Qui dit romantisme dit art moderne »…

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Qui dit romantisme dit art moderne »…
« Qui dit romantisme dit art moderne »…
(La question de la relation entre le romantisme et la première
« modernité »)
Michel Guérin
En partant de Baudelaire et de ses tentatives pour analyser la teneur
singulière de la « modernité », je voudrais m’attacher ici à faire ressortir ce qui
différencie, en tout cas en France, les années 1850-1860 de la période
romantique, antérieure à 1848. Le substantif « modernité » est ici emprunté au
poète ; c’est assez dire d’abord qu’il ne s’agira pas des temps modernes au sens
large, mais d’une façon, qu’on peut juger légitime ou arbitraire, de caractériser
tant la littérature et l’art que l’état général des esprits après la révolution de
1848.
La question, même réduite au cas français, est embrouillée, dans la
mesure où, comme on verra, Baudelaire tout ensemble emblématise la continuité
entre le romantisme et l’art moderne et produit, un peu plus tard, les notions de
« vie moderne » et de « modernité » qui, en tant que telles, impliquent moins
une opposition délibérée qu’un décalage, une mutation irréversible.
Trois polarités me paraissent, avec le recul dont nous bénéficions
aujourd’hui, paradigmatiques de changements importants ; ils traduiraient moins
une opposition agressive (comme le fut parfois celle des romantiques par rapport
aux classiques) qu’une dérivation inéluctable hors de l’atmosphère où respira le
romantisme. Le « charme » propre des premiers Modernes (Baudelaire,
Manet…), n’est pas exempt d’une certaine impuissance, retournée subtilement
en ressources neuves. On est loin, au moins dans la première époque (bien avant
les avant-gardes), du profil conquérant des romantiques…
Ces trois polarités, les voici :
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Infini/finitude. Le romantisme a « inventé » l’Infini, dont il abuse, la
modernité découvre (avec connotation de « butée ») la finitude d’une existence
sapée de l’intérieur et la modestie des pouvoirs du créateur.
Sentiment(Symbole)/sensation. Le romantisme a mis en forme des
modules affectifs-linguistiques forts, des sentiments « entiers », capables en
s’exprimant de symboliser, de puiser dans une réserve de sens et d’y
postuler sans cesse, fût-ce au dernier degré de la douleur; en contraste, la
sensibilité moderne s’indexe sur la frugale sensation, élémentaire, en elle-même
dépourvue de signification. Le sentiment est un « bâti », il est forgé, ce qui ne
veut pas dire qu’il soit menteur ; mais il passe forcément par un mode
d’expression qui le saisit d’abord pour le « tourner ». D’une image : est
« romantique » l’amoureux qui songe aussitôt à écrire des vers. La sensation,
ponctuelle, est attente, elle guette l’induction ou la répétition ; la forme est en
souffrance dans un matériau psycho-physique qu’il faudra étudier (Fechner).
Idée/images. L’Idée ou l’Idéal font partie du vocabulaire romantique,
parce qu’ils traduisent l’ambition synthétique, totalisante, de rassembler
l’expérience de la pensée et celle du sentiment. Les modernités, avant de se
frotter, ultérieurement, à l’idéologie (il s’agit d’ailleurs d’une tout autre « idée »
que l’Idée métaphysique, spéculative), se passionnent pour les images, éclatées,
dispersées, douées d’une magie et participant d’une fantasmagorie que le
romantisme, sans doute, n’a pas ignorées, mais qu’il a subordonnées à sa veine
idéaliste. Faute de temps, je ne fais que mentionner cette troisième piste, qui
n’est pourtant pas la moindre.
Est-il besoin d’ajouter que ces schèmes – encore une fois seulement
problématiques – sont superposables et que se trouve éclairé, sous plusieurs
lumières, un même glissement d’un art et d’une pensée, spontanément
métaphysiques (voire religieux), vers l’épreuve critique d’un désenchantement
du monde, rétribuant en dividendes techniques et compensations matérielles ce
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qu’il supprime du capital-sens amassé par l’Occident chrétien tout au long de
l’âge artisanal (au bout duquel se situe la période romantique) ?
Ces préliminaires posés, venons au fait.
Le
romantisme
est
un
phénomène
essentiellement
(mais
non
exclusivement) littéraire et/ou philosophique qui se répand en Europe dans la
première moitié du XIXe siècle. À peine a-t-on affirmé cette vérité grossière, il
faut aussitôt la nuancer : une chose est, par exemple, le romantisme iénaen au
tout début du siècle, une autre chose celui de la bataille d’Hernani, sans parler
du romantisme dont Baudelaire analyse la teneur dans son Salon de 1846 pour
s’autoriser à conclure d’une manière qui n’est pas exempte de polémique : «si
ma définition du romantisme…place Delacroix à la tête du romantisme, elle en
exclut naturellement M. Victor Hugo1 ». Le romantisme, on le sait bien, est
incompatible avec une stricte détermination, il épouse les variations spatiotemporelles et les habitus nationaux, traverse les disciplines et les genres,
désigne bientôt, plus qu’une période précise, une attitude mentale et affective
devant la vie ; il est à la fois historique (c’est le premier XIXe siècle) et
transhistorique (il y a un fond de romantisme, par exemple, dans le surréalisme
et, dans un ordre d’idée plus général, on dit volontiers de quelqu’un qui croit
aux « grands sentiments », à la passion, voire à l’amour fou, qu’il est
« romantique »).
On sait enfin que Hegel, thématisant l’art romantique dans son Cours
d’esthétique, y voit « le dépassement de l’art par lui-même, mais à l’intérieur de
son propre domaine et dans la forme de l’art même 2». La forme romantique, qui
ébranle l’équilibre censément réalisé par le classicisme entre le contenu et la
forme, a ceci de commun avec le premier art symbolique, qu’il se trouve en
porte-à-faux par rapport à la forme. À cette différence (décisive) près, que la
forme symbolique (Vorkunst) manquait à la forme (restait en déficit par rapport
1
Charles Baudelaire, Salon de 1846, in Critique d’art, Folio (Gallimard), Paris, 1992, p. 90.
Hegel, Cours d’esthétique, traduction de Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Aubier,
tome 1, Paris, 1995, p. 112.
2
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à la forme souhaitée), tandis que l’art romantique (Nachkunst) fait, lui, éclater le
manque inhérent à la forme, qui est sa finité, son bornage dans l’élément de
l’extériorité. Il y a, dans le symbolisme archaïque comme dans le romantisme
moderne division, là en-deça, ici au-delà : la différence est subie comme
infirmité ou handicap dans la forme symbolique, alors que, dans la forme
romantique, elle est agie pour transcender ce que toute forme, par définition,
comporte de statique et de littéral. Dans le cas du Vorkunst, le symbole est un
effort dont la forme obtenue matérialise la limite ; dans le romantisme, c’est une
intention, dont le développement et la richesse destituent la forme attardée,
incompatible avec la « libre spiritualité concrète ». Le romantisme, pour Hegel,
c’est le moment chrétien de l’art préparant sa propre substitution (par la religion
et la philosophie). Le romantisme est un progrès spirituel (il est synonyme
partout d’autonomie, d’intériorité, de conscience de soi), qui, simultanément,
contribue à rapprocher l’art de sa fin, puisqu’il proclame et signifie in fine que
l’esprit est parvenu à une maturité auto-réflexive qui lui permet de s’affranchir
des bornes et écrans que l’apparence et nos sens offrent de connivence pour
aider à la « manifestation de l’Idée ». Le contenu spirituel infini qui irrigue la
peinture, la musique et la poésie romantiques à la fois fragilise ces formes
comme telles et les désigne particulièrement à notre attention, du fait qu’elles
sont dévouées à un contenu infiniment plus riche que toute forme. Le
romantisme est l’inégalité du fond et de la forme, de l’esprit et de la lettre, de
l’infini et du fini. Tout romantisme demande qu’on adhère au principe d’une
supériorité indiscutable de l’énonciation sur l’énoncé. C’est un art qui plaide
toujours pour son au-delà, qui cherche à prouver par l’art ce qui excède tout art.
Que les contemporains aient lu de première ou de seconde mains les écrits de
Hegel, ou non, importe peu. Reste ce point, difficilement contestable : en
prenant toute liberté par rapport à la diachronie (le romantisme au sens hégélien,
c’est l’art chrétien se déployant sur toute la Neuzeit et depuis le Moyen Âge), le
philosophe propose en temps réel (entre 1820 et 1830) la définition la plus riche,
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la plus européenne, la plus libre du romantisme, qu’on aurait bien tort d’ignorer
aujourd’hui : c’est un art transfiguré, bouleversé par l’esprit s’apparaissant dans
son élément, l’infini, et dans lequel l’expansion de cette consciense de soi se
heurte aux cloisons des formes héritées et se sent légitimée à les faire voler en
éclats. Baudelaire parle quant à lui d’ « aspiration ».
Quand le poète critique d’art, justement, à des fins nettement partisanes,
identifie sans autre forme de procès romantisme et art moderne, il ne veut ni ne
peut (de par sa situation) établir des distinctions qui ruineraient sa
démonstration, mais son lecteur ultérieur sait, lui, que la « modernité » dont il
sera question dans Le Peintre de la vie moderne (tardivement publié dans Le
Figaro en novembre et décembre 1863) n’est pas superposable, il s’en faut bien,
avec la silhouette romantique de l’ « art moderne » dans l’acception de 1846.
Si, peut-être, dirait-on, le romantisme est moderne (Dieu sait, et Hans Robert
Jauss nous l’a rappelé dans un article célèbre3, que l’adjectif sert depuis
longtemps), il n’en reste pas moins, par un autre aspect, que la modernité, dite
aujourd’hui « baudelairienne », d’ailleurs à peu près contemporaine de la
naissance de l’art moderne avec Manet, fait époque comme telle en tournant la
page du romantisme. Dire que les modernités suivent la vague romantique et que
nombre de traits modernes y trouvent leur origine ou du moins leur
préfiguration, on ne le conteste pas. Toutefois, il paraît plus utile, sachant bien
que continuité et discontinuité doivent être de toute façon balancées l’une par
l’autre, de s’interroger sur ce qui est susceptible de livrer, même subtile, la
différence spécifique entre le siècle romantique et les époques modernes. Mon
hypothèse est que ce qui change essentiellement, c’est l’interprétation du temps,
la manière de le vivre, c’est-à-dire de le ressentir. De là, on le verra, découlent
des conséquences décisives.
3
Hans Robert Jauss, Literaturgeschichte als Provokation, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main,
1974 (Gallimard, Paris, 1978, pour la traduction française, La « modernité » dans la tradition
littéraire…in Pour une esthétique de la réception, pp. 158-209.
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Infini romantique et finitude moderne
Repartons du Salon de 1846 et examinons l’égalité revendiquée par
Baudelaire entre romantisme et art moderne : « Qui dit romantisme, dit art
moderne, - c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini,
exprimées par tous les moyens que contiennent les arts 4». Certes, l’artiste qui
inspire au poète semblable définition est le peintre Eugène Delacroix ;
Baudelaire ajoutera d’autres caractères, propres à l’art de Delacroix, en
particulier « cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses
œuvres 5». Delacroix est-il romantique parce qu’il satisfait à tous les traits
définitionnels de Baudelaire ou bien, à l’inverse, ceux-ci sont-ils romantiques
parce que Delacroix les illustre ? Il y a sans doute cercle. Une chose au moins
paraît évidente : la définition du romantisme est saturée, elle porte un poids
sémantique considérable, alors que l’ « art moderne », qui est censément son
autre nom, n’a qu’un trait particulier : son actualité, j’allais dire son « hic et
nunc », en tant qu’il doit être rempli de sens, déterminé de l’extérieur. « Pour
moi, écrit Baudelaire, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus
actuelle du beau 6». Ou encore : « C’est à cause de cette qualité toute moderne et
toute nouvelle que Delacroix est la dernière expression du progrès dans l’art7 ».
Cette fois, néanmoins, un critère intérieur surdétermine le fait d’être actuel :
c’est, par le geste et la couleur, l’expression sublime du drame humain (le texte,
qui ne craint pas la redondance, parle du « drame terrible et mélancolique » sous
le double signe de Michel-Ange et de Rembrandt). « Toute nouvelle » cette
« qualité » ? Née d’hier la catégorie du sublime ? On sait qu’il n’en est rien. Ce
que veut Baudelaire, c’est détourner le romantisme de son inféodation à Victor
Hugo pour en remettre les destinées au peintre admiré. Victor Hugo est froid,
« sculptural » (ce qui, pour Baudelaire, rime avec « fastidieux »), académicien
4
Charles Baudelaire, loc. cit., p. 81.
Ibid., p. 100.
6
Ibid., p. 80.
7
Ibid., p. 101.
5
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né ; c’est « un ouvrier beaucoup plus adroit qu’inventif », etc. , alors que
« Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur8». Bref,
toutes les vertus d’intériorité du romantisme, qui lui sont essentielles, Hugo, à
suivre Baudelaire, les ignore, tandis que Delacroix les possède éminemment.
Voilà une histoire fantasmée du romantisme, qui refait le scénario avec d’autres
acteurs et, surtout, substitue à l’auteur des Orientales le créateur des Massacres
de Scio. Je retiens deux conclusions de cette brève incursion dans le Salon de
1846. Si Baudelaire s’aveugle en identifiant, sous le coup de son admiration
pour Delacroix, romantisme et art moderne, un sûr instinct lui fait comprendre
que les beaux jours de l’ut pictura poesis sont terminés : la peinture pourrait
bien, elle qui s’est rangée docilement derrière la poésie, déterminer un autre âge
de l’art, non plus, pour parler comme Bataille et nécessairement dire vite, sous le
signe de l’éloquence, mais sous le signe du « silence de la peinture 9».
Seulement, ce ne sera pas Delacroix, proclamé chef d’un romantisme en
fin de course (alors que, dans son deuxième Journal, le peintre ne cesse de
revendiquer des goûts classiques !) qui réalisera cette mutation, mais Manet. Les
quelques petites années qui séparent Olympia et le Citron de Sardanapale ou de
L’entrée des Croisés dans Constantinople sont un monde. Baudelaire et Manet
sont contemporains, mais ne sont pas de la même époque. Baudelaire est l’ami
de Manet, mais il ne comprend pas sa peinture, parce qu’il aime Delacroix et
surtout, au-delà, parce que, romantique dans l’âme, il ne se résout pas à la
« décrépitude » du « grand art ». Il ne s’y fait pas, j’y insiste, et cependant ses
réflexions ultérieures et Les Fleurs du mal montrent qu’il a compris ce qui
arrivait et que « la perte d’auréole du poète 10» était désormais irrémédiable.
La « modernité » baudelairienne, en portant le deuil du romantisme, qu’à
la fois elle revendique et dénie (et pareille ambiguïté de l’abandon partagé est
bien l’essence du « travail du deuil »), résonne en même temps comme un adieu
8
Ibid., p. 91.
Georges Bataille, Manet, Skira, 1955, réédition Paris 1994, p. 27.
10
Baudelaire, Le Spleen de Paris (XLVI), Œuvres 1, Pléiade, Paris, 1975, p. 352.
9
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à la Littérature (avec majuscule) en tant qu’elle posait un monde de l’Idée, de
l’Esprit ou du Rêve comme capable de balancer le monde réel, de lui faire
contrepoids, ou bien de le pourvoir d’un sens, de lui insuffler l’énergie
nécessaire à sa réhabilitation formelle. Au contraire, le monde moderne est
d’abord sans forme ; sur le macadam du réel nu glisse l’Idée qui ne pourra pas
en percer la croûte pour s’y faufiler, parce que le réel est «en soi », ensemble
escamoté et complet, et que son ironie involontaire détruit le lyrisme en vol. Le
réel n’est pas qualifiable par un « ainsi », il est cet ainsi ; il n’est plus
« symbolisable », c’est-à-dire disposé à l’accrétion sémantique ; son être est sans
raison d’être. C’est ce que Giorgio Agamben nomme l’ «Irréparable ».
« L’Irréparable, c’est que les choses soient ainsi comme elles sont 11». Plus
aucune symbolisation n’est de force pour les réunir à elles-mêmes, pour
retrouver le chemin d’une natura rerum, c’est-à-dire d’une natura naturans. La
nature est seulement naturée, autant dire qu’elle est dénaturée. La chose n’est
que son change, ce qui signifie qu’elle se déserte elle-même en se présentant
sous l’aspect de la marchandise. Baudelaire ne hait pas la nature pour ce qu’elle
est, mais pour ce qu’elle n’est pas, à cause du vide et de l’ordure dont elle est
pleine. C’est une natura qui a égaré son tandem, son génitif, son rerum ; une
nature qui coïte et s’excite sans engendrer, une nature sans génie, à la chaîne des
ruts, à la tâche des instincts, une nature qui n’œuvre plus, mais besogne à base
de vieux réflexes ; une nature fatiguée, en somme, qui ne s’aime pas elle-même,
a perdu son beau miroir et son écho.
Le vis-à-vis que les Modernes doivent désormais affronter dans une
expérience-choc, selon l’expression de Walter Benjamin (Chockerlebnis
12
),
c’est le caractère éminemment destructeur du réel en soi, son diabolisme. Je sais
bien ce que la proposition qui va suivre peut avoir de schématique, mais, sous
11
Giorgio Agamben, La communauté qui vient (Théorie de la singularité quelconque), trad. de
l’italien, Seuil, Paris, 1990, p. 95.14/10/05
12
Walter Benjamin, Über einige Motive bei Baudelaire, G.S. , Bd I-2, Suhrkamp, Francfort-sur-le
Main, 1991, p. 653.
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cette réserve, je la crois vraie : le romantisme est essentiellement symbolique, la
modernité est diabolique, pour ne pas dire infernale. Dans le premier cas, l’être a
lieu d’être, il n’a de cesse de se naturer, de se « symboliser », le physique et le
métaphysique étant organiquement liés ; au contraire, c’est la séparation, la
dislocation (diaballein veut dire « jeter de côté et d’autre ») qui s’éprouve
comme le trait principal des époques modernes. Les deux fameuses postulations
baudelairiennes, qui ont parfois nourri une littérature secondaire niaisement
spiritualiste, désignent en fait les deux points d’appui du travail de deuil
constituant la sensibilité moderne avec les éléments de la décomposition, j’y
reviendrai. C’est Benjamin encore, cette fois dans Zentralpark, qui souligne la
contradiction entre le refus de la nature et la « théorie des correspondances
naturelles ». Il s’agit plus en vérité d’une contrariété existentielle (d’une schize,
d’un double bind) que d’une contradiction logique. C’est comme romantique
que Baudelaire à la fois affirme et dénie l’atmosphère du romantisme. C’est le
même auteur de Correspondances qui se fait allégoricien, choisit la convention
contre la nature, oppose le dandy à la femme, vante la mode, le fard, l’artifice et
les excitants. L’Idéal, dans la tactique qui résulte de la « situation de
Baudelaire », selon le titre et le texte si pénétrants de Paul Valéry13, est moins le
contraire du Spleen que le moyen de l’envisager en creux, dans sa façon de
descendre, ou plutôt de s’enfoncer dans le marécage de l’être-là réduit, privé
d’âme, absent à soi et pourtant muré dans le maintenant. Cette « morne
incuriosité », personne n’avait su la dire comme Baudelaire, ni aussi bien repérer
dans l’Ennui le moins grandiloquent et le plus immonde de nos « vices ».
« Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
13
Paul Valéry, Variété, « Situation de Baudelaire », Œuvres 1, Pléiade, Paris, 1957, p. 598 et sq.
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C’est l’Ennui ! – etc. 14»
Bien différent du « vague à l’âme » ou du « mal du siècle », qui sont
effectivement des aspirations confuses vers on ne sait quel infini et qui dénotent
malgré tout une rhétorique de l’affect, une formule donc, l’ennui, qui n’a peutêtre pas tout à faire perdu le sens que lui donnaient au XVIIe siècle Racine et
Pascal, est la maladie mortelle de toute existence – son tourment intime – dès
que, détectant qu’elle n’est faite que du temps qui la défait, rien ne l’aide à
retenir le monde de basculer dans l’immonde, d’être à lui-même son propre
gouffre.
Est-ce à dire qu’avant le temps ne passait pas ? Certes, il passait, mais il
déposait une substance solide, un sédiment et c’est ce qui, s’accumulant ou
persistant, mobilisait la conscience – et non pas la liquidité absurde des « trois
mille six cents fois par heure la Seconde » que décompte le poème L’Horloge15.
La modernité est moins une accélération du temps, la découverte de l’excitant
vitesse, que la dénudation des motifs inutiles qui obnubilent le pur mobile de
l’exister, soit l’avidité d’être strictement présent, d’évacuer tout retard : la
tardivité inhérente au transport ou à la représentation (on se souviendra que
Duchamp appelait le tableau un « retard »). Pour détourner une formulation
husserlienne, la modernité est inséparable de la « conscience intime du temps ».
Mais cette conquête est lourde à porter, tant il est vrai que parvenir à ce noyau,
d’ailleurs pour assister à son explosion, signifie qu’il aura fallu déblayer les
ruines du nihilisme : le trésor en miettes des plus hautes valeurs. Si l’on admet
que l’Infini et l’Absolu sont les deux emblèmes de la vulgarisation
métaphysique et que le premier surtout foisonne dans les textes (de Schelling
aussi bien que de Hugo pour choisir des planètes éloignées), on sera fondé à
14
15
Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Au Lecteur », Œuvres complètes 1, loc. cit., p. 6.
Baudelaire, LXXXV, « l’Horloge », op. cit., p. 81.
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opposer à cette transcendance aussi large qu’indécise (l’ « aspiration vers
l’infini » est pure redondance verbale, à la mesure d’un signifié d’avance mis
hors de portée et sauvé par son inaccessibilité même) la finitude moderne – cette
Endlichkeit que thématisera une pensée désormais gouvernée par l’élucidation
de l’être sous l’enseigne du temps.
Le présent et la sensation
Le post-romantisme rompt avec le temps long ou plutôt longanime, celui
qui porte les symboles et se charge d’un message dont le fin mot est confié à
l’avenir. L’image du poète éclaireur d’horizon est récurrente dans le romantisme
français16. L’emphase de la chose littéraire, la subjectivation d’un temps
monumental et la prospérité du symbole sont donc des traits romantiques que la
sensibilité moderne discrédite, non pas (si l’on pense à Baudelaire) parce qu’elle
les déteste, mais parce qu’elle n’est plus en état d’y ajouter foi. Baudelaire se
réclame de Stendhal qui, vingt ans plus tôt, mettait à jour le principe éthique de
toute esthétique moderne : pour ne pas parler loin de l’émotion qui seule
authentique la parole, l’artiste a obligation de se soumettre à l’instance du
présent. Cela veut dire trois choses : il dit « je », il épouse à son humeur les
intérêts du présent, il parle à ses contemporains le langage de leurs passions à
eux, et non pas, précise Stendhal visant les classiques (ou plutôt les
académiques, d’ailleurs), celui qui plaisait à leurs arrière-grands-parents. Celui
qui a vécu la retraite de Russie, tranche l’auteur de Racine et Shakespeare,
qu’on ne vienne pas l’entretenir de la poésie de l’abbé Delille et du goût décrété
par La Harpe17 !
16
On pense à Hugo, bien sûr, qui, renouant avec le vates, fait du poète, « rêveur sacré », un mage, un
conducteur inspiré, ou à Vigny et à l’image de l’homme de vigie dans Chatterton. Toutefois, cette
« vaticination » ne saurait être sans précaution regardée comme l’annonce des utopies modernes, car
son geste messianique signifie l’aspiration en tant que telle et la « mission du poète » n’est pas
déterminée par une tâche historique.
17
Stendhal, Racine et Shakespeare, J.J. Pauvert, Paris, 1965, p. 68.
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Cela ne va pas sans risque – et Stendhal le savait déjà, écrivant : «Il faut
du courage pour être romantique, car il faut hasarder 18». Qu’est-ce à dire ?
N’ayons pas la naïveté de croire qu’enfin la littérature s’est dépouillée de toute
rhétorique en découvrant d’un coup le fameux « mystère de la prose » dont parle
Kundera19. La poétique moderne en tout cas, sans pouvoir s’affranchir de ce qui,
des tours et des tropes, participe de l’historicité sociale de la langue, s’est
trouvée en situation de faire sécession par rapport à l’ars bene dicendi dans la
mesure où celui-ci enveloppait l’abstraction d’une forme indifférente au temps
ou, pour le dire autrement, impliquait un contenu et une forme identifiés
d’avance. Le signe est là, d’une littérature engluée dans la rhétorique : c’est
qu’elle parle en arrière, d’affaires refroidies et impersonnelles, alors que l’œuvre
moderne, en poésie comme en peinture (et ce serait sans doute, cette fois, la
deuxième qui instruirait la première), se fait loi de souffrir les impacts du réel,
d’entendre sa provocation, voire d’ouvrir des yeux qu’il menace d’aveugler.
Qu’un « bien-dire » forcément daté parasite l’expression est une chose ; une
autre chose, plus décisive, est qu’il n’est pas la fin et qu’il sera plus craint que
recherché de la part de l’artiste original, désormais condamné à la hardiesse,
pour prendre un mot aimé de Delacroix. Il n’y a ni contenu ni forme disponibles,
mais plutôt un nœud inextricable, un complexe au sens de la psychanalyse que
l’œuvre à la fois noue et dénoue dans sa vivacité présente en forme de problème.
Un caractère de l’œuvre moderne est qu’elle rencontre son intention en cours de
route, quand ce n’est en fin de parcours, tandis qu’un ouvrage ficelé de
rhétorique, emmailloté de conventions, sait sa fin avant de commencer,
méconnaît ce qu’apporte la surprise, méprise l’accident et, erreur majeure,
ignore le rôle du médium (qui est de donner corps).
L’artiste ne cherche plus dans la panoplie des siècles, dans le Thesaurus,
des grands sujets, mais il détecte, au risque du présent, ensemble opaque et
18
19
Ibid., p. 64.
Milan Kundera, Les testaments trahis, Gallimard, Paris, 1993, p. 158.
{PAGE }
familier, des motifs de création. Tel est « l’héroïsme de la vie moderne 20». La
modernité, telle que la veut Baudelaire dans Le peintre de la vie moderne – à
son
image, c’est-à-dire divisée en deux parts contraires21 – articule deux
temporalités de sens opposé : le transitoire et l’éternel (qu’il faudrait sans doute
plus justement nommer « sempiternel ») et, bien sûr, c’est celui-ci qui compte.
Mais une œuvre, à l’inverse, qui aura cru pouvoir sauter d’avance dans
l’intemporel et s’économiser l’ « autre moitié » de l’art, la contingence, paiera
au prix fort (l’insignifiance, l’académisme) d’avoir dédaigné « la valeur
essentielle de présent 22».
Si la sensation est alors au principe de l’art moderne, c’est bien qu’elle est
le corrélat du temps dans sa pointe de présence, lorsqu’elle comble, agace et fuit
la subjectivité qui achoppe à en exprimer l’intensité et le charme volatil.
« Presque toute notre originalité, écrit Baudelaire, vient de l’estampille que le
temps imprime à nos sensations 23». Hypersubjectives, inobjectives, celles-ci
forment le matériau ténu, presque immatériel, le bloc magique qui envoûte et
excite le poète et le peintre qui, d’une génération à l’autre, se sont
désaccoutumés des sentiments formulés, ampoulés du seul fait d’avoir déjà
servi. Comme Valéry le remarque, avant quelques autres, l’art bâti sur la
sensation s’adresse aussi aisément au naturaliste, en l’occurrence Zola, voyant
dans l’art de Manet « la présence réelle des choses », qu’au symboliste, en
l’espèce Mallarmé y goûtant « la merveille d’une transposition sensuelle et
spirituelle 24».
20
Titre du chapitre XVIII du Salon de 1846.
Je fais bien sûr allusion au morceau célèbre : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le
contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable », Le peintre de la vie
moderne, loc. cit., p. 355.
22
Ibid., p. 344.
23
Ibid., p. 356.
24
Paul Valéry, Pièces sur l’art, « Triomphe de Manet », Œuvres II, Pléiade, Gallimard, Paris, 1960, p.
1331.
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La sensibilité des époques modernes, j’ai tenté de le montrer dans un
ouvrage récent25, se constitue sur fond de nihilisme européen et d’éclipse des
transcendantaux qui servirent longtemps à justifier la vie et à légitimer la
création artistique. Elle fait contre mauvaise fortune bon cœur en prenant acte de
la fin du « grand art », doutant qu’il soit un jour remplacé : « Il est vrai que la
grande tradition s’est perdue, note Baudelaire, et que la nouvelle n’est pas
faite 26». Le temps bref et saccadé des époques modernes, liées à la mode pour
le meilleur et pour le pire, enchaînées au mythe infernal d’un Novum qui n’est
autre que le Même autrement, contraste avec le temps long et plein du
romantisme. À la passion, ou plutôt au sentiment, module holistique où se lient
l’humeur et le trope, l’émotion et l’éloquence, succède la sensation : le premier
est, si l’on peut dire, médiat, relationnel, pré-littéraire ; la seconde est
élémentaire, dispersée, en attente de la configuration dans laquelle l’invention
artistique l’impliquera en exploitant sa fréquence, son voisinage, son aptitude à
soutenir un style, c’est-à-dire une coupe (quelque temps plus tard, on parlera de
montage). Elle est la base de la sensibilité moderne en ce qu’elle a
d’analytique27, de brisé ou d’interrompu.
Ce sont là, il me semble, des indices de dissemblance sur fond de
provenance entre le sentiment romantique et la conscience moderne. On
pourrait, si on en avait le temps, repérer une phénoménalité ambiguë d’héritage
et de rupture en observant la mutation du génie en originalité. Le mot, à peine
changé, reste dans sa famille lexicale ; mais le déplacement réel n’est pas
négligeable. Le génie garde proximité avec la nature (avec l’enfance, comme
voulait aussi Baudelaire) : un génie est une nature (un tempérament). Il est
sauvage (Diderot), démonique et énergique (Goethe), exemplaire et spontané
(Kant) : l’imagination s’y comporte comme « la reine des facultés »
25
Michel Guérin, Nihilisme et modernité, Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 2003.
Baudelaire, Salon de 1846, loc. cit. p. 153.
27
C’est peut-être le côté « Idéologue » de Stendhal (au sens de Cabanis ou de Destutt de Tracy) qui lui
permet de traverser d’avance le romantisme installé : « traverser » dans la double acception de passer
au travers et de deviner les desseins en se plaçant au-delà.
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(Baudelaire). Cette souveraineté du génie, fils aimé d’une nature créatrice qui lui
a transmis ses gènes28, se retrouve partiellement dans l’originalité moderne ;
mais celle-ci est beaucoup plus « civile » ; elle n’a pas la « naïveté »
(méta)physique du génie : elle ne prétend plus, comme fait Dieu, faire lever
d’une même décision la substance et son aspect. C’est une stratégie formelle,
voire formaliste, qui dispose les moyens du programme : comment, d’une
position de rejet ou de marginalisation forcée, revenir au centre du jeu ?
comment, depuis la périphérie, retentir dans le mil de la cible ? Le problème du
génie est la création, celui de l’originalité est l’innovation.
En reprenant enfin, une pertinente coupure de Renato Poggioli29 entre
l’école, dont la maxime serait « ars longa, vita brevis » et le mouvement, qui n’a
pas de maître mais un chef (de file), je serais tenté de résumer ainsi la relation de
la modernité au romantisme : celui-ci aura été la dernière école et le premier
mouvement.
C’est une manière d’articuler continuité et discontinuité entre le
romantisme (qui, certes, est pluriel, mais demeure, pour les raisons exposées cidessus, une unitas multiplex animée par une philosophie du symbole) et les
modernités. Un fil directeur parmi d’autres est la persistance, du romantisme aux
époques modernes, de la vocation. Un artiste est (se sent) appelé, en qualité
d’individu singulier. Avant la Révolution, en gros, la profession est encadrée :
les académies, les règles, le bon goût, l’art poétique – tout cela est émanation du
pouvoir suprême. Choisir, c’est choisir la règle. Le romantique, lui, choisit
l’invention. Donc la solitude. Et Dieu sait que le romantisme fera thème de cette
douloureuse et féconde solitude de l’artiste ou du poète qui, désormais, doit
trouver en lui-même ce que les générations précédentes demandaient aux aînés
et aux conventions reçues.
28
En s’efforçant, à l’époque des Lumières, d’en extirper les germes de mélancolie, qui n’étaient pas
séparables de la furor animi des grands Renaissants…
29
Renato Poggioli, Teoria dell’arte d’avanguardia (1962), traduction anglaise, The Theory of the
Avant-garde, Harvard Univ. Press, Cambridge, Massachusetts and London, 1968, p. 20.
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Une chose, toutefois, est de vivre sa vocation dans une société qui reste
pour l’essentiel de type artisanal (fondée sur des proximités), une autre chose de
la tester dans l’univers capitaliste industriel de la deuxième moitié du XIXe
siècle qui, pour condenser, s’attaque à l’original (la reproductibilité technique, la
marchandise en tant qu’elle démontre le primat de la valeur d’échange sur la
valeur d’usage, l’industrialisation comme production en série, bientôt à la
chaîne…) et place au cœur des relations de tous ordres un opérateur froid et
abstrait, quoique fétiche : l’Argent.
Ce que Walter Benjamin nomme la « liquidation de l’aura » est, en partie
du moins, documenté par cette crise de la vocation qui, enthousiaste et
conquérante durant le romantisme, s’éprouve sur la défensive et sur le mode de
la déception un peu plus tard. C’est que la vocation, c’est d’abord un agir
spirituel – et, à un titre ou à un autre, les romantiques, quoique contemplatifs,
ont cherché et valorisé l’action (die Tat ! comme s’écrie Faust) : les Français
parce qu’ils convertissaient (Hugo, Vigny, Nerval, Musset, Balzac, Stendhal)
l’épopée révolutionnaire et impériale en symboles, bref parce qu’ils s’efforçaient
d’extraire le suc de la Volonté pratique (cosmopolitique); les Allemands parce
que la Volonté était, dans l’ordre métaphysique plus que politique d’abord, la
nouvelle incarnation de l’Être. En ce sens, alors même que l’Europe tombait du
Blocus Continental à la Sainte Alliance, son mouvement de fond, le romantisme,
pouvait rappeler le ciment que jadis la chrétienté médiévale signifiait au-delà
des pouvoirs et seigneuries. L’artiste romantique ne se tourne pas seulement
vers le Moyen Âge chrétien, comme on le dit parfois, parce qu’il est en quête de
pittoresque, de couleur locale et de dépaysement temporel, voire parce qu’il
serait passéiste ; il est attiré, sans peut-être le mesurer, par un état de choses qui
lui rappelle ce qu’il vit : une sphère spirituelle au-dessus (ou séparée) des
pouvoirs temporels et des cléricatures patentées lui remet, à lui esprit libre et
autonome, le soin et presque l’obligation d’exprimer, s’il en a le talent, son moi
comme monde et le monde par le prisme de son moi. Jamais un si grand espace
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ne s’était ouvert à l’entreprise littéraire. Le romantisme, art éminemment tourné
vers le « symbole », a durablement symbolisé l’Europe, non comme appellation,
mais comme substance partagée en dépit des conflits de surface. Hegel a raison :
le romantisme est chrétien, y compris en évacuant et Dieu et le dogme et
l’Église – pour ne garder que la libre intériorité de l’esprit, dont une variante est
bien, avec son écho paulinien, que toujours l’esprit a le pas sur la lettre…et les
Lettres. Après, c’est encore une histoire commune, mais déceptive : c’est celle
du « nihilisme européen » (Nietzsche) et de l’effondrement à la bourse des
valeurs de celles qui étaient, voici peu encore, cotées tout en haut. «Logique de
la décadence », dit Nietzsche – « décadence » étant un des mots-clefs du
deuxième XIXe siècle. Ce moment, toutefois, n’efface pas historiquement le
précédent. Il s’inscrit par-dessus. L’enthousiasme romantique et le nihilisme
sont, au fond, la diastole et la systole de l’esprit européen.
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