Festivals : la musique du tiroir-caisse

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Festivals : la musique du tiroir-caisse
Culture
Festivals : la musique du tiroir-caisse
Aux Eurockéennes, à Belfort, hier vendredi. (Reuters)
Bruno Icher et Gilles RenauLT
QUOTIDIEN : samedi 5 juillet 2008
Le premier week-end de juillet ouvre la saison des grands festivals musicaux
en France. En lice, les Eurockéennes de Belfort qui soufflent leurs vingt
bougies, Solidays à Paris qui fête, lui, son dixième anniversaire, Terre Neuvas
à Bobital en Bretagne, Main Square à Arras, sans oublier Werchter en
Belgique, se tirent la bourre. Un panorama qui ne serait pas complet sans la
réunion au Parc des Princes, samedi à Paris, autour du prospère Mika, suivie,
pour les ados qui n’ont pas déjà claqué tout leur argent de poche de l’été, de
l’Unighted au Stade de France à Saint-Denis, dimanche, sous la houlette de
l’infernale famille Guetta. Par ailleurs, d’autres manifestations à la voilure plus
modeste tentent de se faufiler entre les pattes des mastodontes, comme les
subtiles Tombées de la nuit à Rennes, Au foin de la rue en Mayenne, ou, plus
arty bricolo, Copyfest à Donzac (Tarn-et-Garonne). Entre autres.
Diktat. En coulisses de ces événements, plusieurs mois avant le lancement de
la saison, les organisateurs se livrent une guerre sans merci pour construire
une programmation alliant têtes d’affiche assurant la fréquentation, valeurs
montantes qui se construisent un palmarès et jeunes inconnus appelés à ne
pas le rester longtemps. Seulement, la donne est en train de changer. La ligne
artistique semble parfois ployer sous le diktat de la billetterie. Plus compliqué
encore, cette année sera marquée par l’entrée en scène de groupes financiers
d’échelle mondiale qui défient ces manifestations créées pour la plupart dans
l’euphorie de la décentralisation des années 80, voire dans un passé proche
mais toujours avec le soutien financier de collectivités locales aux ressources
limitées.
C’est que, depuis l’effondrement inexorable de l’industrie du disque, la scène
connaît un regain d’intérêt massif. Acheter le dernier album de Madonna à
20 euros n’est pas forcément une priorité (d’ailleurs, son récent Hard Candy se
plante), loin de là, alors que voir son show peut conduire le même individu à
débourser entre 100 et 150 euros. Et le phénomène ne concerne pas qu’une
poignée de divas. La plupart des artistes entendent bien rentabiliser au
maximum leur passage sur scène, histoire de compenser le manque à gagner
des ventes de CD.
Cet engouement autour du live a donc aiguisé les appétits. Celui des artistes
en premier lieu qui, parfois, ne fonctionnent plus au cachet, mais à l’offre. Les
agents des groupes font monter les enchères dans des parties de poker
menteur tenues ultra-secrètes puis choisissent les meilleures propositions.
Sans jamais citer de chiffres au cas par cas, les organisateurs parlent d’une
augmentation annuelle des cachets de l’ordre de 30 à 50 % au cours des trois
dernières années. En un an, par exemple, les rockers anglais d’Artic Monkeys
auraient ainsi pété les plombs, multipliant par dix leur voracité financière, sans
rien changer à leurs prestations.
Tabou. Autre conséquence de cette inflation de l’offre, la course vertigineuse
au cacheton. En jetant un coup d’œil à la programmation du week-end, on
croit avoir la berlue. Gossip, par exemple, fera le show à Werchter, mais aussi
aux Eurockéennes et à Solidays. Trois jours, trois concerts. Mika, dans son
genre n’est pas mal non plus, avec le Parc des Princes, Arras et la Belgique. Et
un grand bravo à Cali, le seul à faire mieux avec, par ordre d’apparition, Albi le
3 juillet, Bobital le 4, Solidays le 5 (matin), puis Thonon-les-Bains le même
jour (mais le soir) et Belfort le 6. Autre exemple dangereux d’uniformisation et
de lassitude, The Dø, révélation française de l’année, ratisse une quinzaine de
festivals cet été, à commencer par Belfort et Arras ce week-end. Sachant que
la plupart de ces artistes tournent déjà intensivement depuis le début de
l’année, voire plus, quid de la fraîcheur et de l’enthousiasme ?
A l’inverse, prérogative de ponte, la principale tête d’affiche de l’année,
Radiohead, joue cette carte de l’exclusivité (comme Björk l’été dernier, qui
avait limité ses vocalises à Nîmes et Rock en Seine) qui permet de faire
exploser les tarifs. Le groupe de Thom Yorke ne sera visible qu’à Arras et à
Werchter, moyennant un cachet si astronomique qu’il confine au tabou (dans
les 500 000 euros?). Une exclu conclue par Live Nation, le nouvel épouvantail
des festivals de l’été (lire page 5).
Le risque inhérent à ce durcissement est bien entendu celui d’une musique à
deux vitesses avec, d’un côté, une poignée de têtes d’affiche payées à prix
d’or, et de l’autre, une multitude de petits groupes contraints de ramer pour
s’en sortir sur le chemin de projets associatifs menacés par une telle escalade.
témoin, la fragilité de petits festivals émérites comme Chauffer dans la
noirceur, les 3 Eléphants, Rock’n poche. La perspective est d’autant plus
inquiétante que de nouvelles pratiques commencent à faire école. A cet égard,
l’ogre Live Nation qui organise Main Square pour la première fois à Arras
pourrait inspirer d’autres groupes industriels fortunés, ravis de se diversifier
dans une activité dont ils croyaient qu’elle était en crise profonde.
http://www.liberation.fr/culture/337144.FR.php
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