Une question de taille Olivier Rey
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Une question de taille Olivier Rey
Une question de taille Olivier Rey Les bonnes feuilles de l’ouvrage… Le marché contient la violence, aux deux sens du verbe « contenir » ; le marché prévient l’expression directe de la violence en médiatisant la lutte pour se faire reconnaître par l’autre à travers l’acquisition de « biens » ; mais cette lutte générale est aussi le premier carburant qui fait tourner la machine. C’est pourquoi, si l’économie se grippe, si la croissance qui adoucit les antagonismes s’évapore, la violence menace de resurgir sous les formes les plus brutales. Quant au rythme de consommation à maintenir sans cesse, il ne peut être atteint qu’au prix d’un pillage et d’une destruction de la nature. Mais celle-ci s’épuise. Au bout d’un moment, la violence « externalisée » et les passions déréglées reviennent assaillir l’homme sous la forme d’un dérèglement des équilibres naturels. La violence guette, d’autant plus terrible qu’on a oublié dans l’intervalle les anciens accommodements avec elle. *** Les ravages causés au monde ne sont pas seulement une source de nuisances, ils nourrissent aussi le sentiment diffus d’un sacrilège au sein même de sociétés qui prétendent en avoir fini avec le sacré. Significatif à cet égard l’emploi du mot « pollution » ; Littré dans son dictionnaire définissait ainsi le mot : « profanation, souillure. Certains péchés d’impureté. » Il ne s’agit pas d’être contre la technique mais contre ses métastases qui se mettent à détruire les conditions les plus élémentaires d’épanouissement. Le progrès technique a toujours été ambivalent. Que, globalement, les avantages l’aient longtemps emporté sur les nuisances ne signifie pas que tel soit le cas indéfiniment. Comme l’a noté Simon Weil « plus le niveau de la technique est élevé, plus les avantages que peuvent apporter des progrès nouveaux diminuent par rapport aux inconvénients » -, jusqu’au moment où les inconvénients dominent. Hormis la bonne volonté, rien ici-bas n’est absolument bon et, pour tout type de technique, d’activité ou d‘organisation, il existe un seuil au-delà duquel le développement devient contre-productif et nuit à la situation qu’il était censé améliorer. La règle concerne non seulement le niveau de développement mais aussi sa vitesse. *** L’œil aérien embrasse trop vaste, il nous révèle un monde sans rapport avec celui que notre corps est à même d’habiter, tout en nous dérobant les détails qui sont pour nous véritablement signifiants. On peut, éventuellement, mettre des noms sur certaines villes, montagnes, rivières que l’on voit. La nature n’est pas faite pour être regardée de si haut ni pour défiler derrière les vitres à la vitesse des trains rapides ou des voitures sur l’autoroute car là aussi notre rapport au monde est anéanti, parce que nous ne faisons plus partie du même espace que ce que nos yeux nous donnent à voir. *** L’école ne pourrait retrouver une certaine vigueur qu’en acceptant, au préalable, un rôle limité. Ceux qui, au lieu de prôner comme Illich une déscolarisation de la société, en appellent à une rescolarisation de l’école, doivent comprendre que la première ne s’oppose pas à la seconde mais en est une condition nécessaire. Car c’est la prétention de l’école à être la grande éducatrice qui lui ôte désormais toute possibilité de se démarquer du monde tel qu’il va. Elle ne saurait à la fois constituer une zone à part, protégeant les jeunes d’une société entièrement livrée à l’économie et à la consommation, et élargir toujours davantage son emprise, ce qui finit fatalement par la mettre en phase avec ce qu’elle prétendait tenir à distance. *** Une société qui a récusé toute transcendance, tout lien positif au passé, tout mythe et tout rite qui ménagent une place à la mort au sein de la vie et réduit l’existence des personnes à la stricte période qui s’étend de la naissance au décès, se dédouane de la détresse aride à laquelle elle abandonne les mourants et leurs proches par un dernier baroud thérapeutique - après quoi on n’en parle plus. Le coût de ce baroud devenant considérable, au point de choquer la logique économique qui veut que les ressources soient affectées, en priorité, au développement des forces productives, la sympathie grandit envers les personnes disposées à hâter leur fin par un suicide assisté : l’aliénation à la technique et aux services est si complète que même le suicide doit être pris en charge. *** La dissociation entre fins et moyens, qui augmente fatalement avec la division du travail, doit donc apporter de grands bénéfices pour être à même de compenser les inconvénients qui lui sont inhérents. Et là encore, au-delà d’un certain seuil, le bilan devient négatif. Quand la spécialisation devient trop poussée, le clivage entre moyens et fins trop extrême, l’obtention de la fin ne compense plus les sacrifices auxquels il a fallu consentir dans la mise en œuvre des moyens, l’augmentation de la production ne rattrape pas l’appauvrissement humain qu’à nécessité son obtention. N’est-il pas significatif que le premier souci d’une politique économique, aujourd’hui, ne soit pas de satisfaire des demandes matérielles mais de créer des emplois. La production, qui était le but du travail est devenue un moyen d’en fournir. D’où le caractère hagard de la vie contemporaine. Même les plus atroces débauches de consommation, pour ceux qui peuvent s’y livrer, ne rendent pas ce qui a été perdu dans la dissociation complète des moyens et des fins car la consommation laisse inassouvi un besoin fondamental de l’être humain qui est d’agir, ou du moins d’en avoir la possibilité. Il est vrai que selon certains utopistes, les progrès de la technologie et de l’automatisation pourraient faire régresser le temps de travail nécessaire dans de telles proportions que l’existence se trouverait presque entièrement vouée aux loisirs. Le malheur est que dans ce cas la gratuité du loisir, qui fait une grande partie de son charme en contraste avec les activités nécessaire, deviendrait une malédiction, tant il est vrai que la liberté ne s’épanouit pas à l’écart de la nécessité mais à son contact, ou du moins dans son voisinage permanent. Les machines ne doivent pas être trop efficaces afin que puisse s’établir un équilibre sain entre ce que nous tirons de l’industrie et ce que nous avons besoin de faire par nous-mêmes. Les bons outils - ceux que Illich nomme « conviviaux » -, sont ceux qui augmentent l’autonomie de la personne. Les mauvais outils sont ceux qui ne sont plus à la mesure de la personne et qui dépassent complètement ce que l’utilisateur est à même de se représenter. *** La propriété n’a pas disparu, loin de là, mais elle tend à se concentrer toujours davantage au sein de grandes firmes qui, au lieu de vendre quelque chose, donnent accès à des services qui, lorsqu’ils s’interrompent laissent la personne parfaitement démunie : on devient locataire de sa propre existence. *** La taille de la société influe sur la formation du caractère. Plus la personne est amenée dans ses activités quotidiennes à côtoyer des individus nombreux et qu’elle connaît peu ou pas du tout, plus elle tendra à développer envers eux de l’indifférence ou des conduites utilitaires. C’est ainsi qu’une société trop étendue et trop ouverte, que certains imaginent le meilleur antidote au repli sur soi, favorise au contraire l’égoïsme. Pour Léopold Kohr (auteur de « The breakdown of nations » publié en 1957), il n’y a pas de détresse sur terre qui puisse être soulagée sauf à petite échelle. Dans l’immense tout s’effondre même le bien car, comme il apparaîtra avec de plus en plus d’évidence, le seul et unique problème du monde n’est pas le mal mais la taille excessive. C’est pourquoi par l’union ou l’unification, qui augmente la masse, la taille et la puissance, rien ne peut être résolu. Au contraire, la possibilité de trouver des solutions diminue au fur et à mesure que le processus d’union avance. L’unification c’est la solution de l’effondrement spontané. Le système fonctionne qu’au pris de deux grands maux : le premier est une homogénéisation, un nivellement du monde pour autant que l’argent évalue de la même façon toute la diversité des choses. Le second est une démesure intrinsèque. Aristote distinguait l’économie, l’art de pourvoir aux besoins et au bien-être. Ce que nous persistons à appeler économie est en réalité une économie déréglée parce qu’il n’y a aucune limite à la richesse et à la propriété. Finalement, le renoncement moderne à chercher à orienter la vie selon le bien pour ne s’en remettre qu’aux désirs des individus, aux régulations du marché et aux principes de sélection darwiniens n’est, sous l’emballage de discours experts, qu’une forme de retour à l’animalité. *** A partir du secteur économique, qui était le domaine d’élection du libéralisme et au fur et à mesure que dépérissaient les traditions qui limitaient son déploiement, ce libéralisme extensif a progressivement étendu son emprise sur tous les aspects de la vie humaine (encore une question de taille et de proportion !). Et c’est alors que la logique économique ne connaît plus de bornes. Il englobe tout. Les relations sociales se retrouvent alors encastrées dans le système économique jusqu’à l’arasement de la différence entre les hommes et les femmes. Un monde genré, composé donc d’hommes et de femmes, est un monde hétérogène où la convertibilité des choses est limitée ; en regard d’un travail considéré du point de vue techno-scientifique, ce monde d’hommes et de femmes n’a aucun sens pour la logique économique ; il est nuisible au plein déploiement de celle-ci. En revanche, un monde sexué - il n’y plus d’homme ni de femme mais des êtres de sexe masculin, féminin ou neutre - est un monde fondamentalement homogène où toute différence est relativisée car le sexe devient un attribut secondaire (subjectif). Un tel monde n’ayant jamais existé où que ce soit, Illich a fait de la réduction du genre au sexe « la caractéristique anthropologique décisive qui distingue notre temps de tous les autres. » Une fois les stéréotypes de genre déconstruits, arrive alors non pas l’harmonie mais la guerre des sexes ; et Christopher Lasch de noter : «Hommes et femmes font des demandes extravagantes à leur partenaire et sont remplis d’amertume lorsqu’ils n’obtiennent pas satisfaction ». Guerre des sexes avant une guerre de tous contre tous. L’anomie par décomposition interne, telle est la menace qui pèse sur les sociétés humaines. *** Platon, Aristote, Montesquieu, Rousseau jusqu’à Charles Fourier, tous ont privilégié la cité contre la nation et les Empires car à leurs yeux, la démocratie n’est viable que pour les petites populations. A ce sujet il est stupéfiant que toute la sociologie ait ignoré le caractère essentiel du nombre, à l’exception d’Auguste Comte. En penseur conséquent, il comprenait que la société devait avoir une certaine taille, suffisamment grande pour permettre aux différentes fonctions de se développer et à la diversité humaine de fleurir, suffisamment petite pour que la nature sociale de l’être humain s’exprimât pleinement. Les mouvements d’unification à l’œuvre au XIXe siècle lui faisaient l’effet d’aberrations rétrogrades, lui qui imaginait une Europe composée de 70 républiques. L’U.E est un bon exemple de pareille situation qui cumule l’incapacité à traiter les questions qui seraient véritablement de son ressort et le cauchemar de centralisation et d’uniformité qu’elle impose dans les domaines que les Etats consentent à lui abandonner. Avec un siècle de décalage, Léopold Kohr a retrouvé les positions de Comte ; s’il s’est opposé à l’idée d’Union européenne c’est qu’il pensait celle-ci mortifère sans un démembrement préalable des quelques trop grandes nations qui entrent dans sa composition. La question du nombre est également étrangement absente des questions morales dont le grand principe est d’aimer l’autre comme soimême. En effet, comment aimer son prochain comme soi-même quand il se présente en légion ? Avec la meilleure volonté du monde, il devient impossible de faire attention à «chaque un ». L’anonymat est un gigantisme qui met en échec une morale fondée sur l’attention à porter à l’autre. Dans des nations comptant des dizaines, voire des centaines de millions de ressortissants, les individus sont trop nombreux pour être gouvernés autrement que selon des données statistiques. C’est dans cette mentalité systémique propagée par les grands nombres que l’on trouve les conditions d’une atrophie de la sensibilité. Pour essayer de conjurer cette indifférence ou cette exaspération provoquées non pas tant par la quantité totale des hommes que par le nombre de ceux que la vie moderne met en mouvement, rassemble et amène à se côtoyer, chacun s’évertue à recréer autour de lui un milieu retreint et familier au-delà duquel sa sensibilité refuse de fonctionner. ______________________ Le sens de la mesure ! Ce sur quoi nous pourrions nous fonder pour la retrouver, afin de mener une vie authentiquement humaine Le Prince Hamlet nous en apprend long sur nous-mêmes lorsque, tardant à venger le meurtre de son père, il se dit que «cette hésitation coupée en quatre, n’a qu’un quart de sagesse et trois de frayeur ». Hamlet est peu porté aux actes extrêmes mais, honteux de cette placidité, il se trait de lâche et s’adresse des harangues enflammées pour secouer son indolence : «Oh, désormais, que ma pensée se voue au sang ou qu’elle avoue son néant ! » Pour les Grecs, la mesure était une conquête, pour les Européens elle a paru un chemin de facilité et de paresse. De même que, selon Aristote, la véritable grandeur de l’Etat ne résidait pas dans son extension mais dans sa faculté à accomplir son œuvre, de façon générale la véritable grandeur de toute chose tenait non à un aspect spectaculaire mais à la coïncidence avec ce qu’il lui convenait d’être. La juste mesure était tout sauf tolérance indistincte ou mollesse, c’étaient bien plutôt les excès qui signalaient un caractère faible et avachi. Si le courage, par exemple, pouvait être considéré, d’un point de vue « géométrique » comme un milieu entre la témérité et la lâcheté, dans l’ordre éthique, il était non pas un moyen terme mais un sommet. Cette conception de la vertu comme sommet était encore le fait de saint Thomas d’Aquin. La modernité est d’un autre avis ; la vertu est devenue une tiédeur, la mensure une médiocrité, la maîtrise de soi et le respect des limites les indices d’une nature pauvre et sans générosité. Là où les Grecs devaient en permanence se représenter les dangers de la démesure, les Européens n’ont cessé de caresser leurs fantasmes, de se flatter de visions extrêmes afin de se mettre en train. De là, entre autres, le développement d’idées révolutionnaires intransigeantes et sublimes : moins expression d’un désir réel et bien médité que compensation à un ordre des choses désespérément stable ; Orwell en était conscient : «Toute opinion révolutionnaire tire une partie de sa force de la secrète conviction que rien ne saurait être changé. Quand les seuils de contre-productivité sont partout dépassés, quand les efforts pour maîtriser les processus en cours ne font plus qu’aggraver leur caractère incontrôlable, quand la démesure est générale, la seule voie sensée est la décroissance. La plupart des organismes, une fois une certaine taille atteinte, cessent de grandir, ce qui en fait de mauvais exemples pour justifier une croissance infinie. Servir la vie, pour les êtres humains, ce n’est pas croître aveuglément, dans quelque direction que ce soit, c’est réfléchir à ce qu’il convient de faire croître, comprendre que passé un certain seuil le « développement » tel qu’on l’entend depuis deux siècles, rabougrit la vie humaine quand il n’en vient pas à détruire ce qui lui permet de simplement être. La question n’est pas d’opter pour la simplicité ou la sophistication, la croissance ou la décroissance dans l’absolu : elle est de se comporter selon ce qui est opportun. Cela ne signifie pas que cette direction sera prise car, lorsque les choses sont vraiment devenues trop grosses, elles s’autonomisent, échappent à tout contrôle et continue de grossir sans qu’on n’y puisse rien. Leopold Kohr se demande s’il est envisageable de démanteler les « grandes puissances » qui tout à la fois résultent du processus et l’accélèrent. S’il est vrai que l’ordre et le désordre sont les deux dangers, au point où nous en sommes, c’est le désir d’ordre à un niveau sans cesse supérieur qui aggrave le désordre – l’ordre et le désordre croissent ensemble. Des unions sans cesse plus vastes n’arrangeront rien. Sur le plan économique et technique, il nous faut aussi reconnaître que, au point où nous en sommes, adopter la voie de la décroissance n’est pas sans danger. En effet, quoique seule à même de prévenir ou d’amortir la catastrophe, la décroissance peut également signifier, pour les communautés humaines qui l’adopteraient, un écrasement plus rapide encore. Songeons au sort que connurent les peuples colonisés, subjugués parce que les moyens traditionnels se trouvaient surclassés par la puissance de la technique moderne. Tout refus de l’asservissement par la technique induit l’asservissement à ceux qui disposent de la technique. L’incapacité à inverser le mouvement n’est pas seulement politique, elle est aussi anthropologique. Le règne de la société de consommation est désormais tel que l’immaturité générale qu’elle organise et entretien nous empêche de mettre un frein à nos avidités, nous rend inaptes à trouver satisfaction le limité. Toutes les cultures se sont efforcées de faire mûrir les hommes, de leur faire prendre leurs distances avec le fantasme infantile d’indépendance et de domination absolues en fixant des bornes, en faisant de la reconnaissance des limites une condition de sagesse. L’un des plus grands bouleversements modernes est d’avoir rompu avec cette apologie des limites et d’avoir, au contraire, promu l’illimité. Concernant la technique, il est à l’heure actuelle moins besoin d’un philosophie raffinée que du simple bon sens pour constater que le point où le oui doit se muer en non a été franchi dans à peu près tous les domaines. Des grandes entreprises qui ont intérêt à une artificialisation toujours plus grande de la vie pour élargir leurs marchés comme les gouvernements qui attendent des innovations qu’elles stimulent la croissance, fassent baisser le chômage et permettent de tenir son rang dans la compétition mondiale, doivent manœuvrer pour prévenir les résistances et faire accepter à des populations de plus en plus circonspectes les dernières avancées des dernières décennies, constituent un aspect de ce dispositif. Par leur seule existence, ces comités laissent entendre que les avancées des sciences et des techniques ne sont pas justiciables de la morale traditionnelle, qu’en c e domaine le tout-venant n’est pas apte à juger mais dont se confier à l’avis d’experts. Quoiqu’il en soit, il n’y a pas de sens à imaginer entre des milliards d’individus une solidarité comparable à celle qui peut unir l’équipage d’un vaisseau – on a là l’exemple typique d’une comparaison vaine et trompeuse parce qu’elle ignore les différences d’échelle. Un danger à même de souder un petit groupe a l’effet inverse sur une masse ; des personnes qui s’aident pour sortir d’une maison en flammes se piétinent les unes et les autres pour échapper à l’incendie d’une grande salle : le danger commun, loin de favoriser l’assistance mutuelle, induit alors l’égoïsme individuel ou de groupe. Ce qui nous arrive n’a plus la forme de l’histoire, mais celle d’un gigantesque processus, comme un titanesque glissement de terrain dont il nous faut attendre qu’il s’achève pour que les survivants puissent reprendre pied.