Imaginaires de la nature sauvage dans la théorie et la pratique de

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Imaginaires de la nature sauvage dans la théorie et la pratique de
Imaginaires de la nature sauvage dans la théorie et la pratique de Gilles Clément Camilla BARBERO La poétique du jardinier-­‐paysagiste Gilles Clément offre un cas d’étude intéressant pour comprendre comment les imaginaires de la nature sauvage s’expriment dans le contexte contemporain1. Cet exposé assume un point de vu hybride, entre histoire des idées et études anthropologiques, pour interpréter des concepts qui sont à la base des nombreuses publications de Clément, en nous appuyant aussi sur un entretien conduit personnellement en 2015. Clément parle souvent de notre peur de la nature, comme d’un anachronisme absurde et aveugle. Dans la pensée de l’anthropologue Gilbert Durand2 par contre, cette peur est plutôt la base, le fond inépuisable sur lequel se développent nos imaginaires. Les épiphanies du temps qui passe et dévore tout, images du chaos dans lequel sort continuellement et s’enfonce violemment la vie de tous les êtres, se traduisent en angoisse, incompréhension et terreur dans la conscience humaine. L’attraction pour la dimension symbolique de la nature sauvage est continuellement nourrie par ce sentiment de répulsion3 et de peur, qui en même temps se double de fascination. « Delightful horror », le sublime : cette catégorie esthétique développée au XVIIIe siècle4 semble codifier et exprimer poétiquement une attitude humaine bien plus ample, qui s’exprime dans le désir et la nécessité profonde d’une confrontation avec le sauvage. Une dimension féerique qui est perçue comme altérité – mais aussi complément – par rapport à la civilisation, dimension de la loi et de l’ordre humains.5 Durand l’explique bien : l’imagination a l’immense pouvoir de transformer, de transfigurer cette terreur. Le « delight » devient alors précisément une occasion d’émancipation offerte par cette capacité imagineante de la conscience humaine. 1
Les thématiques concernant l’idée de nature sauvage et son rapport avec le paysagisme contemporain sont au centre d’un ample débat international. En Europe, ce discours est spécifiquement relié au champ de l’écologie : d’une part la gestion différenciée dans les contextes urbains, de l’autre le concept de re-­‐wilding plus développé en Europe du Nord. Des références capitales pour cette étude ont été la thèse de G. Aggeri, La nature sauvage et champêtre dans les Villes. Origine et construction de la gestion différenciée des espaces verts publics et urbains. Le cas de la ville de Montpellier (2004), celle de P. Camilletti, The Wild Garden and its historical evolution (2010), et la conférence Internationale Landscape, Wilderness and the Wild (Mars 2015), ainsi que d’autres textes et articles que vous trouverez dans la bibliographie en fin d’article. 2
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Presses Universitaire de France, Paris, 1963. 3
V. Di Palma, Wasteland. A History, Yale University Press, New Haven and London, 2014. 4
M. Carboni, Il sublime è ora. Saggio sulle estetiche contemporanee, Castelvecchi, Roma, 2003. 5
H. P. Duerr, Tempo di sogno, sui limiti tra dimensione della natura selvaggia e processo di civilizzazione, Guerini e Associati, Milano, 1992. 1 Il nous semble que la poétique de Clément exprime bien cette fascination pour le « chaos d’initiatives » qu’est la nature à travers le concept de brassage planétaire et la violence propre à la vie végétale et animale6 : la sublimité7 d’une nature imprévisible, insoumise, incontrôlable. L’ambivalence de cette nature terrible et puissante, mais qui finalement ne doit pas faire peur, traverse l’histoire de la pensée occidentale : ces images hyperboliques sont des challenges, produites dans nos imaginaires pour la dominer et la vaincre, surtout intellectuellement ; par contre, la reconnaissance de sa valeur vitale inspire des images nocturnes d’accueillance, de fusion, d’absorption8. Dans la spécificité de notre cas, l’attitude que Durand appelle régime diurne des images semble s’exprimer surtout dans l’exploit scientifique qui anime le Clément voyageur9 : curieux et sensible, respectueux de la vie naturelle, il est néanmoins capable de la classifier, d’en comprendre les mécanismes cachés, bref d’en soulever – bien que doucement – le voile10. C’est le Clément homme de science, le Clément héritier d’une tradition rationaliste11. Une imagination nocturne informe par contre l’ensemble de la poétique de Clément. Le principe du Jardin en mouvement, « faire le moins contre, le plus avec », est explicitement polémique face à la recherche du pur, du propre, des illusions de l’ordre qui caractérisent les pratiques horticoles et qui anthropologiquement représentent très bien cette obsession diaïrétique dont parle Durand. Une nature proliférante, luxuriante et féconde, joyeuse, dont la violence est euphémisée grâce aux connaissances écologiques qui rationnellement nous assurent qu’elle est porteuse de biodiversité, de vie. Un « chaos d’initiatives » qui se montre donc esthétiquement et psychiquement bien acceptable. Surtout en s’opposant aux images du désert qui représentent la défaite de la nature soumise à la puissance de la technique humaine : le feu de Prometeo s’est aujourd’hui transfiguré dans des épiphanies de catastrophe écologique comme Hiroshima et Tchernobyl. Le concept du Tiers paysage – avec son manifeste de L’ile Derborence – se montre plus complexe et porte en soi de subtiles contradictions. L’homme, être appartenant totalement à la nature, est en même temps pour Clément un animal agité, trop agité : alors que le brassage semble acceptable, même s’il est capable de menacer la biodiversité12, les actions humaines 6
G. Clément, Eloge des vagabondes. Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde, Nil Édition, Paris, 2002. Clément n’utiliserait jamais ce terme pour décrire sa propre poétique : il se déclare fortement détaché par rapport aux sensibilités romantiques (G. Clément, L. Jones, Une écologie humaniste, Aubanel, Paris 2006 ; Gilles Clément, entretien conduit en 2015). Ici nous voulons par contre souligner une forte continuité avec des idées et images élaborées aux XVIIIe et XIXe siècles, dont les échos sont bien reconnaissables dans le contemporain et spécifiquement dans certains aspects de la poétique de Clément. 8
La première attitude est décrite par Durand comme régime diurne de l’image, la seconde comme régime nocturne de l’image. Il n’est pas possible de réduire la complexité des attitudes vis-­‐à-­‐vis de la dimension de la nature sauvage à ces interprétations anthropologiques, mais Durand nous fournit un cadre explicatif qui permet de mieux comprendre les contradictions et oscillations qui caractérisent la pensée occidentale. 9
G. Clément, Thomas et le voyageur, esquisse du jardin planétaire, Albin Michel, 1997. 10
P. Hadot, Le Voile d’Isis, Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Gallimard, 2004. 11
Entretien avec G. Clément, conduit en 2015. 12
G. Clément, Eloge des vagabondes, cit. 7 2 qui se battent contre l’érosion (contre le chaos) – comme la ville13, mais aussi l’agriculture stérilisante – doivent être limitées, endiguées, au profit de l’espace non géré par l’homme, contrepartie du jardin, nature absolument libre et spontanée, nécessaire à la permanence de la vie sur la planète. L’inaccessible est sans doute une catégorie séduisante de l’imagination. Une partie de l’écologie assume cet hyperbole fortement diaïrétique qui arrive à l’inversion de valeurs, car l’impur et la contamination dérivent désormais de l’homme, être armé et dangereux pour la vie sur la planète – héritage de l’idée de Wilderness américaine et de ses inspirations bibliques14. Une pensée dont l’Écologie humaniste de Clément se détache pourtant, et très polémiquement. On retrouve dans de multiples cultures l’idée selon laquelle les espaces naturels et sacrés comme les bois, les forêts, les montagnes ou les déserts sont vidés de la présence humaine, en contrepartie des lieux cultivés, domestiqués. La limite entre les deux mondes étant parfois le lieu du sublime, le vertige d’une immensité étrangère15. Il nous semble que tout cela converge en nourrissant la poétique du Tiers paysage, en en faisant un imaginaire partagé et appréciable esthétiquement pour des raisons très complexes, qui ne sont pas nécessairement conçues par son auteur16 mais qui opèrent pourtant dans l’imaginaire collectif de son public. Un morceau de Tiers paysage, Lecce (Italie). Dans cette ville, l’association Manifatture Knos organise des workshops avec la collaboration de Gilles Clément. 13
G. Clément, Thomas et le voyageur, cit. J. B. Callicot, J. Nelson, The great new wilderness debate, University of Georgia Press, Athens GA., 1998. 15
H. P. Duerr, Tempo di sogno, cit. 16
Entretien avec G. Clément, 2015. 14
3 BIBLIOGRAPHIE § Études anthropologiques P. Descola, Par-­‐delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005. H. P. Duerr, Tempo di sogno, sui limiti tra dimensione della natura selvaggia e processo di civilizzazione, Guerini e Associati, Milano, 1992. G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Presses Universitaire de France, Paris, 1963. V. Rametta, Il desiderio del selvatico. La Wilderness come categoria antropologica dell’immaginario, Archivio Antropologico Mediterraneo on line anno XII/XIII (2011), n. 13 (1), Università degli Studi di Palermo. § Études sur l’idée de nature, l’histoire du paysage et du jardin, le sublime R. Bodei, Paesaggi sublimi. Gli uomini davanti alla natura selvaggia, Bompiani, Milano, 2008. M. Carboni, Il sublime è ora. Saggio sulle estetiche contemporanee, Castelvecchi, Roma, 1993. P. Hadot, Le Voile d’Isis, Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Gallimard, 2004. R. Lenoble, Histoire de l’idée de nature, Editions Albin Michel, Paris, 1969. § Études relatives à l’écologie et au concept de wilderness M. Antonioli, a cura di, Théories et pratiques écologiques : de l'écologie urbaine à l'imagination environnementale, Presses Universitaires de Paris Ouest, Nanterre, 2013. J. M. Besse, I. Roussel, a cura di, Environnement, représentations et concepts de la nature, L’Harmattan, Paris, 1997. L. Buell, The Environmental Imagination. Thoreau, Nature and the Formation of American Culture, Harvard University Press, Harvard, 1995. J. B. Callicot, J. Nelson, The Great New Wilderness Debate, University of Georgia Press, Athens GA., 1998. B. Devall, S.George, Deep Ecology, Gibbs M. Smith, 1985. V. Di Palma, Wasteland. A History, Yale University Press, New Haven and London, 2014. H. Jonas, Il principio responsabilità. Un'etica per la civiltà tecnologica, curato da P. P. Portinaro, Biblioteca Einaudi 2002 [1979]. H. D. Thoreau, a cura di P. Sanavio, Walden, ovvero vita nei boschi, [1854], Biblioteca Universitaria Rizzoli § Études sur le paysagisme contemporain G. Aggeri, La nature sauvage et champêtre dans les Villes. Origine et construction de la gestion différenciée des espaces verts publics et urbains. Le cas de la ville de Montpellier, Thèse de Doctorat, Ecole Nationale du Génie Rural, des Eaux et des Forêts, Centre de Paris, 2004.
G. Aggeri, P. Donadieu, 'Le retour du sauvage dans les parcs publics : un nouveau jardinage’, in Jardiner, Les Carnets du paysage, n. 9/10, Versailles 2003, pp. 171-­‐187. P. Camilletti, The Wild Garden and its historical evolution, Tesi di Dottorato, Politecnico di Torino, 2010. D. Dagenais, ‘The garden of movement: ecological rhetoric in support of gardening’, in Studies in the history of gardens and designed landscapes, n. 24, 2004, London, pp. 313-­‐340. L. Jones, ‘Gilles Clément revisited : biology, art and ecology’, in Studies in the history of gardens and designed landscapes, n. 26, 2006, London, pp. 249-­‐252. Camilla Barbero est actuellement inscrite en troisième année de formation doctorale au Politecnico di Torino, en co-­‐tutelle avec Hervé Brunon, du Centre de Recherche André Chastel à Paris. Après ses études en Architecture (Politecnico di Torino, 2008), elle a obtenu un master II à l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles (Théorie et démarches du projet de paysage, 2009). Elle a collaboré en tant que stagiaire aux projets de restauration des jardins du Castello e Parco Reale di Racconigi. Elle 4 enseigne en tant que « cultore della materia » dans des ateliers d’analyse du paysage et des cours d’histoire du jardin et du paysage au Politecnico di Torino, dans le cadre du cours magistral en Progettazione delle aree verdi e del paesaggio. 5