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La présentation et la conservation des installations éphémères:
approche déontologique.
Julie Gilman
Doctorante, Université Gand
Assistante, Académie Royal des Beaux Arts, Gand
Les problèmes et les dilemmes que soulèvent la conservation et la réinstallation
d’installations éphémères ou temporaires suscitent l’intérêt des institutions artistiques et
muséales depuis plusieurs années déjà. Entre-temps, les musées ne cessent de commander,
d’exposer, de collectionner et de conserver ce type de créations artistiques. Plus que les
formes traditionnelles de l’art, les installations défient les codes et les méthodes de la
conservation. Bien plus, elles remettent en cause la définition de l’œuvre elle-même ainsi que la
notion d’authenticité1.
Les réflexions qui suivent ont pour but de faire le point sur les problèmes spécifiques posés par
la présentation et la conservation des installations contenant des aliments, tout en essayant
d’aborder les aspects déontologiques liés à ce sujet. En effet, la déontologie régissant l’art
« classique » s’avère ici inappropriée, puisqu’il est souvent impossible de conserver les
installations dans leur forme matérielle initiale.
Les artistes utilisant des aliments au sein de leurs installations sont bien évidemment
conscients du fait qu’ils mettent en œuvre des matériaux dégradables. Il n’est pas rare
d’ailleurs que la dégradation fasse partie du concept de l’installation. Il est donc clair que, à ce
propos, des prescriptions ou des solutions globales ne puissent pas être formulées. Déjà en ce
qui concerne l’histoire de l’art, nous ne pouvons pas tirer des conclusions générales sur la
manière dont les aliments sont présents dans l’œuvre2. Mais cette problématique est plus ardue
encore lorsqu’il s’agit de la conservation ainsi que de la réinstallation de ce type d’œuvres.
Une question fondamentale face à cette situation est la suivante : ne faut-il pas, en un premier
temps, préserver l’authenticité de l’intention de l’artiste ? Par conséquent, ne faut-il pas
renoncer à défendre un concept d’intégrité physique qui risque d’aller à l’encontre de
l’intention artistique originelle ? Peut-être faut-il tout simplement abandonner l’idée de
préserver l’œuvre originelle. Ceci est d’ailleurs inévitable quand les matériaux sont « nonpermanents » – en ayant par ailleurs à l’esprit qu’aucun matériel n’est réellement permanent3.
1
J. Gilman, Onderzoek naar de verpakking en stockage van levensmiddelen gebruikt in de actuele kunst, Thèse
universitaire, Universiteit Gent, 2001, p.1-3.
2
J. Gilman, « Inleiding in de behoudsproblematiek Eat/Food Art », dans C. Van Damme, P. Van Rossem, C. De
Dijcker (éds), Art & Food, Food for Thought, Hedendaagse Kunst op het Menu, Gent, Academia Press,
Leerstoel Karel Geirlandt, 2006, p.164.
3
Gilman J. (2001) 15-16. J. Gilman, Onderzoek naar de verpakking en stockage van levensmiddelen gebruikt in
de actuele kunst, Thèse universitaire, Universiteit Gent, 2001, p.15-16.
Ces diverses questions ont suscité bien des réflexions ces dernières années et des initiatives
dans le domaine de la conservation de l’art contemporain, et plus spécifiquement dans le
domaine des médias dits « variables » ont été lancées. Le projet intitulé « Variable Media
Network » (« Réseau des médias variables ») du Musée Guggenheim (qui, dès 1997, a mis en
ligne divers projets de conservation) peut ainsi, sans conteste, servir de modèle pour aborder
la question de la préservation d’œuvres d’art réalisées par le biais de médias « variables » et
donc, de ce fait, non traditionnels. Quant à la « Fondation Daniel Langlois pour l’art, la
science et la technologie », installée à Montréal, elle a contribué aux recherches sur les médias
« variables » en menant une étude de cas relative à l’art numérique dans laquelle la stratégie
de préservation des œuvres repose sur la notion d’ « émulation »4. Par ailleurs, le vaste projet
appelé « Inside Installations » a consisté en une action internationale menée de 2004 à 2007 et
coordonnée notamment par l’Instituut Collectie Nederland (ICN) en collaboration avec entre
autres le Stedelijk Museum voor Actuele Kunst de Gand (SMAK) et la TATE de Londres au
sein de laquelle il s’agissait de recenser et de documenter de nombreux cas d’installations5. Le
but de ces associations et de ces projets (on pourrait en citer d’autres encore) est d'instaurer un
réseau d’organismes ayant comme tâches de développer des outils méthodologiques et des
normes nécessaires à la mise en application des stratégies définies.
Des aspects comme l’interactivité (le rôle du public), la sujétion aux lieux et la « variabilité »
posent de nouvelles questions aux conservateurs d’art contemporain. C’est en ce sens que les
exigences concernant la conservation d’installations sont liées aux problèmes de conservation
soulevés par l’art conceptuel et par les créations en relation avec le « performatif » et le
« dégradable » (notamment l’art contenant des aliments)6.
Présenter et conserver ces œuvres éphémères impose la création d’un cadre. Ma recherche de
doctorat m’a amenée à une recherche empirique sur les pratiques muséales contemporaines
impliquées dans la présentation et la conservation d’art éphémère. De ce fait, en analysant ces
pratiques muséales, il est possible d’établir une distinction entre, d’une part, les œuvres qui
sont montrées dans le cadre d’une exposition temporaire et qui ne sont pas ensuite acquises
par l’institution (préservation/gestion temporaire) et, d’autre part, celles que les musées
exposent, mais aussi collectionnent (préservation/gestion à long terme)7.
Puisqu’il s’agit d’analyser des œuvres hybrides, j’ai décidé d’examiner la façon dont les
aliments sont utilisés dans l’œuvre pour mieux saisir le contexte dans lequel l’œuvre s’est
construite8 . L’analyse de la présence d’aliments dans l’œuvre permet de discerner deux
groupes bien distincts :
4
J. Gagnon, « Préface », dans L'approche des médias variables : La permanence par le changement, op. cit.,
p.5-6. http://www.variablemedia.net/
5
http://www.inside-installations.org/home/index.php
6
V. Van Saaze et G. Wijers, « Reanimaties, Onderzoek naar de presentatie en registratie van vier mediainstallaties », dans KM, 46, 2003, p.18.
7
La théorie et pratique de conservation partent généralement de la question « Comment préserve-t-on le mieux
un artefact culturellement important, en dégradant le moins possible son état historique et authentique ? » De ce
fait, le musée joue, comme institution qui préserve l’histoire sur base physique, un rôle important dans ma thèse
de doctorat.
8
L’approche de recherche peut être décrite comme une recherche de cas et une recherche qualitative. La
méthode de recherche qualitative suppose que le contexte spécifique de chaque cas nous offre une contribution
importante à comprendre ces cas et leur situation. Par conséquent, les méthodes de recherche qualitative
conviennent à registrer et interpréter le contexte de l’œuvre. Pour plus d’information au sujet de cette approche,
consulter Y. Hummelen, V. Van Saaze et M. Versteegh (2008) et Y. Hummelen (2005).
• Certains aliments sont remplacés à chaque exposition (ou même durant la période
d’exposition). Le remplacement de l’aliment fait donc partie de la vie de l’œuvre.
• D’autres aliments font partie intégrante de l’œuvre, de telle sorte qu’ils ne peuvent
être remplacés.
En analysant la signification des aliments, la diversité des méthodes de production ainsi que le
contexte spécifique de chacune de ces œuvres, cette approche dichotomique semble la plus
appropriée pour développer des stratégies de préservation et de conservation. Une question
importante demeure cependant : quel est l’impact de la détérioration de l’aliment sur le plan
visuel, suggestif et sémantique ? Pour répondre à cette question, l’analyse de quelques cas
spécifiques est d’un grand secours. Je me centrerai ici, d’un côté, sur certaines oeuvres
présentées lors d’expositions temporaires et, de l’autre, sur des créations appartenant à une
collection muséale, plus précisément celle du SMAK de Gand.
Pour l’éditeur : placer ici Image « GILMAN-FABRE »
1. Oeuvres installées pendant une période limitée (préservation temporaire)
Il arrive que certains artistes conçoivent leurs œuvres essentiellement pour une exposition
temporaire. De ce fait, la période de présentation de ces oeuvres est bien évidemment limitée
au temps de la manifestation. Dans le cas où ces créations artistiques contiennent des
aliments, il arrive que certains de ceux-ci ne survivent pas à cette courte période de
présentation. En voici deux exemples.
Jan Fabre : Untitled (Over The Edges, Gand, 2000)
L’installation de Jan Fabre Untitled présentée à Gand en 2000 lors de l’exposition intitulée
Over The Edges n’a pas survécu à la fin de la manifestation. Lors de la réalisation de son
œuvre, l’artiste avait recouvert de tranches de jambon les colonnes cylindriques du portique
de l’amphithéâtre de l’Université de Gand. Alors que l’exposition devait durer trois mois,
cette installation de nature particulièrement organique dut être enlevée au bout de deux mois.
En effet, les tranches de jambon avaient moisi sous le plastique transparent qui les
maintenaient sur les colonnes. Le démantèlement de l’œuvre n’avait pas été prévu aussi tôt
par l’artiste puisque, selon lui, la moisissure et l’odeur devaient faire partie intégrante de
l’œuvre et, dès lors, rendre la dégradation sensible durant l’exposition9.
Wim Delvoye : Autoportrait (‘Smoking Boy’ & ‘Chantal’) (Mé-TISSAGES. Biennale de
textile, Museum voor Industriële Archeologie en Textiel, Gand, 2005)
Pour l’éditeur : placer ici Image « GILMAN-DELVOYE 1 »
Pour l’éditeur : placer ici Image « GILMAN-DELVOYE 2 »
Voici un cas où le curateur d’une exposition temporaire a choisi d’utiliser des techniques
scientifiques pour conserver une œuvre pendant la seule durée de l’exposition. Ce cas
concerne l’installation Autoportrait de Wim Delvoye présentée lors de la biennale Mé9
Dietmar Kampar en conversation avec Jan Fabre, dans J. Hoet et G.Di Pietrantonio (éds), Over The Edges,
catalogue d’exposition, Gent, 2000.
TISSAGES de Gand en 2005. Cette installation concerne des tranches de jambon brodées que
l’artiste avait gardées dans son réfrigérateur pendant dix ans. Je cite ici l’assistant de l’artiste,
Gianni Degryse : « Ce sont des œuvres que Wim Delvoye ne prend pas au sérieux. Jadis, il en
a produit tout un tas, mais, par après, il les a oubliées. Par conséquent, on en a tout un stock au
réfrigérateur. Ces tranches de jambon son plutôt un logo, une marque ‘Delvoye’, un genre de
divertissement. Un jour, quelqu’un est venu spécialement d’Italie pour quelques-unes de ces
tranches. Elles ont été présentées sans méthode de préservation et, après quelques jours, elles
ont commencé à moisir »10. Puisque les tranches de jambon brodées étaient en train de se
corrompre, le curateur de l’exposition gantoise a décidé de les montrer, le temps de
l’exposition, dans une atmosphère modifiée afin que les visiteurs ne soient pas embarrassés
par l’odeur désagréable. Après la manifestation, les tranches de jambon ont été jetées à la
poubelle.
On le voit, en fin de compte, dans ces deux cas, l’œuvre d’art n’existe plus au sens physique
du terme dès que l’exposition est arrivée à sa fin. La dématérialisation de l’œuvre est
incontestable. Dès lors, ces œuvres persistent uniquement sous forme de documents (photos,
textes, etc.). Cette solution qui consiste à se débarrasser physiquement des œuvres une fois la
manifestation terminée est surtout due au fait que ces dernières n’ont pas été créées dans le
but de s’intégrer au sein d’une collection permanente.
2. Œuvres installées lors de l’exposition d’une collection (préservation à long
terme)
Dans ce contexte, les réflexions survenues lors de l’acquisition, en 2005, par le SMAK de
Gand, de l’installation éphémère Interminavel d’Artur Barrio et les questions suscitées par la
préservation de l’œuvre de Joseph Beuys Wirtschaftswerte, acquise par le SMAK en 1980,
sont particulièrement intéressantes.
Artur Barrio: Interminàvel (SMAK, 2005)
Cette installation possède une dimension éminemment performative en raison de la gestuelle
spontanée et instinctive mise en œuvre par l’artiste. Pour réaliser cette création très
personnelle, Artur Barrio avait utilisé des dizaines de kilos de café qu’il avait étalés sur le sol,
écrasés sur les murs, répandus dans un espace presque obscur éclairé de faibles sources de
lumière provenant du plafond. Les murs étaient en outre couverts d’inscriptions et de dessins.
Des trous et des entailles avaient été creusés à l’aide d’une hache, restée plantée dans le mur.
Tout donnait ainsi l’impression que l’œuvre avait été réalisée sous le coup d’une vive
émotion, comme à l’emporte-pièce. Artur Barrio utilisait aussi dans cette installation des
matériaux putrescibles comme le pain, le café, un mélange de café et d’eau ainsi qu’un
morceau de homard cuit. L’artiste a créé cette installation in situ. A ses yeux, le processus de
la création est plus important que la réalisation de l’œuvre. Ses installations, conçues
spécialement pour certaines expositions, sont des gestes poétiques, impulsifs, dans lesquels
l’artiste semble d’abord se battre contre la matérialité de l’objet. Son œuvre laisse en effet une
impression d'inachevé, de purement gestuel.11
10
Traduction par l’auteur.
F. Huys, Conservation report: Arthur Barrio- Interminavel, Gent, SMAK, 2007 et T. Scholte et P. ‘t Hoen
(éds), Inside Installations. Preservation and Presentation of Installation Art, Amsterdam, ICN/SBMK, 2007,
p.7.
11
Pour l’éditeur : placer ici Image « GILMAN-BARRIO »
En cas de réexposition, comment respecter au mieux l’intégrité matérielle, mais aussi
conceptuelle, ainsi que le caractère aléatoire de cette installation ? Confronté à cette question,
le SMAK a élaboré une vaste documentation concernant l’installation de cette œuvre : films et
photos de l’installation, plans, moules des trous et entailles dans le mur, recueil de textes
concernant le concept de l’œuvre de Barrio (Caderno-Livro)12…
Il existe toutefois plusieurs possibilités de réinstallation : l’artiste peut lui-même réinstaller
l’œuvre (possibilité temporaire et restreinte) ; l’œuvre peut être réinterprétée (basée sur un
schéma conceptuel ou sur différents scénarios) ; une autre possibilité est encore de montrer
l’œuvre de Barrio de manière documentaire (en exposant les photos et les vidéos de
l’installation de 2005)13.
L’étude spécifique et individuelle de ces œuvres met en évidence les rapports ambigus qui
peuvent exister entre ces types de productions plastiques et les exigences de conservation
ancrées dans la culture occidentale. Cette problématique a d’ailleurs révélé les limites
méthodologiques de la conservation. Au-delà de la matière, il s’agit ici de préserver et de
transmettre une idée, un concept14. La perpétuation des installations éphémères dans un
contexte muséal montre la nécessité, pour les conservateurs confrontés à ce genre de
difficulté, de s’engager par rapport aux œuvres, aux artistes, à leurs collègues et mêmes à
d’autres acteurs situés en dehors de la sphère muséale. Ils doivent devenir des « interprètes »
ou, plutôt, des « coproducteurs » de l’œuvre. En ce sens, la conservation devrait donc être
reconnue comme une activité productrice, voire créatrice.
Peut-on en conséquence considérer une réinstallation de la même façon qu’une réinterprétation d’une pièce de théâtre, de musique ou de danse15 ? Comment respecter au
mieux, comme par exemple dans le cas de l’œuvre d’Artur Barrio, l’intégrité matérielle et
conceptuelle ainsi que le caractère aléatoire de l’installation ? Dans ce contexte, l’éventualité
d’une pratique de réinstauration est envisageable sur base d’un protocole de réexposition
rédigé en collaboration avec l’artiste. Un restaurateur spécialisé aurait pour charge la
transmission du concept de l’œuvre en prenant soin de bien démarquer son intervention de
toute démarche créative16. Mais cette pratique, qui induit l’idée d’une nouvelle compétence du
restaurateur/conservateur, reste un sujet délicat.
Pour l’éditeur : placer ici Image « GILMAN- BEUYS 1 »
Joseph Beuys : Wirtschaftswerte (SMAK, 1980)
Cette création du célèbre artiste allemand comprend une dimension matérielle transitionnelle
dans le sens où le changement et l’évolution du matériel font partie intégrante de l’œuvre17.
Cette dernière consiste en une étagère métallique où Beuys a entassé des aliments qu’en son
12
http://www.inside-installations.org/OCMT/mydocs/texts_Barrio.pdf
Scholte T. & ‘t Hoen P., op.cit., p.7.
14
A., Durand, « Perpétuer l’instant», dans Newsletter ICOM Committee for Conservation working-group
Theory and History of Conservation-Restoration, 13, 2007, p. 13.
15
V. Van Saaze, Doing artworks. A study into the presentation and conservation of installation artworks, Thèse
de Doctorat, Maastricht University, 2009, p. 168-169.
16
C. Defeyt, « Restauration et non-restauration en art contemporain », dans CeROArt, 3, 2009
http://ceroart.revues.org/index1160.html, p. 3 (consulté le 5 septembre 2009).
17
Quaghebuer R., (2002) 199. R. Quaghebuer, « Joseph Beuys, Wirtschaftswerte, 1980 », dans Ch. Grunenberg
and M. Hollein (éds), Shopping. A century of art and consumer culture, Ostfildern-Ruit, 2002, p. 199.
13
temps, il avait obtenus en fraude de la République Démocratique Allemande : des paquets de
riz, de sucre, de farine ; du miel ; du beurre, etc. Les installations de Joseph Beuys, on le sait,
sont largement symboliques et autobiographiques ; chaque objet concerne ou raconte un
épisode de sa vie. Par ailleurs, les aliments sont pour l’artiste allemand aussi bien l’expression
de potentiels énergétiques, naturels et vitaux que l’expression symbolique des processus de
transformation. On y trouve l’idée alchimique transformatrice des matériaux. C’est bien
entendu le cas pour Wirtschaftswerte qui montre la division de l’Europe, les ressemblances et
les différences entre le connu et l’inconnu, les contrastes subtils entre les matériaux mous et
les matériaux durs. En entreposant ces objets banals sur une étagère et en installant celle-ci
(qui normalement devrait se trouver dans des entrepôts) dans les salles du musée, Joseph
Beuys bouleverse la signification institutionnelle.
En ce qui concerne la préservation de Wirtschaftswerte, l’artiste a donné des indications
spécifiques à Jan Hoet, alors directeur du SMAK. Le contenu de plusieurs paquets fut par
exemple remplacé par d’autres matériaux moins périssables. Beuys avait spécifié à cet égard
que le contenu pouvait être remplacé à condition que l’image de l’œuvre reste intacte. Dans
un premier temps, les responsables du SMAK interprétèrent mal ses paroles, car ils
remplacèrent certains aliments par des matériaux qui, d’après l’artiste, ne correspondaient pas
du tout à l’image qu’il voulait transmettre. Par exemple, la farine fut remplacée par des boules
de polystyrène. Par après, Beuys revint au musée pour revoir sa pièce et il indiqua plus
concrètement par quels matériaux les restaurateurs pouvaient remplacer les contenus18.
L’intention de l’artiste suggère plusieurs interprétations et, de ce fait, il faut toujours rester
très prudent19. En signant les emballages en papier et en précisant que l’image visuelle de ces
emballages est importante, le remplacement des contenus de ces paquets opaques est possible.
Certains éléments alimentaires ne peuvent pas être remplacés comme, par exemple, la graisse
et le miel (lesquels sont visibles puisqu’ils se trouvent dans des bocaux en verre). Pour Beuys,
le remplacement des aliments est donc possible tant que l’image visuelle de l’œuvre ne
change pas.
Intéressantes à mentionner ici sont les confidences du conservateur britannique Herbert Lank
faites à la conservatrice américaine Carol Mancusi-Ungaro par rapport à l’idée de Beuys sur
l’originalité de l’une de ces œuvres20 : « Une de ses œuvres, un saucisson suspendu à un bâton
par des lacets, avait été endommagé. Consulté, Joseph Beuys répondit que remplacer l’œuvre
endommagée par une nouvelle saucisse ne représenterait en aucun cas une solution, car
l’œuvre originelle avait plus de dix ans et la patine était essentielle pour lui. »21
En ce qui concerne Witschaftswerte, le SMAK a pris des mesures de sécurité préventives en
entreposant l’œuvre dans une atmosphère modifiée et cela afin d’éviter que les aliments
aujourd’hui présents dans l’œuvre ne se détériorent davantage22.
18
Débat sur les problèmes de conservation du Eat/Food Art: transcription dans C. Van Damme, P. Van Rossem,
C. De Dijcker (éds), Art & Food, Food for Thought, Hedendaagse Kunst op het Menu, Gent, Academia Press,
Leerstoel Karel Geirlandt, 2006, p. 173.
19
J. Gilman, Onderzoek naar de verpakking en stockage van levensmiddelen gebruikt in de actuele kunst, Thèse
universitaire, Universiteit Gent, 2001, p. 34-35.
20
Traduction par l’auteur.
21
C. Mancussi-Ungaro, « Modern and Contemporary Art: A Personal Reflection », dans GCI Newsletter, 24.2,
2009, p.9.
http://www.getty.edu/conservation/publications/newsletters/24_2/index.html (Consulté le 2 décembre 2009).
22
F. Huys, Conservation report: Joseph Beuys- Wirtschaftswerte, Gent, SMAK, 2002.
Pour l’éditeur : placer ici Image « GILMAN- BEUYS 2 »
Conclusion
L’analyse de ces différents cas permet de conclure que les œuvres spécifiques intégrant des
« médias variables » nécessitent la plupart de temps des techniques de conservation finement
adaptées et des compromis parfois fort singuliers. Certaines productions contemporaines, audelà de leur matérialité, font appel à de nombreux paramètres immatériels auxquels le
restaurateur doit s’adapter en érigeant de nouveaux systèmes de valeurs, en acceptant parfois mais toujours dans le plus grand respect des œuvres – un compromis entre authenticité
matérielle et authenticité conceptuelle. En réalité, l’acquisition d’une installation par un
musée est beaucoup plus qu’un simple acte de transmission d’un artiste à une institution. Car
transmettre des œuvres de ce type pour qu’elles continuent d’exister dans un autre contexte de
temps et d’espace que celui de sa création implique bien des nécessités et des devoirs :
interviews d’artiste, rédaction de contrats, réalisation de protocoles d’installation,
établissement d’une documentation rigoureuse, etc.
De plus en plus souvent, l’artiste – si bien entendu il est toujours en vie – et les responsables
du musée travaillent ensemble à la perpétuation de l’œuvre. Dans l’art contemporain, les
pratiques muséales (acquérir, présenter et conserver) exercent une influence déterminante et
jouent un rôle fort actif sur la réalisation et l’exécution de l’œuvre ainsi que sur la manière
dont celle-ci est montrée au public. Ce court texte voudrait modestement préfigurer l’essor
d’une déontologie plus spécifique qui devrait encore s’émanciper radicalement des
conventions et des prescriptions de la conservation et de la restauration actuelles.
Bibliographie :
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et Montréal, Fondation Daniel Langlois, 2003, p.66-69.
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