nouvelles menaces, nouveaux États, nouvelle justice

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nouvelles menaces, nouveaux États, nouvelle justice
Partie 1
APRÈS L’IRAK :
nouvelles menaces,
nouveaux États,
nouvelle justice
1. Vers une nouvelle course
aux armements non conventionnels ?
2. Le state building
au secours de la sécurité internationale ?
3. La justice pénale internationale :
États et justice
RAMSES 2004
Sommaire et auteurs
p. 31
Vers une nouvelle course aux armements non
conventionnels ?
Thérèse Delpech
1.
2.
3.
4.
L’ombre portée du passé : l’URSS et la politique de la Russie
Le présent : des crises de prolifération majeures à résoudre
L’avenir : un risque d’emploi accru
Répondre aux nouvelles menaces non conventionnelles
Bibliographie
p. 47
Le state building au secours de la sécurité internationale ?
Béatrice Pouligny et Raphaël Pouyé
1. State building et nation building
2. Quand l’ONU (re)construit des États
3. Un programme politique contradictoire
30
Bibliographie
p. 61
La justice pénale internationale : États et justice
Philippe Moreau Defarges
1.
2.
3.
4.
5.
De la vengeance à la justice
Que juger ?
Quels coupables ?
Quels juges ?
Comment juger ?
Bibliographie
Vers une nouvelle
course aux armements
non conventionnels ?
Thérèse Delpech
E
n juin 2003, au sommet de Thessalonique,
la prolifération des armes de destruction
massive a été présentée, dans un document
du Haut Représentant de l’Union européenne pour
la politique étrangère et de sécurité commune
(PESC), comme la plus importante menace du
XXIe siècle1. C’est la première fois que l’Union,
souvent timorée sur les questions de sécurité, se
prononce aussi clairement sur ce sujet. La crainte
qu’inspirent les armes de destruction massive au
seuil de ce siècle pourrait étonner. Après tout, c’est
la guerre froide qui se définissait par la menace
balistique, nucléaire, biologique et chimique. Les
populations civiles étaient peut-être moins préoccupées des deux dernières, qui font l’objet de révélations depuis seulement 10 ans, le plus souvent
par des transfuges russes. Mais la menace qu’elles
faisaient peser était tout aussi réelle que celle des
armes nucléaires.
Pour celles-ci, on comptait méticuleusement les
missiles et les ogives de chaque côté des deux
« blocs », avec l’idée que tout déséquilibre en faveur
de l’un des camps risquait de conduire à une première frappe, un avantage décisif et une catastrophe
sans nom. Le fait que ces armes n’aient pas été
utilisées par les deux adversaires pendant leur
longue période d’adversité doit beaucoup à la dissuasion, sans doute aussi à la chance, mais n’enlève rien au caractère presque monstrueux d’une
menace qui demeurera insurpassable dans l’histoire de l’humanité. Les armes de destruction mas-
sive ne seront jamais, semble-t-il, aussi redoutables
qu’elles l’ont été au XXe siècle, compte tenu des
quantités d’armes nucléaires ou de stocks d’agents
chimiques ou biologiques en cause2, des multiples
possibilités d’erreur et de mauvaise interprétation
des deux camps3, et de la violence idéologique qui
séparait les adversaires dans une confrontation qui
couvrait la quasi-totalité du globe.
Quelles que soient les incertitudes stratégiques
actuelles, on ne peut donc manquer d’être frappé
par la réduction substantielle de cette menace
majeure, qui consistait tout simplement à risquer
l’annihilation ou, comme on le disait aussi, la « vitrification » de l’hémisphère Nord. Les risques actuels
paraissent beaucoup plus limités. Les conflits de
l’après-guerre froide ne sont pas nécessairement
moins meurtriers, comme le rappelle aujourd’hui
l’exemple tragique du Congo, où l’on compte déjà
plus de 3,5 millions de morts ; mais la menace
qu’ils font peser sur la sécurité internationale est
d’un autre ordre. Telle était du moins la croyance
qui prévalait dans les années 1990, qui ont vu tant
de conflits dévastateurs éclater dans les Balkans
et en Afrique. Certes, la distinction entre conflits
1. J. Solana, « Une Europe sûre dans un monde meilleur », Conseil européen, Thessalonique, 20 juin 2003.
2. Au début des années 1980, les arsenaux américains et soviétiques ont
totalisé environ 70 000 têtes nucléaires et réuni plusieurs dizaines de milliers de tonnes d’agents chimiques et biologiques, qu’il faut aujourd’hui
détruire à grand frais.
3. Comme en novembre 1979, en juin 1980 et en septembre 1983.
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2004
mineurs et conflits majeurs n’était déjà plus aussi
claire, comme l’avait montré, dès 1991, la guerre
du Golfe, qui a réuni la coalition la plus importante depuis la guerre de Corée ; et les tragédies
des guerres interethniques exigeaient des interventions humanitaires auxquelles la communauté
internationale s’était jusqu’alors refusée. Mais la
menace non conventionnelle avait considérablement reculé. C’est cette croyance simple qui est
remise en cause aujourd’hui. Il est essentiel de
comprendre pourquoi et de prendre la mesure de
ce phénomène.
Tout d’abord, l’espoir de voir les armes de destruction massive disparaître rapidement de la surface de la terre n’a jamais été à ce point irréaliste
qu’il ait fait oublier la menace que ces arsenaux
feront peser sur la sécurité internationale pendant
encore des décennies. Il a d’abord fallu résoudre
les difficiles problèmes de succession de l’Union
des républiques socialistes soviétiques (URSS), ce
qui a pris trois longues années : c’est seulement
en décembre 1994 que la Biélorussie, le Kazakhstan
et l’Ukraine ont tous ratifié le Traité sur la nonprolifération des armes nucléaires (TNP). Ceci a
permis de rapatrier les missiles et les têtes nucléaires,
mais non les matières fissiles. Puis il a fallu s’attaquer à la destruction totale ou partielle des stocks,
qui prendra des décennies, avec – pour l’ex-URSS
– l’aide des pays les plus riches de la planète4. Il
a enfin fallu songer à la sûreté et à la sécurité des
armes, matières nucléaires, agents biologiques et
chimiques aussi longtemps qu’ils feraient partie
des arsenaux des anciens rivaux. Cette dernière
ambition n’aura peut-être jamais de fin. Mais l’héritage le plus dangereux se trouve ailleurs. La guerre
froide a lié dans les esprits l’idée de puissance avec
la détention d’arsenaux non conventionnels. Cette
image demeure après la fin de la confrontation
bipolaire, d’autant plus que les armes conventionnelles de nouvelle génération – celles qui permettent aux États-Unis d’avoir la maîtrise du ciel,
de la nuit, des mers et bientôt de l’espace – sont
hors de portée de la plupart des pays du monde.
La confrontation bipolaire a aussi permis le développement de nombreuses coopérations avec des
États « clients » que l’on cherchait à fidéliser, et
ces nations ont poursuivi avec leurs moyens propres
des programmes commencés avec l’aide de l’un
des deux grands. Telle est l’explication de la présence quasi universelle des missiles Frog (70 km
de portée) et surtout Scud (300 km), d’origine
soviétique, dans les programmes balistiques des
pays du Tiers-Monde. L’URSS a vendu ces missiles directement ou indirectement à l’Égypte, à la
Syrie, à l’Irak, à l’Iran et à la Corée du Nord5. La
conjugaison de ces deux phénomènes – l’image
de la puissance liée aux armes de destruction massive et la dissémination « sauvage » de vecteurs
qui pouvaient être allongés par les acquéreurs –
suffirait à rendre le paysage stratégique du
XXIe siècle particulièrement instable. L’intérêt de
nombreux pays pour les défenses antimissiles, qui
a suscité l’un des grands débats stratégiques de la
fin du siècle précédent, a mis l’accent sur leur vulnérabilité croissante aux vecteurs balistiques, dont
le nombre et la portée sont en augmentation.
Mais la plus grande nouveauté des 10 dernières
années est la puissance croissante de groupes d’individus qui ont à la fois les moyens de produire
des armes non conventionnelles – notamment chimiques ou radiologiques – et la volonté affichée
de s’en servir. Le 11 septembre 2001 a révélé, pour
la première fois dans l’Histoire, l’impact stratégique, et plus seulement tactique, d’une organisation non étatique dans les affaires internationales.
Cet événement exprime la violence et le désordre
de notre temps avec un pouvoir symbolique exceptionnel. Même s’il a été perpétré avec des moyens
classiques, c’est lui qui fait craindre l’avènement
d’actes terroristes chimiques, biologiques6 ou même
radiologiques et nucléaires. En d’autres termes, la
grande différence avec le siècle précédent du point
de vue des armes de destruction massive est non
seulement leur dissémination croissante, mais surtout un risque d’usage plus élevé en raison de tensions régionales qui ne trouvent pas d’issue et d’une
privatisation de la violence extrême, jusqu’alors
réservée aux États.
4. La décision du sommet du G8 de Kananaskis en témoigne : 10 milliards de dollars promis par les États-Unis et 10 milliards de dollars promis par les autres membres du G7 pour les 10 prochaines années.
5. La Corée du Nord a acquis ses missiles Scud de l’Égypte et l’Iran de la
Corée du Nord (lors de la guerre Iran-Irak).
6. Des attentats chimiques et biologiques se sont déjà produits au Japon
au début des années 1990, mais seul l’attentat au sarin dans le métro de
Tokyo, qui a tué 12 personnes, a été retenu par les médias avant les
attaques d’octobre 2001 aux États-Unis avec des lettres piégées à l’anthrax.
Vers une nouvelle course aux armements non conventionnels ?
Encadré 1
Les armes chimiques
Dès l’Antiquité, des fumées toxiques ont été utilisées
dans les conflits armés. Mais la guerre chimique moderne
date de la bataille d’Ypres, dans la soirée du 22 avril 1915,
qui, dans une atmosphère de terreur, fit, en trois quarts
d’heure, 5 000 morts et 15 000 blessés. L’apparition de
l’arme chimique fut l’un des événements les plus importants du conflit. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’arme
chimique, bien qu’absente du champ de bataille, a permis
l’extermination des Juifs dans les camps (Zyklon-B).Au cours
de la guerre froide, les deux camps ont développé de nouvelles armes produisant des atteintes neurologiques dévastatrices sur l’homme avec des quantités très faibles de produit (neurotoxiques). Les allégations d’usage pendant cette
période ont été fréquentes, mais l’usage effectif plus rare.
L’Égypte a eu recours à l’arme chimique au Yémen dans les
années 1960, et l’Irak l’a utilisée massivement entre 1983
et 1988 contre l’Iran, et contre les populations civiles kurdes
en 1987 et 1988. C’est en août 1983 que l’ypérite et le gaz
moutarde furent utilisés par les forces irakiennes pour la
première fois. En 1984, les experts de l’Organisation des
Nations unies (ONU) identifient un autre agent chimique,
le tabun, mais la réaction internationale est inexistante.
Après de longs débats, l’Iran a lui-même décidé de produire
des armes chimiques, et s’en est servi, mais plus tardivement et avec beaucoup moins d’intensité que l’Irak. La
guerre Iran-Irak est, après la Grande Guerre, le premier
conflit qui a vu une utilisation massive des armes chimiques.
La négociation et l’adoption de la Convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC), en janvier 1993, est l’un
des résultats de la prise de conscience qui a suivi ce conflit.
Alors que les pays occidentaux ont tous mis fin à leurs
programmes offensifs et ne conservent que des programmes
de défense chimique pour se protéger d’attaques potentielles, ces armes sont présentes dans toutes les régions les
plus instables, particulièrement au Moyen-Orient, où elles
sont censées répondre à l’arsenal nucléaire israélien. Telle
est du moins la raison souvent invoquée par les pays arabes,
en particulier par l’Égypte, pour ne pas signer la CIAC. À
ces réalités régionales s’ajoutent de sévères difficultés de
vérification en raison de la facilité avec laquelle ces activités peuvent être camouflées derrière un usage industriel
licite, comme la fabrication de pesticides. Enfin, il n’est pas
aisé de sanctionner les violations dans ce domaine, d’autant que deux des membres du P5, la Russie et la Chine,
sont soupçonnés d’avoir des arsenaux clandestins.
Sur le plan technique, les armes chimiques connaissent
de nouveaux développements dans le domaine des neurotoxiques (auxquels appartiennent notamment le tabun, le
soman, le sarin et le VX), alors que les armes plus anciennes
(ypérite par exemple) sont toujours présentes dans de nombreux arsenaux ; l’ypérite contenu dans les obus datant de
la Première Guerre mondiale, retrouvés en quantité chaque
année, est toujours toxique.
1. L’ombre portée du
passé : l’URSS et la
politique de la Russie
Pour certains, c’est encore, et pour longtemps,
le problème majeur. Sans les énormes stocks
d’armes russes hérités de l’URSS, sans les milliers de scientifiques et de techniciens qui ont été
employés à produire les arsenaux non conventionnels soviétiques, sans la politique extérieure
souvent ambiguë de Moscou à l’égard de l’Irak,
de l’Iran ou de la Corée du Nord, les risques seraient
considérablement moindres. C’est la raison pour
laquelle les Occidentaux tentent de convaincre la
Russie de renforcer les contrôles sur ses entreprises
publiques et privées, et c’est aussi l’une des justifications de l’aide internationale, qui doit notamment permettre aux scientifiques et aux techniciens, impliqués précédemment dans les activités
non conventionnelles, de survivre.
Depuis le sommet du G8 de 2002, à Kananaskis
(Canada), l’Europe participe de façon plus substantielle aux efforts engagés dès le début des
années 1990 par les États-Unis, quand les sénateurs Sam Nunn et Richard Lugar ont fait passer
au Congrès une loi qui a permis d’engager un effort
soutenu d’assistance des pays issus de l’ex-URSS
pour contrôler et détruire leurs énormes stocks
d’armes non conventionnelles. Un regard sur les
priorités respectives des donneurs et de la Russie
est riche d’enseignements. Celles de Moscou portaient sur la destruction des armes chimiques et
sur l’aide au démantèlement des sous-marins, deux
sujets compréhensibles de sa part.
Le coût de la destruction des stocks d’armes
chimiques, à laquelle la Russie est tenue depuis
qu’elle a ratifié, en 1997, la Convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC) de 1993, grève
le budget de la défense russe de façon significative. D’ailleurs, presque 6 ans après cette ratification, la destruction des 40 000 tonnes d’armes chimiques a à peine commencé7, et l’installation des
infrastructures nécessaires à la destruction des plus
récentes (comme les neurotoxiques), à Sutchye,
7. Récemment, 500 tonnes d’ypérite ont été détruites à Gorny, installation destinée aux armes dites « anciennes » (ypérite, lewisite) pour un
coût (exorbitant) de 500 millions de dollars, financé par l’Allemagne et
les États-Unis.
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RAMSES
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est encore en cours. La communauté internationale fait face au dilemme suivant : certaines de ces
munitions, par exemple des obus de 82 mm, peuvent tenir dans une valise et leur usage terroriste
ne peut être exclu ; mais la Russie est aussi soupçonnée de conserver des activités résiduelles offensives, et l’aide internationale peut servir à maintenir des capacités chimiques autant qu’à en détruire.
L’autre priorité, celle du démantèlement des
sous-marins, peut faire l’objet d’un raisonnement
comparable, quoiqu’à un degré moindre : le ministère russe de la Défense reconnaît que le gardiennage des sous-marins représente une importante
charge budgétaire. La question est donc de savoir
si les matières nucléaires sont plus dangereuses
dans les ports ou à l’intérieur des terres. Ces incertitudes ont conduit certains pays européens, dont
la France, à retenir d’autres priorités pour l’utilisation des nouveaux crédits : la destruction ou la
conversion des stocks de plutonium, indispensable
compte tenu du démantèlement de milliers de têtes
nucléaires à la suite des traités START (Strategic
Arms Reduction Talks) et SORT (Strategic Offensive
Reductions Treaty), et l’accès aux activités biologiques russes. Dans le domaine nucléaire, les sites
sur lesquels des matières fissiles sont entreposées
ont été sécurisés à hauteur de 40 % seulement, et
tout l’arsenal tactique russe est encore hors traité.
La quantité et les lieux de stockage de ces armes
n’ont même pas été révélés.
Les pays européens s’intéressent aussi au démantèlement des armes biologiques. Le problème le
plus grave est la fermeture d’une partie des laboratoires russes à toute présence étrangère, en particulier quatre laboratoires placés sous le contrôle du
ministère de la Défense. La priorité est d’obtenir
des autorités russes une plus grande transparence
sur les activités conduites dans ce domaine8. Un travail commun sur les activités de bio-défense et sur
la mise au point de détecteurs, d’antidotes et de vaccins peut être envisagé, mais il doit être assorti du
renoncement de Moscou aux activités prohibées.
Compte tenu de la relative divergence entre la
Russie et les nouveaux donateurs en matière de
priorités, il convient sans doute d’accepter une certaine coopération dans le domaine chimique et,
plus encore, pour le démantèlement des sousmarins, à condition que Moscou accepte une ouverture dans les deux autres domaines, surtout le biologique, où les discussions restent difficiles.
Le rapprochement avec la Russie figure parmi
les grands objectifs politiques des États-Unis et de
l’Union européenne. Mais, contrairement à ce que
prétend le président George W. Bush, l’« âme » de
Vladimir Poutine n’est pas toujours simple à lire.
Ses deux rencontres récentes avec Kim Jong-il ont,
à juste titre, suscité des commentaires, et l’on ne
peut passer sous silence le soutien apporté par
Moscou à Pékin pour éviter toute position commune des cinq membres permanents (le P5) au
Conseil de sécurité après le retrait de Pyongyang
du TNP. Les relations avec l’Iran sont également
ambiguës, tout particulièrement dans le domaine
balistique.
D’autres développements ont pu surprendre dans
les dernières années. Personne n’imaginait par
exemple que, lors de manœuvres de l’armée russe
à l’été 1999, 10 ans après la chute du Mur, la simulation d’une attaque de Kaliningrad conduirait à
la décision par les autorités russes d’employer
l’arme nucléaire sur deux cibles européennes et
sur les États-Unis9. Personne n’envisageait non
plus que la Russie serait encore soupçonnée, en
2003, de cacher une partie de ses activités chimiques et biologiques10. Et personne ne pensait,
alors que la prévention de la prolifération avait été
une ambition commune des deux superpuissances
à l’époque de leur plus grande hostilité, que la
question deviendrait une pomme de discorde
8. Tout particulièrement après les révélations de transfuges soviétiques
qui ont décrit l’ampleur du programme biologique clandestin de l’URSS,
employant plus de 60 000 chercheurs et techniciens. Ils ont émis des
doutes sur l’arrêt du programme annoncé par B. Eltsine en 1992, au
moment où la violation par l’URSS de ses accords durant 20 années a été
reconnue officiellement.
9. Certes, ceci se produisait après la crise la plus grave qui ait opposé la
Russie aux pays occidentaux depuis la fin de l’URSS, à l’occasion de l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo. Une année plus tard, en juillet
2000, le chef d’état-major des armées, A. Kvachnin, a plaidé pour une
réduction très significative des forces nucléaires russes afin de faire face
aux déficiences conventionnelles considérables de l’armée russe, soulignées à l’envi par les généraux présents en Tchétchénie. Le nombre des
divisions nucléaires sol-sol devaient être réduites de 12 à 9, et celui des
têtes montées sur des missiles stratégiques à 1 500. Cette politique a été
arrêtée à l’automne 2002, mettant un terme à la « dénucléarisation » de
la Russie, dont la défense se « renucléarise ».
10. La Russie n’a pas déclaré l’intégralité de ses programmes d’armes
chimiques et doit toujours répondre aux questions qui lui sont posées à
ce sujet depuis 3 ans. Une large partie de l’empire biologique soviétique
a été démantelée, et notamment le complexe Biopreparat, qui camouflait
sous des activités civiles légitimes des programmes offensifs qui ont permis le développement de la maladie du charbon, de la toxine botulinique,
de la peste, de la tularémie, et de multiples fièvres hémorragiques (dont
la redoutable fièvre de Marbourg). Mais des activités offensives, placées
sous l’autorité du ministère de la Défense, restent inaccessibles à toute
inspection.
Vers une nouvelle course aux armements non conventionnels ?
Encadré 2
Les armes biologiques
Contrairement aux armes chimiques, les armes biologiques
ont mené une existence quasi clandestine au xxe siècle. Très
peu présentes dans les conflits, ces armes, dont l’usage est
interdit depuis 1925 – leur production et leur détention le sont
depuis 1972 –, se sont développées dans le plus grand secret.
L’idée qu’elles sont militairement inefficaces l’emporte encore
souvent dans les pays occidentaux, qui n’en produisent plus
depuis la fin des années 1960, alors que l’URSS n’a sérieusement commencé à bâtir son empire biologique qu’après la
signature, en 1972, de la Convention d’interdiction des armes
biologiques (CIAB), dont elle était pourtant dépositaire. Les
révélations de deux transfuges majeurs au Royaume-Uni
(Vladimir Pasechnik) et aux États-Unis (Kanatjan Alibekov) ont
permis d’acquérir des informations terrifiantes sur l’ampleur
du programme Biopreparat, qui a employé des dizaines de milliers de scientifiques et de techniciens. La violation par Moscou
de la CIAB a été reconnue par Boris Eltsine en 1992. De solides
indices permettent de soupçonner des activités interdites encore
aujourd’hui dans des laboratoires de microbiologie placés sous
la tutelle du ministère de la Défense.
Le jugement des pays occidentaux sur l’inefficacité des armes
biologiques vient de leur polarisation sur le champ de bataille :
les armes biologiques, parce qu’elles ont des effets différés,
sont jugées moins efficaces que les armes chimiques. Mais ce
jugement est faux quand il s’agit de populations civiles sans
protection, de bétail ou de cultures. De ce point de vue, les
attaques à l’anthrax qui ont eu lieu en Floride, à New York et
à Washington à l’automne 2001 ont permis de revoir des analyses datées et trop rassurantes de la menace. D’autant que,
si le xxe siècle a été celui de la physique et de l’arme nucléaire,
le xxIe sera sans doute celui de la biotechnologie et des manipulations génétiques. Les sciences du vivant et celles de l’information sont en pleine expansion. La découverte du génome
presque permanente à partir du début des années
1990, après leur rapprochement11. Aujourd’hui,
plusieurs pays européens partagent les soucis de
Washington quant à la politique extérieure de
Moscou.
La nouveauté majeure vient de la conjonction
des conséquences de la chute du premier empire
nucléaire, biologique et chimique – l’URSS –,
assortie d’une crise économique de première grandeur et d’une privatisation sauvage, avec un phénomène propre à l’après-guerre froide : l’apparition de nouvelles puissances non conventionnelles
et de groupes terroristes s’intéressant aux armes
de destruction massive. Il est donc essentiel d’encourager Moscou à rejoindre sans plus d’ambiguïté le camp de ceux qui font de la lutte contre la
prolifération une priorité de défense. Ce ne sera
pas facile.
humain représente pour la médecine et la pharmacie un énorme
potentiel de développement, mais aussi des possibilités considérables pour des applications militaires. En permettant d’identifier la composante génétique des maladies ou les gènes qui
renforcent la santé et la résistance aux maladies, on ouvre un
champ immense aux armes biologiques.
L’existence de programmes offensifs non seulement en Chine
et en Russie, mais aussi dans certains pays en développement,
dont le cas le mieux connu dans les années 1990 a été l’Irak
– grâce aux inspections de la Commission spéciale des Nations
unies (United Nations Special Commission, UNSCOM) et aux
révélations du gendre de Saddam Hussein, Hussein Kamel –,
pose le problème de la mise en évidence de ces capacités et
de leur éradication. De ce point de vue, l’échec du protocole
de vérification de la CIAB, en grande partie dû à la résistance
de la délégation américaine, qui souhaitait protéger à la fois
son industrie pharmaceutique et ses programmes de biodéfense, est un coup sévère porté à la non-prolifération biologique, même si les difficultés spécifiques de la vérification
de ces activités sont bien connues : installations de petite taille,
aisément « nettoyées », et le plus souvent à double usage.
La crise internationale causée en 2003 par l’épidémie de
syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), en raison du délai
avec lequel les autorités chinoises ont reconnu le phénomène,
a permis une meilleure prise de conscience des périls potentiels. Il aurait pu s’agir d’un virus échappé d’un laboratoire chinois à la suite d’une erreur de manipulation, comme ce fut le
cas à Sverdlovsk en 1979. Une surveillance plus étroite des
laboratoires et des procédures de bio-sécurité et de bio-sûreté,
au sein des « centres de ressource biologique » en voie de
constitution au niveau international, fait maintenant partie
des mesures nécessaires de non-prolifération.
2. Le présent : des crises
de prolifération
majeures à résoudre
Entre 1991 et 2002, les avertissements n’ont pas
manqué, mais le plus important a été donné en
1998, par quatre pays : l’Inde et le Pakistan avec
11. De fait, la non-prolifération a été l’une des grandes victimes des
réformes économiques conduites en Russie sous B. Eltsine. Le contrôle
effectif des exportations est devenu plus difficile, surtout pour les biens à
double usage, et les ministères eux-mêmes, tout particulièrement le
MINATOM, en charge des affaires nucléaires, sont loin d’avoir une politique irréprochable. On peut s’interroger sur les objectifs précis de la prolifération russe. S’agit-il uniquement de se procurer des devises ou également de renforcer les adversaires potentiels des États-Unis ?
L’exportation de toute la technologie des SS18 en Chine, mais aussi,
récemment, la livraison à l’Irak de systèmes de brouillage GPS, de missiles antitanks et de lunettes de vision nocturne avant et pendant la
période des hostilités conduisent à se poser la question.
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RAMSES
2004
leurs essais nucléaires, l’Iran, la Corée du Nord et
de nouveau le Pakistan avec les essais de missiles
balistiques d’une portée de plus de 1 000 km. Cette
année-clef montrait une nouvelle dynamique
nucléaire en Asie et des progrès balistiques significatifs dans trois pays dont la coopération était
évidente dans ce domaine12. Le mouvement a,
depuis lors, eu tendance à s’accélérer, en partie
parce que les décisions nécessaires n’ont pas été
prises à temps.
LA CORÉE DU NORD
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En juin 2003, Colin Powell a affirmé aux pays
de l’Association des nations du Sud-Est asiatique
(Association of South-East Asian Nations, ASEAN)
qu’il n’y avait pas de plus grande priorité pour
Washington que d’arrêter le développement du
programme nucléaire militaire nord-coréen. Les
déclarations de Pyongyang depuis le mois d’octobre 2002 ont en effet de quoi inquiéter : le programme d’enrichissement est reconnu, la détention de quelques armes parfois avouée ouvertement,
et la menace de faire commerce de technologies
balistiques – et de matières nucléaires lorsqu’elles
seront disponibles – à peine voilée. En outre, la
reprise d’activités de retraitement est fortement
soupçonnée sur le site de Yongbyong. Une Corée
du Nord nucléaire poserait un problème stratégique
de première grandeur en raison du caractère agressif et imprévisible du régime en place, et de la réaction possible du Japon, qui pourrait être incité à
revoir sa propre politique de défense.
Pour prévenir cette situation, il faut éviter de
répéter les erreurs du passé. À l’origine de la crise,
en 1993, l’Administration Clinton pensait retarder les choix nucléaires militaires les plus décisifs
de Pyongyang – l’acquisition de la bombe – en
pariant sur la disparition du régime avant qu’il ne
passe à l’acte. Cette erreur de jugement était le
principal défaut de l’accord passé en 1994 sous la
pression des élections américaines. En outre, cet
accord ne tenait aucun compte de la capacité réelle
de vérification d’activités interdites hors du site
de Yongbyong, ni du développement des vecteurs
nord-coréens. C’est une illustration des méfaits de
la procrastination en matière de non-prolifération.
En 1993, une action concertée du Conseil de sécurité, passant outre les réticences de la Chine, qui
ne serait vraisemblablement pas allée jusqu’au veto
compte tenu du caractère accablant du dossier,
aurait sans doute obligé Pyongyang à renoncer à
son programme.
Contrairement aux attentes de Washington, le
régime a résisté – grâce à l’aide internationale ! –
et la crise a été aggravée par l’annonce, en janvier
2003, du retrait de Pyongyang du TNP. Ce retrait,
intervenant après la mise en évidence d’une violation du traité, est d’ailleurs illégal. L’accord de
1994 n’a permis que le gel des activités d’un seul
site, Yongbyong, où se trouvait une installation de
retraitement, en empêchant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de remplir sa
mission dans le reste du pays, conformément au
TNP. Pendant cette période, Pyongyang a noué
avec Islamabad des liens qui lui ont permis d’acquérir la technologie de l’ultracentrifugation, et a
également développé un programme de missiles
balistiques – l’essai du 31 août 1998 en a témoigné – dont ont bénéficié d’autres pays, comme le
Pakistan et l’Iran.
La crise ouverte en 1993 atteint aujourd’hui un
point critique. La solution diplomatique la plus
sensée est de faire comprendre à Pékin que la balle
est dans son camp. La Chine ne pouvait en effet
ignorer les échanges qui avaient lieu entre Islamabad
et Pyongyang dans le domaine balistique et
nucléaire depuis quelques années. Son attitude à
l’égard de la Corée du Nord n’a jamais cessé d’être
ambiguë ; récemment, un chargement de 22 tonnes
de tubes d’aluminium en provenance de
l’Allemagne et destiné à la Corée du Nord a été
intercepté en Égypte. Il avait pour destination officielle la Chine. C’est donc à Pékin, qui bloque avec
Moscou toute possibilité de règlement de la question au Conseil de sécurité13, de trouver une solution pour éviter à la fois un nouveau renforcement
des accords de défense entre les États-Unis et le
Japon, et le risque bien réel d’un Japon nucléaire14.
Enfin, la décision de Washington de retirer ses
troupes de la frontière qui sépare les deux Corée
pour laisser la Corée du Sud assurer sa première
ligne de défense devrait obliger Séoul à adopter
une politique plus réaliste.
12. Les missiles No-Dong nord-coréen, Shehab 3 iranien et Ghauri pakistanais se ressemblent comme des frères.
13. Il est paradoxal d’insister comme le font les deux pays sur le rôle des
Nations unies et de bloquer l’action du Conseil de sécurité quand les violations des traités sont avérées.
14. H. W. French, « Challenges For Japan: Grappling Openly with Military
Role », International Herald Tribune, 23 juillet 2003.
Vers une nouvelle course aux armements non conventionnels ?
L’IRAK
La guerre contre l’Irak (mars-avril 2003) peut,
à certains égards, passer pour la première guerre
contre la prolifération. En effet, il ne s’agissait
plus, comme en 1991, de faire évacuer le Koweït,
mais d’obtenir de Bagdad la mise en œuvre, après
13 ans de manœuvres diverses, des résolutions du
Conseil de sécurité. À l’automne 2002, au moment
du vote de la résolution 1441, ce dernier était unanime sur le non-respect par l’Irak de ses obligations. Le texte reconnaît que Bagdad est toujours
en situation de violation des précédentes résolutions. Le désarmement de l’Irak est le seul point
sur lequel il y eut, tout au long de la crise,
unanimité de la communauté internationale.
Contrairement à une opinion répandue, la menace
de l’usage d’armes non conventionnelles lors de
la guerre était tenue pour sérieuse non seulement
par les États-Unis et le Royaume-Uni, qui ont pris
d’importantes mesures de protection (vaccinations
et combinaisons chimiques), mais aussi par l’ensemble des pays occidentaux et de ceux de la région :
le chef d’état-major de l’armée française a évoqué
cette possibilité au début de la guerre ; le Qatar
s’est procuré des kits de protection chimique et
biologique ; l’Arabie Saoudite a fait savoir à l’Irak
que les États-Unis pourraient l’attaquer depuis son
territoire si des armes non conventionnelles étaient
utilisées contre la Coalition.
Les raisons de ces craintes étaient claires : l’importation massive par Bagdad d’antidotes avant le
conflit était connue15 ; la déclaration faite par l’Irak,
le 7 décembre 2002, à la suite de la résolution 1441,
reconnaissait un important programme de simulation de guerre chimique, qui ne pouvait être interprété autrement que comme une menace voilée ;
et surtout, l’ambition affichée par Washington de
renverser Saddam Hussein rendait plus plausible
qu’en 1991 l’usage de ces armes dans une situation de survie du régime. En un sens, cette guerre
a donc bien été la première guerre contre la prolifération.
Même si les capacités chimiques et biologiques
résiduelles de l’Irak n’ont pas encore été mises à
jour, cela ne change rien au fait que Bagdad n’a
jamais fourni d’explication satisfaisante sur des
milliers de munitions spéciales, sur des centaines
de tonnes et sur des milliers de litres d’agents chimiques et biologiques. L’affirmation répétée de la
destruction unilatérale des stocks et des munitions
en 1991 – qui était illégale parce qu’elle empêchait toute vérification internationale – n’a été
confirmée que très partiellement par des documents, des preuves matérielles ou le recoupement
d’interviews. Pourquoi cet entêtement suicidaire
si Saddam Hussein n’avait rien à cacher ? Il ne
pouvait tout de même pas attendre de l’ONU, à qui
il a tant menti pendant des années, d’être cru sur
parole.
Du point de vue militaire, le message de la
Coalition, qui a pris le risque d’une attaque du territoire irakien malgré les craintes de représailles
asymétriques, est rassurant : des armées modernes
et bien protégées ne sont pas dissuadées d’intervenir contre un ennemi doté de capacités chimiques
ou biologiques. Mais certains pays peuvent aussi
en déduire que seule l’acquisition d’armes
nucléaires joue un rôle dissuasif, tout particulièrement quand il s’agit des États-Unis.
L’IRAN
C’est peut-être la conclusion que tire l’Iran.
Même si Téhéran déclare que ses installations sont
pacifiques16, la communauté internationale a
dépassé le stade des soupçons après la découverte
à Natanz, au centre du pays, d’une usine d’enrichissement de l’uranium qui doit comprendre environ 1 000 centrifugeuses en 2003 et plus de 50 000
en 2005, tout en n’ayant fait l’objet d’aucune déclaration. Deux autres sites éveillent des soupçons :
Arak, où la construction d’un réacteur à eau lourde
de 40 MW thermiques, particulièrement proliférant, est prévue pour 2004, et Ispahan, où l’Iran
dispose d’un projet d’installation de fabrication de
combustible nucléaire.
En juin 2003, le conseil des gouverneurs de
l’AIEA a pris connaissance du rapport de l’Agence
soulignant que l’Iran n’avait pas rempli ses obligations à l’égard des contrôles internationaux en négligeant de déclarer à la fois des importations de
matières nucléaires pendant 8 années, les transformations subies par ces matières et les installations
15. Des quantités significatives d’atropine (antidote contre les agents
neurotoxiques) ont d’ailleurs été retrouvées en Irak depuis la fin de la
guerre.
16. En mai 2003, le directeur de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique a annoncé les décisions prises par Téhéran pour développer l’ensemble du cycle nucléaire.
37
RAMSES
2004
Encadré 3
Les armes nucléaires
Le rôle des armes nucléaires est profondément remis en
question à l’Ouest : elles ne sont plus au centre des doctrines de défense comme ce fut le cas pendant la guerre
froide. Mais on constate un intérêt croissant pour ces armes
en Asie (Moyen-Orient, Asie du Sud, Extrême-Orient), ainsi
qu’une réaffirmation de leur rôle dans la doctrine militaire
russe. Le rêve d’un monde dénucléarisé, encore possible
du temps de la Commission de Canberra pour l’élimination des armes nucléaires, en 1995, a disparu. Plutôt qu’au
crépuscule de l’arme nucléaire, c’est à la naissance d’un
deuxième âge nucléaire que l’on assiste. Certains se demandent même s’il ne sera pas plus dangereux que le premier
en raison du nombre supérieur d’acteurs, de doctrines d’emploi peu ou mal connues, et de possibilités d’incompréhension croissantes qui rendent la dissuasion plus problématique.
38
En fait, on assiste aujourd’hui à des évolutions contradictoires. Certaines limitent le rôle du nucléaire, comme le montrent la diminution des arsenaux des deux principales puissances et le développement d’armes conventionnelles de
grande précision. D’autres l’augmentent au contraire, ainsi
qu’en témoignent l’évolution de l’arsenal chinois, la compétition indo-pakistanaise et les proliférations iranienne et nordcoréenne. Les perspectives régionales sont sombres, si l’on
considère la relance de la prolifération au Moyen-Orient (Iran
et conséquences régionales) et en Extrême-Orient (Corée du
Nord et leçons tirées par le Japon) après les essais de 1998
intervenus en Asie du Sud (Inde et Pakistan). Les armes
nucléaires sont d’autant plus redoutées que la dissuasion
semble perdre de sa force et que l’emploi devient moins improbable.Tel pourrait être en effet le cas dans un monde nucléaire
multipolaire, le nombre des acteurs renforçant les risques
d’usage.
où elles avaient été traitées17. Circonstance aggravante, le tetrafluorure d’uranium a été transformé
essentiellement en uranium métal, qui n’est d’aucune utilité dans un programme civil. Les questions
les plus embarrassantes sont les suivantes : pourquoi bâtir une installation de grande taille pour l’enrichissement de l’uranium sans la déclarer ? Ce site
a-t-il été précédé par un « pilote » qui n’est toujours
pas signalé ? Pourquoi construire une telle installation alors que la Russie devait fournir le combustible nécessaire à la centrale de Busheir ? Pourquoi
fabriquer de l’uranium métal qui n’a aucune utilité
dans un programme nucléaire civil, mais qui en a
dans un programme militaire ? Pourquoi produire
une usine d’eau lourde dont l’utilité pour le programme électronucléaire n’est pas non plus évidente ? Comment expliquer la production d’uranium enrichi non déclaré ? Enfin, pourquoi l’Iran
empêche-t-il les inspecteurs d’accéder à certains
sites ou à certaines parties des installations ?
Ces risques sont également renforcés par un phénomène
tout différent : la conviction de l’Administration Bush que l’emploi des armes actuelles n’est pas crédible en raison des dommages collatéraux qu’elles infligeraient, et qu’il y aurait donc
« auto-dissuasion » des puissances nucléaires, sauf à se doter
de nouvelles armes. Leur fonction ne serait pas de frapper des
villes ou des armées adverses, mais de détruire des sites biologiques ou chimiques, ou des bunkers profondément enterrés.
Cette croyance ne pose pas seulement la question évidente de
la localisation des installations visées, dont l’Irak vient de montrer la difficulté. Elle peut requérir, pour être mise en œuvre,
des essais nucléaires qui relanceraient la course aux armements
de façon spectaculaire. Surtout, elle peut conduire à développer des armes nucléaires d’emploi. C’est la raison pour laquelle
le Congrès des États-Unis est très divisé sur cette question.
Dans la mesure où les choix de Washington en matière stratégique ont un impact considérable sur le reste du monde, le
message le plus dangereux pourrait être que la non-prolifération nucléaire est lettre morte : même le pays le plus puissant
et le mieux doté conventionnellement a besoin de développer
de nouvelles armes nucléaires. Pour l’Europe, qui craint déjà
depuis quelques années une place plus importante du nucléaire
dans la doctrine de défense de la Russie, ce serait une nouvelle d’autant plus inquiétante que les deux puissances nucléaires
européennes ont mis fin à leurs essais et signé en 1996 le
Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE ou
Comprenhensive Test Ban Treaty, CTBT), et qu’elles font reposer leur sécurité en grande partie sur le succès des politiques
de non-prolifération nucléaire. Le nucléaire connaît donc aussi
une phase dangereuse avec la conjonction de la prolifération,
de la multiplication des crises régionales, de la possible mise
au point de nouvelles armes, et de la croyance de certains États
que le nucléaire seul pourra dissuader les États-Unis.
Depuis des années, l’existence d’un programme
nucléaire clandestin iranien a fait l’objet de discussions entre des États-Unis préoccupés et une
Europe sceptique18. La divergence d’évaluation a
disparu, même si toutes les conséquences politiques n’ont pas encore été tirées. Ce programme
a aussi suscité de constantes récriminations de
17. Les importations non déclarées proviennent de Chine (tétrafluorure
d’uranium notamment, qui est une forme d’uranium chimiquement
stable nécessaire pour préparer l’uranium métal). Elles ont eu lieu en
1991, et Pékin est donc aussi coupable de n’avoir pas déclaré à l’Agence
ces exportations vers l’Iran.
18. Comme l’a indiqué C. Rice en mars 2003 : « We have been, for a long
time, one of the lone voices that has said the Iranians are a problem. »
Washington n’a pas de relations diplomatiques avec Téhéran, toujours
soumis à des sanctions économiques de sa part. Les États-Unis reprochent aussi à l’Iran de permettre à des membres importants d’Al-Qaida
d’y poursuivre leurs activités. Ces préoccupations sont devenues
publiques après l’attentat du 12 mai en Arabie Saoudite, qui a tué 34 personnes, dont 8 Américains, et qui aurait été dirigé par une petite cellule
de membres d’Al-Qaida depuis l’Iran.
Vers une nouvelle course aux armements non conventionnels ?
Washington à l’égard de Moscou, qui a signé d’importants contrats pour le développement de l’énergie nucléaire en Iran, et de Pékin, qui a joué un jeu
ambigu en Iran – par exemple en ne déclarant pas
ses exportations de 1991. Cette attitude de
deux membres du P5 rend problématique la
recherche d’une solution à la crise iranienne. Il est
de notoriété publique que, lors de visites officielles
américaines en Russie dans les villes nucléaires,
des cartes de visite iraniennes traînant sur tous les
bureaux sont utilisées par Moscou comme des
menaces pour obtenir des fonds américains. Un
Iran nucléaire aurait des répercussions en chaîne
dans toute la région, et d’abord en Égypte et en
Arabie Saoudite, qui pourraient revoir leurs engagements internationaux à l’égard du TNP. C’est
une donnée qui devrait faire réfléchir ceux qui hésitent encore à mettre tout leur poids diplomatique
dans la balance, avant que le programme n’ait
atteint une étape irréversible.
3. L’avenir : un risque
d’emploi accru
Alors que l’on ne parle, en Occident, que du
souci d’éviter les « dommages collatéraux » avec
des armes conventionnelles toujours plus précises,
la vérité du monde actuel est aussi celle d’un risque
accru d’usage des armes nucléaires, biologiques
et chimiques. La combinaison d’une prolifération
Encadré 4
Les missiles
La menace balistique date de la Seconde Guerre mondiale,
quand les missiles V1 et V2 ont terrorisé la population britannique, mais la crainte de la prolifération est beaucoup plus
récente. Même les missiles soviétiques et américains, qui pouvaient effrayer les deux blocs compte tenu des têtes nucléaires
dont la plupart des pays étaient dotés, n’ont pas eu un véritable rôle de prise de conscience pour les populations, parce
qu’ils n’ont pas été tirés. Cette période a compté des phases
exceptionnellement dangereuses, comme la crise des missiles
de Cuba, mais elles ont gardé un caractère abstrait parce que
la confrontation tant commentée, ou l’attaque surprise tant
redoutée, n’a jamais eu lieu.
C’est un épisode d’un conflit « périphérique » – la guerre
des villes pendant le conflit Iran-Irak – qui a fait prendre
conscience de la capacité destructrice de ces vecteurs et de la
terreur qu’ils pouvaient répandre parmi les civils, même quand
ils ne portaient que des têtes conventionnelles. Vers la fin de
cette guerre, la nécessité de contrôler l’exportation des technologies balistiques a été comprise et a donné naissance au
Régime de contrôle de la technologie des missiles (Missile
Technology Control Regime, MTCR), que l’on tente de compléter aujourd’hui avec un « code de conduite » d’inspiration
française. Quant à la conscience « populaire », elle ne s’est
éveillée dans le monde qu’avec le débat sur les défenses antimissiles de la fin des années 1990, même si la plupart des
concepts et des réalités technologiques en cause lui sont restés largement inaccessibles. L’attention presque quotidienne de
la presse à la course aux armements nucléaires que les défenses
antimissiles étaient supposées encourager, ainsi qu’à la description des systèmes basés en mer, à terre, dans l’espace aérien
ou dans l’espace extra-atmosphérique, a donné aux populations civiles une sorte de « culture » balistique que même le
débat sur la guerre des étoiles n’avait pas réussi à introduire.
De fait, la réalité de cette prolifération était devenue bien
plus préoccupante à la fin du siècle dernier qu’au début des
années 1980. La vente de capacités balistiques dans des pays
tiers a certes commencé dans les années 1970, mais les améliorations opérées localement par les États acquéreurs ont pris
du temps, et ces ventes ont longtemps été perçues comme un
simple élément de fidélisation dans le monde bipolaire. L’année
la plus révélatrice a été 1998, quand le Pakistan, en avril, puis
l’Iran, en juillet, et la Corée du Nord, en août, ont chacun testé
un missile d’une portée de 1 300 km. On a, cette année-là,
quitté le monde des Scud de 300 km pour entrer dans une nouvelle ère : celle des missiles de plus de 1 000 km. Peu à peu,
les États prennent conscience qu’une de leurs protections séculaires contre l’adversaire, la distance, disparaît. Ceci était naturellement vrai pendant la guerre froide, mais la diversification
des acteurs impose une réévaluation des conséquences de ce
phénomène.
L’intérêt pour les systèmes antimissiles et la détection des
missiles augmente ainsi avec le risque d’usage. Il est donc très
développé au Moyen-Orient et en Extrême-Orient. En mars
2003, le Japon, qui a engagé des recherches avec les ÉtatsUnis sur des systèmes basés en mer, déploie un navire permettant de détecter des tirs de missiles au large des côtes
coréennes après avoir lancé un satellite qui a la même ambition. L’Europe évolue elle aussi : au sommet de l’OTAN à Prague,
le 21 novembre 2002, il a été décidé d’examiner les options
disponibles pour répondre aux menaces balistiques sur le territoire, les forces et les centres de population de l’Alliance. La
dissuasion et la défense antimissile sont devenues plus complémentaires que contradictoires. Enfin, la guerre contre l’Irak
a démontré à nouveau l’efficacité des missiles de croisière,
puisque les seuls dégâts réels dont a souffert le Koweït ont été
causés par des missiles d’origine chinoise Silkworm. Les missiles de croisière sont en expansion constante (80 000 dans le
monde), peu chers et bien adaptés aux attaques nucléaire, biologique et chimique. Leur prolifération est donc devenue un
sujet aussi important que celui des missiles balistiques. Et les
missiles « portables » inquiètent aussi les spécialistes du terrorisme depuis la tentative d’attentat à Mombasa, en novembre
2002, contre un avion israélien.
39
RAMSES
40
2004
d’armes non conventionnelles de plus en plus difficile à contenir – particulièrement dans les zones
les plus instables19 –, de la production de vecteurs
en constants progrès et de la capacité nouvelle d’organisations terroristes de poser aux États, même
aux plus puissants d’entre eux, des défis stratégiques, est le principal enjeu de sécurité de notre
époque. Dans un monde où la faillite des États est
parfois devenue la règle dans des pays20, des
régions21 ou des continents entiers22, des trafics de
toutes sortes – mélange le plus souvent de drogues
et d’armements – entretiennent une instabilité chronique. Cette déliquescence de l’État ne peut plus
être tenue simplement pour une forme déplaisante
du monde post-moderne. Ces ensembles chaotiques posent au monde organisé des défis de nature
stratégique qui ne peuvent plus être ignorés.
L’Afrique en fournit un exemple convaincant, où
les crises, les guerres et les tragédies se multiplient,
mais aussi les risques que ces désordres entraînent.
Des saisies récentes de matières nucléaires, qui
pourraient être utilisées pour la fabrication d’armes
radiologiques, en témoignent.
La spécificité des armes de destruction massive est très mal comprise, même par un grand
nombre de responsables politiques. Leur prolifération ne décuple pas seulement les surprises potentielles23 – une des grandes craintes de la guerre
froide – ou l’instabilité chronique qui peut en résulter dans certaines régions comme le Moyen-Orient,
l’Asie du Sud ou l’Extrême-Orient. Elle renforce
surtout considérablement les risques d’emploi
entre des acteurs qui connaissent mal leurs cultures stratégiques réciproques et ignorent le plus
souvent les motivations réelles de l’acquisition de
ces capacités. Il faut se souvenir que personne
n’avait prévu le lancement du Shehab 3 iranien et
du No-Dong nord-coréen, respectivement en avril
et en août 1998, pas plus que les explosions
nucléaires indiennes et pakistanaises ; l’ampleur
et la maturité des activités nucléaires en Iran ont
confondu beaucoup d’observateurs en 2003, et la
non-utilisation d’armes chimiques par Saddam
Hussein en 1991 et surtout en 2003 a été une surprise dans les cercles militaires, en Europe comme
aux États-Unis.
Plus la guerre froide s’éloigne, plus la prolifération des armes de destruction massive s’impose
comme la menace majeure. Les chefs d’État et de
gouvernement qui l’ont reconnu dès janvier 1992,
dans une réunion solennelle du Conseil de sécurité, ont malheureusement omis d’en tirer des conséquences pratiques. C’est à elles qu’il faut à présent songer si l’on veut donner un signal politique
suffisamment fort de la volonté de la communauté
internationale – et en particulier des membres du
P5 – de freiner une évolution inquiétante pour la
sécurité au niveau mondial. À quoi bon, sinon,
vanter les mérites du multilatéralisme ?
La crainte principale n’est pas liée à une augmentation quantitative d’armes ou de vecteurs.
Compte tenu des mesures de désarmement engagées par leurs deux principaux détenteurs que sont
les États-Unis et la Russie, c’est plutôt une diminution de ces capacités que l’on peut constater en
termes absolus. La conviction que le XXIe siècle
risque d’être le témoin non seulement d’une course
aux armes de destruction massive, mais encore de
leur usage de façon plus impressionnante que durant
le siècle précédent, repose sur d’autres éléments
d’analyse : le nombre d’États dotés de telles armes
a tendance à augmenter ; les pays les moins avancés sur le plan technologique sont d’autant plus
tentés d’en acquérir que la supériorité conventionnelle occidentale est écrasante ; le rôle de ces
armes, qui diminue en Europe, augmente en Asie,
comme l’ont montré, en 1998, les explosions
nucléaires indienne et pakistanaise et, en 2003, le
retrait de la Corée du Nord du TNP ; plusieurs
groupes terroristes ont démontré leur intérêt pour
des armes non conventionnelles (Aum Shinrikyo
et Al-Qaida) ; enfin, et surtout, en l’absence de
nouvelles mesures prises par les principaux pays,
chacun est bien conscient que la prolifération peut
échapper à tout contrôle d’ici 10 ou 15 ans.
19. Après une période de succès pendant la première moitié des années
1990.
20. La liste est longue : Colombie, Géorgie, Ukraine, Afghanistan…
21. À la périphérie de la Russie se trouve une zone d’instabilité chronique qui entretient des circuits criminels transnationaux. Quatre États
non reconnus par la communauté internationale continuent d’y mener
une existence parallèle après avoir fait sécession de la Moldavie
(République moldave de Prydnestrovyan), de la Georgie (République
d’Ossétie du Sud et République d’Abkhazie) et de l’Azerbaïdjan
(République du Nagorno-Karabakh).
22. L’Afrique, dont la « renaissance » si fréquemment évoquée il y a
10 ans n’est plus mentionnée par personne, en est le meilleur exemple.
Le président des États-Unis a tenté en juill et 2003 de convaincre plusieurs pays africains de s’impliquer de façon plus décisive dans la lutte
contre le terrorisme.
23. Un bon exemple est le tir du missile nord coréen No-Dong, le 31 août
1998, au dessus du Japon, qui a conduit Tokyo à renforcer ses accords de
défense avec Washington.
Vers une nouvelle course aux armements non conventionnels ?
Encadré 5
Renseignements et prolifération
La prolifération des armes de destruction massive se fait,
par définition, de façon clandestine. Pour la détecter, le rôle
des services de renseignements est essentiel. C’est de plus en
plus le cas avec la sophistication des réseaux d’approvisionnement et le perfectionnement des capacités de dissimulation
à la disposition des États, qu’il s’agisse d’installations souterraines ou de sites à double usage, ceux-ci étant particulièrement difficiles à qualifier dans les domaines chimique et biologique. C’est ce qui a en partie permis la bataille médiatique
ouverte après la guerre en Irak de 2003 sur les rapports des
services de renseignements qui ont précédé l’ouverture des
hostilités.
Cette campagne, très politisée, a fait l’impasse sur plusieurs
faits. Tout d’abord, les pays occidentaux détenaient tous des
informations comparables avant l’ouverture des hostilités et
avaient conclu de la déclaration de 11 000 pages, fournie par
l’Irak le 7 décembre 2002, que Bagdad ne faisait aucun effort
pour répondre aux questions de l’ONU, en suspens depuis plus
de 10 ans. En second lieu, ils avaient aussi des indications de
reprise par l’Irak, depuis 1998, d’activités interdites par les
résolutions du Conseil de sécurité, notamment des importations de précurseurs ou certains travaux de production. En troisième lieu, les rapports des services de renseignements sont
généralement prudents pour ne pas être pris en défaut par les
événements et la présentation des informations permet souvent de justifier des conclusions différentes. En quatrième lieu,
les progrès effectués en matière de dissimulation sont très
supérieurs à ceux des capacités d’investigation. Pour ne prendre
qu’un seul exemple, les 25 missiles Al-Samoud 2 que l’UNMOVIC
n’a pas eu le temps de détruire avant de quitter l’Irak en mars
2003 n’ont pas davantage été trouvés après la guerre que les
agents chimiques ou biologiques, qui sont beaucoup plus faciles
à dissimuler. Enfin et surtout, Saddam Hussein a entretenu
depuis 1991 une ambiguïté délibérée en déclarant qu’il n’avait
rien à se reprocher vis-à-vis de l’ONU, tous les stocks d’agents
et tous les missiles ayant été détruits à l’été 1991, tout en se
gardant toujours d’en fournir les preuves, peut-être pour conti-
C’est la raison pour laquelle la dissémination
de ces armes a été l’un des grands sujets du sommet du G8 à Évian. C’est aussi pour cette raison
que, pour la première fois, l’Union européenne
tente de bâtir une politique cohérente dans ce
domaine et a fait une déclaration commune avec
les États-Unis en juin 2003 pour souligner la solidarité transatlantique sur ce sujet. La menace d’annihilation de la guerre froide, par son énormité
même, était improbable ; celle que font aujourd’hui peser les nouveaux pays proliférateurs ou les
groupes terroristes l’est beaucoup moins.
nuer à bénéficier de la dissuasion que lui procurait cette ambiguïté. Il a donc contribué à renforcer les soupçons.
La question centrale pour le travail des inspecteurs a toujours été celle de l’importance des destructions unilatérales
par Bagdad de ses programmes en 1991. Cet acte était interdit par la résolution 687 précisément parce qu’il empêchait
toute vérification, mais il n’a jamais été prouvé, à l’exception
de la destruction de la plupart des missiles. En ce sens, Saddam
Hussein a été pris à son propre piège. Jusqu’à présent, la découverte la plus significative a été celle de munitions spéciales,
de laboratoires mobiles dont la finalité reste obscure, et de
centrifugeuses dans un jardin privé. Dans les mois qui viennent, la traduction de très nombreux documents saisis malgré les destructions devraient apporter de nouvelles réponses
aux questions posées sur les programmes prohibés. En outre,
dans la mesure où les interviews ont toujours été considérées
comme des éléments-clefs, des progrès doivent être attendus
également de ce côté. Mais ceci suppose, d’une part, que les
interviews soient conduites par des individus connaissant bien
les programmes d’armements et, d’autre part, que les acteurs
en possession des informations nécessaires reçoivent l’assurance qu’ils ne seront pas poursuivis par la justice de la Coalition
(ou le gouvernement irakien à venir) et qu’ils seront protégés
contre les fidèles de Saddam Hussein toujours en liberté.
En l’absence de vérification indépendante, cependant, les
déclarations de la Coalition seront toujours l’objet de suspicion, tout particulièrement dans les domaines les plus complexes, où la mise en phase des réseaux d’approvisionnement,
des achats effectifs et des capacités de production ne pourra
jamais conduire à un discours médiatique simple, mais plutôt
à des réponses – souvent difficiles à suivre pour les non-spécialistes – aux nombreuses questions qui restent en suspens
pour les inspecteurs de l’ONU depuis plus de 10 ans. C’est une
excellente raison pour associer à nouveau ces experts internationaux, qui présentent l’avantage supplémentaire d’avoir
la meilleure connaissance historique des programmes prohibés en Irak.
4. Répondre aux
nouvelles menaces non
conventionnelles
Comme le premier conflit contre l’Irak en 1991,
le second est l’occasion de faire le bilan de la prolifération après des décennies d’efforts pour la
contenir. Ceux-ci ont connu de nombreux succès
après la fin de la guerre froide, en amenant six
pays à renoncer à l’arme nucléaire entre 1991 et
199424, et en conduisant l’Algérie et Cuba à adhé-
24. Argentine, Brésil, Biélorussie, Kazakhstan, Ukraine et Afrique du Sud.
41
RAMSES
42
2004
rer au TNP respectivement en 1995 et 2003. Ils
ont aussi permis de sécuriser (enceintes protégées,
caméras, comptabilité des matières nucléaires,
formation de personnel spécialisé) de nombreux
sites de l’ex-URSS. Ils ont enfin renforcé les
contrôles internationaux de l’AIEA, qui bénéficie de pouvoirs plus étendus, ainsi qu’un grand
nombre de contrôles à l’exportation, notamment
dans les pays d’Europe centrale et orientale.
Mais ces progrès sont insuffisants pour répondre
à l’ingéniosité et à la détermination de ceux qui
cherchent à se doter de ces armes, parfois à l’abri
des traités internationaux eux-mêmes, comme
l’Iran, qui a renoncé par traité à l’acquisition de
l’arme nucléaire, mais n’en développe pas moins
un programme militaire à l’ombre d’un programme
électronucléaire. Les circuits d’acquisition des
composants d’armes sont plus sophistiqués, les
procédures de dissimulation des programmes clandestins, plus efficaces, et l’effort collectif de lutte
contre la prolifération a eu tendance à se relâcher
dans les dernières années du xxe siècle, après une
période d’embellie au début des années 1990.
Dans certains cas, les intérêts commerciaux l’emportent, comme souvent en Russie et en Chine,
mais aussi dans le monde occidental25. Dans
d’autres, c’est la méfiance envers les traités multilatéraux, comme aux États-Unis, qui décrédibilise le droit international au plus mauvais moment.
Enfin, l’apparition d’une nouvelle génération
de fournisseurs de technologies sensibles multiplie les risques. Parmi eux, il faut compter le
Pakistan et la Corée du Nord, qui sont devenus les
deux plus dangereux proliférateurs de la planète :
ce sont des Pakistanais qui, après avoir proposé
des services à l’Irak en 1990, ont fourni des centrifugeuses à Pyongyang et à Téhéran ; quant à la
Corée du Nord, son commerce de technologies
balistiques est le plus florissant avec celui de la
drogue, notamment dans le monde musulman
(Pakistan, Iran, Égypte, Syrie, Libye), et elle
menace à présent de faire commerce de matières
nucléaires quand son programme d’enrichissement sera opérationnel.
• La première réponse consiste à faire une analyse sérieuse de l’environnement stratégique de
l’Europe. L’idée n’est pas nouvelle, mais elle s’est
longtemps heurtée à de fortes résistances, car elle
impliquait à la fois la reconnaissance de menaces
dans un continent qui veut croire que les guerres
appartiennent au passé, et l’augmentation des budgets de défense, qui suivent une pente inverse dans
toute l’Europe, sauf au Royaume-Uni et en France.
Au printemps 2003, après la guerre en Irak, une
nouvelle étape a été franchie au niveau collectif.
L’Union européenne a compris la nécessité d’attacher plus d’importance aux questions de nonprolifération et de ne pas laisser les États-Unis
prendre seuls des initiatives dans ce domaine. Le
14 avril 2003, le Conseil européen a donc demandé
à Javier Solana de lui soumettre des propositions
en matière de non-prolifération pour établir un
plan d’action.
Ces propositions, très diverses, comprennent
des démarches diplomatiques, des efforts pour
obtenir l’universalité des traités, l’augmentation
des moyens financiers de l’AIEA, la mise en œuvre
des inspections par défi prévus par la CIAC, un
renforcement des contrôles à l’exportation, une
augmentation de la participation européenne au
programme de réduction de la menace par la coopération (Cooperative Threat Reduction, CTR) lancé
par les États-Unis en Russie26, et l’amélioration
du contrôle des sources radioactives, des microorganismes pathogènes et des toxines. C’est une
première base de travail. En juin 2003, Javier
Solana a été chargé par les Quinze d’élaborer « un
concept stratégique européen » susceptible d’être
adopté par le Conseil européen de décembre 2003 ;
ce document pourrait être plus décisif.
• La deuxième étape doit permettre la mise en
place d’un système européen de surveillance et
d’alerte avancée. Le long débat transatlantique
sur les défenses antimissiles a eu le mérite de permettre une prise de conscience en Europe des dangers de la prolifération balistique. Les analyses
européennes et américaines sont à présent plus
proches et des évolutions ont eu lieu des deux
côtés : les Américains ont revu à la baisse certaines estimations, et les Européens ont souvent
renforcé leurs projets concernant les capacités
antimissiles de théâtre pour des interventions militaires extérieures – voire la défense ponctuelle de
certains sites stratégiques. Ils sont même ouverts
à la possibilité d’une défense stratégique couvrant
25. L’entreprise allemande qui a vendu 22 tonnes de tubes d’aluminium
à la Corée du Nord, via la Chine, en mars 2003, l’a fait contre l’avis formel de Berlin. Le chargement a été intercepté en Égypte.
26. L’Union européenne a promis 1 milliard de dollars sur 10 ans.
Vers une nouvelle course aux armements non conventionnels ?
Encadré 6
Le terrorisme NRBC1
La secte Aum a ouvert la voie au terrorisme chimique et biologique dans les années 1990 au Japon. Avant de tuer 12 passagers
du métro de Tokyo avec du gaz sarin, en mars 1995, elle avait tenté
sans succès d’utiliser d’autres agents biologiques (toxine botulinique et anthrax). Aux États-Unis, l’histoire du bio-terrorisme est
plus ancienne : l’incident le plus grave ayant précédé les attaques
à l’anthrax de l’automne 2001 est un empoisonnement volontaire
à la salmonelle dans l’Oregon, en 1984, qui avait touché 700 personnes. Pour l’opinion publique européenne, le bio-terrorisme est
devenu une réalité à l’automne 2001 avec l’attaque aux lettres
piégées aux États-Unis. Ces attaques n’ayant causé que cinq morts,
certains ont considéré qu’il s’agissait d’un événement mineur. Ils
avaient tort, car ces individus ont eu le triste privilège d’être les
premiers à perdre la vie à la suite d’une attaque biologique conduite
à des fins terroristes. Le fait que l’auteur (ou les auteurs) de ces
lettres soi(en)t probablement de nationalité américaine ne change
rien à ce constat. C’est l’un des faits stratégiques qui ont inauguré
le XXIe siècle.
Le bio-terrorisme peut aussi frapper les animaux et les cultures,
cibles particulièrement vulnérables, avec des effets dévastateurs
dans le Tiers-Monde. Ces nouvelles formes de terrorisme ne sont
pas inconnues en Europe. Un groupe d’islamistes franco-algériens
a été démantelé à l’automne 2002 en possession de cyanure. Des
groupes similaires ont travaillé en Grande-Bretagne ou en Italie
avec la même substance. Au nord de Londres, en janvier 2003, la
police a arrêté un homme originaire du Maghreb, dans un appartement de Wood Green, où l’on a trouvé de la ricine.
Le terrorisme nucléaire est moins probable sous sa forme la
plus redoutable, celle de la détention d’une ou de plusieurs armes
nucléaires par des groupes terroristes et de leur usage. Mais des
attaques radiologiques projetant des matières radioactives à l’aide
d’explosifs conventionnels sont considérées comme possibles. Leur
utilisation ferait un nombre beaucoup moins important de victimes, mais aurait un effet psychologique dévastateur. L’utilisation
de sources largement disponibles dans les hôpitaux (comme le
cobalt 60, très radioactif) est souvent évoquée. Les trafics illicites
de matières nucléaires sont surveillés depuis la fin des années
1990. Une initiative sur les sources « orphelines » a été prise par
l’AIEA en 2002 à la suite d’un accident en Géorgie, et des matières
les pays de l’Alliance, sous forme d’une défense
aérienne élargie. C’est du moins l’objet d’une
étude décidée au sommet de l’Organisation du
traité de l’Atlantique Nord (OTAN), à Prague, à
l’automne 2002. Un accord devrait être obtenu
sur la mise au point d’un système d’alerte avancée qui permette à l’Union et à ses membres de
ne pas être aveugles aux évolutions stratégiques
de leur environnement, notamment en
Méditerranée.
• Il faut aussi diversifier les outils nécessaires à
la prévention. La tendance à considérer les traités internationaux comme l’alpha et l’oméga de
radioactives ont encore été trouvées dans un taxi à Tbilissi, en juin
2003. Le conseil des gouverneurs de l’AIEA de juin 2003 a aussi
fait état de trafics clandestins de matières nucléaires susceptibles
d’être utilisées dans des armes radiologiques en Afrique2. Enfin,
des attaques contre des installations nucléaires ne peuvent être
exclues, qu’il s’agisse de centrales nucléaires ou d’installations de
retraitement (pendant quelques mois, après septembre 2001,
l’usine de La Hague a été protégée par des missiles). Le 4e avion
du 11 septembre aurait pu se diriger vers la centrale de Three Mile
Island, et des terroristes ont déjà essayé de s’attaquer à des centrales nucléaires en Australie.
L’inquiétude principale des services de renseignements porte
cependant sur des attaques chimiques. En juillet 2003, ce sont
d’ailleurs, une fois encore, des recettes chimiques qui ont été trouvées dans les ordinateurs des terroristes espagnols arrêtés au
Mexique (El Correo de Andalucia, 21 juillet 2003). Les agents
toxiques et chimiques militaires de première génération (ypérite
par exemple) sont relativement simples à produire. La difficulté
n’est pas insurmontable pour les agents de seconde génération
comme les neurotoxiques. Le sarin utilisé dans le métro de Tokyo
en est un exemple : il était d’un niveau de pureté insuffisant, mais
aurait pu faire beaucoup plus de victimes s’il avait été purifié et
disséminé en aérosol. Des substances très létales peuvent aussi
être produites avec des composés existant dans le domaine industriel ou agroalimentaire (pesticides par exemple). Un attentat dans
des espaces fermés (transports souterrains ou centres de congrès)
pourrait être très meurtrier. L’Europe et les États-Unis comptent
aussi de nombreuses cibles chimiques potentielles et de grandes
installations, dont l’usine AZF de Toulouse fournit un exemple
convaincant. L’explosion d’un tanker de gaz liquéfié dans un port
peut atteindre l’amplitude de plusieurs méga-tonnes. Le coût d’une
opération conventionnelle est estimé à 1 600 euros par km2, mais
à 550 euros avec des armes chimiques et à 1 euro avec des armes
biologiques.
1. C’est-à-dire nucléaire, radiologique, biologique et chimique.
2. Le 22 juin 2003, un navire se rendant au Soudan a été intercepté
par les autorités grecques avec 680 tonnes d’explosifs à bord et 8 000
détonateurs. Il s’agissait de la plus grande quantité d’explosifs jamais
saisie dans le monde sur un bateau naviguant illégalement.
toute politique de non-prolifération prévaut en
Europe. Si la défense du multilatéralisme est un
combat justifié, elle n’a de chances de réussir que
si l’on reconnaît les défis qui sont aujourd’hui
posés aux traités : les capacités de dissimulation
se perfectionnent et compliquent la vérification
des engagements pris ; les nouveaux circuits d’approvisionnement des pays proliférateurs sont de
27. Une rumeur insistante voudrait que les 25 voitures diplomatiques
qui ont quitté Bagdad le 6 avril avec l’ambassadeur Titorenko aient eu
comme principal chargement les archives irakiennes sur les circuits d’approvisionnement de Bagdad, notamment dans le domaine des armes de
destruction massive. Ces archives incrimineraient fortement Moscou.
43
RAMSES
44
2004
plus en plus sophistiqués27 ; le Conseil de sécurité fonctionne de façon plus satisfaisante quand
il n’a pas de problème sérieux à résoudre, par
exemple la violation patente d’un État ; le phénomène terroriste échappe par définition aux traités, qui ne contraignent que les États ; le double
usage qui caractérise les activités biologiques et
chimiques complique considérablement la tâche
de vérification des engagements pris dans ces
domaines.
En conséquence, des mesures « hors traités »
sont devenues indispensables : sensibiliser les biologistes et les biochimistes à leurs responsabilités en matière d’échange de souches et d’accueil
de stagiaires ; établir des liens entre les accords
économiques et le respect des régimes de nonprolifération ; prévoir des mesures pénales pour
les individus ou les sociétés qui contribuent à la
prolifération ; adopter des accords régionaux pour
réduire les trafics maritimes clandestins d’équipements ou de matières dangereuses28 ; consacrer
à la protection civile, qui a été jusqu’à présent le
parent pauvre, une part plus significative des budgets de défense29. Le Conseil de sécurité lui-même
doit tirer enfin des conclusions pratiques de sa
déclaration de janvier 1992 sur les dangers que la
prolifération fait courir à la paix mondiale. On
peut imaginer un système comparable à celui instauré en septembre 2001 pour répondre aux
attaques terroristes, avec une coopération mondiale, et la mise en place d’un dispositif de suivi
et d’évaluation indépendant de la dissémination
des armes non conventionnelles et de leurs vecteurs.
• Enfin, un accord doit être trouvé sur des mesures
de rétorsion. La prévention est une grande chose
quand elle donne des résultats. Pour que tel soit
le cas, les capitales doivent assumer leurs responsabilités à toutes les étapes diplomatiques au
lieu d’attendre le pourrissement des situations.
La Corée du Nord n’aurait pas eu à sa disposition
la technologie de l’ultracentrifugation en 2002 si
le Conseil de sécurité avait assumé ses responsabilités en 1993. Elle ne serait vraisemblablement
pas dotée de missiles de 1 300 km de portée, dont
elle a, de surcroît, fait bénéficier l’Iran et le
Pakistan. Or, même après le retrait du TNP de
Pyongyang en janvier 2003, le Conseil de sécurité ne s’était toujours pas prononcé en août.
Aujourd’hui, les intentions nucléaires militaires
de l’Iran sont claires. En l’absence d’une action
diplomatique concertée, Téhéran détiendra bientôt l’arme nucléaire au risque de générer des bouleversements considérables dans le monde arabe.
Ce risque ne peut être pris. Si l’on veut éviter le
recours à la force, une pression diplomatique décisive, au plus tard à la conférence générale de
l’AIEA de septembre 200330, doit permettre d’obtenir la signature et la mise en œuvre immédiate
du protocole additionnel aux accords de garanties
pour autoriser des inspections intrusives sans aucun
délai. Le document de l’Union européenne adopté
au sommet de Thessalonique de juin recommande
une « action précoce et, si nécessaire, vigoureuse,
susceptible d’éviter des problèmes plus sérieux »,
car « les problèmes de prolifération augmentent
avec le temps ». Encore faut-il mettre ces bonnes
paroles en pratique.
28. Certaines ont fait l’objet de discussions à Madrid, en juin 2003, puis
à Brisbane, en juillet 2003.
29. Pour le moment, seuls les États-Unis ont tiré dans ce domaine des
conclusions pratiques d’une ampleur suffisante. Un nouveau commandement, le Northern Command, est responsable de la contribution des
forces armées à la défense du territoire. Il est chargé de la défense aérienne, du contrôle des approches maritimes, mais aussi de la gestion des
situations catastrophiques.
30. L’Iran, qui a réussi à mobiliser les non-alignés au printemps, peut
jouer la montre avec la promesse d’une signature du protocole additionnel aux accords de garanties avant la réunion de septembre.
Vers une nouvelle course aux armements non conventionnels ?
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45
Le state building
au secours de la sécurité
internationale ?
Béatrice Pouligny
Raphaël Pouyé
E
n cet après-11 septembre 2001, les débats
sur la souveraineté étatique qui avaient
scandé le déroulement de la crise du
Kosovo semblent bien loin. Si la France,
l’Allemagne et la Russie se sont opposées à une
intervention armée sans casus belli avéré en Irak,
ce ne fut guère au nom de la non-ingérence dans
les affaires intérieures d’un État souverain.
L’opération « Licorne », par laquelle la France,
à la même époque, s’est interposée pour rétablir
l’ordre en Côte-d’Ivoire, l’a illustré à sa manière.
Sans sous-estimer l’acuité des divergences sur
les cadres et les modalités d’intervention qu’elle
a contribué à souligner, la crise irakienne a
confirmé la double mutation opérée ces dernières années dans la perception des problèmes
de sécurité internationale : d’une part, les frontières étatiques ne constituent plus de garantie
fiable ; de l’autre, les États « faillis » ou « effondrés » peuvent servir de terreau à de nouvelles
menaces. Il serait alors urgent d’en reprendre le
contrôle.
Dans ce contexte, l’idée de « protectorats internationaux » a connu un remarquable retour en
grâce. Cette désignation générale ne doit cependant pas masquer le flou de pratiques fluctuant
au fil des urgences et des improvisations. Car, si
le diagnostic sur la crise multiforme de l’État est
largement partagé, il en va tout autrement des
réponses envisagées, et l’essentiel reste à faire
en matière de doctrine opérationnelle. Les débats
qui ont présidé à l’élaboration d’un cadre pour
l’après-guerre en Irak témoignent de l’ampleur
des désaccords en la matière. La diversité même
des expressions employées pour désigner le phénomène (voir encadré 1) en est une bonne illustration. Cette entreprise ne date pourtant pas de
l’après-11 septembre, ni même de l’après-guerre
froide. Slogan volontariste de la politique étrangère des États-Unis, le nation building a été régulièrement invoqué depuis la reconstruction de
l’Allemagne et du Japon après 1945. Il renvoie
également à l’ingénierie politique progressivement développée par l’Organisation des Nations
unies (ONU), et approfondie dans les années
1990, pour aboutir, en 1999, à la mise en place
de véritables « administrations de transition » au
Kosovo et au Timor-Leste (ex-Timor oriental).
Brouillé par une multitude d’appellations concurrentes, le projet politique de reconstruction des
États en faillite est lourd de présupposés idéologiques et d’ambiguïtés, et sources de malentendus aussi bien sur le plan diplomatique que sur
le terrain.
47
RAMSES
2004
Encadré 1
Derrière la variété des appellations,
un certain flou conceptuel...
Le rapport du panel de haut niveau mis en place par le
secrétaire général de l’ONU sur ces questions, dit « Rapport
Brahimi » (A/55/305 – S/2000/809, 17 août 2000), a entériné le choix de l’appellation générique « opérations de
paix » pour désigner l’ensemble des missions engagées
désormais par l’organisation mondiale. La nature de ces
opérations a radicalement évolué depuis le cadre classique
du maintien de la paix (peacekeeping), qui avait été imaginé sur une base ad hoc lors de la crise de Suez, en 1956.
Les missions dites de « première génération » consistaient
à s’interposer entre deux belligérants pour observer le respect du cessez-le-feu, surveiller les lignes de front et les
zones tampons, observer les échanges de prisonniers et,
éventuellement, les opérations de désarmement.
48
Au début de la décennie 1990, se sont multipliées les
missions dites de « deuxième génération », qualifiées de
polyvalentes (multidimensional ou multifunctional), et qui
impliquent les intervenants dans la restructuration de l’ordre
politique interne. Contre la vision statique rendue par l’expression peacekeeping, on parle aussi volontiers de peacebuilding, voire de postconflict reconstruction, pour désigner l’ensemble des activités qui suivent le rétablissement
de la paix et doivent le consolider. Une étape supplémentaire a été franchie, en 1999, avec les « administrations de
transition » au Timor-Leste et au Kosovo, elles-mêmes héritières de la discrète Administration transitoire des Nations
unies en Slavonie orientale (ATNUSO), déployée dans la
région danubienne de la Croatie entre 1996 et 1998.
L’expression state building englobe de manière commode toutes ces entreprises extérieures de refondation
d’État. Le nation building reflète une ambition plus profonde : intervenir au cœur de la fabrique sociale et politique des États « à refaire ». Elle reste très liée aux débats
politiques aux États-Unis. Exploitée tout au long de la guerre
froide comme justification rhétorique des ingérences anticommunistes de Washington, elle a connu le purgatoire
après les échecs subis en Somalie et en Haïti, avant que les
républicains ne la réhabilitent en Irak.
1. State building et
nation building
LE CONCEPT D’ÉTAT, ENTRE CRISE
ET RECONSTRUCTION
Choisir d’intervenir durablement dans les affaires
d’un État souverain, lorsque les circonstances –
les risques de déstabilisation régionale, notamment
– l’imposent, est une démarche relativement récente.
Certes, la sauvegarde de la sécurité internationale
par la prise de contrôle de « zones grises » est aussi
ancienne que l’exercice de la stratégie militaire, et
elle a servi de prétexte, en particulier, aux aventures coloniales de la fin du XIXe siècle. Mais l’ouverture, ces dernières années, d’un débat non plus
sur la légitimité du principe d’ingérence, mais sur
les formes d’une présence efficace et durable, doit
beaucoup à certaines évolutions conceptuelles
récentes. La fragilisation générale du concept d’État,
depuis la fin de l’ordre bipolaire de la guerre froide,
a beaucoup concouru à ces évolutions. D’un côté,
la recherche sociologique et historique a remis en
question, de façon discrète mais décisive, quelques
présupposés tenaces, en mettant à mal la conception de l’État comme lieu unique de la souveraineté. De l’autre, plus récemment, l’analyse stratégique n’a pu que constater une dégradation générale
des capacités étatiques. Cette double prise de
conscience a révélé l’émergence de menaces nouvelles (ou perçues comme telles) et amorcé la
recherche de solutions inédites.
L’État a longtemps été présenté comme une sorte
d’évidence. Le démantèlement des empires multinationaux austro-hongrois et ottoman après 1918,
puis la vague de décolonisation après 1945, ont
scellé la fin de toute forme non étatique de souveraineté politique. La Charte des Nations unies,
clef de voûte du système international de l’aprèsSeconde Guerre mondiale, a ainsi entériné l’État
comme lieu unique de la souveraineté et de l’unité
fondamentale de l’ordre international. L’État
moderne, défini par le sociologue allemand Max
Weber comme le seul détenteur du « monopole de
la violence légitime » sur un territoire donné, s’est
alors imposé comme la norme. Mais la recherche
sur les origines du nationalisme et de l’État a mis
à mal cette vision monolithique.
Il est révélateur que les programmes de recherche
menés dans ce cadre aient eu recours à l’expression nation building (Deutsch 1963). Celle-ci
désigne, dans ce contexte, l’étude du « développement historique de l’État-nation » et a ouvert la
voie à la « sociogenèse historique de l’État ».
Poussant l’étude au-delà de la simple « construction de l’État » comme « effort conscient de créer
un appareil de contrôle », d’autres travaux se sont
efforcés de décrypter les « processus historiques
et largement inconscients de conflits, de négociations et de compromis entre divers groupes » à
l’œuvre dans la « formation de l’État » sur le temps
long (Berman et Lonsdale 1992, Bayart 1996). Car
Le state building au secours de la sécurité internationale ?
un État ne se décrète pas. Mettant en jeu les dynamiques croisées de la coercition, de la concentration des ressources ou de la mobilisation idéologique, l’État en Europe n’est ni une fatalité, ni
l’unique forme de la souveraineté. Ainsi, lorsqu’en
1648, les traités de paix de Westphalie entérinent
pour la première fois un ordre diplomatique fondé
sur la primauté de l’État, de nombreuses formes
alternatives de souveraineté subsistent encore.
Aujourd’hui, la principauté d’Andorre, sous la cosouveraineté du président français et de l’évêque
d’Urgel, est une relique, parmi d’autres, de ces
anciennes formes de souveraineté à géométrie
variable.
Un État ne se décrète-t-il donc jamais ? La vague
des décolonisations, tout particulièrement en
Afrique, peut sembler contredire ce principe. Au
cours des années 1960, de nombreuses divisions
administratives coloniales, façonnées à coups d’arbitrages diplomatiques et dont les frontières étaient
parfois tracées au cordeau, se sont vues subitement
parées des attributs de l’État et intégrées au « concert
des nations ». Maintenus en état de survie artificielle par l’assistance financière de leurs patrons
communistes ou capitalistes, violentés par des
conflits qu’on lisait alors volontiers à l’aune de
l’affrontement bipolaire, certains de ces États n’ont
révélé toute leur fragilité qu’une fois tournée la
page de la bipolarité. La question, longtemps taboue,
de l’importation du modèle étatique occidental
sous ces latitudes s’est alors posée.
En Somalie, en Sierra Leone ou en République
démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre), le
modèle, inspiré de Weber, du « monopole de la
violence légitime » avait, de longue date, cessé de
refléter une quelconque réalité. Là comme ailleurs,
les armées nationales sont souvent suppléées par
des mercenaires, les corps de la fonction publique
travaillent à leur propre compte et les budgets de
l’État sont inséparables des finances privées des
dirigeants. Faisant écho à la remise en question,
dans le monde industrialisé, des prérogatives exclusives de l’État, cette évolution aurait, selon certains analystes, marqué l’entrée dans l’ère dite
« post-westphalienne » (Lyons et Mastanduno
1995). Cette désacralisation générale du concept
d’État n’a toutefois pas donné lieu à une remise
en cause fondamentale de ce modèle de construction politique. Les solutions envisagées face aux
États en faillite ont toutes maintenu, en effet, l’ob-
jectif affiché du rétablissement de la fonction étatique. L’indépendance n’a été accordée récemment
que dans des circonstances juridiques très exceptionnelles – dissolution de l’Union des républiques
socialistes soviétiques (URSS) et de la Yougoslavie,
indépendance de l’Érythrée –, et l’intangibilité des
frontières post-coloniales reste un principe globalement respecté.
L’ingénierie du state building s’inscrit dans ce
contexte. Pourtant, on peut légitimement s’interroger sur son aptitude à intervenir en profondeur
sur la formation de l’État, qui s’inscrit dans la
longue durée. Construits « par le sang et par le
fer » au cours des siècles (Tilly 1990), les États
relèvent d’une tout autre échelle temporelle que
les récents et éphémères « protectorats internationaux ». Ils ne renvoient toutefois pas au seul arbitraire des circonstances historiques et ont souvent
correspondu à un projet fondamentalement
constructiviste. Projet central de la modernité politique, élaboré par les révolutionnaires de 1789 et
diffusé à travers l’Europe par les conquêtes napoléoniennes, l’idée d’État-nation est née du refus
de l’origine divine de la fonction politique chez
les philosophes des Lumières. Elle a progressivement investi la notion d’État pour en incarner la
forme achevée. Ainsi, selon cette conception, la
nation n’est pas l’émanation d’une hypothétique
ethnie mais, comme le formula Ernest Renan, en
1882, celle d’une communauté soudée par un « plébiscite de tous les jours » : l’adhésion générale et
toujours renouvelée des citoyens au projet de « vivre
ensemble ».
Cette vision constructiviste de la nation a ainsi
pu fonder l’espoir de construire des États là où
ne préexistait pas de sentiment national, d’histoire partagée ou de « communauté imaginée »
sur la longue durée (Anderson 1991). Bien qu’il
soit rarement explicité en ces termes, le projet
de nation building est donc parfois conçu
comme un processus modernisateur qui doit
rendre possible la construction d’une nation.
« Démocratisation », « justice » et « réconciliation » doivent permettre d’élaborer un nouvel
acte fondateur de l’unité nationale et de la légitimité d’un État par l’expression de la volonté
populaire, comme s’y essaie l’Afrique du Sud
depuis la fin de l’apartheid. Mais de tels efforts
ont-ils quelque chance d’aboutir s’ils émanent
d’une volonté politique extérieure ? À différentes
49
RAMSES
2004
étapes de leur histoire, les États-Unis ont répondu
par l’affirmative, dotant la notion de nation building d’une forte connotation idéologique.
LE NATION BUILDING :
UN VIEUX SLOGAN DE LA POLITIQUE
ÉTRANGÈRE DES ÉTATS-UNIS
50
L’expression nation building est entrée en politique internationale dès 1945 par le biais des politiques américaines de « re-fondation » de
l’Allemagne et du Japon. La « reconstruction » du
sud des États-Unis après la guerre de Sécession
est certes parfois présentée comme le lointain
ancêtre d’un nation building à l’américaine. Mais,
dans ce domaine, les deux « gouvernements militaires » de l’immédiat après-guerre constituent le
véritable mythe fondateur de la politique étrangère
de ce pays. C’est sous le signe de ces brillants précédents que le président George W. Bush a annoncé,
en mars 2003, son projet de remodelage démocratique du Moyen-Orient : « Il fut un temps où
certains soutenaient que les cultures du Japon et
de l’Allemagne étaient inadaptées aux valeurs
démocratiques. Ils avaient tort. Certains persistent
à tenir le même discours sur l’Irak. Ils font fausse
route1. »
Il n’est pourtant pas certain que le « modèle »
appliqué aux années de « gouvernement militaire »
en Allemagne (1945-1949) et au Japon (19451952) soit aussi facilement reproductible que le
prétendent ses promoteurs. Le succès durable de
ces entreprises, dont témoignent le redressement
économique et l’enracinement démocratique de
ces deux pays, ne doit en effet pas faire oublier la
grande impréparation qui présida à leur démarrage. Éternelle hypothèque de toutes les missions
civilo-militaires, le refus des états-majors de guerre
de déléguer la planification de la reconstruction à
des spécialistes fut, en Allemagne et au Japon,
assez net. Cette impréparation laissa les mains
libres aux généraux MacArthur et Clay, respectivement en charge du Japon et de la zone d’occupation des États-Unis en Allemagne. Dans les faits,
les deux « proconsuls » limitèrent leur champ d’action aux dimensions les plus critiques de la gestion de l’après-guerre. Dotés de ressources financières pratiquement illimitées, ils concentrèrent
leurs efforts sur la restauration de l’ordre public,
la reconstruction des infrastructures de base, la
mise en place d’un nouveau système fiscal, la
démocratisation, la création d’une nouvelle force
de police locale et la refonte des programmes scolaires. De cette liste de priorités émergent deux
types d’objectif : la remise en marche de l’économie et l’« assainissement » idéologique du pays.
Réduisant leur rôle d’orientation et de planification au strict minimum, ils laissèrent le champ relativement libre à un corps de fonctionnaires parfaitement au fait des réalités locales.
Les résultats spectaculaires du redressement
économique de l’Allemagne et du Japon d’aprèsguerre leur ont donné raison. Mais les appareils
d’État avaient été les chevilles ouvrières des pouvoirs totalitaires. Leur « assainissement » prit dans
les deux pays des voies divergentes. En Allemagne,
les dignitaires survivants du régime furent condamnés à Nuremberg, et la condition sine qua non pour
entrer dans la nouvelle fonction publique fut de
prouver sa non-appartenance au Parti nationalsocialiste (à l’instar de ce que l’Administration
Bush a officiellement annoncé en Irak à l’égard
du parti Baas). En comparaison, les élites japonaises connurent un sort plus clément. D’une part,
l’empereur Shôwa fut, contre toute évidence, lavé
de tout soupçon pour son rôle durant la guerre,
tandis que la purge se limitait à 2 000 fonctionnaires, pour la plupart issus du ministère de
l’Intérieur. À la suite du déclenchement des hostilités en Corée, en 1950, MacArthur n’hésita
d’ailleurs pas à en réintégrer certains dans la fonction publique pour les besoins de la cause anticommuniste. Ces deux expériences viennent rappeler combien est étroite la voie entre la nécessité
de s’appuyer sur une expertise locale et les impératifs de justice appelant des purges radicales.
On peut, à juste titre, s’interroger sur le lien
conceptuel entre un projet de reconstruction économique et institutionnelle (certes mené au nom
d’une idéologie libérale) et celui, proclamé, de
nation building. Si l’on comprend par nation building la construction d’un lien national là où il était
inexistant, la revendication d’un tel programme
dans les deux pays où l’intégration nationale et le
nationalisme avaient précisément été portés à leur
paroxysme peut sembler aberrante. L’usage qu’en
font les dirigeants des États-Unis reflète alors, sans
1. Discours devant l’American Enterprise Institute, Washington D.C.,
4 mars 2003.
Le state building au secours de la sécurité internationale ?
doute, une vieille préoccupation politique de ce
pays : restituer à la nation une existence autonome,
distincte de l’État. Pour conjurer définitivement le
totalitarisme, la « société civile » – abusivement
amalgamée à la nation – devrait ainsi être « libérée », séparée de l’État, et protégée par de nouvelles institutions. En Allemagne, le « ministère
de Libération politique », doté de fonds américains
et d’un personnel allemand, put organiser le procès de près de 1 million d’anciens nazis. De même,
le « Comité consultatif pour la rééducation allemande » remplit totalement sa fonction d’incubateur de mœurs démocratiques, en particulier par
le biais de la réforme de l’éducation. Enfin, les
États-Unis jouèrent un rôle décisif dans l’élaboration de nouvelles Constitutions dans les deux
pays. S’appuyant sur certaines traditions démocratiques locales et sur des personnels d’élite formés durant la République de Weimar et la démocratie de Taishô, les « gouvernements militaires »
contribuèrent de façon décisive à la renaissance et
à la consolidation de la démocratie en Allemagne
et au Japon.
Galvanisés par ces succès, les dirigeants des
États-Unis ont, pendant la guerre froide, appliqué
la désignation informelle de nation building à
diverses politiques de soutien à leurs alliés anticommunistes, dans les situations les plus diverses
et les plus éloignées de l’expérience initiale de la
reconstruction allemande ou japonaise. L’accent
était placé, dans ce contexte, sur le décollage économique du pays, considéré comme la meilleure
défense contre le communisme. À l’instar du programme de soutien accordé à la Corée du Sud après
la fin de la guerre dans la péninsule, en 1953, il
s’agissait en réalité de consolider les États alliés
en leur octroyant une aide financière massive, tandis que les orientations stratégiques imposées aux
gouvernements restaient souvent minimales. Cette
démarche tirait une bonne part de sa justification
dans les principes du political development, très
en vogue à l’époque. Selon cette théorie, élaborée
par l’économiste Walt Rostow, le développement
politico-économique renvoie à un itinéraire préétabli qui serait applicable sous toutes les latitudes.
Décomposé en séquences précises, il doit permettre
à tout pays, à terme, d’atteindre le degré et la forme
de développement dont les États-Unis représentent l’exemple le plus abouti. Les étapes à parcourir passent par le décollage économique, puis
l’émergence d’une classe bourgeoise, prémisse du
développement d’une société civile revendicative,
qui doit finalement réclamer avec succès l’établissement d’un système politique représentatif.
Si l’échec des États-Unis au Vietnam, après
10 années d’un engagement à l’origine inspiré par
Walt Rostow lui-même, décrédibilisa durablement
le projet de nation building anticommuniste, il ne
mit pas fin pour autant à l’exploitation de ce slogan, en particulier en Amérique latine. Le projet
fut en effet ressuscité par Ronald Reagan, au début
des années 1980, sous le nom de Project
Democracy, vaste entreprise de propagande en réalité destinée à couvrir les opérations de déstabilisation de gouvernements latino-américains dits
« progressistes ».
Les péripéties de l’immédiat après-guerre froide
conduisirent les Administrations de George Bush
père et de Bill Clinton à convoquer de nouveau la
notion de nation building sur des terrains plus
hasardeux où, comme en Somalie et en Haïti,
l’« intérêt national » des États-Unis ne justifiait
guère la mise en danger des GIs. A la suite d’échecs
retentissants sur ces terrains, les républicains ont
pu stigmatiser les égarements de la diplomatie clintonienne, faisant du nation building un véritable
tabou de la politique du pays. Et l’après-11 septembre a conduit l’Administration de George W.
Bush, à l’origine très hostile au nation building, à
opérer une reconversion fulgurante et à s’engager,
en Irak, dans l’un des projets de ce type les plus
ambitieux de l’Histoire.
2. Quand l’ONU (re)construit
des États
DES RÉPONSES À LA FAILLITE D’ÉTAT
Bien avant les États-Unis en Irak, l’ONU a régulièrement été impliquée dans des opérations de
« refondation d’États », dans le cadre de la décolonisation ou, à partir de la fin des années 1980,
de la sortie de conflit. Avec les opérations en Somalie
(1992-1995) et en Haïti (1994-2000), elle s’attaqua à une nouvelle préoccupation internationale :
les risques que poseraient les « États faillis » ou
« effondrés » (failed states, collapsed states). Il
51
RAMSES
2004
s’agit de situations « où la structure, l’autorité, le
droit et l’ordre politique se sont émiettés et ont
besoin d’être recomposés » (Zartman 1995). Ces
cas reflètent un intéressant renversement des perspectives au regard des approches traditionnelles
des questions de sécurité : la guerre (ou, comme
dans le cas d’Haïti, la « menace à la paix et à la
sécurité régionales et internationales ») ne serait
plus due à la puissance des États mais à leur faiblesse.
Encadré 2
Ancêtre du state building onusien,
la décolonisation sous assistance
internationale
52
En marge le plus souvent des conflits de la guerre froide,
les Nations unies ont renouvelé la tradition des « territoires
sous mandat » de la Société des Nations (SDN). Dans le
contexte de la décolonisation, les mandats internationaux
furent préférés à la vieille tradition de mise sous tutelle de
territoires en voie de décolonisation par une seule puissance. L’« administration provisoire » de l’ONU en NouvelleGuinée occidentale (ex-néerlandaise), en 1962-1963, ne fut
qu’un intérim ambigu1. Elle avait été précédée d’une opération de plus grande ampleur dans l’ex-Congo belge, en
1960-1961, dans la plus chaotique des indépendances africaines. Le Conseil de sécurité avait décidé d’intervenir dans
un conflit interne sans incidence majeure au-delà des frontières du pays considéré, en envoyant, au titre du maintien
de la paix, une force d’observation qui s’était transformée
en force d’interposition. Cette mission fut la première à
impliquer une composante civile et policière assez large,
avec un mandat incluant le maintien de l’ordre ; ce mandat fut modifié ensuite pour inclure la garantie de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique du Congo.
La crise qui a suivi cet épisode fut particulièrement grave,
paralysant le Conseil de sécurité, et entraînant notamment
la mort du secrétaire général Dag Hammarskjøld, dans un
accident d’avion encore non élucidé. Erreur de jeunesse de
l’ONU peut-être, l’Opération des Nations unies dans l’exCongo belge (ONUC) est restée, pendant 30 ans, l’exception. L’opération en Namibie (Groupe d’assistance des
Nations unies pour la période de transition, GANUPT), en
1989-1990, à la fois la plus compliquée et la plus importante depuis l’ONUC, ouvrit une nouvelle ère. Les Nations
unies étaient désormais chargées de poser les fondements
institutionnels d’États appelés à naître sur d’anciennes zones
de conflit. Le secrétariat de l’ONU en fit une sorte de laboratoire, et certaines méthodes furent ensuite transposées
dans d’autres contextes. Il s’agissait d’opérations au cours
desquelles les Nations unies n’exerçaient pas l’autorité provisoire, mais avaient pour tâche de contribuer à la réforme
d’États fragmentés par la guerre civile comme au Salvador,
en Angola, au Mozambique ou au Rwanda...
Cette nouvelle équation est bien évidemment
loin de s’appliquer de façon uniforme. Au cours
de la dernière décennie, elle a revêtu trois apparences principales (et plus ou moins complémentaires).
En Somalie, l’État « effondré » a laissé le champ
libre à ceux qui sont décrits comme des « bandits », des pillards « sans foi ni loi ». L’usage de
la force contre leurs agissements s’apparente à une
opération de police pour préserver l’ordre international menacé, et garantir en particulier la distribution d’aide humanitaire aux populations locales.
Pour répondre à cet objectif, en complément des
activités de protection de la distribution d’aide
humanitaire, l’Opération des Nations unies en
Somalie (ONUSOM II) est censée assister le peuple
somalien dans la reconstruction de la vie sociale,
économique et politique du pays : rétablir les structures institutionnelles, amorcer la réconciliation
politique nationale, recréer un État somalien (avec
d’ambitieux programmes touchant la police et l’administration judiciaire), créer les conditions pour
la participation de la société civile au processus de
démocratisation, continuer le programme de déminage et aider au rapatriement des réfugiés2.
L’ambition de ce mandat, jugée démesurée par la
plupart des observateurs, explique bien des difficultés rencontrées dans sa mise en œuvre. De fait,
le principe de la souveraineté étatique peut être
contourné au nom de la reconstruction d’États qui
ne jouent plus leur rôle, menacent leurs populations et les poussent à l’exil. C’est ainsi qu’en Haïti,
derrière l’objectif affiché de « restauration de la
démocratie », était posée la question de la construction d’un État respectueux des droits de ses citoyens,
à laquelle s’ajoutait, pour les États-Unis, l’objectif de mettre un terme à l’arrivée en masse de boat
people sur les côtes de Floride.
Les cas du Kosovo et du Timor-Leste (1999) ont
clairement confirmé cette extension de l’agenda
sécuritaire du Conseil de sécurité. Ils ont également rappelé que celle-ci provoquait de vives résistances, suscitées notamment par le caractère sélectif et parfois arbitraire de sa mise en œuvre. De
fait, le tabou de la non-ingérence dans les affaires
d’un État souverain, pierre angulaire du droit international, régulièrement violé au cours de l’histoire
1. Il s’agissait de l’United Nations Temporary Executive Authority
(UNTEA), associée à l’United Nations Security Force (UNSF).
2. Voir la résolution 814 du 26 mars 1993 créant l’ONUSOM II.
Le state building au secours de la sécurité internationale ?
Encadré 3
Le Cambodge, ou quand l’ONU
voit les choses en grand
En 1992, galvanisée par les objectifs ambitieux de l’Agenda
pour la paix, énoncés la même année par son secrétaire
général Boutros Boutros-Ghali, l’ONU instaura l’Autorité
provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC) et
renoua avec l’ambition de reconstruire un État, voire de faire
renaître une nation de ses cendres. Six fonctions principales,
assurées par autant de composantes, lui furent assignées :
coordonner le rapatriement pour les réfugiés et personnes
déplacées (avec le Haut Commissariat aux réfugiés comme
chef de file de l’opération) ; superviser et vérifier le cessezle-feu, le retrait des troupes étrangères et la démobilisation
d’au moins 70 % des forces militaires des parties en conflit ;
organiser et coordonner des élections libres et équitables ;
favoriser le respect des droits de l’homme et la réforme de
la police ; superviser ou contrôler les structures administratives existantes ; et coordonner un vaste programme de
soutien pour la réhabilitation et la reconstruction du
Cambodge. Y fut associé un travail d’information et d’éducation, assuré par une septième composante. Les moyens
déployés, sans précédent, étaient à l’échelle des objectifs :
quelque 22 000 militaires et civils, pour plus de 1,6 milliard
de dollars. Mais la mission fut aussi brève que massive : à
peine 18 mois, pour des résultats très superficiels.
diplomatique, reste d’autant plus facilement levé,
dans certains cas, que les États ayant un intérêt sur
le sujet sont suffisamment forts pour le faire prévaloir et que des équilibres régionaux auxquels ils
tiennent semblent menacés. Le cas du Kosovo a
clairement illustré l’importance de cette équation.
L’équilibre des « intérêts nationaux » a également
pleinement fonctionné dans les cas de l’Afghanistan
et de l’Irak, alors que le 11 septembre 2001 avait
suscité un nouvel impératif : la lutte contre le terrorisme. En Afghanistan, la chute du régime en
place et la reconstruction d’un État de droit, contrôlé
par la « communauté internationale », devait garantir que cet État ne serve plus de fournisseur, voire
de véritable sanctuaire, aux terroristes internationaux. L’Irak, placé sous l’« autorité » des ÉtatsUnis, a été logé à la même enseigne et doit également servir de fer de lance à un nouvel équilibre
régional.
En dépit des débats diplomatiques houleux auxquels elles ont donné lieu, ces évolutions doctrinales ont été accompagnées d’une réflexion minimale sur le fond, expliquant pour partie les
contradictions conceptuelles et pratiques graves
dans la conduite de ce projet, comme l’ont montré les fiascos de la Somalie et d’Haïti, et les nombreux ratés en Afghanistan et en Irak. Les opéra-
tions menées sous drapeau onusien témoignent de
difficultés structurelles dans ce domaine.
LE CONTENU ET LES LIMITES
DE L’INGÉNIERIE POLITIQUE
MISE EN ŒUVRE PAR L’ONU
Qu’ils soient militaires, policiers ou civils, les
membres d’une mission de paix apportent en effet
dans leurs bagages, sinon un projet tout à fait cohérent, du moins une ingénierie politique qui varie
assez peu d’une situation à l’autre : grammaire
démocratique formelle, règles visant le rétablissement d’un État de droit, procédures de désarmement et de réintégration des anciens combattants, réformes économiques et institutionnelles,
etc. Les missions sont censées apporter de nouvelles règles pour structurer l’ordre social, économique et politique local, au point de prendre en
charge l’administration au jour le jour d’un territoire, comme ce fut le cas au Kosovo et au TimorLeste. L’ingénierie déployée par l’ONU s’est ainsi
divisée en trois rubriques : le rétablissement de la
sécurité, la refonte institutionnelle permettant de
poser les jalons d’une administration autochtone,
et l’effort de reconstruction et de développement
économique.
Mais la mise en œuvre de cet ambitieux programme s’amorce souvent dans l’urgence et dans
l’improvisation. Face aux premiers obstacles sécuritaires et humanitaires qu’il faut surmonter, le
manque de coordination entre les intervenants et
les querelles bureaucratiques internes sont malheureusement patents. Au secrétariat général de
l’ONU, la division du travail entre le département
des Opérations de maintien de la paix et celui des
Affaires politiques, reposant notamment sur une
distinction abstraite entre « rétablissement » et
« maintien » de la paix, d’une part, et « consolidation » de la paix, de l’autre, est à l’origine de
quelques ratés célèbres (comme lors des premiers
mois de l’administration de transition au TimorLeste). Au-delà, les dispositifs de concertation mis
en place ces dernières années n’ont que peu modifié les comportements discordants des différentes
agences onusiennes, jalouses de leurs prérogatives.
La désarticulation est encore plus forte avec
l’agenda des institutions de Bretton Woods, le
Fonds monétaire international (FMI) et la Banque
mondiale. Or, non seulement celles-ci disposent
53
RAMSES
54
2004
d’une part non négligeable des ressources financières nécessaires à la reconstruction ; mais elles
jouent également, de fait, le rôle de chefs de file
des bailleurs de fonds et promeuvent des programmes d’austérité, d’inspiration néolibérale, qui
sont souvent contradictoires avec l’objectif de
reconstruction d’une autorité étatique. Et la multiplication des institutions intervenantes (comme
l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe [OSCE] et l’Union européenne en Bosnie
et au Kosovo) complique encore la donne.
Ces premiers obstacles surmontés, l’entreprise
de state building peut-elle seulement commencer ?
La priorité est en général donnée au désarmement
des combattants, à leur réintégration économique
et à la formation d’un nouvel appareil militaire et
policier local, étape en effet cruciale dans l’opération de (re)construction. D’emblée, pourtant, les
marchandages permanents entre États membres
privent ces opérations d’orientations claires et de
moyens administratifs et coercitifs pour les imposer. En outre, en dépit des pouvoirs absolus dont
ils sont légalement dotés, les représentants spéciaux du secrétaire général (RSSG) à la tête des
différentes missions restent conscients de leur déficit à la fois en termes de légitimité démocratique
et de connaissance des conditions locales, et avancent donc avec prudence. Face à ces problèmes,
aggravés par les promesses non tenues ou retardées de nombreux bailleurs de fonds, il apparaît
vite indispensable de créer les conditions d’une
consultation permanente avec les représentants
locaux. Non démocratiques et purement consultatives, ces institutions ne constituent souvent que
des pis-aller provisoires avant la tenue d’élections.
Ailleurs, comme en Bosnie-Herzégovine ou au
Kosovo, les chefs de missions n’hésitent parfois
pas à promouvoir des décrets ayant force de loi,
contre l’avis de la majorité. En Bosnie-Herzégovine,
le Haut Représentant chargé de faire respecter le
cadre des accords de Dayton (1995) a fait preuve
d’un interventionnisme souvent tatillon, et d’autant plus mal vécu par la population qu’il semblait
ne répondre à aucune stratégie lisible et renvoyait
à des critères quelque peu volatiles. Il a notamment révoqué plusieurs fois des responsables politiques démocratiquement élus (non seulement au
niveau des municipalités, mais aussi à celui de la
présidence de la Republika Srpska, l’entité serbe
de Bosnie). Ces pratiques contribuent à renforcer
l’irresponsabilité des acteurs politiques locaux et
à démotiver les électeurs.
Encadré 4
Le Kosovo entre « autonomie
substantielle » et indépendance
conditionnelle
L’opération au Kosovo, souvent considérée comme la
mission onusienne de state building par excellence, est en
réalité une opération hybride marquée par l’ambiguïté de
son mandat. Officiellement, il ne s’agit pas de préparer le
territoire à l’indépendance, mais d’assurer son « autonomie substantielle » dans le cadre de la République de Serbie,
elle-même partie intégrante de l’État de Serbie-Monténégro.
L’ambiguïté fondamentale de cette formule, pour une population presque unanimement indépendantiste et débarrassée, de fait, de la tutelle de Belgrade, est révélatrice de l’objectif principal assigné au protectorat : gagner du temps en
gelant une situation non réglée.Au Kosovo, la communauté
internationale prétend construire des institutions et installer une démocratie, tout en s’interdisant d’envisager l’indépendance finale du territoire et de penser la questionclef de l’identité politique du peuple kosovar.
Pour sortir de l’impasse, la Commission indépendante
internationale sur le Kosovo a proposé le principe d’une
« indépendance conditionnelle ». Il s’agirait, dans la ligne
des contraintes imposées aux actuelles instances élues du
territoire, de conditionner l’accession du Kosovo à l’indépendance au respect par l’écrasante majorité albanaise des
droits des minorités – serbe, tsigane, turque, etc. – et à
l’abandon du rêve d’une « grande Albanie ». Le projet de
cette indépendance limitée, associée au principe d’une
« souveraineté partagée », dans un cadre résolument européen, témoigne typiquement d’une approche relevant du
nation building. Au-delà du redressement matériel et institutionnel du pays au titre du state building, il s’agit ici, en
effet, de poser les conditions d’un projet de société.
Face à ce déficit de légitimité qui, selon les cas,
incite les RSSG à la frilosité ou à l’autoritarisme,
les élections doivent être organisées au plus vite.
Car, au-delà de la pratique d’un impérialisme libéral réinterprétant, à sa façon, la thèse kantienne de
la paix démocratique (Kant 1991), les élections
organisées au sortir d’un conflit doivent remplir
un double objectif : installer un gouvernement légitime et démocratique, et consolider la paix dans le
cadre d’un système démocratique que l’on espère
durable. Or, la composante démocratique de ces
opérations pose des problèmes liés non seulement
à une sous-estimation des enjeux attachés à des
élections fondatrices, mais aussi au défaut de leur
articulation avec les différentes transformations
qui traversent une société mutilée. Sur le premier
point, les lourdes imperfections des premiers scru-
Le state building au secours de la sécurité internationale ?
tins dits « démocratiques » relèvent certes de
défaillances d’organisation ou de maîtrise technique, mais aussi parfois de pratiques frauduleuses
à grande échelle. La frontière entre les deux est
souvent infime : des problèmes apparemment très
techniques peuvent renvoyer à des enjeux politiques majeurs, qu’il s’agisse de découpage électoral, de comptabilisation des votes ou de constitution de listes électorales.
L’irresponsabilité de la communauté internationale, en Bosnie notamment, qui s’est montrée
prête à couvrir nombre de défaillances pour obtenir la tenue d’un scrutin à tout prix, a trop souvent
ouvert la porte à une institutionnalisation de la
fraude électorale. Dans de telles conditions, les
acteurs politiques locaux apprennent bien vite à
manipuler le système électoral, tout en présentant
la façade de respectabilité démocratique exigée
par la communauté internationale. Souvent cosmétiques, ces élections sous surveillance internationale ne remettent finalement guère en cause certaines modalités traditionnelles de gestion et de
partage du pouvoir, y compris dans leurs formes
les plus violentes. Maintenant hors du système une
partie de la population, non inscrite sur les listes
ou non mobilisée par un enjeu électoral douteux,
le système électoral peine à s’enraciner et se trouve
souvent soumis à un boycott massif. Nombre de
pays, dont la Bosnie-Herzégovine, ont ainsi pu être
entraînés dans une série d’« élections sans électeurs », d’autant plus fréquentes (parfois plus d’un
scrutin par an) qu’elles sont frauduleuses et ne
changent rien.
Une bonne partie de l’ambiguïté de ces opérations réside dans cette oscillation entre tentatives
parfois cosmétiques de dévolution du pouvoir à
des « autorités » locales (dont la représentativité
et la légitimité sont difficiles à évaluer) et velléités coercitives, comme c’est encore le cas dans les
Balkans. Pourtant, la coercition elle-même a montré toutes ses limites, faute de moyens adaptés et
d’effets durables. En effet, bien que les missions
soient encore majoritairement composées de militaires3, l’ONU est de plus en plus appelée à développer une capacité réelle à faire régner l’ordre.
Or, les évolutions doctrinales proposées continuent
de laisser de côté des questions fondamentales touchant, notamment, l’exercice d’une fonction de
police dans une société tierce ou la frontière entre
maintien de l’ordre et fonctions militaires. Il est
de fait une contradiction difficilement surmontable par des forces extérieures : pour être efficace,
un travail de police nécessite une proximité
avec les communautés locales, qualité que, par
définition, les policiers de l’ONU n’ont pas. Sur
le terrain, il est ainsi fréquent que le monde
réel – l’« ordre » réel – échappe aux peacekeepers,
comme c’est encore le cas dans les rues de Pristina,
malgré la présence massive de la Mission d’administration intérimaire des Nations unies au
Kosovo (MINUK). À défaut de policiers en nombre
suffisant, et alors que la police locale doit généralement être entièrement (re)constituée, il n’est
pas rare que l’ordre doive être maintenu par des
militaires qui n’ont ni les moyens ni la formation
pour mener à bien des tâches de police.
Plusieurs situations récentes (BosnieHerzégovine, Kosovo, Sierra Leone, Afghanistan)
ont rappelé ainsi l’impuissance de forces surarmées face à des groupes qui poursuivent la guerre
par d’autres moyens, dont ceux de la criminalité
organisée et du terrorisme. De même, le déploiement d’armes lourdes à des fins dissuasives a souvent des effets contre-productifs auprès de populations insécurisées dans leur vie quotidienne.
Au-delà de la question du partage des tâches entre
militaires et policiers, sont également en cause leur
comportement, leur capacité à s’ajuster à des environnements extrêmement instables, et surtout les
fonctions et les moyens qui leur sont donnés par
les États membres. Par ailleurs, le caractère éphémère de ces opérations, destinées à cesser au bout
de quelques années tout au plus, accentue la difficulté d’établir un legs durable. À peine les peacekeepers sont-ils installés qu’ils doivent déjà préparer leur départ en bon ordre, leur exit strategy
en langage onusien. La différence d’échelle de
temps entre les acteurs internationaux et leurs interlocuteurs locaux donne alors lieu à des stratégies
tantôt antagonistes, tantôt coopératives, mais toujours provisoires. Comme l’a illustré l’exemple du
Cambodge, certaines avancées apparentes ne survivent guère au départ des « internationaux ».
3. Plusieurs éléments l’expliquent : instabilité des contextes d’intervention (ni guerre ni paix), crainte des pays fournisseurs pour la sécurité de
leur personnel au sol (ce qui explique qu’une forte proportion des contingents soit affectée à la sécurité du personnel international et non pas à
celle des populations locales), enfin coût et difficultés de recrutement de
policiers qui, par définition, sont formés pour intervenir à l’intérieur des
frontières de l’État.
55
RAMSES
56
2004
L’enjeu de l’après-guerre pour ces sociétés est
pourtant considérable. Il s’agit d’y mener une triple
« transition » : politique, socio-économique et sécuritaire. Au-delà du passage de la guerre à la paix
ou de la réduction des risques pour la sécurité internationale, ce qui est en jeu est bien la (re)construction de l’État et, par conséquent, la (re)définition
du contrat social. Ceci renvoie à des enjeux aussi
cruciaux que la reconfiguration des réseaux politico-économiques et des modalités de partage de
la rente et de la propriété foncière, la redéfinition
des fonctions attribuées à l’État, en particulier en
matière de sécurité et de justice (ce que les programmes d’aide appelleraient l’« État de droit »)
ou encore les relations entre les différents territoires de l’État (enjeux d’une « décentralisation »
qui peut prendre, selon les contextes, des contours
variés et s’articule, le plus souvent, avec des conflits
fonciers récurrents).
Face à ces questions, les opérations onusiennes
se limitent en fait à une approche assez modeste.
Bien qu’elles prennent un certain nombre d’initiatives visant la « réconciliation » et l’expression
de la « société civile », elles intègrent difficilement la dynamique fondamentale État/société dans
la construction politique nationale. Le « vide »
créé par la chute d’un régime, par exemple, doit
être très vite compensé par une politique qui réactive les canaux de communication internes de la
société, par-delà les méfiances suscitées par des
années de guerre ou d’oppression. Ceci suppose
une intelligence des contextes locaux et de leur
histoire qui continue à faire cruellement défaut à
la majorité des membres des missions. Cela impliquerait une compréhension des fractures et des
mutations durables, qui interdisent un simple retour
aux conditions de l’avant-guerre. En ce sens, les
initiatives prises dans différentes missions (tout
particulièrement – mais pas seulement – au Kosovo
et au Timor-Leste) en matière de développement
de médias indépendants, d’éducation civique ou
de justice, agissent rarement au cœur de la fabrique
sociale, quand elles ne réduisent pas les sociétés
concernées à des stéréotypes insultants pour leur
histoire, leur culture et leurs habitants.
L’autre versant principal de l’entreprise onusienne relève de la reconstruction institutionnelle.
Elle se résume en fait à la mise en place d’un cadre
destiné à garantir la séparation des pouvoirs et la
formation d’un corps administratif local. À la for-
mation de nouveaux corps d’autodéfense et de
police locaux s’ajoute la constitution d’un corps
administratif national dont les « administrations
de transition » au Kosovo et au Timor-Leste doivent constituer l’embryon. À travers un exercice
dit de capacity building, qui associe un officiel
international et un officiel local à chaque poste, et
dont la responsabilité doit revenir en propre au
fonctionnaire local une fois la formation achevée,
il s’agit de former les futurs cadres du pays. Enfin,
en amendant largement le droit local, ces missions
tentent d’établir les bases d’un ordre juridique
renouvelé.
À l’heure du bilan général, on constate ainsi
que, lorsqu’elle s’en est donné les moyens, l’ONU
a su régler les problèmes de sécurité les plus graves
(fin du conflit ouvert), relever les défis humanitaires les plus immédiats et poser des bases institutionnelles et administratives. En revanche, les
résultats en matière de démocratisation ou de
« réconciliation », qui relèvent plus du nation building que du simple state building, sont moins
convaincants. De même, les efforts en matière de
reconstruction ou de développement économique,
comme dans le domaine juridique et policier, se
sont souvent avérés décevants. Le bilan mitigé des
opérations menées à partir de 1999 au Kosovo et
au Timor-Leste – les plus ambitieuses jamais entreprises en la matière – illustre les nombreuses contradictions du programme de state building tel qu’il
a été appliqué jusqu’à ce jour.
3. Un programme
politique contradictoire
LE KOSOVO ET LE TIMOR-LESTE :
DEUX « ÉTATS AUTO-CONSTITUÉS » QUI
SE PRÊTENT MAL À LA GÉNÉRALISATION
Écartelées entre le manque de moyens et les
lourdeurs bureaucratiques, d’une part, et l’absence
d’une vision cohérente de re-fondation du « contrat
social », de l’autre, les missions onusiennes de
state building, au Kosovo et au Timor-Leste, ont
dû constamment revoir à la baisse leurs ambitions.
Si elles sont largement présentées comme des succès par l’ONU, c’est à l’aune de précédents dou-
Le state building au secours de la sécurité internationale ?
loureux, comme la Somalie, le Rwanda, l’Angola
ou Haïti. Le rétablissement – même précaire – de
la paix civile, la prise en charge réussie de l’urgence humanitaire et la démobilisation des combattants constituent, de fait, de rares succès. Les
cas du Kosovo et du Timor-Leste se différencient
pourtant singulièrement de ceux dans lesquels
l’ONU avait jusqu’alors tenté d’appliquer son ingénierie en matière de state building. Il s’agit en effet
de territoires à l’identité nationale très forte, évacués par la force par une puissance occupante après
des décennies de résistance organisée de la population locale. Ces situations particulières ont, de
toute évidence, largement facilité les tâches de la
MINUK et de l’Administration transitoire des
Nations unies au Timor-Oriental (ATNUTO).
Dans la gestion au jour le jour des territoires,
les institutions clandestines ont joué un rôle officieux, mais considérable, aux côtés de la mission
internationale. Le Kosovo et le Timor-Leste peuvent ainsi être qualifiés, au même titre sans
doute que le Kurdistan irakien, d’« États autoconstitués », un phénomène récent et peu étudié.
Le régime dit de « conflit coopératif » entre des
mouvements de résistance et des autorités d’occupation intermittentes et corrompues a en effet
été le terreau de la formation, ponctuée d’épisodes
tragiques, de véritables sociétés clandestines.
Malgré toutes les différences qui distinguent le
Kosovo et le Timor-Leste, on retrouve des éléments
constitutifs similaires : la tenue d’élections clandestines, la mise en place d’un système d’éducation parallèle et d’un dispositif de taxation clandestin, etc. Ces structures étatiques auto-constituées
présentent par ailleurs la caractéristique de ne pas
avoir été engendrées par des arbitrages internationaux. Elles ont, en revanche, dès les débuts de la
lutte pour l’indépendance, entièrement orienté leur
action vers la recherche d’une intervention extérieure libératrice. Les responsables de la Ligue
démocratique du Kosovo (LDK) comme du Conseil
national de la résistance timoraise (CNRT) ne s’en
sont jamais cachés.
La mise sur pied d’opérations de state building
plus ou moins explicites dans ces deux territoires
fut avant tout dictée par le degré exceptionnel de
destruction et le grave déficit de compétences administratives dont ils étaient frappés. Au Timor-Leste,
par exemple, la mission de l’ONU dut ainsi importer non seulement des ordinateurs ou des véhicules,
mais également des outils aussi essentiels que des
chaises, des tables ou des crayons, introuvables
dans cette partie de l’île. Par ailleurs, plusieurs
décennies de mise à l’écart des populations locales
des postes de responsabilité par les autorités, et la
fuite des individus qui avaient collaboré avec l’occupant, posèrent des défis inédits. Ce double constat
y a engendré l’émergence d’un véritable mythe de
l’incapacité des Timorais à prendre en charge l’administration de leur territoire, mythe largement
relayé par une diaspora plus qualifiée de retour
d’Australie et du Portugal dans les bagages de
l’ATNUTO (selon des modalités très proches de
ce qui s’était produit sous l’Autorité provisoire des
Nations unies pour le Cambodge [APRONUC] et
de ce qui a été tenté sans succès par le Pentagone
en Irak). Cette conception du territoire à administrer comme une « terre vierge » sur laquelle tout
serait à reprendre à zéro pour « poser les bonnes
bases dès le départ » (« get things right from the
start »), selon l’expression de la Banque mondiale,
se reflète aussi, bien que de manière moins marquée, au Kosovo.
Dans les faits, l’administration du territoire n’a
pourtant été ni le monopole des internationaux, ni
le fruit d’une coopération cohérente avec les dirigeants locaux. La MINUK comme l’ATNUTO,
qui constituent sans doute les deux gouvernements
les plus centralisés du monde, ne gouvernent guère
au-delà de la capitale et l’ordre réel semble leur
échapper. Contradiction immédiate du mythe de
la terre vierge, les cadres de l’Armée de libération
du Kosovo (UÇK) avaient déjà fermement pris le
contrôle des municipalités lorsque les troupes de
l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord
(OTAN) entrèrent au Kosovo. De même, au TimorLeste, une fois le calme revenu, le Conseil national de la résistance timoraise (CNRT), qui fédère
l’ensemble des réseaux clandestins ayant animé la
résistance, reprit rapidement le contrôle du territoire. En somme, la vie politique sous administration internationale se résume largement à une
lutte d’influence intermittente entre diverses franges
de l’ancien État clandestin, les unes choisissant la
confrontation avec l’autorité internationale, les
autres son soutien. La MINUK comme l’ATNUTO
ont ainsi délégué l’essentiel de leur action locale
aux factions jugées les plus modérées des élites
locales, tout en s’opposant aux menées anti-serbes
de l’ancienne UÇK au Kosovo et aux velléités auto-
57
RAMSES
58
2004
ritaires du Front révolutionnaire du Timor oriental indépendant (Fretilin). En somme, alors que les
internationaux n’exerçaient, en dehors des grands
centres, qu’une présence symbolique, la gestion
au jour le jour du territoire était entre les mains
des cadres des anciennes structures clandestines.
En ce sens, l’ATNUTO et, dans une moindre
mesure, la MINUK, malgré la fiction utile d’un
vide de souveraineté et de représentation politique
à remplir, furent des autorités intérimaires bien
plus que des entreprises de refondation nationale.
On peut dès lors s’interroger sur la valeur
d’exemple d’opérations qui concernent, par ailleurs,
des territoires relativement modestes : le TimorLeste ne compte qu’environ 800 000 habitants et
le Kosovo qu’un peu plus du double. Au-delà des
discours, et malgré certaines réussites indéniables
sur le terrain, l’ONU est tout à fait consciente des
limites de ces « exercices ». En Afghanistan, elle
ne pratique qu’un rôle de coordination humanitaire et de soutien aux institutions nouvelles, essentiellement à Kaboul et dans sa région immédiate.
Et nonobstant les objections de principe liées aux
conditions dans lesquelles les États-Unis et leurs
alliés ont contourné le cadre multilatéral pour intervenir militairement en Irak, le secrétariat général
de l’ONU, conscient de son manque de moyens,
n’a pas lui-même souhaité exercer un rôle d’administration provisoire dans ce pays.
LA DÉPOLITISATION DES PROGRAMMES
D’INTERVENTION
Alors qu’elle prétend (re)construire l’État, la
communauté internationale (censée être incarnée
par l’ONU) ne cesse de réduire son projet de
« construction de la paix » à des dimensions très
techniques, le vidant le plus souvent de toute substance politique. Cette attitude est partiellement
dictée par la nécessité de contourner (à défaut d’accommoder), au niveau international, les embûches
de débats idéologiques, une précaution dont ne
s’encombre certes pas le « messianisme libéral »
de l’Administration Bush. Dans tous les cas, la
nature de l’action à mener fait écho, de fait, à une
très grande diversité de conceptions. Les notions
de « paix » ou d’« environnement sûr et stable »,
auxquelles se réfèrent ainsi les résolutions du
Conseil de sécurité de l’ONU, sont extrêmement
polysémiques et renvoient d’abord aux intérêts des
États dominants. La décision d’intervenir est ellemême le résultat de compromis diplomatiques : si
on a pu s’accorder sur la nécessité d’engager une
action, on s’entend rarement sur son contenu. Enfin,
et surtout, ce qui se joue dans la plupart des débats
est beaucoup moins le type de réponse qu’il convient
d’apporter à une situation concrète que les enjeux
de pouvoir entre États.
Ceci explique que les mandats des missions de
paix soient aussi ambigus, voire tout simplement
inapplicables sur le terrain. Des marchandages
interétatiques qui se poursuivent tout au long du
déroulement d’une opération émane un « consensualisme » mou, et systématiquement a minima,
qui prive les équipes sur le terrain d’orientations
claires et des moyens administratifs et coercitifs
permettant de les imposer. La reconstruction d’un
État passe pourtant par des arbitrages lourds de
conséquences que l’administration de transition
devrait pouvoir assumer. Dans les pays d’intervention eux-mêmes, les visions les plus contradictoires s’affrontent, ce qui est somme toute normal dans un contexte conflictuel.
La « dépolitisation », ou « technicisation », est
censée accommoder ces différences. Elle renvoie
également à des travers récurrents des missions
onusiennes auxquels l’Administration Bush, par
exemple, n’a pas échappé en Irak : impréparation
et improvisation expliquent que l’action s’appuie
essentiellement sur des « kits » ou montages qui,
s’ils peuvent effectivement être utiles dans l’urgence pour construire hôpitaux de fortune, centres
de nutrition ou camps de réfugiés, sont d’un systématisme absurde lorsqu’il s’agit de reconstruction institutionnelle. En Bosnie, et souvent au
Kosovo, la communauté internationale navigue à
vue. En la matière, la « technicisation » frappe
aussi bien les programmes de démocratisation que
ceux consacrés aux réformes judiciaires, à la formation de la police ou, plus encore, à la promotion d’une « bonne gouvernance ». Cette option
peut revenir, de facto, à faire certains choix politiques, encourageant notamment l’établissement
d’une paix et d’une démocratie de façade.
De fait, loin d’être linéaires, les processus de
(re)construction peuvent s’inscrire dans des temporalités qui coïncident mal avec l’immédiateté de
l’action internationale. Les gouvernements occidentaux, soucieux avant tout de la sécurité de leur
personnel et des risques d’enlisement, accordent
Le state building au secours de la sécurité internationale ?
souvent une importance démesurée à leur exit strategy. Moyennant quoi, à l’instar de Phnom Penh
en 1992-19934, les capitales des pays concernés
connaissent, en quelques mois, l’« invasion » et le
retrait aussi rapide d’organismes et d’aides en tout
genre, sans incidence majeure sur l’existence de
la majorité de leurs habitants. Entre temps, les
ambitions annoncées de la mission ont été nettement revues à la baisse. Les intérêts des intervenants peuvent ici rencontrer ceux des élites locales :
« consolider » le statu quo ou redistribuer les cartes
sans engager de changement majeur, ce qui est évidemment contradictoire avec l’ambition de
« construire la paix ».
La dépolitisation des enjeux, d’une part, et la
délimitation d’un cahier des charges minimal, de
l’autre, ont permis, dans le passé, d’extraire ainsi
à peu de frais un certain nombre de crises de
l’agenda international. Ces effets vont de pair avec
un engagement délétère des bailleurs de fonds :
massif en matière de dispositif d’urgence et lorsqu’il s’agit de financer l’effort de guerre, il peut
s’avérer rapidement sans lendemain, les donateurs
se montrant incomparablement plus réservés quand
il faut dégager des financements de plus long terme
et investir dans la phase de reconstruction postconflit. En outre, entre les promesses annoncées
lors des réunions de donateurs et la réalité des montants investis in fine, il peut exister un gouffre
jamais comblé, de l’ordre de 40 % des sommes
promises en moyenne. Enfin, lorsqu’elle n’alimente pas la corruption et l’enrichissement rapide
des anciens chefs de guerre, l’aide internationale
tend à privilégier des canaux non gouvernementaux qui privent l’administration locale de toute
capacité à lancer un projet cohérent. On est loin
des plans Marshall parfois annoncés, alors même
qu’à la différence du programme d’aide des ÉtatsUnis à l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, les pays aidés aujourd’hui se voient
imposer des plans de réformes et des programmes
d’investissement bien plus contraignants.
L’Afghanistan et l’Irak constituent, de ce point
de vue, des cas particuliers. Le premier illustre jusqu’à la caricature le fossé qui sépare les enjeux
stratégiques vitaux (la destruction du réseau AlQaida) des bonnes intentions affichées (la reconstruction de l’État afghan). Lorsque l’enjeu était de
taille, comme dans le cas de l’Allemagne et du
Japon à la fin des années 1940, il ne fut guère ques-
tion de grands principes. Des sommes considérables furent librement mises à la disposition des
élites locales alliées, sous le simple contrôle d’un
« proconsul » de l’armée d’occupation. En Irak,
ce modèle a été également appliqué mais avec une
différence de taille : les ressources pétrolières de
ce pays sont telles qu’elles devraient pouvoir largement financer la reconstruction des infrastructures détruites par l’occupant, tout en assurant à
celui-ci un contrôle durable sur des ressources énergétiques vitales, deux dimensions cruciales pour
la politique des États-Unis dans la région.
Encadré 5
Le rôle de l’ONU en Irak selon
la résolution 1483 du 22 mai 2003
Comme l’ont indiqué certains documents de travail rendus publics avant la guerre menée par les États-Unis contre
l’Irak, le secrétariat de l’ONU n’a jamais envisagé d’administrer directement le pays sur le modèle du Kosovo ou du
Timor-Leste. Consciente de ses limites, l’organisation prétendait avant tout à un rôle de coordination et de soutien,
comme en Afghanistan, ainsi que de facilitation de la transition politique. La résolution 1483, entérinant la mainmise
de Washington sur l’Irak, ne lui accorde finalement guère
plus qu’un rôle de coordination humanitaire. Son représentant spécial pour l’Irak, l’ancien RSSG au Timor-Leste,
Sergio Vieira de Mello, voit son rôle limité à l’aide humanitaire, à la reconstruction, au rapatriement des réfugiés,
ainsi qu’à la promotion des droits de l’homme, de la police
civile irakienne, et des réformes juridiques et judiciaires.
Dans tous ces domaines, toutefois, ses prérogatives ne vont
guère au-delà d’une simple « facilitation » du travail supposé conjoint entre l’« Autorité » – les Anglo-Américains
dotés du statut juridique de « puissance occupante » – et
les différentes institutions internationales associées à l’entreprise.
Conclusion
Loin de répondre aux conditions de terrain, les
interventions de state building renvoient d’abord
aux intérêts stratégiques des États occidentaux. En
pratique, ce constat condamne à l’indifférence les
zones qui, comme la Tchétchénie, le Tibet ou le
Cachemire, relèvent de puissances majeures, limite
les interventions dans les espaces périphériques
(Sierra Leone, République démocratique du Congo,
etc.) à des « missions du pauvre » et réserve la
4. Le Cambodge fait, de ce point de vue, figure de cas d’école : 18 mois
pour l’une des opérations les plus coûteuses et les plus ambitieuses de
l’histoire des Nations unies.
59
RAMSES
2004
recherche d’efficacité aux zones stratégiques
« vitales » (Balkans et Moyen-Orient). Le découplage entre deux types d’ingérence multilatérale
est ainsi, depuis la fin des années 1990, de plus en
plus patent : à l’Afrique les opérations purement
onusiennes, indigentes en hommes et en moyens,
et condamnées au mieux à faire respecter le statu
quo ; aux Balkans et au Moyen-Orient des arrangements plus vigoureux associant à l’ONU des
« coalitions volontaires », l’OTAN, et parfois
l’Union européenne et l’OSCE. On reste loin des
objectifs d’une sécurité globale, alors même que
les modalités choisies dans la lutte contre le terrorisme renforcent les amertumes et les révoltes
des laissés-pour-compte de l’humanité.
On se préoccupe, en effet, de gagner des guerres,
rarement de gagner la paix. Le défi des aprèsguerres est pourtant autrement plus difficile et crucial. Du reste, la réflexion en la matière reste,
comme on l’a vu, embryonnaire. Comprendre à
quelles conditions la paix (ou l’« ordre ») peut être
construite dans une société donnée, c’est s’efforcer de rendre intelligibles les nombreuses transformations qui la traversent, dans ses structures
comme dans ses règles, de façon à évaluer les bases
d’une intervention constructive. De fait, loin d’être
ce socle intangible auquel se réfère implicitement
la communauté internationale, la construction d’un
« État de droit » est le produit d’histoires concrètes,
l’expression de visions du monde et de relations
sociales complexes. C’est aussi le fruit d’un projet construit à coups de compromis et de processus successifs.
Par ailleurs, elle suppose que soit pleinement
prise en compte l’histoire des peuples concernés,
qu’il s’agisse des acquis d’une construction nationale ou des traces des occupations étrangères antérieures. L’Irak contemporain en est l’illustration.
L’ingérence ne peut, de ce fait, se limiter à une
simple présence militaire, aussi imposante soitelle. La nécessaire implication des populations
locales mérite, aujourd’hui plus que jamais, d’être
réaffirmée. Elle suppose un respect effectif de leurs
modes d’organisation et cultures. In fine, la condition du succès de toute opération de state building
se résume à la question suivante : les populations
locales apportent-elles leur soutien à l’effort international de reconstruction ?
60
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La justice pénale
internationale :
États et justice
Philippe Moreau Defarges
A
u cours des années 1990, la justice pénale
internationale s’est imposée comme un
enjeu politique majeur. En 1993-1994, le
Conseil de sécurité des Nations unies crée deux
tribunaux pénaux internationaux : le Tribunal pénal
international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le
Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR) ; en 1998, la conférence de Rome adopte
le statut de la Cour pénale internationale (CPI),
mise en place le 1er juillet 2002 ; entre 1998 et 2001
éclatent l’affaire Pinochet, qui fait se confronter
justice nationale et justice internationale, et l’affaire Milosevic, qui est le premier chef d’État à
comparaître devant un tribunal international.
Dans cette perspective, trois évolutions historiques, distinctes et liées, se combinent :
– la responsabilisation des gouvernants pour les
actes commis dans l’exercice de leurs fonctions :
déjà, l’exécution de Charles Ier, roi d’Angleterre
(1649), et celle de Louis XVI, roi de France (1793),
indiquent que les gouvernants s’ils sont considérés comme ayant commis des crimes contre leur
peuple ou ses représentants, doivent et peuvent être
jugés ;
– l’émergence d’une justice politique pénale universelle : selon une telle logique, tout dirigeant
ayant commis des crimes dans l’exercice de ses
fonctions pourrait être jugé par n’importe quel
juge. En 1993, la Belgique adopte ainsi une loi qui
confère à ses tribunaux une « compétence univer-
selle ». D’après ce texte, tout juge belge peut être
saisi de tout crime relevant du droit international,
quels que soient le lieu où il a été commis, la nationalité de l’auteur et celle de la victime (à condition toutefois que le suspect ou l’inculpé se trouvent sur le territoire de la Belgique) ;
– la construction d’une justice pénale internationale : cette justice, tout en résultant d’accords entre
États, se situe en principe au-dessus d’eux et dispose d’organes propres. Il en est ainsi du TPIY, du
TPIR et de la CPI.
Au sein même des sociétés ayant subi un traumatisme (occupation étrangère, dictature, apartheid, etc.) et accédant (ou revenant) à la démocratie, se multiplient les débats sur la culpabilité
des gouvernants : que faire d’un passé douloureux ? Comment traiter ceux qui étaient alors au
pouvoir ou y participaient ? Faut-il les juger ? Et,
si oui, de quelle façon ? La réponse traditionnelle
à ce problème était « bourgeoise », dans le sens où
l’entendent les grands romanciers de l’univers des
possédants (d’Honoré de Balzac à François
Mauriac, de Charles Dickens à Edgar M. Foster,
de Henry James à William Faulkner) : ne plus parler de la question, laisser les morts enterrer les
morts. Aujourd’hui, les opinions publiques, et
d’abord les proches des victimes (épouses, mères,
etc.), n’acceptent plus une telle chape de plomb.
Quelque chose doit se produire (la création d’une
commission de vérité et de réconciliation, la tenue
61
RAMSES 2004
Encadré 1
Chronologie
62
– 18 mai 1915 : Déclaration de la France, du RoyaumeUni et de la Russie évoquant, à propos des massacres
d’Arméniens par les Turcs, « les nouveaux crimes de la
Turquie contre l’humanité et la civilisation ».
– 28 juin 1919 : Traité de Versailles concluant la Première
Guerre mondiale. Mise en accusation publique de
Guillaume II, ex-empereur d’Allemagne, « pour offense
suprême contre la morale internationale et l’autorité
sacrée des traités ».
– 30 octobre 1943 : Déclaration de Moscou sur les crimes
de guerre allemands.
– 18 octobre 1945-1er octobre 1946 : Procès de
Nuremberg, jugeant 22 des plus hauts dirigeants nazis.
– 3 mai 1946-4-12 novembre 1948 : Procès de Tokyo,
jugeant les principaux criminels de guerre japonais.
– 9 décembre 1948 : Adoption, par l’Assemblée générale
des Nations unies, de la Convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide.
– 12 août 1949 : Conventions de Genève dites de la
Croix-Rouge (droit humanitaire dans les conflits armés).
Ces conventions sont élargies par les protocoles additionnels du 10 mars 1977.
– 1961 : Procès Eichmann à Jérusalem.
– 1966-1967 : « Tribunal Russel », créé par le philosophe
britannique Lord Bertrand Russel, et présidé initialement
par Jean-Paul Sartre, afin de « juger » les crimes de guerre commis par les États-Unis au Vietnam.
d’un procès, etc.) pour que le « deuil » puisse s’accomplir. Ainsi la dimension internationale et la
dimension interne se trouvent-elles inextricablement liées…
Cette question de la justice pénale à l’encontre
de dirigeants étatiques est fondamentalement une
affaire politique, dans le sens le plus fort du terme.
Juger des hommes et des femmes qui ont exercé
le pouvoir ne saurait relever de la justice « ordinaire ». Juger des responsables étatiques, c’est
juger à la fois des États et les peuples de ces États.
À l’horizon de toute justice on trouve toujours un
procès, c’est-à-dire une cérémonie solennelle où
comparaissent des individus, derrière lesquels se
dessinent de multiples tragédies : défaites militaires, affrontements civils, effondrements de
régimes politiques, déchirements de toutes sortes.
Le procès a pour premier effet de faire resurgir ces
drames. Et quand cette boîte de Pandore, avec ses
horreurs, est ouverte, tout devient possible. À l’extrême, celui qui se trouve dans le box des accusés
peut être innocenté1.
– 10 décembre 1984 : Adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de la Convention contre la torture et
autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
– 10 février 1993 : Création, par le Conseil de sécurité
(résolution 808), du Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie (TPIY).
– 8 novembre 1994 : Création, par le Conseil de sécurité
(résolution 955), du Tribunal pénal international pour le
Rwanda (TPIR).
– 18 juillet 1998 : Adoption par 120 États de la
Convention de Rome, arrêtant le statut de la Cour pénale
internationale (CPI).
– 16 octobre 1998-2 mars 2000 : Augusto Pinochet est
arrêté à Londres. À la suite d’un long feuilleton judiciaire,
il est autorisé par le gouvernement britannique à rejoindre
le Chili.
– 28 juin 2001 : Remise de Slobodan Milosevic, ancien
président de la Fédération yougoslave, au TPIY (La Haye).
– 1er juillet 2002 : Mise en place de la CPI.
– 16 décembre 2002-28 février 2003 : Procès de Biljana
Plavsic, ancienne présidente des Serbes de BosnieHerzégovine. Elle plaide coupable et est condamnée à
11 ans de prison pour crime contre l’humanité.
– Avril et juin 2003 : Révision fondamentale de la loi
belge instaurant la « compétence universelle ».
Au-delà des incertitudes de tout procès, un autre
enjeu apparaît, tout aussi délicat : cette justice n’estelle faite que pour les vaincus ? Depuis le procès
fondateur de Nuremberg (octobre 1945-octobre
1946), d’autres procès ont eu lieu ou sont en cours.
Tous visent des vaincus. Or les vainqueurs commettent eux aussi des actes atroces. Les exemples
ne manquent pas, depuis les bombardements alliés
sur l’Allemagne de Hitler jusqu’aux deux bombes
atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. En 1999,
la guerre du Kosovo contre la Fédération yougoslave de Slobodan Milosevic a été gagnée par
l’Alliance atlantique, notamment grâce à des bombardements méthodiques, d’ailleurs dictés par un
argument des plus nobles : stopper la purification
ethnique au Kosovo. Une victoire peut-elle être
obtenue sans le recours à des moyens extrêmes ?
1. En avril 1945, le journal américain Free World publie une caricature
mettant en scène un hypothétique procès d’Adolph Hitler. Ce dernier
concentre tous les regards et tous les micros. Il est la vedette. Quant aux
juges – médusés –, ils se voient voler leur procès.
La justice pénale internationale : États et justice
Si un belligérant peut être tenté de tout faire pour
hâter la fin des hostilités en frappant le plus durement possible l’ennemi2, comment un vainqueur
accepterait-il d’être jugé ? En soumettant ses opérations militaires à l’examen d’un tribunal et en
prenant place dans un box d’accusé, le vainqueur
se priverait de la légitimité de sa victoire et apparaîtrait comme un champion sportif ayant utilisé
des moyens déloyaux pour gagner. Mais, alors, n’y
a-t-il pas, comme l’exprime une formule fameuse,
« deux poids, deux mesures », seuls les vaincus
étant susceptibles d’être jugés et condamnés ? Ici
apparaît l’une des difficultés politiques majeures
de la justice pénale politique. Il n’est d’ailleurs
aucunement certain qu’elle soit surmontable dans
un monde composé d’États souverains, responsables de la sécurité ultime de leur peuple.
C’est dans ce paysage moral et politique que se
développe la question de la justice pénale internationale. Cette question, dans ses termes actuels,
prend forme dans le sillage de la Première Guerre
mondiale. La voici au premier plan sur la scène
internationale. Elle n’en disparaîtra pas. Ces débats
s’organisent autour de cinq interrogations : pourquoi et au nom de quoi juger ? Que juger ? Quels
coupables ? Quels juges ? Et comment juger ?
Toutes ces interrogations ont reçu ou reçoivent des
éléments de réponse, plus ou moins convaincants,
plus ou moins décevants. La justice pénale internationale est et demeurera longtemps au stade expérimental. Il en résultera beaucoup de désillusions
et quelques succès, mais le problème est posé et il
n’y aura pas de retour en arrière.
1. De la vengeance
à la justice
Dans le monde des relations internationales classiques, organisé autour d’États souverains et
inégaux, et régi par la guerre, le vainqueur est
maître de la vérité ; ses brutalités ne sauraient être
des crimes, ce ne sont que des moyens au service
de son triomphe. Quant au vaincu, l’Histoire ne
lui appartient plus ; le pouvoir lui échappe irrémédiablement3.
Or, à l’issue de la Première Guerre mondiale,
un changement capital se dessine : le responsable
suprême d’un État peut et doit être jugé pour des
crimes commis dans l’exercice de ses responsabilités internationales. La justice pénale internationale à l’encontre d’individus peut être analysée
comme l’une des manifestations de cette vague de
fond historique visant à faire des dirigeants des
individus comme les autres, comptables de leurs
actes. Cette justice est le fruit d’une quadruple évolution : la désacralisation et la responsabilisation
des gouvernants ; l’apparition et le développement
d’une « industrialisation » des crimes ; l’affirmation du droit des victimes ; enfin, le renouvellement radical de la problématique de la paix.
DÉSACRALISATION ET
RESPONSABILISATION
DES GOUVERNANTS
La sacralité des gouvernants, et surtout celle des
chefs suprêmes, constitue un trait fondamental des
sociétés depuis la nuit des temps. Même des régimes
prétendant traiter leurs dirigeants comme des
hommes ordinaires ont fini par « re-sacraliser »
leurs maîtres. Lénine et Staline furent des tsars
rouges, Mao Zedong un empereur de Chine communiste ; tous ont été momifiés dans des mausolées visités religieusement.
La désacralisation des gouvernants s’inscrit dans
le vaste mouvement de sécularisation des sociétés
et des États, initié en Europe à partir du XVIIe siècle.
Le pouvoir n’émanant plus de Dieu, les philosophes se mettent en quête d’un autre fondement.
Ce sera le « contrat social » : le pouvoir résulte
d’un pacte entre des hommes ; les gouvernants
ne sont que l’émanation du peuple créé par ce
pacte et peuvent être punis par lui s’ils ne sont
pas fidèles au contrat. La dynamique en marche
conduira au procès et à l’exécution de deux rois :
l’Anglais Charles Ier (1649), puis le Français
Louis XVI (1793).
À l’issue de la Première Guerre mondiale,
Guillaume II sera mis en accusation publique pour
« offense suprême contre la morale internationale
et l’autorité sacrée des traités » (article 227 du traité
2. Winston Churchill, critiqué pour la brutalité des bombardements alliés
contre la population allemande durant la Seconde Guerre mondiale, a
justifié cette violence par la volonté de raccourcir le plus possible la durée
des combats.
3. Des rois vaincus peuvent être pris puis rachetés, et retrouver alors leur
trône (comme François Ier après Pavie). Telle est l’Europe monarchique, du
Moyen Âge à la Première Guerre mondiale : les défaites ne sont que des
péripéties ; les princes sont sacrés.
63
RAMSES 2004
de Versailles). Pour la première fois, dans le monde
moderne, à l’échelle internationale, un chef
d’État est ainsi menacé d’un procès pour des actes
commis dans l’exercice de ses fonctions. Cette
mise en accusation doit beaucoup aux circonstances : un conflit atroce, des millions d’hommes
tués, il fallait un coupable pour justifier tout ce
sang4. Mais la graine était plantée. Durant la
Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique de
Staline (celui-ci paraissant fort peu embarrassé par
ses propres crimes) exigera un procès des dirigeants nazis. Les États-Unis y donneront leur aval,
tout en s’interrogeant sur les chefs d’accusation
qui pourront être retenus. Quant au Royaume-Uni
de Churchill, il aurait préféré l’exécution pure et
simple des dirigeants du IIIe Reich5.
L’idée s’est alors imposée peu à peu que, quelles
que soient les circonstances, certains actes ne sont
pas admissibles au regard d’une morale jugée par
beaucoup universelle, en premier lieu dans les
sociétés occidentales. Si la vengeance brute n’est
plus possible contre leurs auteurs, ces derniers doivent être jugés et punis.
64
L’INDUSTRIALISATION DU CRIME
Les conquérants, d’Alexandre le Grand à
Tamerlan, ont de tous temps commis des massacres.
Lorsqu’une ville était prise, les hommes étaient
exterminés, les femmes et les enfants envoyés en
esclavage. Qu’y a-t-il donc de nouveau dans le crime
de masse ? Tout d’abord, la technique : elle donne
aux hommes des capacités de destruction sans précédent, l’anéantissement de populations pouvant
être opéré de façon industrielle (l’Allemagne hitlérienne et ses « usines » de la mort) ; ensuite, l’idéologie : les massacreurs du passé tuaient avant tout
pour se débarrasser d’ennemis capables un jour de
se venger. On a tué aussi pour des motifs religieux,
les vaincus pouvant parfois se sauver en se ralliant
à la foi du vainqueur. Mais la modernité scientifique et technique, nourrie de biologie, a inventé
une nouvelle raison d’exterminer : la perception de
l’Autre comme un virus social, par exemple le Juif,
mais aussi le Tzigane, le Tutsi, le Kosovar, le Serbe,
le Croate, etc. Selon cette démarche de nettoyage
ou de purification ethnique, une société ne peut être
saine que si elle est pure, et qu’ont été éradiqués en
son sein les éléments étrangers et corrupteurs. Le
crime s’empreint alors d’une froideur médicale et
d’une dimension systématique qui appellent un traitement exceptionnel.
LES VICTIMES6
Tout au long de l’Histoire, les victimes apparaissent comme des masses indifférenciées et
muettes. Tel le chœur des tragédies antiques, leur
rôle est de souffrir et de gémir. Aujourd’hui, et
c’est là une évolution qui ne remonte qu’à quelques
décennies, les victimes, ou plus souvent leurs
proches ou leurs descendants, s’expriment, prennent la parole, luttent pour leur cause, réclament
des réparations. Si chaque itinéraire – celui des
Juifs, des Indiens d’Amérique du Nord, des
Aborigènes d’Australie, etc. – est unique et mériterait évidemment un récit particulier, cet éveil des
victimes peut, sur un plan plus général, faire l’objet de nombreuses explications complémentaires :
– la dynamique démocratique conduit chacun
(individu ou groupe) à affirmer ses droits, et donc
à les développer ou à en découvrir de nouveaux.
La victime exige une reconnaissance en tant que
telle, au nom de ses souffrances et de sa dignité
humiliée. Tout comme les colonisés, les victimes
ou plutôt leurs descendants, qu’il s’agisse de peuples
autochtones ou de femmes, mettent au service de
leur cause l’ensemble des moyens dont disposent
les pays occidentaux : recours au droit, mobilisation des médias, appel aux organisations non gouvernementales (ONG), sollicitation de la mauvaise
conscience des descendants des bourreaux, etc. ;
– les victimes ont généralement honte et se sentent responsables de leur malheur. La diffusion de
la psychanalyse, dans le sens le plus large, encourage tous les efforts d’investigation, de mise à jour,
de clarification intérieures : la victime apprend à
parler de son drame et, pour le surmonter, demande
une sanction sociale (notamment un procès). Pour
que le « deuil » s’opère, le malheur (par exemple
le génocide) doit être reconnu de façon officielle7 ;
– nombre des combats pour la reconnaissance des
victimes sont menés par des femmes, des mères,
4. Guillaume II s’est réfugié aux Pays-Bas. Ces derniers ont refusé de
l’extrader au motif que le crime dont l’ancien empereur était accusé était
un « délit politique », non susceptible d’entraîner l’extradition.
5. Overy (2001), p. 6-23.
6. Moreau Defarges (1999), Barkan (2000), Paris (2000).
7. Ainsi les Arméniens veulent-ils faire reconnaître les massacres de
1915 par l’armée ottomane comme génocide et, plus d’un demi-siècle
après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs forcés de
l’Allemagne nazie réclament-ils leur salaire...
La justice pénale internationale : États et justice
Encadré 2
La construction de la justice pénale internationale
La construction de la justice pénale internationale a connu
trois grandes étapes.
Après la Seconde Guerre mondiale, les tribunaux de
Nuremberg et de Tokyo
Les crimes systématiques commis par les puissances de
l’Axe (Allemagne et Japon), le souci de donner des fondements moraux au combat de la « Grande Alliance » (ÉtatsUnis, Royaume-Uni et Union soviétique), et la volonté d’éradiquer les idéologies nationalistes et racistes expliquent la
mise en place, pour la première fois dans l’Histoire, de tribunaux spéciaux pour juger les criminels. Les plus importants
d’entre eux furent ceux de Tokyo et de Nuremberg, qui constituent une novation remarquable. S’ils inspirent du respect, les
procès qui s’y sont déroulés ont aussi eu leur part d’ombre.
Nuremberg traita des crimes frappant exclusivement les vainqueurs (agressions, cruautés dans les opérations militaires) et
n’envisagea pas de débattre de ceux pouvant les gêner (il fut
exclu de faire allusion aux massacres commis par l’Armée
rouge). Le procès de Tokyo, lui, reposa sur un postulat ambigu :
celui au nom de qui tous les crimes japonais avaient été commis, l’Empereur, ne devait pas être mis en cause. Protectorat
américain oblige !
Dans les années 1990, les deux tribunaux pénaux pour
l’ex-Yougoslavie et le Rwanda
La fin de l’antagonisme Est-Ouest et le mythe de la « communauté internationale » ont suscité, dans les années 1990,
un large mouvement en faveur de la moralisation des relations
internationales. Il devient alors admis que les criminels politiques doivent être punis. Se fondant sur les pouvoirs juridiquement contraignants que lui confère le chapitre VII de la
Charte de l’ONU, le Conseil de sécurité crée lui-même à cet
effet les deux tribunaux pénaux internationaux pour l’exYougoslavie (résolution 808 du 10 février 1993) et le Rwanda
(résolution 955 du 8 novembre 1994). Leur bilan reste à faire.
Le premier tribunal, installé à La Haye, a suscité un vif intérêt
et acquis une certaine autorité. En 2003, 34 criminels sur
84 inculpés ont été jugés ; sur ces 84, 23 sont en fuite. Les pro-
des épouses ; ainsi, en Argentine, les « folles de
mai » se battent pour retrouver leurs proches enlevés par les militaires. Ces femmes s’approprient
une histoire, l’Histoire, qui les a traitées comme
des êtres voués à subir et à se soumettre8.
LA CONSTRUCTION DE LA PAIX
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la problématique de la guerre et de la paix s’est profondément transformée. Les conflits à l’européenne entre
États, qui ont pour enjeux des territoires, n’ont
certes pas totalement disparu (ainsi des luttes inter-
cédures sont interminables et le coût est lourd (120 millions
de dollars par an). Le second, installé à Arusha, n’a jamais bien
fonctionné. Désordres, bureaucratie, corruption : tout a contribué à le discréditer. En outre, le Rwanda, gouverné par des
Tutsis (l’ethnie victime du génocide de 1994), a créé sa propre
justice, considérant qu’il lui appartenait de punir les coupables.
La Cour pénale internationale (CPI)
La CPI est née le 1er juillet 2002. Le projet, à l’origine, est
fort ambitieux : il s’agit d’instituer un tribunal permanent à
vocation universelle, habilité à juger tous les individus ayant
commis des crimes tels que le génocide, l’agression, la torture,
etc. Depuis cette date, 139 États ont signé le traité instituant
la Cour, 89 l’ont ratifié. Et 400 plaintes sont déjà déposées au
greffe de la Cour.
Parmi les obstacles de toutes sortes, deux sont particulièrement lourds :
– plusieurs États ont refusé d’adhérer à la CPI : États-Unis,
Chine, Russie, Inde, Israël, Iran, etc. Ce sont soit des colosses
soucieux de protéger leurs interventions extérieures, soit des
États placés dans une situation sensible occasionnant l’usage
fréquent de la force. Il est improbable que ces pays reviennent
sur leur refus, même si certains (États-Unis, Russie) sont signataires du traité pour des motifs précis (par exemple, disposer
d’un siège dans les négociations « techniques » accompagnant
l’installation de la Cour, voir encadré 4) ;
– le statut de la Cour est très audacieux. Une procédure peut
être déclenchée par le Conseil de sécurité, par tout État partie
contre tout autre État partie, et enfin par le procureur de la
Cour. Cela signifie, par exemple, que, si Israël devenait membre
de la CPI, les opérations militaires en Cisjordanie et à Gaza
pourraient susciter un ou plusieurs recours (en 2001-2002,Ariel
Sharon a fait l’objet de poursuites analogues devant la justice
belge pour les massacres de Sabra et Chatila en 1982).
Certes, de nombreux garde-fous ont été établis. Mais au
nom de quel principe une grande puissance prendrait-elle le
risque d’une possible mise en accusation de ses dirigeants par
des États dont le comportement est souvent très douteux ?
minables du Moyen-Orient : conflit israélo-palestinien, question kurde, contentieux frontaliers multiples, etc.) ; mais, de plus en plus, se développent
des affrontements difficiles à qualifier, mêlant
luttes traditionnelles, rivalités ethniques, déchirures civiles : ex-Yougoslavie, Afrique de l’Ouest
et des Grands Lacs, etc.
En interaction avec ces évolutions de la guerre
naît une autre approche de la paix. Celle-ci n’est
8. Le premier exemple de ces nouveaux combats a été donné par les
épouses allemandes de Juifs qui, manifestant à Berlin en 1942, obtinrent
la libération de leurs maris par la Gestapo.
65
RAMSES 2004
66
plus conçue comme une simple trêve entre deux
conflits, le vainqueur bénéficiant d’une prééminence temporaire tandis que le vaincu prépare sa
revanche. Désormais, la paix doit être globale et
irréversible, et les peuples belligérants doivent
apprendre à travailler et à vivre ensemble. Dans
cette perspective, l’Europe se présente comme un
laboratoire pouvant servir de modèle à d’autres
régions (le Proche-Orient, l’Afrique, le sous-continent indien, etc.).
Cette paix globale et irréversible requiert une
réconciliation ou plutôt une conciliation des populations impliquées. Il faut, en particulier, « dépasser le passé », c’est-à-dire soit ne plus l’évoquer9,
soit le mettre à plat et l’exorciser. Cette seconde
démarche l’emporte de plus en plus, du fait, notamment, de la prise de parole des victimes. Il faut alors
mettre en place des instances d’établissement de la
vérité (comme la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud) ou même de jugement
des anciens maîtres (tribunaux nationaux ou/et internationaux). Cette justice pénale a besoin de « coupables » : ce seront les vaincus, devenus des délinquants ou des criminels. Le juge n’a plus ici pour
unique mission de juger des individus ayant voté
la loi ; même malgré lui, il est censé contribuer à
faire émerger une forme de vérité historique.
2. Que juger ?
« La difficulté de fond était celle-ci : comment
attribuer la responsabilité d’actes d’individus anonymes aux grands criminels de guerre ? Il était
acquis que des crimes précis seraient poursuivis
et jugés dans les pays où ils avaient été commis.
Un autre fondement juridique devait être trouvé
pour lier des actes particuliers de terreur et d’atrocité à une responsabilité générale impliquant le
système qui les avait produits10. » Telle était la
problématique des hommes de Nuremberg.
D’innombrables crimes avaient eu lieu, chacun
avait été « réalisé » concrètement par des policiers,
des soldats, des gardiens, etc. De quoi les dirigeants étaient-ils donc coupables ? Quelle qualification pénale pouvait être conférée aux ordres
qu’ils avaient donnés ?
La Déclaration sur les crimes de guerre, adoptée par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union
soviétique et la Chine (Moscou, 30 octobre 1943),
peut être considérée comme le premier grand accord
politique visant à définir certains crimes internationaux ; or, elle ne se contente pas d’invoquer les
seuls crimes de guerre. L’accord de Londres, portant statut du Tribunal militaire international de
Nuremberg (8 août 1945), sera encore plus explicite en distinguant les crimes contre la paix, les
crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.
Depuis 1945, de nombreux traités ont précisé ces
crimes. Le 9 décembre 1948, l’Assemblée générale
des Nations unies adoptait la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide ;
cette convention entra en vigueur le 12 janvier 1951,
après le dépôt du vingtième instrument de sa ratification. Le 12 août 1949, les conventions de Genève
recensaient les « infractions graves » commises
« contre des personnes ou des biens protégés par la
Convention ». Le 10 mars 1977, les protocoles additionnels à ces conventions étendirent le champ de
ces infractions. Mais ces avancées considérables ne
sauraient masquer les incertitudes et les équivoques
qui entourent la plupart de ces crimes. Trois d’entre
eux méritent ici d’être évoqués : l’agression, le crime
contre l’humanité, et la torture.
L’AGRESSION11
Le jugement de Nuremberg (30 septembre 1946)
a fait de la guerre d’agression le « crime international suprême », considérant qu’il était à l’origine
de tous les autres crimes de guerre. L’agression est
de ces notions qui peuvent occuper les juristes pendant des décennies. Le 14 décembre 1974,
l’Assemblée générale des Nations unies adopta la
résolution 3314 (XXIX), qui fournit la seule définition « disponible » de l’agression. Ce texte établit une liste – indicative et non exhaustive – des
cas d’agression. L’article 5 de la convention créant
la CPI retient l’agression comme l’un des « crimes
les plus graves qui préoccupent l’ensemble de la
communauté internationale ».
Or, ce crime d’agression bute contre quelques
difficultés de fond. Dans un monde d’États sou9. C’est la très belle formule de l’édit de Nantes d’Henri IV (1598) : « Que
la mémoire de toutes choses passées [...] demeure éteinte et assoupie
comme une chose non avenue. »
10. Overy (2001), p. 43-56. Les juristes américains développent l’idée de
« plan concerté » (conspiracy) des dirigeants hitlériens visant à soumettre l’Europe.
11. Voir M. Dumée, dans Ascensio et al. (2000), p. 251-264.
La justice pénale internationale : États et justice
verains qui conservent le droit de légitime défense
(art. 51, Charte des Nations unies), tout agresseur
définira toujours son agression comme une forme
de légitime défense. En 1990, Saddam Hussein,
envahissant et occupant le Koweït, ne fait ainsi, à
ses propres yeux, que reprendre son bien (l’Irak
regardant l’émirat comme une province illégalement perdue). Dès lors, ne faudrait-il pas qu’une
autorité supérieure soit habilitée à identifier
les agresseurs ? C’est là le rôle, au sein de
l’Organisation des Nations unies (ONU), de l’instance chargée du maintien de la paix, le Conseil
de sécurité. Pour que celui-ci désigne un agresseur, il faut qu’au moins 9 de ses 15 États membres
votent dans ce sens et qu’aucun des 5 membres
permanents n’utilise son droit de veto12.
LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ13
Depuis sa première mention, le 18 mai 1915, à
propos des massacres commis par l’armée ottomane
à l’encontre des Arméniens, la notion de crime contre
l’humanité est devenue de plus en plus omniprésente. Beaucoup de droits internes – comme celui
de la France (loi votée à l’unanimité les 16 et
17 décembre 1964) – ont incorporé cette notion
que le droit international a développée et adaptée
aux nouvelles criminalités internationales (purifications ethniques, massacres de toutes sortes).
Le tribunal de Nuremberg se réfère peu au crime
contre l’humanité14. De fait, c’est dans le sillage
de la Convention sur le génocide, en 1948, que cette
notion a pris racine. Elle est devenue aujourd’hui
une notion autonome, qui n’est plus liée à un conflit
armé15. Tout crime susceptible d’avoir une portée
générale ou revêtant un caractère systématique
(extermination, déportation, réduction en esclavage, etc.) tend à être considéré comme un crime
contre l’humanité. Il ne s’agit pas, comme le suggère sa formulation, d’un crime comme les autres.
C’est un crime contre une représentation, une idée :
l’humanité. L’auteur de ce crime ne frappe pas seulement des hommes « concrets » ; son but ultime
serait la destruction de l’humanité, autant physiquement que moralement, c’est-à-dire son anéantissement propre. Cette notion se révèle ainsi, à
deux égards, très troublante.
– Les auteurs de ces crimes apparaissent pathétiques et dérisoires au regard des actes épouvantables qu’ils ont commis. Ces individus ont voulu
« tuer l’humanité » ! Et que sont-ils en fait ? De
misérables voyous, des profiteurs sadiques ou même
des pères de famille bien obéissants16... Telle est « la
banalité du mal17 ». En les marquant au fer rouge
(« criminels contre l’humanité »), les rend-on
conscients de leur brutalité ? Et qu’enseigne-t-on
aux hommes en général ? Ainsi le premier condamné
du TPIY a-t-il été le Serbe de Bosnie Dusko Tadic,
ancien commandant de camp de concentration...
« Cet homme vil entrera dans l’Histoire comme
celui dont l’affaire a fixé les principes et le champ
du droit pénal international à la fin du XXe siècle.
La question la plus intéressante est bien : en valaitil la peine ? Tadic est un Serbe ordinaire transformé
en tortionnaire vicieux par deux ou trois ans d’endoctrinement raciste, mais il ne fut certainement
pas un chef ayant une réelle autorité et une capacité stratégique [...]. Il fallait que Tadic fût puni par
le TPIY car il n’y avait pas d’autre alternative. Cette
ligne se tient parfaitement si le tribunal est prêt à
infliger les mêmes sanctions aux centaines de Serbes
qui ont agi comme Tadic, et tant que le Conseil de
sécurité aura pour priorité d’arrêter tous ceux (politiciens, militaires) dont les responsabilités dans les
atrocités sont supérieures à celles de Tadic18. »
– Par ailleurs, nombre de ces crimes, parce qu’ils
sont liés au politique, peuvent être jugés des décennies après avoir été commis. Ici surgissent les controverses françaises des années 1990 autour des procès de Klaus Barbie et surtout de Maurice Papon.
De tels procès rouvrent des dossiers, réintroduisant
inévitablement de l’incertitude. Tout ce qui semblait à peu près clair (la honte et l’horreur d’une
époque) est à nouveau débattu et remis en question. Le crime contre l’humanité ne s’invoque pas
impunément19.
12. Le 29 septembre 1990, la résolution 678 du Conseil de sécurité,
autorisant le recours à tous les moyens nécessaires, y compris la force,
pour libérer le Koweït, n’a pas explicitement désigné le pays agresseur :
l’Irak.
13. Voir M. Bettati, dans Ascensio et al. (2000), p. 293-317.
14. Au moment de Nuremberg, le crime contre l’humanité ne figure dans
aucun traité ; c’est donc une notion contestable. Et les crimes contre l’humanité ne sont qu’une « extension » des crimes de guerre. Relèvent des
crimes contre l’humanité des actes semblables à des crimes de guerre
mais frappant des populations non protégées par les conventions internationales (par exemple, Allemands d’origine juive, après le début des
hostilités de septembre 1939).
15. Zoller (1993).
16. Browning (1994).
17. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 1966.
18. Robertson (1999), p. 288-289.
19. Voir notamment Rousso (1998).
67
RAMSES 2004
LA TORTURE20
68
L’Assemblée générale des Nations unies a adopté,
le 10 décembre 1984, une Convention contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme a développé une
jurisprudence très riche destinée à cerner cette
notion. Si la prohibition de cette pratique n’est plus
un principe contesté, les difficultés viennent du
contenu donné au terme de « torture » lui-même.
Ici aussi, la dimension juridique ne peut être séparée de la dimension politique.
Les attentats du 11 septembre 2001 et le traumatisme violent qu’ils ont suscité ont remis la torture à l’ordre du jour à partir d’un cas simple mais
essentiel21. La police apprend qu’une bombe est
sur le point d’exploser, risquant de faire des milliers de victimes. Par de nombreux renseignements
convergents, il apparaît qu’un prisonnier aux mains
de cette police peut savoir où et quand cette bombe
explosera, la torture étant en mesure de faciliter
son aveu. Certaines formes de pression ne seraientelles pas dans ce cas légitimes ? Certaines pratiques pourraient-elles être considérées, dans ces
circonstances, comme ne relevant pas exactement
de la torture (interdiction de dormir, lumières ou
bruits intenses, etc.) ? La Convention de 1984 stipule que ne sauraient être définies comme tortures
des souffrances provoquées par des sanctions licites.
Dans les phases de crise intense, les sociétés se
« brutalisent », les curseurs moraux se déplacent
plus ou moins insensiblement. Ce qui était inadmissible devient plus ou moins acceptable22. Alors
comment juger, dans le calme du prétoire, ce qui
s’est accompli dans l’obscurité sinistre des prisons
ou dans des temps de troubles ?
3. Quels coupables ?
TOUS LES EXÉCUTANTS OU
LE RESPONSABLE SUPRÊME
?
Qui punir ? Parmi deux choix extrêmes, l’un
préconiserait de juger tout le peuple impliqué.
Comme le relève Vaclav Havel, dissident pourtant
incontestable, à propos des crimes de l’Europe
communiste, « nous sommes tous coupables23 ».
Durant les douze années de nazisme (1933-1945),
tous les Allemands n’ont-ils pas été, d’une manière
ou d’une autre, confrontés à l’horreur quotidienne
du régime (par exemple, les brimades publiques
des Juifs) ? Cette option radicale apparaît irréalisable, ne serait-ce que parce qu’elle ferait sienne
l’idée de responsabilité collective, qui est au cœur
des régimes honnis24.
L’autre solution extrême serait de ne juger que
le numéro un, qui est à l’origine, en principe, de
toutes les décisions ; mais encore faut-il le capturer25. Et en concentrant toute la culpabilité sur une
seule personne, ne risque-t-on pas d’escamoter une
dimension fondamentale du procès : l’analyse et
la dénonciation d’un système, certes édifié autour
d’un individu, mais qui révèle, au-delà de lui, la
part sombre de l’humanité, celle précisément qu’excitent et exaltent les politiques de la haine ? L’une
des missions de la justice politique pénale est pédagogique : faire comprendre de façon méthodique
ce qui s’est passé, afin de démonter le cycle infernal de l’horreur pour qu’il ne se répète pas. Or,
tout dirigeant suprême tend à utiliser son procès
pour expliquer et justifier son action. À Nuremberg,
Hermann Goering, prenant la place d’Hitler décédé,
s’est imposé comme le porte-parole de l’Allemagne
nazie ; il s’est défendu avec talent et n’exprima
jamais le moindre remords. À La Haye, Slobodan
Milosevic, qui fait l’objet de 70 chefs d’inculpation, suit une stratégie : se justifier, ruser avec les
juges, gagner du temps, son « public » n’étant pas
les magistrats du TPIY mais le peuple serbe26.
DES LISTES IMPARFAITES
Finalement, la démarche est à peu près toujours la même. On commence par établir une
20. Voir E. Delaplace, dans Ascensio et al. (2000), p. 369-376.
21. The Economist (2003).
22. D’où, dans le courant de 2002, les vives polémiques autour des prisonniers de Guantanamo. Ces derniers, impliqués dans les attentats du
11 septembre 2001, sont-ils des « prisonniers de guerre », protégés par
la Convention III de Genève (12 août 1949), et donc à l’abri de certaines
mesures ? Ou échappent-ils à tout droit établi, ce qui autoriserait un traitement « spécial » ? Voir « Les prisonniers du 11 septembre », Le Monde,
17-18 février 2002, p. 11-18.
23. Moreau Defarges (1999), p. 60.
24. Pour l’Allemagne hitlérienne, tous les Juifs devaient être exterminés,
non pour des actions précises, mais parce qu’ils étaient juifs.
25. Hitler excluait d’être jugé et s’est suicidé. Milosevic, lui, a été pris et
livré. Quant à Saddam Hussein, il n’est pas encore « trouvé ».
26. « The lesson of Slobodan Milosevic’s trial and tribulation », The
Economist, 15 février 2003, p. 31.
La justice pénale internationale : États et justice
– les tribunaux irakiens : les atrocités commises par les
hommes de Saddam Hussein devraient être jugées par des
juges irakiens ; telle semble être l’option retenue par les
États-Unis.
d’autres se livrent, d’autres encore échappent
à la justice.
Chercher à juger tous les coupables pourrait
enliser le processus judiciaire, voire le ridiculiser.
Le procès du génocide des Tutsis par les Hutus au
Rwanda, en 1994, en est un bon exemple. Le
8 novembre, le Conseil de sécurité créa, par la résolution 955, un tribunal pénal international à Arusha
(Tanzanie). Le Rwanda, alors membre non permanent du Conseil, vota contre cette résolution et
établit à Kigali son propre tribunal, considérant
que lui seul pouvait rendre justice aux Tutsis. Les
arrestations furent innombrables et souvent arbitraires (on compta jusqu’à 115 000 détenus). De
part et d’autre, rien ne s’arrangea, ni à Arusha ni
à Kigali : procédures interminables, juges riant des
témoins, coupables majeurs échappant aux mailles
des deux filets, renvoi des cas « bénins » à des juridictions traditionnelles, les Gacaca, etc. Le ratage
rwandais confirma le principe selon lequel la justice ne se décrète pas, mais requiert une patiente
et délicate construction.
S’il paraît sage de limiter le nombre des inculpés, il est essentiel, pour la crédibilité du dispositif, que ceux-ci soient effectivement arrêtés. Tel
est l’un des défis auxquels se heurte le Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Plusieurs
protagonistes importants, dont Milosevic, ont été
pris ou se sont livrés. Mais deux acteurs centraux
sont encore en liberté : Radovan Karadzic, l’ancien chef des Serbes de Bosnie-Herzégovine, et
son bras droit militaire, le général Ratko Mladic,
tandis que des subalternes, inculpés au lendemain
de la mise en place du TPIY, en encombrent les rôles.
La justice pénale internationale, si elle doit s’enraciner, réclame donc soit une coopération sincère
et systématique des États, ceux-ci acceptant de
mettre en commun l’ensemble de leurs capacités
policières et militaires, soit la mise sur pied d’une
police internationale proche de l’armée, à l’instar
de celle, initialement envisagée mais jamais matérialisée, des Nations unies27. Rien n’interdit de
combiner les deux formules.
liste des criminels les plus évidents : il s’agit
de juger les protagonistes décisifs, ceux sans
lesquels la « machine de mort » n’aurait pu
fonctionner ni avoir de légitimité. Puis il faut
procéder aux arrestations : les uns sont pris,
27. Les articles 45 à 47 de la Charte stipulent la mise à la disposition du
Conseil de sécurité de contingents nationaux pour des actions coercitives
internationales. Ces articles, visant à créer une armée onusienne, n’ont
jamais été appliqués. Les Casques bleus, parfois présentés à tort comme
cette armée, ne sont pas prévus par la Charte. Ce sont des forces ad hoc.
La première opération de ce type est intervenue durant l’automne 1956,
lors de la crise de Suez, avec le déploiement de Casques bleus pour surveiller la frontière égypto-israélienne.
Encadré 3
L’Irak et la justice pénale
internationale
Depuis la guerre du Koweït (1991) et les atrocités qui
l’ont suivie, tant contre les Kurdes que contre les chiites,
Saddam Hussein et ses proches collaborateurs sont considérés, notamment par plusieurs ONG (Amnesty International,
Human Rights Watch, Indict, etc.), comme de grands criminels politiques devant être jugés. En 2003, la guerre d’Irak
et la victoire américano-britannique ont remis cette question sur le devant de la scène internationale. Deux problèmes
à la fois distincts et indissociables se posent : qui juger et
devant quels tribunaux ?
En ce qui concerne les individus susceptibles d’être jugés,
deux différents types de crimes sont évoqués : les violations
des droits de l’homme par le régime irakien et les crimes de
guerre commis par les soldats irakiens dans les combats en
2003. En ce qui concerne la première catégorie, 52 grands
criminels sont identifiés : Saddam Hussein et ses deux fils ;
son cousin, « Ali le chimique » – tué durant les opérations...
C’est le fameux « jeu de cartes » distribué aux forces d’occupation de la Coalition.Au-delà de ce noyau dur, les zones
grises sont vastes : éléments de la Garde républicaine et de
la Garde spéciale, miliciens, etc.
D’où le second problème : quels tribunaux ? Quatre solutions sont ici recensées :
– la CPI, mise en place le 1er juillet 2002, n’est compétente
que pour les crimes commis après cette date. Elle ne saurait donc juger les hauts collaborateurs du régime de Saddam
Hussein, leurs crimes étant antérieurs ;
– un tribunal ad hoc, créé par une résolution du Conseil de
sécurité (comme les tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le
Rwanda) : la mise en place d’une telle juridiction requiert
un accord au Conseil (au moins 9 votes positifs sur 15, aucun
veto des 5 membres permanents). Cette formule est tout à
fait possible, mais les États-Unis, sans doute marqués par
leurs démêlés onusiens, ne l’envisagent pas ;
– un tribunal établi hors de l’ONU par les États-Unis (analogue à ceux de Nuremberg et de Tokyo après la Seconde
Guerre mondiale) : pour ce pays, qui rejette la CPI et se méfie
de l’ONU, il est tentant d’instaurer un « Nuremberg » pour
l’Irak. Mais ne serait-ce pas là, de façon notoire, instituer
une justice des vainqueurs pour des vaincus ? En outre, en
1945, l’ONU était encore en gestation ; en 2003, elle est
toujours le pilier central de l’ordre mondial. Dans ces conditions,la question de la légitimité de ce nouveau Nuremberg
se poserait certainement ;
69
RAMSES 2004
Encadré 4
La CPI, les États-Unis... et les autres
Les États-Unis sont l’opposant le plus visible et le plus
systématique à la CPI. Signataires du traité pour des motifs
« techniques », ils excluent de le ratifier. En outre, anxieux
à l’idée que leurs ressortissants participant à des opérations
de maintien de la paix hors de leurs frontières puissent être
poursuivis devant la Cour, ils cherchent à conclure des accords
bilatéraux avec tous les États parties, garantissant que ces
derniers n’extraderont jamais vers la CPI des ressortissants
américains se trouvant sur leur territoire et poursuivis devant
celle-ci. Plus de 50 États – Israël, Roumanie, Mauritanie,
pays d’Amérique latine, etc. – se sont ralliés à cette approche.
Le 1er juillet 2003, la législation américaine durcit encore la
ligne : tout État ne concluant pas un accord bilatéral avec
Washington ne bénéficiera plus de l’aide américaine.
Cette hostilité déterminée des États-Unis s’explique par
deux raisons :
70
– la souveraineté démocratique. Comme beaucoup de
peuples, le peuple américain s’estime exceptionnel. Depuis
la fin du XVIIIe siècle, les États-Unis sont le laboratoire d’une
expérience historique unique : l’édification d’une nation à
partir d’immigrés venus de tous les coins de la planète, ces
« damnés de la terre » bâtissant une société pleine de réussite et de dynamisme. À la base de cette société, il y a le
contrat démocratique entre tous les Américains et son lien
formel, la Constitution. Dans ces conditions, au nom de quel
principe un président élu par le peuple pourrait-il être jugé
par un tribunal émanant d’un traité et composé de magistrats étrangers, offrant des garanties incertaines ? Par ailleurs,
pour les constitutionnalistes américains, marqués par la procédure d’impeachment, toute procédure peut aisément se
transformer en redoutable arme politique ;
– les engagements internationaux. Les États-Unis sont la
première puissance mondiale et sont engagés sur de nombreux théâtres d’opérations. En outre, nombre de leurs ressortissants participent à des opérations de maintien de la
paix. Les risques de « bavure » sont multiples et constants.
Les procédures mises en place par la CPI peuvent être redoutables. Le procureur a la possibilité d’ouvrir de sa propre initiative des enquêtes ou des poursuites, le Conseil de sécurité pouvant, sur le fondement du chapitre VII de la Charte,
suspendre ses poursuites pour une période de 12 mois. Dans
une perspective américaine, ce procureur indépendant,
n’ayant de compte à rendre qu’à lui-même, ne saurait être
légitime. Il n’a été élu par aucun peuple et n’est responsable
devant aucune institution.
Ce que disent tout haut les États-Unis, d’autres États
(Russie, Chine, Inde, etc.) le pensent probablement tout bas.
Alors, la CPI sera-t-elle suffisamment sage et habile pour
vaincre ces préventions ? Seul l’avenir pourra répondre à
cette question...
Pour en savoir plus
Bolton, J.R. (1998), « Courting Danger. What’s Wrong With
the International Criminal Court? », The National Interest,
hiver.
Rabkin, J. (1999), « International Law vs. the American
Constitution », The National Interest, printemps.
L’INAVOUÉ ? L’INAVOUABLE ?
La justice pénale internationale rencontre et rencontrera longtemps une question inavouée ou
inavouable : peut-elle juger les vainqueurs ? Jusqu’à
présent, seuls des hommes ayant perdu le pouvoir
ont été jugés, qu’il s’agisse des anciens dirigeants
nazis, des militaires japonais, de Slobodan
Milosevic, ou de Jean Kambanda, qui était le Premier
ministre du Rwanda au moment du génocide.
Peut-il en être autrement ? Dans un monde
d’États souverains, livrer des responsables nationaux à un tribunal international, c’est reconnaître
l’insuffisance constitutionnelle des États mis en
cause (à moins que l’ensemble des États n’acceptent, par un traité dûment ratifié, de remettre à la
justice leurs plus hauts dirigeants pour crime commis dans l’exercice de leurs fonctions). Outre ce
trait structurel du système international, comment
un pays vainqueur ou puissant admettrait-il que
ceux là mêmes qui l’ont conduit à la victoire soient
des criminels devant être traduits devant un tribunal ? C’est là l’une des raisons pour lesquelles les
États-Unis, mais aussi la Russie et la Chine, ne
sont pas près d’adhérer à la CPI.
4. Quels juges ?
À qui appartient-il de juger ces crimes majeurs ?
Au peuple qui en est la victime ou, plus précisément, à ses juges ? À un tribunal spécifique
(Nuremberg, Tokyo, Arusha) ? À une juridiction
permanente (CPI) ? Ou même à n’importe quel
magistrat ? Ces questions reviennent de façon lancinante depuis que la justice pénale internationale,
dans les années 1990, a été mise à l’ordre du jour.
Elles se sont posées à propos du général Augusto
Pinochet, le dictateur chilien (1973-1990). Tout
magistrat peut-il juger tout crime contre l’humanité dès lors que la loi de l’État dont il relève établit une compétence dite universelle (comme ce
fut le cas de la Belgique de 1993 à 2003)28 ? Voici
encore un débat qui n’a pas trouvé de réponse
unique et définitive !
28. C. Braeckman, « La Belgique confrontée à son passé colonial », Le
Monde diplomatique, janvier 2002, p. 22-23.
La justice pénale internationale : États et justice
DEUX THÈSES ÉLÉMENTAIRES
ET CONTESTABLES
Selon une première approche, seules les victimes, ou plutôt leurs représentants, pourraient
juger des crimes concernés. Ainsi, dès lors que,
dans un pays donné (l’Espagne post-franquiste, le
Chili d’après Pinochet), un consensus s’est dégagé
pour laisser les morts enterrer les morts, l’extérieur ne doit pas troubler cette volonté d’apaisement ; la sagesse est d’oublier. La justice ne saurait être imposée d’en haut mais doit être bâtie d’en
bas. Selon une approche opposée, l’ampleur et la
gravité du crime rendent celui-ci universel et imprescriptible. Ce crime devient l’affaire de tous les
hommes et de tous les temps.
Deux visions de l’Homme et de l’Histoire se
font face. La première se fonde sur les faiblesses
et les insuffisances de l’être humain, et fait
confiance au temps pour adoucir, et peut-être résorber, les plaies. La seconde vision est absolue : un
crime a été commis ; le monde ne retrouvera pas
la paix tant que ce crime n’aura pas été puni. Le
temps ne saurait rien apaiser si la blessure, tout en
étant cachée, continuait de saigner. Comme l’écrit
un philosophe, « lorsqu’un acte nie l’essence de
l’homme en tant qu’homme, la prescription qui
tendrait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale29 ».
Chaque formule a ses avantages et ses
contraintes. D’un côté, des crimes qui semblaient
oubliés peuvent resurgir brutalement : le génocide
arménien de 1915-1916, commis – et dénoncé –
lors de la Première Guerre mondiale, est ainsi
revenu dans l’actualité à partir du milieu des années
1970. De l’autre, faut-il vivre en refusant que le
temps s’écoule ? Car si chaque crime majeur est
exceptionnel, et sans doute impardonnable, les
hommes doivent pourtant continuer à vivre.
UNE COURSE CONFUSE
ET PEUT-ÊTRE CONTRE-PRODUCTIVE
Existe-t-il une compétition inavouée entre les
juges et les juridictions face aux grands crimes
collectifs ? Tout magistrat peut-il ressentir l’absence de procès pour tel ou tel acte odieux autrement que comme une injustice ? Ces questions
peuvent être illustrées par l’affaire Pinochet, le
cas belge et le drame cambodgien.
En 1998, deux juges espagnols obtiennent l’arrestation à Londres du général Augusto Pinochet
(82 ans) en vue de le faire extrader vers l’Espagne
pour des crimes commis sous sa dictature. La
Chambre des lords est saisie du dossier à deux
reprises (25 novembre 1998 et 24 mars 1999) et
conclut que Pinochet peut être extradé pour un certain nombre de crimes, très précisément délimités
(des actes de torture accomplis entre décembre
1988 et mars 1990). Margaret Thatcher, se souvenant que Pinochet a redressé un Chili en plein chaos
et pris le parti de la Grande-Bretagne lors de la
crise des îles Malouines (1982), se mobilise pour
l’ancien dictateur. Au Chili, l’opinion est très divisée : pourquoi rouvrir des plaies à peine refermées ? Le 2 mars 2000, le ministre britannique de
l’Intérieur, invoquant la mauvaise santé de Pinochet,
le laisse partir pour le Chili, où le feuilleton connaît
un rebondissement. La cour d’appel de Santiago
est saisie du dossier. Le 9 juillet 2001, par deux
voix contre une, le tribunal constate que Pinochet
ne dispose pas (ou plus ?) des capacités mentales
nécessaires pour recevoir un procès équitable.
Comment juger un homme sous les ordres duquel
des atrocités incontestables ont été accomplies,
mais qui non seulement a remis sur la voie de la
croissance une économie très abîmée, mais encore
a renoncé au pouvoir après avoir perdu un plébiscite (5 octobre 1988) organisé par lui-même ?
Les péripéties de la compétence universelle de
la justice belge fournissent une autre illustration
des aléas d’une course à la justice à tout prix. En
1993, la législation belge, incorporant les conventions de Genève d’août 1949 (droit humanitaire
dans les conflits armés), prescrivait que toute personne ayant commis des crimes de guerre et se
trouvant sur le territoire belge pouvait être poursuivie. En 1999, une nouvelle loi instituait le même
dispositif pour les crimes de génocide et les crimes
contre l’humanité. En avril 2001, sur la base de
ces dispositions, 4 Rwandais d’origine hutue, installés en Belgique, et impliqués dans le génocide
de 1994, étaient jugés et condamnés par la cour
d’assises de Bruxelles. La mécanique était enclenchée. En 2001-2002, Ariel Sharon, qui, lui, ne vit
pas en Belgique, a fait l’objet de poursuites pour
les massacres de Sabra et Chatila (septembre 1982),
29. Jankelevitch (1986), p. 25.
71
RAMSES 2004
Encadré 5
La France et la CPI
La France, non sans débats, appartient au camp des promoteurs de la CPI. La « patrie des droits de l’homme » ne
saurait qu’être dans le groupe des « États pilotes » de la
justice internationale. En même temps, plusieurs milieux –
surtout les militaires, marqués par les tragédies yougoslaves
– s’inquiètent de cette juridiction aux compétences très
vastes. La liste des « crimes de guerre » (article 8) recense
une cinquantaine de cas d’inculpation. Des soldats français
participant à des opérations de maintien de la paix risquent
de se retrouver devant cette Cour, par exemple pour nonassistance à personnes en danger. Pour cette raison, la France
a obtenu que soit prévu l’article 124, qui autorise tout État
partie à la Convention à ne pas accepter la compétence de
la Cour pour les crimes évoqués à l’article 8 (crimes de
guerre) « pendant une période de sept ans à partir de l’entrée en vigueur du Statut à son égard ».
La ratification du traité par la France requiert au préalable une révision de la Constitution. Le 28 juin 1999, le
Congrès réuni à Versailles a procédé à cette révision et ajouté
l’article 53-2 : « La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le Traité signé le 18 juillet 1998. » Cette révision
intervenue, l’Assemblée nationale puis le Sénat ont adopté
à une très large majorité le projet de loi de ratification.
72
poursuites qui furent classées sans suite. Une trentaine de dossiers, concernant des dirigeants de haut
rang (en particulier, l’ancien président des ÉtatsUnis George H.W. Bush et l’actuel vice-président
Dick Cheney...), ont été alors ouverts30.
Mais la Belgique, en 2003, a révisé sa législation à deux reprises. Elle se voyait devenir en effet
la terre de tous les procès politiques internationaux, ce qui suscitait la méfiance généralisée de
toutes les diplomaties31. En outre, la justice belge
s’est sentie menacée par une avalanche de requêtes,
alors que sa mission première et prioritaire est de
s’occuper de son pays. N’est-ce pas plutôt aux tribunaux pénaux internationaux, dotés de moyens
considérables, de traiter ces cas ?
Le Cambodge, quant à lui, illustre la course de
lenteur que peut susciter un désir imposé de justice. De 1975 à 1978, le Cambodge, après 5 années
de guerre, fut soumis à une utopie sanguinaire,
celle des Khmers rouges. Le système concentrationnaire y atteignit une perfection atroce (1,7 million de morts). À la toute fin des années 1990, dans
le sillage des débats sur l’ex-Yougoslavie et le
Rwanda, s’imposa l’idée d’un procès des dirigeants
khmers rouges. Plusieurs étaient morts, d’autres
vivaient une vieillesse paisible et dorée ; et si cer-
tains étaient encore au pouvoir (comme Hun Sen,
l’ancien chef du gouvernement du régime), deux
des plus redoutables bourreaux (le « boucher » Ta
Mok et Duch, le directeur du centre de torture et
d’extermination de Tuol Seng) étaient emprisonnés. En 1999, se noua alors, entre l’ONU et le gouvernement cambodgien, une très laborieuse négociation pour l’établissement d’un tribunal.
Le Cambodge était déterminé à traîner les pieds,
observant, avec un mélange de peur et de cynisme,
cette justice descendue des hauteurs de New York.
Pour le Cambodgien de la rue, le plus souvent très
jeune, le temps des Khmers rouges appartient à
une histoire lointaine. Quelle intelligence la justice internationale pourrait-elle avoir d’une tragédie profondément khmère, où les membres d’une
même famille se torturèrent et s’entretuèrent ?
Mais la pression internationale continua de s’exercer sur un pays qui a besoin d’aide, de touristes,
d’investissements. Si bien qu’un accord fut enfin
conclu, en mars 2003. Le dispositif associe, sur un
plan d’égalité, magistrats onusiens et cambodgiens.
Les procès auront lieu dans la capitale, Phnom Penh.
Les inculpés seront des vieillards, certainement
très malheureux de se retrouver devant des juges,
mais qui se diront secrètement qu’ils ont sauvé un
quart de siècle d’existence agréable ! Là encore,
le feuilleton est loin d’être terminé, car rien n’exclut que la tenue du procès ne se heurte à un obstacle imprévu.
5. Comment juger ?
DU PROCÈS SPECTACLE...
Tout procès est et doit être un spectacle. Si les
procès passionnent les journalistes, les écrivains
et le public, c’est qu’ils condensent les tensions et
les conflits cachés d’une société. Tout procès constitue un remarquable miroir grossissant.
Les procès pénaux internationaux s’inscrivent
tout à fait dans cette logique. En 1945-1946,
Nuremberg s’attacha à faire revivre le IIIe Reich,
30. « Vifs débats sur une justice à ”compétence universelle” », Le
Monde, 17-18 février 2002.
31. L.A. Casey et D.B. Rivking Jr, « The Belgian Pandora », Wall Street
Journal Europe, 2 avril 2003.
La justice pénale internationale : États et justice
ses logiques, ses vices. Le procès fut une véritable
mise en scène avec ses personnages : Telford Taylor,
le jeune procureur américain, Goering le véhément,
Hess le prostré, Ribbentrop le pleurnichard, Speer
le manipulateur, etc. De même, tandis que le Tribunal
pénal pour l’ex-Yougoslavie s’efforce d’obtenir le
récit des délibérations et des décisions des hommes
au pouvoir, Slobodan Milosevic, à chacune de ses
audiences, confirme sa vocation de manœuvrier
rusé, utilisant tous les arcanes de la procédure.
Mais le spectacle du procès n’est jamais écrit à
l’avance. Les criminels-accusés peuvent se l’approprier et tenter de le retourner contre les juges
et l’opinion (comme Goering à Nuremberg ou
Milosevic à La Haye). En outre, ce spectacle peut
lasser et sombrer dans l’indifférence. Qui s’intéresse aux tribunaux d’Arusha et de Kigali ? Et
même les tragédies de l’ex-Yougoslavie des années
1990 s’éloignent déjà des mémoires...
... À UNE JUSTICE
« COMME LES AUTRES » ?
La justice pénale internationale est encore dans
l’enfance, chaque procès se voulant un drame utopique et planétaire. Peut-elle devenir une justice
comme les autres ? Pour le moment, elle est vouée
à rester à part. Son champ de travail est trop sensible. Ne s’agit-il pas de mettre en cause la responsabilité des hommes de gouvernement et de
leurs exécutants dans la réalisation de crimes exceptionnels (déplacements organisés de populations,
exterminations systématiques de groupes humains,
etc.) ? En outre, dans de tels domaines, où la culpabilité s’arrête-t-elle ? Ne rien faire, ignorer, sousestimer, n’est-ce pas déjà être coupable ? La « destruction des Juifs d’Europe » (Raul Hillberg)32
durant la Seconde Guerre mondiale n’a été que
très progressivement reconnue. À Nuremberg, elle
fut à peine évoquée33. Seul un travail historique et
politique de plusieurs décennies a permis la pleine
évaluation de l’horreur.
Pourtant, si cette justice doit s’enraciner et devenir pleinement légitime, il lui faut remplir au moins
trois conditions :
– l’efficacité : l’enjeu est clair ; il s’agit d’arrêter
et de faire juger les coupables. Ce principe posé,
les difficultés se multiplient : où la liste des coupables s’arrête-t-elle ? De quelle façon s’assurer
que les « premiers couteaux » seront punis, les plus
hauts responsables étant les mieux à même de profiter de toutes sortes de complicités pour échapper à la traque ? Ces exigences confirment l’importance essentielle d’une coopération interétatique,
les États continuant de contrôler les moyens de
police, dans le sens le plus large du terme. Dans
l’ex-Yougoslavie, l’arrestation des responsables a
ainsi dépendu de la collaboration des forces de
l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord
(OTAN) déployées dans la zone ;
– l’indépendance : pour que cette justice soit peu
à peu reconnue comme équitable, elle doit être
incontestable, les procédures transparentes, et les
juges compétents et indépendants. Cela implique
une conséquence bien malaisée à admettre : l’issue du procès doit être ouverte, elle ne doit pas
être écrite à l’avance. Cette soumission stricte aux
procédures se traduit déjà par des procès interminables et coûteux. Elle peut avoir pour résultat,
dans certaines circonstances, de délivrer un constat
d’« innocence » aux pires criminels, qui auront su
(ou dont les avocats auront su) mobiliser le droit
et ses inévitables ambiguïtés en leur faveur ;
– l’égalité : cette justice doit-elle et peut-elle être
la même pour tous ? Les bombardements des villes
allemandes et japonaises durant la Seconde Guerre
mondiale sont-ils à mettre sur le même plan que
la politique concentrationnaire et exterminatrice du IIIe Reich ? Les bombes atomiques sur
Hiroshima et Nagasaki devraient-elles et pourraient-elles faire l’objet d’un procès ? Aujourd’hui,
pourrait-on juger les opérations militaires menées
contre l’Irak de Saddam Hussein de la même façon
que les crimes qui ont été commis par ce régime
(agressions contre l’Iran et le Koweït, gazage des
Kurdes et des chiites, pratique de la torture, etc.) ?
Ici surgit l’opposition déterminée des États-Unis
contre toute appartenance à la CPI. Comment la
première puissance du monde, engagée politiquement et militairement sur de multiples terrains,
pourrait-elle tolérer d’être mise à égalité avec, par
exemple, le Cambodge ou l’Albanie, qui, parce
qu’ils ont adhéré à la CPI, ont aujourd’hui la capacité de déposer un recours devant elle contre tout
autre État partie ? En outre, si des dirigeants cambodgiens ou albanais peuvent s’enfermer dans leur
32. Raul Hillberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988.
33. Wieviorka (1990).
73
RAMSES 2004
pays (comme Saddam Hussein en Irak entre 1990
et 2003), quelle autorité aurait un président des
États-Unis qui ne pourrait plus voyager hors de
son pays ?
Malgré toutes ces difficultés, ou peut-être à cause
d’elles, la justice pénale internationale est un chantier d’avenir. Les premières pierres sont posées et
le chantier ne sera sans doute pas refermé. Certes,
l’institution d’une Cour pénale universelle peut
sembler quelque peu utopique, dans un monde où
les États restent les ultimes responsables des populations qui vivent sur le territoire qu’ils contrôlent.
Et pour que ce projet aboutisse réellement, il faudra beaucoup d’intelligence, de prudence et de
sagesse de la part de tous : États, magistrats, ONG,
opinions publiques...
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