Tamara Nassibov - Le chasseur abstrait

Transcription

Tamara Nassibov - Le chasseur abstrait
Catherine Lison-Croze
Tamara Nassibov
Autopsie d’une mort anonyme
Le chasseur abstrait éditeur
1
2
Le chasseur abstrait éditeur
sarl unipersonnelle au capital de 2000€ - 494926371 RCS FOIX
12, rue du docteur Jean Sérié
09270 Mazères - France
www.lechasseurabstrait.com
[email protected]
ISBN : 978-2-35554-318-0
EAN : 97823555413180
ISSN collection L’Imaginable : 2102-1805
Dépôt légal : décembre 2014
Copyrights :
© 2014 Le chasseur abstrait éditeur
3
4
Catherine Lison-Croze
Tamara Nassibov
Autopsie d’une mort anonyme
Le chasseur abstrait éditeur
5
6
Sans précaution, Adrien lui avait balancé le manuscrit. Dans un premier temps,
Pauline eut le réflexe de le bloquer puis il lui avait échappé. Une des spirales rouges
de la reliure s’était fendue et elle avait dû rassembler les quelques feuilles qui
s’échappaient. Au moins, l’auteur ne pourra pas dire que son livre n’a même pas été
ouvert, s’était-elle dit, sachant au départ qu’il avait fort peu de chances d’être retenu.
Trop lourd, trop gros. Et ce titre : « Tamara Nassibov » !
— C’est pour ton week-end ! avait ironisé Adrien.
— Depuis quand organises-tu mes loisirs ?
— T’en fais pas, si comme je le pressens, il ne correspond pas à nos choix éditoriaux,
tu seras pardonnée pour l’avoir reposé.
En imitant la voix du directeur de collection, censée refléter la raison du non-choix
de leur maison d’édition, Adrien l’avait rassurée.
— Tu l’as lu toi ?
— Non.
— Pourquoi moi alors ?
— L’ auteur est une femme. Une avocate à la retraite… Comme tu es la plus ancienne du comité de lecture, le patron m’a dit de te le remettre…
— De mieux en mieux, bonjour la délicatesse !
Cinquante-deux ans, tout de même pas un âge canonique !
— Dans la lettre qui accompagne son manuscrit, l’auteure dit retracer un procès
qui n’aurait encore jamais eu lieu en France : celui d’un préfet poursuivi devant
la justice pour homicide, suite au décès dans la rue d’une enfant de sans-papiers.
Parmi les témoins, il y a une jeune femme kosovare que le préfet a voulu expulser
quelques années plus tôt. Le livre retracerait les parcours croisés de personnages
antinomiques…
— Je vois… Plus chiante que moi tu meurs ! C’est un essai ou un roman ?
— Un roman.
7
Pauline décida de commencer par sonder le manuscrit en commençant sa lecture
par les derniers chapitres. Elle tomba sur le trente et unième. Celui-là ou un autre,
peu importait.
8
31
— Quels sont vos nom, prénom, date et lieu de naissance, profession et adresse ?
— Hessel Stéphane. Je suis né le 20 octobre 1917 à Berlin. Je suis retraité… disons… écrivain…
Il avait détaché chaque syllabe, avec son phrasé si particulier, sobre, à l’ancienne.
Habillé de manière classique, il se tenait droit, attentif et respectueux, les deux
mains posées sur la tablette en bois clair derrière la barre. L’huissier n’avait pas
pensé à mettre le micro à la hauteur du grand petit homme. Avec naturel, Stéphane
Hessel l’ajusta lui-même.
— Veuillez faire votre déposition, dit madame Tric après lui avoir fait prêter serment.
En habitué des prétoires, il savait qu’un témoin, surtout cité à la demande d’une des
parties, n’était pas d’emblée interrogé directement et que des questions lui seraient
éventuellement posées une fois qu’il aurait terminé son récit spontané.
— Lorsque les faits concernant la petite Tamara ont été portés à ma connaissance,
j’ai ressenti une profonde tristesse pour elle et ses malheureux parents.
Il s’était légèrement incliné en se tournant vers Mila et Vladimir Nassibov, assis sur
le banc réservé aux parties civiles aux côtés de leur interprète. À la traduction de ses
propos, Mila et Vladimir le regardèrent tristement en portant la main à leur cœur.
— À mon âge, un tel évènement n’est pas tolérable. I-NA-CCEPTABLE.
Il avait détaché les syllabes et appuyé fortement sur certaines d’entre elles, provoquant la fin du bruit de fond caractéristique des commentaires chuchotés dans une
salle d’audience bien remplie. Et celle-ci l’était. Plusieurs personnes avaient d’ailleurs été refoulées à l’entrée, faute de place.
— … Les droits de l’homme que j’ai eu l’honneur de défendre dans maintes circonstances, ce sont, avant toute chose, les droits des enfants. De chaque enfant. De
tout être en devenir, dont la vie est SA-CRÉE…
Nous sommes tous d’accord là-dessus, l’interrompit le bâtonnier Flaurisse.
Agacé, l’avocat du préfet avait levé les yeux au ciel.
9
— C’est bien pour cette raison qu’il est insupportable de constater que ceux-là
même qui étaient chargés de protéger cette enfant, ont manqué à leur devoir…
— Qu’en savez-vous ? Vous n’y étiez pas. Vous n’êtes pas témoin des faits que je
sache ! s’exclama l’avocat.
La présidente parut indisposée par ces interventions spontanées qui de toute façon,
n’arriveraient pas, elle le savait bien, à déstabiliser le témoin.
— Monsieur Hessel, veuillez poursuivre. Mais je vous en prie, épargnez nous les
poncifs ! Nous savons tous ici que cette affaire est particulièrement malheureuse.
Pour faire bonne mesure, elle se tourna aussi vers Jean-Michel Flaurisse.
— … Et vous Monsieur le bâtonnier, je vous invite à ne plus interrompre le témoin.
— Je me tais… je me tais… pardonnez-moi Madame le président, mais c’était plus
fort que moi, répondit celui-ci, pas fâché d’avoir coupé court quelques instants à
l’indignation du célèbre témoin.
Il se rassit en rejetant d’un mouvement sec son épitoge vers l’arrière et passa sa
main dans ses cheveux crantés. Cet « incident » était certes inutile, mais il s’inscrivait au palmarès de ses joutes impromptues, censées rendre compte, à ses yeux, de
son savoir-faire d’avocat pénaliste. Stéphane Hessel n’avait pas bougé et attendait
patiemment la fin du palabre.
— Madame la présidente, dit-il en insistant sur le « la », je trouve les questions
de monsieur le bâtonnier Flaurisse quelque peu prématurées, mais également très
pertinentes. S’il ne les avait pas posées, je les aurais certainement abordées moimême. Pourquoi en effet apporter mon témoignage à une famille endeuillée, déjà
très éprouvée par les souffrances qui l’ont poussée à quitter sa Géorgie natale pour
se réfugier dans notre pays ?…
Il avait ménagé un instant de silence, pour partager l’émotion des parents de Tamara
et de tous ceux qui avaient fait le trajet Tours-Poitiers, en bus, pour les soutenir
lors du procès. Little Big Man comme l’appelait affectueusement Nicole, continua
sereinement.
— Je n’étais certes pas à Tours au moment des faits et ne connaissait pas monsieur
et madame Nassibov avant qu’on ne me demande d’apporter mon concours…
— Qui « on » ? s’enquit le procureur.
— Mon confrère et moi-même, intervint maître Lorelle.
— Continuez, continuez, on vous écoute monsieur Hessel.
— … Comme eux, et nous tous ici, j’appartiens à la même famille, beaucoup plus
large que celle à laquelle nous avons l’habitude de faire référence. Je n’hésite pas un
instant à vous le dire Madame la présidente, tous les enfants du monde sont mes
enfants. Sont nos enfants. C’est ce que les rédacteurs de l’ONU ont écrit en 1989
dans ce texte magnifique qu’est la Convention internationale des droits de l’enfant.
10
Tous les pays du monde l’ont ratifiée, à l’exception de la Somalie et des États-Unis.
193 au total…
— Nous nous éloignons… Je vous en prie, recentrez-vous sur le sujet monsieur
Hessel, le pria madame Tric.
— … La France l’a ratifiée le 7 août 1990. Comme le disent les juristes, elle fait partie de notre droit positif. Même si toutes ses dispositions ne sont pas directement
invocables devant nos tribunaux, il en est une, essentielle, que nos plus hautes juridictions, le Conseil d’État et la Cour de cassation, ont jugé directement applicable.
Il s’agit de l’article 3-1, qui pose le principe de la nécessité absolue de privilégier, en
toutes circonstances, l’INTÉRÊT SUPÉRIEUR DE L’ENFANT. Quelle que soit
la situation de ses parents, notamment la régularité de leur séjour dans notre pays…
Maître Flaurisse ne put s’empêcher d’intervenir.
— Merci pour la leçon de droit !
Aussitôt tancé par madame Tric, l’avocat leva les bras en l’air en guise de protestation. Il cherchait visiblement à faire diversion en affrontant directement la salle,
dans l’espoir que les manifestations d’hostilité à son égard conduisent la présidente
à prononcer un huis-clos.
— Que nous impose exactement la Convention ?
Madame Tric se fit plus tranchante.
— Nous le savons monsieur Hessel.
— Il n’est pas inutile de le rappeler Madame la présidente. Quand des enfants
sont impliqués, leurs États, et donc leurs prestigieux représentants que sont en
France nos préfets, ont l’obligation AB-SO-LUE de les protéger. Seule la force
majeure serait susceptible de les en exonérer. Mais que je sache, le manque de places
d’hébergement dans les foyers de la ville de Tours ne présentait nullement pour
monsieur Petit le caractère imprévisible et irrésistible pour qu’il en soit ainsi. La
location d’une chambre d’hôtel, l’ouverture spéciale d’un lieu public, d’un gymnase
par exemple, l’appel d’un médecin, tout ça était à sa portée.
Flaurisse s’agitait sur son banc et tournait bruyamment les pages de son dossier, de
la façon ostensible qu’il revendiquait comme « l’art défensif de la diversion ». C’est
ce qu’il enseignait encore à ses élèves au Centre de formation professionnelle des
avocats de Poitiers.
À la demande de la présidente, l’huissier s’empressa d’aller chercher le deuxième
intervenant. Maître Waterloo était presqu’arrivé à la porte conduisant à la chambre
des témoins, quand Angélique Tric s’aperçut que Stéphane Hessel n’avait pas quitté
la barre, ses deux mains toujours posées bien à plat sur la tablette.
— Pardonnez-moi Madame la présidente, je souhaite juste ajouter deux choses.
D’abord, que le devoir absolu de protection des enfants repose en priorité sur les
11
états et leurs représentants, mais aussi sur tous ceux qui sont chargés d’une mission
d’assistance…
— Monsieur Hessel, c’est votre opinion. Mais je vous rappelle que vous êtes témoin
et qu’une manifestation d’opinion ne constitue pas à proprement parler un témoignage !
— Je regrette vivement que ce ne soit pas aussi la vôtre Madame la présidente,
répondit avec calme le vieux sage.
Flaurisse s’était levé et lançait des anathèmes, suivi par Jean Dalloz et Éric Jorna, les
avocats des représentants de l’association Solidarité qui ne parvenaient pas à couvrir
la voix de leur tonitruant confrère, gesticulant comme des pantins à ses côtés.
— Bien, le tribunal vous remercie Monsieur Hessel. Vous pouvez disposer.
Stéphane Hessel se tenait toujours derrière la barre. Cette fois, il avait croisé ses
bras.
— Je croyais que vous aviez terminé, lâcha Angélique Tric.
— La deuxième chose que je veux ajouter Madame la présidente, est qu’il n’est
pas juste d’opérer une distinction, pour ne pas dire une discrimination, entre les
étrangers qui viennent se réfugier chez nous. Je pense que le terme d’« exilés » serait
d’ailleurs plus approprié pour parler d’eux, que tous ces mots qui visent à les distinguer en établissant des catégories. Même celui de « migrant », qui sous-entend une
libre volonté de partir à l’étranger…
— Encore une fois Monsieur, vous êtes libre de penser ce que vous voulez… mais
vous êtes ici en tant que témoin, nous sommes bien d’accord ?
— C’est la raison pour laquelle je désirais vous faire découvrir, à moins que vous
ne la connaissiez déjà, la remarquable étude de Jérôme Valluy, que plusieurs années
d’observation des exilés ont convaincu que la plupart de ceux-ci ont été contraints
de quitter leur pays. Sans préjuger au demeurant de la nature et de l’intensité de
cette contrainte…
Madame Tic était agacée.
— Jérôme… ?
— … Valluy, Un universitaire-chercheur qui a une connaissance approfondie de
la question qui nous occupe, dans la mesure où il a exercé comme représentant du
HCR…
— HCR ?
— Le Haut commissariat aux réfugiés de l’Organisation des Nations Unies… C’est
en cette qualité, parallèlement à son activité d’universitaire, que Jérôme Valluy a
exercé la fonction de juge des demandes d’asile à la CRR.
— La CRR ?
— La Commission de recours des réfugiés. C’est l’institution chargée de statuer
sur les recours exercés par les demandeurs d’asile contre les décisions de rejet de
l’OFPRA…
12
— La CRR a été rebaptisée par la loi Hortefeux de novembre 2007. Elle est devenue la CNDA, la Cour nationale du droit d’asile, glissa Maître Lorelle.
Après s’être assuré que Stéphane Hessel en avait cette fois bien terminé, madame
Tric prit la décision de suspendre les débats pendant dix minutes. La perception de
la manifestation spontanée de sympathie en provenance de la salle voisine où les
débats étaient retransmis sur grand écran, ne semblait pas y être étrangère.
13
Il était tard mais Pauline ne résista pas à l’envie d’appeler Adrien.
— Tu es folle ! Qu’est ce qui te prend de m’appeler à deux heures du matin un
samedi ?
— Un dimanche… La lettre qui accompagnait le manuscrit, elle date de quand ?
— Quel manuscrit ?
— De l’avocate à la retraite…
— J’en sais rien.
— S’il te plaît…
— C’est pour ça que tu m’appelles ?
— S’il te plaît…
Adrien était allé rechercher le courrier en se maudissant de l’avoir conservé.
— Avril 2013.
— Et le jour ?
Il avait déjà raccroché. Le manuscrit avait donc été envoyé depuis sept mois. En
tout cas, après la disparition de Stéphane Hessel fin mars. L’immense succès de
librairie de ce dernier, un ou deux ans plus tôt, avait fait pâlir toutes les maisons
d’édition, la leur en tête. En définitive, peu importait que ce soit avant ou après sa
mort que l’avocate ait imaginé qu’Hessel témoigne dans un procès. Ce type sera
toujours vivant.
14
32
Le deuxième témoin était aussi attendu que le premier, pour la petite phrase qui lui
collait à la peau depuis qu’il l’avait prononcée le 3 décembre 1989, dans l’émission
7 sur 7, face à Anne Sinclair : « Je pense que la France ne peut pas héberger toute la
misère du monde ».
— Rocard Michel. Je suis né le 23 août 1930 à Courbevoie, dans l’ancien département de la Seine. Ma profession ? Disons… que je suis à la retraite… et écrivain à
mes heures…
Après avoir fait prêter serment à celui qui était avant tout pour elle un ancien premier ministre, madame Tric le pria avec courtoisie de faire sa déposition.
— Madame la présidente, depuis une vingtaine d’années, l’exploitation de ce que
j’appelle, pour faire simple, ma petite phrase sur l’immigration, n’en finit pas. Elle
sert à justifier l’injustifiable et je pense qu’elle sera encore exploitée dans le cadre de
cette affaire… Outre le fait qu’elle est constamment amputée de sa deuxième partie,
celle où je précise que notre pays doit néanmoins prendre fidèlement sa part de la
misère mondiale, je pense que l’objet du procès est de savoir si le décès de la petite
Tamara Nassibov relève ou non de la responsabilité personnelle du préfet. Éventuellement aussi, des personnes qu’il a chargées de gérer l’hébergement d’urgence à
Tours. Le préfet avait une obligation de résultat et les représentants de l’association
Solidarité, une obligation de moyens. Ces derniers disposaient-ils de ces moyens ou
pas ? Je l’ignore.
— Vous avez terminé ?
— Pour l’instant, je ne vois rien à ajouter. Sans doute y aura-t-il des questions,
répondit-il, en apercevant sur sa droite maître Flaurisse, prêt à dégainer.
Le bâtonnier s’était levé, une feuille à la main.
— Vous semblez avoir la mémoire courte Monsieur Rocard. J’ai fait des recherches
concernant la partie « humaniste » de votre petite phrase. Je ne l’ai pas trouvée.
— Vous avez mal cherché. Peu avant l’émission 7 sur 7 de décembre 1989, j’avais
participé, en novembre, à la célébration du cinquantenaire de La Cimade. C’est
à cette occasion que j’avais exprimé que si nous ne pouvions pas effectivement
accueillir toute la misère du monde, il convenait que notre pays, signataire de la
Convention de Genève, en prenne fidèlement sa part.
— Il n’y a toutefois aucune trace nulle part de ce que vous prétendez avoir exprimé.
15
Ce n’est pas moi qui le dis. Je fais référence à l’enquête de Rue 89. Vous connaissez
Rue 89 ?
Flaurisse avait brandi sa feuille et rejeté son épitoge en arrière.
— Je cite Rue 89 : « Dans les extraits vidéo existants, on entend Michel Rocard
défendre sa politique d’immigration devant les militants de La Cimade mais nulle
trace de la misère du monde, encore moins de la part d’humanité qui reviendrait à
la France ». Qu’en pensez-vous ?
— La réponse est dans votre question cher Maître. Les « extraits vidéo existants »
ne rendent compte que de manière partielle de cette manifestation qui s’est déroulée pendant toute une journée.
— Pourquoi avez-vous refusé de répondre aux questions de Rue 89 ?
— Je n’ai pas le souvenir de m’être dérobé à quelque question que ce soit. Ma présence à cette barre, à la demande des malheureux parents de cette enfant, montre
que je suis toujours dans les mêmes dispositions.
— Si je vous suis bien, en novembre 89, à La Cimade, votre « petite phrase » comportait deux parties. Comment se fait-il que moins d’un mois après, à 7 sur 7, elle
ne comprenne plus que la première ?
— Et alors ? Je ne suis pas un perroquet ! Sans compter que l’environnement était
différend. Un discours devant des militants associatifs n’a rien à voir avec une émission de télévision. Dans mon esprit, les deux parties de ma phrase ont toujours été
indissociables.
Madame Tric s’était tournée vers le procureur pour qu’il tente d’interrompre
Flaurisse. Le représentant du parquet savait qu’elle ne supportait pas que quiconque,
surtout l’avocat de la défense, lui confisque le pouvoir de mener les débats à sa guise.
Xavier Lacoste monta au créneau.
— Monsieur Rocard, un mois après 7 sur 7, en janvier 1990, vous avez confirmé vos
propos sur l’immigration devant cette fois, des élus socialistes du Maghreb. Vous
leur avez très exactement déclaré ceci : « Aujourd’hui, je le dis clairement, la France
n’est plus, ne peut plus être, une terre d’immigration. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme :
nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde ». Vous en souvenez-vous ?
— Cela dépasse l’entendement ! Vous me demandez de confirmer des propos tenus
il y a vingt ans ! Si vous les citez de façon aussi précise Monsieur le procureur, je ne
doute pas un seul instant qu’ils aient bien été tenus. La question n’est pas de savoir
ce que j’ai pu dire ou ne pas dire il y a vingt ans, mais celle de déterminer qui est
responsable de la mort d’une petite fille de six ans, un soir, sans abri, sans secours,
dans les bras de ses parents qui ont en vain cherché de l’aide.
— Monsieur Rocard, continua le procureur, vous souvenez vous avoir, lorsque vous
étiez premier ministre, interdit aux demandeurs d’asile de travailler ?
— Parfaitement. La circulaire préparée par mes services en avril ou mai 91 a été
signée par Édith Cresson, qui m’a succédé comme premier ministre en septembre
de la même année.
16
— Pour quelles raisons aviez-vous décidé cette interdiction ?
—…
— N’était-ce pas pour réduire l’attractivité de notre pays et limiter ainsi la venue en
nombre des demandeurs d’asile ?
— … C’était une époque très particulière. Le Mur de Berlin venait de tomber et
nous avons craint un véritable déferlement migratoire en provenance des pays de
l’Est… qui n’a pas eu lieu, il faut bien le reconnaître…
Xavier Lacoste aurait pu en rester là. Son désir d’enfoncer le clou ne résista pas aux
injonctions muettes de la présidente.
— Cette interdiction a eu comme conséquence de supprimer l’indépendance financière des demandeurs d’asile qui depuis lors, sont restés entièrement à la charge
de l’État. Pourquoi n’a-t-elle jamais été abandonnée ?
— … C’est très simple. Dès 1992, le nombre annuel des demandes d’asile a chuté. Nous avons attribué cette baisse, moi en premier, à l’interdiction de travailler
contenue dans la circulaire Cresson. À tort. Outre ce premier effet que nous avons
lié mécaniquement à la circulaire, mais qui ne reposait, il faut bien le reconnaître,
sur aucune analyse sérieuse, d’autres effets ont été considérés positifs…
La présidente fit un signe de tête invitant Michel Rocard à poursuivre, certaine à
présent que Lacoste n’en resterait pas là.
— … Parallèlement à l’interdiction de travailler, nous avons augmenté de façon
spectaculaire le nombre de places en CADA et la situation… comment dire, est apparue plus claire. D’un côté, nous avions les demandeurs d’asile en CADA, placés,
il faut bien le reconnaître, dans une situation de dépendance, même si on pouvait
se féliciter que leurs besoins quotidiens soient couverts. De l’autre, nous avions les
étrangers non admis en CADA, transformés ipso facto, il faut bien le reconnaître,
en travailleurs clandestins, fragilisés, et donc, il faut bien le reconnaître aussi, plus
facilement…
— Expulsables…
—…
Content d’avoir achevé la phrase de Michel Rocard, Lacoste s’entêta.
— Vous venez d’employer à plusieurs reprises la formule, « il faut bien le reconnaître ». Pour vous, il s’agit donc d’erreurs ?
— Sans aucun doute. Mais nous étions pour ainsi dire, des pionniers… pour lesquels le droit à l’erreur peut se concevoir, même si certains nous en font encore le
reproche aujourd’hui. Je ne dirais pas la même chose de ceux qui nous ont succédé.
« Et vlan ! Vous avez vu comment il l’a ramassé le proc », fit remarquer Tristan.
« Alors que Rocard aurait été bien en peine de justifier pourquoi Chevènement,
ministre de l’Intérieur sous Jospin, qui fait aussi partie de ses « successeurs », a persisté dans l’erreur en n’abrogeant pas les lois Pasqua-Debré », ajouta Nico, dépité.
17
Pauline bailla puis s’étira. Pas folichons ces deux chapitres ! Qu’elle idée aussi d’être
allé les extraire du dernier tiers du manuscrit. Celui-ci ne lui était pas encore tombé des mains, mais commencer l’audition des premiers témoins au bout de cent
quatre-vingt pages, ça augurait mal de toutes celles qui précédaient, vraisemblablement consacrés au contexte de ce procès tristouille.
Elle se souvint brusquement de son grand-oncle, avocat d’assises réputé. Lorsqu’on
le félicitait pour ses brillantes plaidoiries, il avait l’habitude de répondre que cellesci n’étaient que la partie émergée de l’iceberg et que le vrai travail se situait en
amont, dans la préparation du dossier. Mais bon, un bouquin n’est pas une plaidoirie !
Pourquoi ne pas aller directement à la fin maintenant ? Le but d’un roman est bien
de faire voyager les lecteurs, de les entrainer par surprise dans des situations dont
ils ne détacheront pas leur regard avant la dernière ligne. Si c’est pour leur prendre
la tête, ce n’est pas un roman mais un essai, et il y a tromperie sur la marchandise.
Recalée l’avocate.
Elle feuilleta de nouveau le manuscrit. Avec encore plus de précaution, car de nouvelles pages menaçaient de s’en détacher. Mal relié en plus ! Page 279. Ce jugement
n’en finit pas ! Et ce jargon à mourir d’ennui ! Impossible de savoir rapidement si le
préfet est condamné ou pas.
Elle tomba sur une scène d’amour et se mit à la lire, par simple curiosité.
18
29
Tristan était revenu à Paris en août 2011. Le 5 août. Le jour où des trombes d’eau
s’étaient abattues sur la ville, noyant le projet de Dafina de lui montrer Paris Plages.
Elle l’avait attendu beaucoup plus tôt dans l’après-midi. Avec impatience et un
trouble qui était monté en puissance, curieusement renforcé par le déluge. Comme
un signe fort pour un moment fort. Allons donc ! Elle s’étonnait de sa propension
soudaine à se laisser emporter par des pensées aussi irrationnelles.
Elle l’avait trouvé encore plus beau trempé jusqu’aux os. Ses boucles rousses, dégoulinantes, s’étaient inclinées sous le poids de l’eau. Elle avait pris une serviette pour
les éponger. D’abord avec un mouvement de séchage énergique, puis en les prenant
une à une.
Il avait tout de suite remarqué sa nouvelle coupe. Un carré plus court, avec des
reflets noisette. À moins qu’elle ne se soit fait faire des mèches. Sa frange ne s’effaçait plus sur le côté comme avant. Abondante, droite, épaisse, elle encadrait son
visage de manière parfaite et faisait encore plus ressortir ses yeux verts, soulignés
d’un simple trait noir.
Elle se trouvait si prêt de lui qu’il souleva sa jupe à volants, courte, légère, posée
comme un pétale sur ses deux longues jambes. L’envie d’exacerber le désir qu’il sentait aussi monter en elle, le submergeait.
Elle enleva son tee-shirt trempé et tamponna son dos puis son torse avec des effleurements légers. Son parfum sucré ne faisait plus qu’un avec la serviette.
Ils rirent aux éclats quand d’un geste vif et bref, il arracha l’étiquette de son slip en
dentelles, stigmate d’extrême coquetterie qu’elle avait oublié de faire disparaître.
Devant sa mine déconfite, il avait dit avec tendresse « on n’est plus des enfants ».
Puis il s’était mis à chanter Les dessous chics, avec l’accent suave de Jane Birkin.
Il avait saupoudré son ventre de baisers et sans plus attendre, l’avait délicieusement
dégustée. Patient et généreux.
Elle était menue, cambrée, soyeuse. Il la trouva également mutine, touchante, sensuelle. Libre et coquine quand elle vint se planter sur lui après qu’il ait gagné, grâce
à sa rapidité, la course au préservatif dans l’appartement. Les siens se trouvaient, il
est vrai, plus à portée de main, dans la poche intérieure de sa veste, posée sur le lit
qu’ils n’avaient pas défait.
Il n’avait pas hésité une seconde à virer Bambou qui s’y prélassait. Pour une fois, la
chatte n’avait pas insisté et s’était éclipsée. Comme si elle avait compris qu’elle était
de trop.
19
Pas si mal pour une vieille peau, pensa Pauline. Le sexe romantique a toutefois fait
son temps. La ménagère de moins de cinquante ans demande à présent du piment
libertin, du sado-maso, des sex toys. Le succès de Fifty Shades of Grey le prouve.
Quarante millions d’exemplaires vendus en dix-huit mois pour un roman d’abord
autoédité sur internet !
Le patron était vert quand Lattès lui avait coupé l’herbe sous le pied en raflant
sous son nez l’achat des droits de publication. Lors de la première réunion avec
l’équipe éditoriale, vent debout contre son projet, il s’était appuyé sur la célèbre
phrase d’André Breton : « La pornographie, c’est l’érotisme des autres ». La rapidité
avec laquelle il fallait se décider avait joué en faveur des tenants à tout prix de la
qualité littéraire d’un texte.
Peut-être y avait-il d’autres moments de grâce comme celui de Paris au mois d’août,
perdus au milieu de ce fatras d’évènements historiques, entraperçus ici et là. S’ils
existaient, elle avait cependant peu de chance de tomber dessus comme ça, sauf à
avaler des dizaines de pages plus sombres les unes que les autres !
La seconde guerre mondiale, le Kosovo, la Géorgie, Fukushima, tout y passait. La
politique locale aussi, à Tours, une ville qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait
pas spécialement envie de connaître. Quel intérêt ? S’il était indispensable de situer
les évènements dans leur contexte, l’avocate aurait pu le faire avec plus de parcimonie. La Géorgie, pourquoi pas ? La famille Nassibov s’en était enfuie sous les
bombardements. Mais le Kosovo et 39-45 ?
Pauline se dit qu’elle ne pouvait pas faire l’impasse sur la lecture des dix premières
pages.
20
1
D’importantes émissions radioactives étaient propulsées dans l’atmosphère. La
zone d’évacuation autour de la centrale de Fukushima était maintenant de 20 kilomètres. En voiture, en bus, en train, les gens fuyaient. Dafina regarda abasourdie
les files de réfugiés, graves et silencieux, qui attendaient le verdict des capteurs de
radioactivité.
Tous ces visages, apparemment sans émotion, lui en rappelaient d’autres, aux portes
des camps, à la frontière du Kosovo et de la Macédoine. Son esprit s’échappa. Elle
ne vit pas la fin des informations, submergée par ses souvenirs. Précis, puissants.
En vrac.
C’était l’année du BEPC. Elle était très fière de l’avoir obtenu. Pour la récompenser,
Balmira et Nicole lui avaient offert un ordinateur acheté bien avant, avec l’abonnement internet, comme si le résultat n’avait fait aucun doute. Elle s’était soudain
sentie libre, happée par le sentiment puissant d’appartenir au monde entier tout en
gardant le pouvoir de conserver son jardin secret.
Quelques jours après, le 20 juin 2003, son univers protégé avait basculé. C’était un
jour de classe pas tout à fait comme les autres. Plus court car il devait se terminer
exceptionnellement à midi et se poursuivre par l’anniversaire des jumelles. Dégagée
de la pression de l’examen, la classe attendait tranquillement les vacances d’été.
Le professeur d’histoire, madame Gabrieli, avait souhaité rendre l’heure de cours
« utile » en les faisant réfléchir, de manière « participative », à la deuxième guerre
mondiale. Les visages étaient amorphes et les esprits déjà ailleurs. Dafina ne pensait qu’à la fête chez Mathilde et Clémence.
La première initiative de madame Gabrieli quelques mois plus tôt, avant les vacances de printemps, avait provoqué la colère de certains parents d’élèves. Le bruit
s’en était rapidement répandu au collège. Personne n’avait vraiment su qui s’était
plaint d’elle à l’inspection académique. Mathilde, déléguée de la classe, avait simplement entendu au dernier conseil, qu’il lui était reproché de faire de la politique,
à cause des citations écrites au tableau.
Tout le monde avait recopié ces fameuses citations. De belles phrases que Dafina
connaissait par cœur. Celle de Jean Jaurès : « Le capitalisme porte la guerre comme
la nuée porte l’orage », et celle d’Anatole France : « On croit mourir pour la patrie et
on meurt pour les banquiers ».
[ … ]
21
22
Table des matières
Sans précaution…
Pauline décida…
31
Il était tard…
32
Pauline bailla…
29
Pas si mal…
1
2
Pauline arrêta…
3
4
5
6
Pauline n’avait pas…
Lundi…
Lundi soir…
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
5
6
7
12
13
16
17
18
19
25
31
32
35
45
55
60
61
62
63
68
75
78
83
87
89
99
105
109
114
117
120
123
23
21
22
23
24
25
26
27
28
Pauline ne relut…
30
31
Pauline se souvint…
33
34
35
36
37
38
39
40
41
42
43
44
45
46
47
48
49
50
51
52
Mardi.
Le mardi…
125
128
138
142
146
152
154
162
167
168
172
179
180
183
191
193
195
203
210
212
217
219
226
233
235
240
245
249
255
262
264
270
274
275
24
du même auteur :
— Cherche justice désespérément - Démence et culpabillité
( préface de Gilles Perrault ) - Editions Denoël - 1993
25
http://www.facebook.com/chasseurabstrait.tamaranassibov
Le chasseur abstrait éditeur
12, rue du docteur Jean Sérié
09270 Mazères - France
ISBN : 978-2-35554-318-0
EAN : 9782355543180
ISSN collection L’Imaginable : 2102-1805
Copyrights :
© 2014 Le chasseur abstrait éditeur
26
27
Ce roman est un manuscrit proposé à une maison d’édition. Pauline, membre du comité de lecture, le lit…
L’histoire : Tamara n’a que 6 ans quand ses parents fuient avec
elle la Géorgie sous les bombardements, pour chercher refuge en
France. Sans hébergement, à la rue, la famille Nassibov voit une
fois de plus son destin basculer. Leur petite fille, Tamara, décède
d’une maladie banale non soignée. Ce qui aurait pu n’être qu’un
simple fait divers, se transforme en « affaire » avec l’ouverture d’un
procès. Là, plusieurs logiques vont s’affronter : celle des parents
soutenus par le Collectif Prendre sa part, celle du préfet du département dont les yeux sont rivés sur les quotas d’expulsion, et celle
des travailleurs sociaux qui passent leur temps à colmater les
brèches d’un navire qui n’a plus de capitaine. Alors, qui est responsable ?
Parmi les témoins, Dafina, jeune femme d’origine kosovare, exilée
en France et devenue greffière. Son histoire se croise avec celle du
préfet qui avait tenté de l’expulser quelques années auparavant.
Pauline va-t-elle défendre ce livre ?
Prix: 22 €
lechasseurabstrait.com
28