- Ensemble intercontemporain

Transcription

- Ensemble intercontemporain
RE ORSO DE MARCO STROPPA : « FAVOLA IN SUONO »
Le 23 mai 2012 par Michèle Tosi
La Scène, Opéra
Paris, Opéra comique. 19-V-2012. Marco Stroppa (né en 1959) : Re Orso, Légende musicale pour quatre chanteurs, quatre acteurs, ensemble, voix et sons imaginaires, spatialisation et
totem acoustique sur un livret de Catherine Ailloud-Nicolas et Giordano Ferrari d’après Arrigo Boito. Création mondiale. Mise en scène : Richard Brunel. Décors et costumes : Bruno
de Lavenère. Avec : Rodrigo Ferreira, Re Orso, un homme de pouvoir ; Monica Bacelli, le Ver, une femme du peuple ; Marisol Montalvo, Oliba, une courtisane ; Alexander Kravets,
Troubadour, un courtisan ; Geoffrey Carey, Papiol, bouffon ; Piera Formenti, une courtisane ; Daniel Carraz, Cyril Anrep, deux courtisans ; Anthony Millet, accordéon parlant ;
Ensemble Intercontemporain ; réalisation informatique musical Ircam : Carlo Laurenzi ; direction : Susanna Mälkki
France
Île-de-France
Paris
Avec cette « énorme aventure technologique » qu’est Re Orso, premier
ouvrage scénique de son auteur, Marco Stroppa semble bien proposer au
public de l’Opéra Comique un prototype de l’opéra du XXIème siècle.
Dans cette « Favola in suono » le compositeur perpétue en effet le genre
inauguré par Monteverdi quatre siècles auparavant, mais en
reformulant son matériau en fonction des outils de notre temps. Assisté
ou recréé par l’ordinateur, le son semble parfois s’émanciper du mot
pour vivre, parler et mourir sur scène. Pour ce faire, Stroppa opte pour
la fable, limpide dans son histoire mais violemment contrastée,
truculente et tragique à la fois. Re Orso tire son sujet de la fable en vers
d’Arrigo Boito, compositeur et poète padouan bien connu pour être
lui-même le librettiste de Verdi ; le texte, qui préserve la teneur poétique
du conte, a été conçu à quatre mains (voire huit puisque Marco Stroppa
et Richard Brunel y collaborent aussi) et s’articule en deux parties,
racontant, sur un ton « frais et ironique », l’histoire d’un tyran
sanguinaire hanté par une voix mystérieuse, le Ver, qui ronge sa
conscience ; le Ver est occis par ce dément furieux qui ordonne du même
coup de supprimer le Troubadour trop entreprenant et Oliba, celle qu’il
a forcée à devenir son épouse (fin de la première partie) ; dans la
seconde partie, le Ver renait, avec tous les morts, mais il incarne cette
fois La Voix du peuple. Tous s’unissent pour traquer le tyran jusqu’à ce
qu’il meure.
Le dispositif scénique, aussi épuré que luxueux, joue sur l’effet de
profondeur et de verticalité à la faveur d’un décor central (table et lit à
baldaquin) descendant ou remontant vers les cintres. Richard Brunel
signe une mise en scène inventive et pleine de vie, invitant par exemple
les instrumentistes – ceux de l’EIC, très réactifs! – à quitter la fosse
pour participer sur scène à l’orgie félinienne qui ponctue la première
partie. Susanna Mälkki, quant à elle, troque son habit de chef pour celui
de confesseur, dans la deuxième partie entièrement électronique.
Les costumes en blanc et noir confrontent différentes époques et
campent chaque type de personnage: du kilt élégant du roi, façon
Renaissance vénitienne, aux rastas et veste de cuir du Ver ; le
Troubadour au veston rouge a son double, un disclavier blanc (ou piano
robotisé et contrôlé à distance), qui se met à chanter des airs célèbres
devant les yeux écarquillés du public à la scène 5; il va même mourir en même temps que le Troubadour, dans des soubresauts tragiques, laissant
tout le monde sans voix.
Synthétisant quelques trente années de recherche sur l’outil informatique, Marco Stroppa engage, avec son collaborateur IRCAM Carlo Laurenzi,
d’énormes moyens technologiques (création de sons de synthèse, spatialisation, suivi de partition…) pour inclure l’électronique dans la dramaturgie.:
« j’ai voulu faire passer les enjeux du théâtre avant mes spéculations abstraites » précise le compositeur. Toutes les sources sonores sont amplifiées et
sous contrôle de l’ordinateur qui permet d’agir en temps réel : perversion des timbres vocaux (le Ver), sons virtuels sortant de la fosse, création de
voix de synthèse (celle du disclavier), contrepoints de chuchotements au sein de superbes ensembles vocaux.
Car Re Orso reste avant tout un opéra pour la voix (chantée ou parlée), dans la grande tradition des chefs d’œuvre lyriques – les allusions à Don
Giovanni foisonnent – que Stroppa pointe parfois avec humour ici ou là; les voix amplifiées (et parfois altérées) n’en révèlent pas moins l’excellence
du plateau : on apprécie chez la mezzo Monica Bacelli (Ver et Voix du peuple) la chaleur du grain et l’éminente souplesse d’une voix exploitée bien
souvent hors de son registre. Au côté du ténor russe Alexander Kravets (Troubadour) qui se distingue par la couleur et l’élégance de son chant,
Marisol Montalvo (Oliba) surprend par ses aigus puissants et nourris ; Rodrigo Ferreira (Re Orso) est sans aucun doute le héros de la soirée ; dans
son registre largement déployé, son timbre rayonnant de contre-ténor et son physique généreusement mis en valeur, il fait une prestation étonnante,
tant vocale que scénique. Les quatre comédiens, Geoffrey Carey, bouffon du roi et valeureux prestidigitateur, Piera Formenti, Daniel Carraz et Cyril
Anrep, dans les rôles parlés de courtisans, ne déméritent pas, participant au même tire à ce parcours sonore imaginé par le compositeur.
La partition d’orchestre très pulsée – elle inclut une contrebasse de jazz et un accordéon – stimule l’atmosphère de fête étrange qui règne sur le
plateau dans la première partie. Marco Stroppa attribue des rythmes de danse à chaque personnage et c’est le tango, largement dominant, qui confère
l’aura sonore au Re Orso. Dans un espace-temps tout autre, l’électronique assume la dramaturgie de la seconde partie jusqu’au cri de mort inouï du
héros : un très long glissando de 3 minutes qui part de sa note ré et se métamorphose à mesure en un glas évoquant la grande cloche de Westminster
! l’apparition du Totem acoustique, sorte d’icône sonore chère au compositeur, qui synthétise ici toutes les voix invisibles en une spirale sonore,
introduit la dernière scène, un duo intimiste et poétique entre La voix du peuple, celle qui ne meurt jamais, et un « accordéon parlant ».

Documents pareils