La Ville-aux-rasoirs - La Compagnie Jocelyn Brudey

Transcription

La Ville-aux-rasoirs - La Compagnie Jocelyn Brudey
Au départ, il s’agit d’un conte populaire de la Martinique.
J’ai réécrit toute l’histoire.
Il s’agit donc de ma propre version pour le théâtre.
Titre : La Ville-aux-rasoirs
Auteur : Jocelyn BRUDEY
Aux Antilles
A l’occasion des veillées funéraires
La famille du défunt ou de la défunte
Pour réchauffer et réparer les cœurs
Engage des conteurs
Tradition qui malheureusement tend à disparaître
Emportant avec elle sa genèse et son histoire
Car, en des temps oubliés, il existait en Martinique
Une ville très s-péciale qu’on appelait la Ville-aux-rasoirs.
Mesdames et messieurs de la compagnie
bonjouw jé vous dis bonjouw.
Mesdames et messieurs de la compagnie
bonswoir jé vous dis bonswoir.
Mesdames et messieurs de la compagnie
bonné nwuit jé vous dis bonné nwuit.
Mais jé vous en pwie
né dormé pas tout dé souite car j’ai oune dernière histoire à vous raconter.
Ville-aux-rasoirs
Aire mystérieuse
Où rôdaient de vieilles femmes
Prêtes à dilacérer les ossements
De pauvres fauchés
Soudainement terrassés
Avec dans leur bec
Des restes de dettes et autres arriérés
Ville-aux-rasoirs
Où des chevaux effrayés
Traînaient les morts insolvables
Jusqu’à ce que leur chair se déchire
Puis jetée en pitance
À des vieilles mégères
Rapaces cupides et voraces
Seul le hasard pouvait conduire quelque voyageur errant
À la Ville-aux-rasoirs
Et c’est bien l’indétermination qui amena Rodrigo à se perdre en ces lieux
Toute sa jeune vie il avait épargné
Pour trouver enfin
Celle qui le comblerait du pouvoir de ses yeux
Et de la brillance de leur correspondance
Cependant sa fortune l’avait dirigé
Dans l’enceinte des vieilles femmes affamées
Dès qu’il en franchit le seuil
Il fut tout de suite ébaubi
Par un spectacle si singulier
Que jamais jamais il n’aurait pu l’imaginer
Une foule endiablée prenait grand plaisir à injurier
Une famille tristement endeuillée d’avoir perdu son aîné tant aimé
Leur pauvre macchabée avait suivi les chemins des banqueroutes
Si bien que son corps maintenant desséché
Était écartelé par des juments en bavure
Disloquant le malemort jusqu’en déconfiture
Rodrigo ne put soutenir un si terrible événement
Et sur le champ alla implorer le magistrat de ce bourg méphistophélique
-
- Il faut absolument que cela cesse, Monsieur.
- Imaginez que votre père soit traité ainsi ! Monsieur.
- C’est la coutume qui le veut. Monsieur.
La seule chose qui puisse arrêter ce rituel serait le remboursement
total des dettes du défunt. Monsieur.
- Soit ! Alors, je paierai tout ! Monsieur.
Rodrigo se rendit chez les créanciers
Et régla toutes les douloureuses accumulées.
Les vieilles femmes vautours furent mécontentes
Mais la famille du trépassé fort ravie
Quant à Rodrigo, il se retrouva sans un sou.
Et comme on sait que depuis toujours
« Sans argent » rime avec « sans amour »
Notre ex riche étranger s’amorça à badauder
Lorsqu’une voix l’appela
Rodrigo ! Rodrigo !
Rodrigo ! Rodrigo !
Il aperçut alors un zombi qui lui dit
- Rodrigo ! Rodrigo ! Comment puis-je te remercier ?
- Tu as sauvé ma chair des dents acérées des méchantes diablesses et
maintenant c’est toi qui te retrouves malheureux
- Mais, je sais où tu pourras trouver la femme que tu cherches
- Je sais également que quand vous vous verrez vous tomberez tout de
suite amoureux l’un de l’autre
- Elle réside dans le château de la Ville-aux-rasoirs, à quelques
kilomètres d’ici
- Mais, pour rentrer dans l’habitation
Il te faudra pousser trois portes infernales
- Les portes les plus démentielles que tu puisses rencontrer
- Pour faire face aux dangers tu devras acheter trois barils d’os, trois
barils de fleurs et trois barils de sucre.
- Et si tout se passe bien, tu découvriras celle qui déjà t’attend
- La Belle-sans-connaître
Et le zombu disparut
Ou le zombi disparit
Ou le zombo disparo
Ou le zombè disparaît
A chacun sa version.
Comment faire pour acheter trois barils d’os, trois barils de fleurs et trois
barils de sucre quand on n’a plus un seul petit picaillon
Rodrigo ne savait pas encore qu’il fallait, en ces temps reculés de la
Martinique, toujours faire confiance aux zombis revenants
Dans sa poche gauche Il découvrit suffisamment de trésorerie
Pour s’acheter trois barils d’os, trois barils de fleurs, trois barils de sucre
Et une bonne quantité de poulet au curry car avant d’approcher les dangers
Il est préférable d’avoir bien mangé
En pleine décongélation il arriva enfin devant la première porte de la
citadelle
Bêtement, il frappa
Quand tout à coup, il entendit une armada de pitts bulls forcenés
Aussitôt il déversa les trois barils d’os puis ouvrit la lourde barrière
Les gentils toutous se ruèrent sur les restes et lui laissèrent le champ libre.
Toujours en pleine transpiration
Notre ami Rodrigo
Traînant encore six autres barils
N’eut d’autre choix que de s’aventurer dans le long couloir figé devant lui
Il arriva enfin devant la deuxième porte du château
Cette fois-ci plutôt que de frapper
Il préféra désarmer le guichet
Et distingua soudain une légion de becs qui l’aurait rapidement dérétiné
S’il n’avait pas promptement déversé les trois barils de fleurs
Qu’illico les jolis oiselets se mirent à butiner
Plus que trois barils et de nouveau un corridor
Après les chiens et les colibris
Qu’allait-il découvrir maintenant
Derrière la troisième porte
Peu importe la joliesse et tant pis pour l’harmonie
Il déversa sur ses beaux habits tout le sucre des barriques
L’adversité le rendait plus prévenant et plus intelligent
Il prit son reste de courage à deux mains
Et fit voler en éclats la dernière séparation
Dans un premier temps rien
Puis subrepticement une armée de mouches carnivores
Dissolvant la cassonade
Une fois les doux insectes assouvis
Rodrigo put enfin rouvrir les yeux et admirer le palais
Son plafond marbré
Ses croisées d’ogives
Sa morphologie et … celle de la reine … placide
S’interrogeant au sujet de la provenance de l’illicite
Le naïf eut beau inventer mille et une histoire surréalistes
Il fallut bien avant que notre hôte ne perdît patience
Que le téméraire soupirant en vienne à évoquer la réalité de sa pugnacité
Après tous ces fracas tu aimerais épouser ma fille
La Belle-sans-connaître que tu ne connais pas !
- Après toutes ces fadaises tu voudrais me voler mon enfant !
- Serais-tu au moins capable de la reconnaître ?
- Demain, je te présenterai
Les trois plus belles demoiselles de mon domaine
- Parmi celles-ci se trouvera ma fille.
- Si tu parviens à la reconnaître elle sera tienne
En revanche, si tu te trompes, j’offrirai ta chair aux vieilles femmes de
la Ville-aux-rasoirs
-
-
Le lendemain, trois dauphines idylliques
Et une seule promise par le zombi revenant
Chacune était vêtue d’une même tunique
Mais celle du milieu avait dans le regard une poésie si différente
Dans les yeux de l’une et de l’autre se mirent à refléter mutuellement
Les horizons et les oraisons de l’amour
Le jour même la reine célébra la noce
Et installa dans son château les tendres impétrants
Rodrigo devint le prince de la Ville-aux-rasoirs et profita de ses nouvelles
prérogatives pour mettre un terme à
- C’est la coutume qui le veut. Monsieur.
C’est ainsi qu’en Martinique puis dans toutes les Antilles
Grâce à Rodrigo
A l’occasion des veillées funéraires
Les familles des défunts ou des défuntes
Pour réchauffer et réparer les cœurs
Commencèrent à engager des conteurs
Tradition qui malheureusement tend à disparaître
Emportant avec elle sa genèse et son histoire
Car, en des temps oubliés, il existait en Martinique
Une ville très s-péciale qu’on appelait la Ville-aux-rasoirs.
Mesdames et messieurs de la compagnie
bonjouw jé vous dis bonjouw.
Mesdames et messieurs de la compagnie
bonswoir jé vous dis bonswoir.
Mesdames et messieurs de la compagnie
bonné nwuit jé vous dis bonné nwuit.