, les tenants et aboutissants de 23. Selon le Larousse, « Intangible : qui doit rester intact, sacré, inviolable ». 24. Rapport au Ministre “Améliorer la sécurité juridique des relations entre l’Administration et les contribuables : une nouvelle approche“, juin 2008, Olivier FOUQUET, Président de Section au Conseil d’Etat, page 10. 25. Contrat de performance 2006-2008 de la DGI, selon rapport FOUQUET précité, page 33. la règle dite d’intangibilité et une “application mesurée“ dans les contrôles fiscaux de la motivation en droit basée sur l’article 38.2 du CGI ? Enfin, cette “application mesurée“ 25 implique peut-être une prise en compte de l’esprit des lois, « dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses », dans leurs « rapports entre elles, avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer. » (Montesquieu, De l’Esprit des lois, Livre premier, Chapitre III). Bibliographie BOI – Instruction 4 A-10-06. Conférence “Le droit a-t-il pris le pouvoir dans l’entreprise ?“, 7/03/2011, vidéo en accès libre sur le site www.compta-tv.com (intervention d’A. Pezard, magistrat à la Cour de cassation). Cozian M., Précis de fiscalité des entreprises, Litec, 25e éd. Francis Lefebvre, FR 2 11, QPC et contentieux fiscal, Maître S. Austry. Francis Lefebvre, FR 1 10, QPC et contentieux fiscal, Maître S. Austry. Francis Lefebvre, FR 48-07, arrêt Agostini. Francis Lefebvre, FR 60-04, LFR pour 2004. Francis Lefebvre, FR 35 04, arrêt Ghesquière. Laloum F., L’expert-comptable et le contentieux fiscal, mémoire de DEC, ECM, 1995. OECCA, 35e Congrès, Comptabilité et fiscalité, 1980. Nouvelle édition - Mai 2011 Comprendre et commenter les comptes de l’entreprise 2e édition - Mai 2011 Cet ouvrage fournit toutes les clés à la fois pour bien comprendre les comptes et pour les restituer aux clients par une analyse écrite intelligible de la situation de l’entreprise. Les clients des cabinets sont des chefs d’entreprise de TPE/PME, sans connaissances pointues en matière de finance, de gestion ou de comptabilité. La plupart des experts-comptables établissent les comptes annuels, les transmettent à leurs clients… mais ne prennent pas toujours le temps de commenter ces comptes par écrit. Rédiger une analyse pour permettre au client de bien comprendre la situation économique et financière de son 15,00 € entreprise est une démarche à la fois extrêmement utile pour le client, et très valorisante pour le cabinet. Le commentaire de gestion constitue le point de départ d’un dialogue entre l’expert et son client et peut être source de missions complémentaires en matière de conseil. Le commentaire de gestion doit être clair, pédagogique, proche du terrain. L’objectif n’est pas que le client devienne expert en comptabilité, mais qu’il comprenne bien ce qu’il y a derrière les comptes, c’est-à-dire la réalité de son entreprise. Il faut apprendre à commenter la situation de l’entreprise à travers ses comptes. C’est toute la difficulté de l’exercice. Les auteurs : • Odile Barbe, Expert-comptable, Professeur au Groupe ESC Dijon Bourgogne, co-responsable de la filière « Audit-Expertise-Conseil » • Philippe Barré, Expert-comptable et commissaire aux comptes. Ils sont tous deux auteurs de plusieurs ouvrages et articles dans des revues dont la Revue Française de Comptabilité http://boutique.experts-comptables.com Revue Française de Comptabilité // N°445 Juillet-Août 2011 // 29