LA POPULATION CHINOISE À
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LA POPULATION CHINOISE À
LA POPULATION CHINOISE À Ce dernier demi-siècle a été pour la Chine celui de tous les espoirs, mais aussi celui de tous les bouleversements. Première rupture : l’arrivée des Communistes au pouvoir en 1949, et la révolution sociale qu’elle a entraînée avec elle. La terre est confisquée aux propriétaires fonciers, l’industrie et l’agriculture sont collectivisées. Désormais, chacun peut prétendre au minimum vital. Chevaux de bataille des nouveaux dirigeants, la santé et l’éducation connaissent des progrès remarquables. La mortalité recule de manière spectaculaire ; en trente ans, la population double, passant de quelque 540 millions d’habitants à plus d’un milliard. La mort de Mao en 1976 sonne le glas du communisme « pur et dur ». À partir de 1978, les réformes libérales engagées par son successeur Deng Xiaoping font prendre un nouveau virage à l’économie, à l’origine d’un véritable séisme pour la société. C’est une seconde rupture : les vieilles structures collectives sont progressivement démantelées, l’égalitarisme entame une lente agonie. Parallèlement, la Chine poursuit assidûment sa politique de limitation des naissances lancée au début de la décennie 1970. Pour réaliser les « Quatre modernisations », elle met en place, dès 1979, le programme le plus draconien et le plus ambitieux jamais entrepris : la politique de l’enfant unique, aux conséquences multiples et durables. Les réformes inaugurées par Deng sont connues pour leurs impacts positifs (1). La Chine s’ouvre. Son économie se libéralise, son rôle sur la scène politique internationale devient déterminant. Mais les profonds bouleversements qu’elle traverse ne sont pas sans conséquences sur l'état de sa population. Désormais, travail, santé et éducation pour tous ne sont plus garantis. La loi du marché s’engouffre dans la faille laissée par un État- 18 providence qui s’essouffle : l’école, la santé, le logement… tous ces services, autrefois prodigués par l’unité de travail, se paient aujourd’hui, et fort cher ; le chômage s’envole, alors que la compétition sur le marché du travail devient de plus en plus rude. La précarité gagne du terrain, la pauvreté fait des victimes de plus en plus nombreuses. La Chine égalitaire, tant rêvée par son bâtisseur Mao Zedong, s’égare dans un système du « chacun pour soi », de plus en plus inégalitaire. Vieillissement Sur le plan démographique, tous les problèmes ne sont pas résolus, loin de là. Certes, la menace d’une croissance démographique insupportable pour le pays s’éloigne à grands pas. Après trois décennies de contrôle strict des naissances, cette croissance est aujourd’hui jugulée. La population augmente désormais de moins de 1 % par an (2). Mais de nouveaux déséquilibres se font jour. Avec la baisse du nombre d’enfants par femme et l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance, la population vieillit. Les plus de soixante ans, qui représentaient 6 % de la population au milieu des années 1960, comptent aujourd’hui pour 10 %. Ils seront 20 % en 2025 (3). Une autre conséquence, moins prévisible, de la stricte limitation des naissances dans le contexte de libéralisation sociale est le déficit croissant de filles. (1) Croissance économique fulgurante, développement de la production agricole et industrielle, amélioration du niveau de vie du plus grand nombre… (2) Trois fois moins vite que pendant l’une des phases de plus forte croissance de son histoire : 2,6 % par an entre 1962 et 1972. (3) Avec toutes les conséquences que cela implique dans un pays guère préparé à une telle déferlante : pas de système de retraites généralisé, peu de structures d’accueil, des solidarités familiales en perte de vitesse. Economie & Humanisme • numéro 366 • octobre 2003 L’ÈRE DE LA MONDIALISATION Dans des circonstances normales, quand aucune préférence n’est manifestée pour l’un ou l’autre sexe, les sociétés humaines affichent des ratios de naissances masculines et féminines biologiquement stables : 105 à 106 garçons pour 100 filles. En Chine, ce ratio était normal dans les années 1960 et 1970. Mais il a commencé à augmenter dans les années 1980 pour atteindre 116,9 en 2000, un déséquilibre qui défie l’entendement. La préférence pour les fils, trait traditionnel de la culture chinoise, a connu un nouvel essor depuis les réformes économiques. Devant réduire strictement le nombre de leurs enfants, les couples mettent tout en œuvre pour avoir au moins un fils, qui perpétuera la lignée et prendra ses parents en charge une fois devenus vieux. Les filles, elles, deviennent indésirables seulement parce qu’elles privent leurs parents de la possibilité d’un fils…, à tel point qu’elles en viennent à manquer. Inégalités La Chine accumule les paradoxes. Sa « population flottante », cette masse de migrants qui sillonnent le pays en quête d’un emploi, est symptomatique. Victime de la « décollectivisation » agraire et de la restructuration des entreprises d’État, les migrants au chômage sont contraints à l’illégalité pour échapper au système rigide de contrôle de la mobilité et répondre aux besoins des nouvelles entreprises des villes, gourmandes en main-d’œuvre bon marché (4). Entre les sexes, entre jeunes et vieux, entre villes et campagnes, entre provinces, les inégalités n’en finissent plus de se creuser. Si certains parviennent à tirer leur épingle du jeu capitaliste et s’enrichissent, les autres, les oubliés de la modernisation, s’appauvrissent. La transition économique, sociale et démographique de la Chine crée bon nombre de laisséspour-compte : les femmes, les paysans, les personnes âgées, les migrants…, tous ont maille à partir avec la nouvelle économie de marché, impitoyable avec les plus vulnérables. Les réalités démographiques sont ambivalentes, le même phénomène étant à la fois porteur d’espoir et source d’angoisse. Aujourd’hui, la Chine craint d’être allée trop loin dans sa politique de limitation des naissances et de pâtir, à l’instar du voisin et rival japonais, de l’atonie suscitée par un vieillissement de sa population. L’environnement a pu être un tant soit peu préservé par les habitudes de consommation parcimonieuses de la population. Qu’en sera-t-il le jour où le pays le plus peuplé de la planète voudra jouir d’un niveau de vie similaire à celui des Japonais, des Européens ou des Américains ? Déjà se profile le fait que la Chine va devenir le premier importateur mondial de pétrole, avec les dégâts écologiques que cela implique. La Chine se vante, et c’est fort louable, d’être un pays multi-ethnique qui fait harmonieusement cohabiter 55 minorités avec les Hans. Mais qu’en sera-t-il le jour où ces ethnies, fortes de leur croissance démographique, fortes de leur occupation d’un espace périphérique, loin de Pékin, et de la sollicitude de plus d’une puissance intéressée – on pense notamment aux Musulmans de l’Ouest soutenus par l’Arabie saoudite – verseront dans la contestation pacifique, sinon armée, du pouvoir central de l’Empire du Milieu ? Isabelle Attané Démographe et sinologue, Institut National d’Études Démographiques, Paris (4) Incapable de réinsérer elle-même cette main-d’œuvre pléthorique libérée par les réformes, la Chine ferme les yeux sur ces circulations illégales, mais refuse de libéraliser son système, de peur de susciter des flux incontrôlables. Elle trouve son compte dans cette attitude équivoque, et fait fi des conditions de vie déplorables réservées aux migrants par les villes d’accueil. Economie & Humanisme • numéro 366 • octobre 2003 19