Qu`y a-t-il de plus proche d`un monde possible qu`un monde qui a été
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Qu`y a-t-il de plus proche d`un monde possible qu`un monde qui a été
« Qu’y a-t-il de plus proche d’un monde possible qu’un monde qui a été ? » : Écriture de la mémoire et théorie des mondes possibles chez Jacques Roubaud Sophie Létourneau Il y aurait un auteur, un poète : Jacques Roubaud. Mathématicien et oulipien. Un homme de formules. Un formaliste, donc, et expérimentateur. Un chercheur, un qui cherche, qui donne dans la recherche abstraite : un spéculateur. Il y aurait ce poète en considération de son travail, sa recherche : l’art ou les arts de la mémoire (ars memoriae). Le modèle de cette spéculation, ce serait ‘Le Grand Incendie de Londres’, une « prose de mémoire », écrit Roubaud, un récit qui donne à la mémoire sa formule, qui prend cette formule pour règle de production. Un livre interminable, inachevable en même temps qu’à plusieurs endroits avorté. Autotélique jusqu’à l’inflation. Spéculaire, en plus d’être spéculative, l’œuvre de Roubaud tantôt se replie, tantôt s’ouvre à partir d’un creux, d’un vide. La spéculation est freinée et la spécularité, ailleurs, provoquée par la mort de sa femme. Il y aurait, en plus de Jacques, Alix Cléo Roubaud, sa femme, condamnée, décédée. Photographe, diariste et lectrice de Wittgenstein. Une femme de la division (linguistique et du bilinguisme), fascinée par son double, le double, le possible, l’image. Il y aurait, à côté du ‘Grand Incendie…’, un livre de poésie, un autre genre, une autre forme donnée à la mémoire : Quelque chose noir. Il y aurait cet auteur, sa femme, cette œuvre ; il y aurait le mouvement spéculatif du ‘Grand Incendie…’ comme « prose de mémoire » et l’écriture spéculaire de Quelque chose noir. Il y aurait, entre eux deux, entre Roubaud et Roubaud, comme le seuil infranchissable d’un miroir. L’écriture de la mémoire partage avec la philosophie de l’histoire un certain nombre de préoccupations qui portent sur la façon de représenter, d’écrire le passé. Que peut-on connaître du passé ? Peut-on le saisir ? Le dire, le raconter ? Mais surtout, peut-on y croire ? 2 Peut-on croire à l’histoire de ce qui s’est passé ? Un soupçon est maintenant posé sur le réel – et plus encore sur le réel passé, sur la vérité de la référence et l’assurance donnée par la téléologie. Cette érosion du sens de la référence, le caractère problématique des codes de la représentation du récit historien, la porosité entre la fiction et la réalité ont évidemment questionné les philosophes de l’histoire. Les travaux de Paul Ricœur, de Hayden White, de Michel de Certeau, d’Edward Said, de Dominick LaCapra, de Paul Veyne (sans compter les penseurs de l’« histoire alternative » 1 ) ont mis en cause le déterminisme et les schèmes dans l’écriture historienne, ce qui n’a pas été sans inquiéter l’écriture même, et l’écrit. Comment (et peut-on ?) faire parler le passé en dépit de la méfiance devant les méthodes empiristes et malgré le soupçon posé sur l’écrit ? Dans un univers de fiction où « tout est langage », la valeur mise en question mais recherchée par les écritures mémorielles, la valeur suprême mais contestée, serait donc l’instance du réel, la valeur référentielle. L’œuvre de Jacques Roubaud propose une expérimentation particulièrement intéressante quant à la possibilité (c’est-à-dire l’impossibilité) de faire du passé une matière, un matériau d’écriture. Dans ‘Le Grand Incendie de Londres’, Jacques Roubaud s’astreint à figurer, moins dans l’écriture que dans la mise en récit, le mouvement mémoriel. Adoptant un ordre pour le moins idiotypique (ni l’ordre chronologique, ni même l’ordre proustien ne parviennent à rendre compte des trames narratives données à lire, de ces fils qui, selon Roubaud, iraient dans le sens des allées et venues de la mémoire), ce serait donc, ‘Le Grand Incendie de Londres’, dans tout ce que la formule peut laisser voir de folie, un « roman de la mémoire ». 1 Sur l’« histoire alternative », consulter Alexander Demandt, History That Never Happened. A Treatise on the Question, What Would Have Happened If…?, Jafferson, McFarland, 1993; Niall Ferguson (dir.), Virtual History. Alternatives and Counter-Factuals, New York, Basic Books, 1999; Karen Hellekson, The Alternate History. Refiguring Historical Time, [2000], Kent, The Kent State University Press, 2001; Éric B. Henriet, L’histoire revisitée : Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, [1999], Paris, Encrage, 2004; Gavriel Rosenfeld, «Why Do We Ask ‘What If?’. Reflections on the Function of Alternative History», History and Theory, no 41, décembre 2002, p. 90-103. 3 Spéculatif, le récit de Jacques Roubaud commente le problème de l’écriture du passé jusqu’à substituer le commentaire à l’autobiographie. En effet, il semblerait que l’écriture du passé se réfléchisse, c’est-à-dire qu’elle s’écrive d’abord elle-même. Le temps d’écriture devient luimême souvenir et de ce fait, et pour cela, raconté. Mis sur papier, le passé s’évanouit et entraîne l’écriture avec lui. Ne reste que l’écrit : « Chaque fragment de mémoire que j’extirperai du temps, aussitôt posé noir ici, s’évaporera […]. Ce qui restera sera cette narration 2 . » L’autotélisme du livre s’expliquerait par le fait que la mémoire, à l’instar de l’écriture, ne pourrait saisir que son propre processus, et cela s’appliquerait d’autant plus à l’écriture de la mémoire. Telle que conçue par Roubaud, elle court à sa perte, vers le vide et l’abîme. Un vide à l’arrivée, un vide au départ : il s’agit d’une narration qui s’écrit à vide et à partir d’une mort, avons-nous dit : « dans cet intervalle quotidien de ma vie maintenant vide, j’écrirai 3 . » « Prose de mémoire », le livre de Roubaud l’est dans la mesure où la narration se retient elle-même à défaut de pouvoir conserver le reste et s’écrit dans l’absence plus que dans l’oubli. Cette narration, Roubaud lui donne une structure « capillaire ». Tournée vers le passé, la prose est pleine de « bifurcations », fait voir « l’entrelacement » des souvenirs. Roubaud s’astreint à une écriture « immédiate et sans contrôle, sans rature, sans repentirs, ou retours 4 », une écriture qui garderait tout ce qui lui serait advenu, tous les états et toutes les pensées : ce sont les « incises et bifurcations » qui suivent le récit proprement dit. Opérant selon le régime mémoriel, l’écriture de Roubaud se veut linéaire et garde cependant en elle tous les fils possibles. 2 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’. Récit, avec incises et bifurcations, (1985-1987), Paris, Seuil, 1989, p. 15. 3 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 14. 4 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 97. Cette conception de la mémoire est, bien entendu, discutable d’un point de vue psychanalytique. 4 Inlassablement, dans la pensée de la mémoire, je m’abandonne à de nouveaux commencements, retournant, par des chemins de traverse (incises et bifurcations) euxmêmes multipliés en un réseau capillaire, en une chevelure de récit, à mon but originel […]. C’est pourquoi, alors que la prose véritable de roman additionne et sélectionne (drastiquement) les voix, les anecdotes et les gestes pour soutenir la progression de ses phrases, de ses paragraphes, de ses chapitres, la prose de mémoire s’arrête et repart presque avec chacun d’eux (phrases, paragraphes, chapitres ; paragraphes surtout) dans la vie quotidienne, insulaire, de la composition 5 . Ce modèle, parce qu’il exclut le choix (qui, selon l’ancienne « théorie du sacrifice », serait la condition de l’œuvre d’art) semble fonder en véridicité le récit, la « prose de mémoire », comme si la mémoire serait seule vraie – la mémoire, non les souvenirs, ni le passé. La « capillarité » de la narration offrent un modèle la pluralité des souvenirs, lieux de mémoire vers lesquels tendent la mémoire et le récit. Pour Roubaud, en effet, à partir du présent, plusieurs chemins vont vers divers passés, lieu des possibles : « Ce n’est pas tant vers un futur à la fois informe et informulé que les mondes divergent (du moins divergent démontrablement ; vers le futur ils ne se démultiplient que “possiblement”) que vers le passé 6 . » D’où l’importance du point de départ : le présent de référence, présent de l’énonciation et de la posture de rétrospection, est constamment rappelé au lecteur car c’est à partir de cette base que se déploient les fils de la mémoire 7 : « il faut que le présent de ces pages, celui qui s’installe sous les lignes de ces premiers chapitres, puisse servir de référence, être proprement le présent vrai de la narration, celui pendant lequel la narration s’accomplit, tout en apparaissant pour ce qu’il est, c’est-à-dire mobile 8 . » Ce présent ne serait ainsi qu’un des présents possibles, qu’un des lieux du hors temps ; le passé ne serait qu’un présent de 5 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 101. Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 279. 7 En devançant quelque peu notre propos, il nous faut dire que ce présent de l’énonciation peut être considéré comme la « base » des mondes possibles. Thomas Pavel écrit : « Chaque univers possède ainsi son propre monde actuel, qui sera appelé sa base. Un univers abrite de la sorte une constellation de mondes autour d’une base ; mais, de toute évidence, la même base peut être entourée de plusieurs univers ». Thomas Pavel, Univers de la fiction, [1986], Paris, Seuil, 1988, p. 69. Marie-Laure Ryan développera sa réflexion sur les mondes possibles narratifs en disant du texte qu’il suppose l’existence d’un monde actuel, à partir duquel il projette un univers. Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory, University Bloomington & Indianapolis Press, 1991, p. 259. 8 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 49. 6 5 plus. Car, nous dit Roubaud, « à la mémoire tout est présent, tout est distant : c’est l’axiome d’entrelacement 9 . » Même dans ce qu’elle a de plus vivant, c’est-à-dire de proliférant, l’entreprise de mémoire et son récit ne peuvent qu’échouer à s’approcher du plus lointain passé. L’évanescence des souvenirs et de l’écrit n’est cependant pas la véritable cause de l’échec du ‘Grand Incendie de Londres’ – plutôt son énergie, puisqu’il se développe à partir de ce qui fuit. Sa forme même (pensée comme telle) fuit de toutes parts. C’est dans l’incapacité de l’auteur-narrateur à donner forme, image, souvenir, à concevoir, à écrire, à donner pour mémorielle, passée et réelle, la mort de sa femme, que se situe, selon nous, le véritable échec, la faillite à écrire la mémoire. Nous sommes devant un modèle temporel qui contredit la linéarité du temps qui a mené à la mort d’Alix, qui conteste la mort, le tragique, la fatalité. Une « prose de mémoire » a été tentée pour faire voir du passé les possibilités, mais le modèle est imparfait. Il y a une impasse logique. Dans ‘Le Grand Incendie…’, la narration s’arrête au présent. Arrivés à cet endroit, à cet instant, la mémoire et son récit atteignent leur limite, comme en témoigne celui qui écrit : « je suis arrivé au bout réel de cette région aride de mon récit 10 . » Arrivé « au bout », à la dernière extrémité, au point limite du modèle mémoriel, l’inflation narrative cesse. Le retour au présent, au réel, le rappel et le constat de la mort d’Alix marquent la fin du narrable : « Ainsi, pénétrant par arborescences, par fourches acides, dans les couches de neige, de feuilles d’encre des réminiscences pour les détruire (destruction par le souvenir noté), j’avance à rebours dans le temps où il ne restera rien : la véritable solitude 11 . » La spéculation roubaldienne tendait, en fait, vers ce krach : « Car je ne cherche pas les traces du temps pour, les rejouant devant mes yeux, rentrer, au moins le temps d’un récit, dans la 9 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 201. Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 227. 11 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 313. 10 6 jouissance d’une possession perdue, je les atteins pour les détruire, pour les abolir 12 . » S’opposant au présent, le mode conditionnel (jusque là moteur du texte) s’efface pour lui céder la place et, de spéculative, l’écriture devient spéculaire, prise dans une dualité qu’on dira destructrice. « Écriture renversée », elle se retourne contre elle-même et s’abolit en son double (‘Le Grand Incendie de Londres’ en son projet) dans une boucle temporelle que Roubaud veut mathématique : le temps de l’écriture se replie sur le temps du souvenir : « 1178 plus [jours avec Alix] et 1178 moins [jours sans Alix et jours d’écriture], ce qui fait un zéro pur 13 . » Pourquoi ce projet, cet « incendie » ? Pourquoi ce projet était-il en fait celui de son incendie ? Le modèle choisi pour l’entreprise du ‘Grand Incendie…’, le récit mimant la mémoire, récit par « branches », par « fils », récit « capillaire », « potentiel », « spéculatif », avons-nous dit, est concurrencé, à l’intérieur même du livre, par un autre modèle, celui de l’image, de la photographie, des mondes possibles et de la poésie. Il y a incendie pour que l’écriture poétique de Roubaud soit à nouveau possible, comme un ailleurs, hors temps, hors récit, hors chronologie : « Je vois ma branche du soi, écrit Roubaud, celle où je rejoins Alix dans le futur antérieur […], notre passé annulé et révolu, comme située dans ce monde après l’infini du temps terminé ; et c’est là qu’il me faudrait aller pour l’écrire 14 . » Roubaud est donc à la recherche d’un autre lieu que la prose, à la recherche d’autre chose qu’un temps pour la mémoire d’Alix : « Dans l’échec général de mon entreprise, […] quelque chose manquait, extérieur au projet, extérieur à la prose ; quelque chose noir et clair à la fois, capable de donner l’impulsion première, et de la soutenir, de la faire renaître de moment à moment 15 . » 12 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 411. Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 367. 14 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 313. 15 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 223. 13 7 Écrit en même temps que lui, à côté du ‘Grand Incendie de Londres’. Récit, avec incises et bifurcations, 1985-1987 (1989) se tient Quelque chose noir 16 (1986), recueil de poésie portant quasi exclusivement, contrairement au ‘Grand Incendie’, sur la mort de la compagne du poète, Alix Cléo Roubaud 17 . Ainsi il y aurait, dans ‘Le Grand Incendie de Londres’, une narratologie mémorielle ; dans Quelque chose noir, recueil publié dans les mêmes années et recoupant, à plusieurs niveaux, ‘Le Grand Incendie’, Roubaud aurait travaillé, de la mémoire, la topologie. (Un tel choix se voit justifié a posteriori dans L’Invention du fils de Leoprepes où Roubaud fait voir que les arts de la mémoire reposent sur l’image et le lieu, sur une topologie de l’image, à l’instar de la poésie.) Quelque chose noir se déploie sous le mode du questionnement, la question à résoudre étant celle de la destination de la parole des poèmes, de la situation désormais (lieu, « habitat » ou « patrie ») qu’occupe celle à qui est destinée cette poésie : « Où es tu : / qui 18 ? » L’homme tente de déterminer le lieu de la mort, le lieu « d’où » elle est, « découvrir d’où 19 », comme il est écrit dans ‘Le Grand Incendie…’, « le lieu ou l’être d’où elle était à ce moment-là 20 ». Pour mener cette enquête, Roubaud s’appuie sur des objets, sur des images, sur des lieux et dessine une topologie des mondes possibles, dont la parole est la seule sonde 21 . À l’instar de 16 Le titre du recueil renvoie à une série de photographies prises par Alix Cléo Roubaud, Si quelque chose noir, photographies sur lesquelles on la voit, nue, poser dans un intérieur clair-obscur et dans lesquelles toujours sur son corps il y a un point d’ombre, comme un noyau noir, « corps noir ». (Ces photographies sont reproduites dans le Journal d’Alix Cléo Roubaud, édité par Jacques Roubaud en 1984.) On peut se questionner quant au retranchement du « si » du titre de la série d’Alix Cléo chez Jacques Roubaud. On trouvera peut-être une piste d’explication dans le Journal : Alix Cléo Roubaud écrit que ses photographies sont les mises en scène de sa mort possiblement imminente Morte, le « si » ne peut plus signifier la fiction, le « comme si », la modalité du possible… Dans la mesure où son travail de la mort en photographie est tributaire de la pensée de Wittgenstein (« Que signifie se voir déjà mort ? comment le montrer ? » Alix Cléo Roubaud, Journal. 1979-1983, Paris, Seuil, 1984, p. 170), un travail reste à faire sur l’intrication, dans la poétique de Jacques Roubaud, de la logique de Wittgenstein, de celle de Lewis et du travail de sa femme (son Journal). 17 Franco-ontarienne, son nom de jeune fille était Alix Cléo Blanchette. Elle est décédée en janvier 1983 à l’âge de 31 ans des suites de son asthme. 18 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, 1986, p. 19. 19 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 19. 20 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 110. 21 La parole de Roubaud se fait donc appel, mais restera sans réponse : « on en vient à découvrir que la mort ne parle pas ». Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 66. 8 ce qui se passe dans ‘Le Grand Incendie de Londres’, l’énonciation est consciente de ses conditions : la parole s’énonce depuis un intérieur, depuis cette chambre, cet appartement où l’écrivain semble s’être emmuré. C’est donc à partir de cet espace intime que Roubaud cherche le lieu d’Alix ; c’est là également qu’il veut la trouver. Dans un poème intitulé « Dans l’espace minime », il écrit : « Je m’éloigne peu souvent de cet endroit comme si l’enfermement dans un espace minime te restituait de la réalité, puisque tu y vivais avec moi 22 . » Voilà qui explique l’attachement que l’auteur porte aux photographies prises par sa femme et affichées dans l’appartement, comme cette photographie de la vue de la fenêtre dont la description se trouve dans ‘Le Grand Incendie…’ et qui apparaît à deux reprises dans Quelque chose noir. « Cette photographie, ta dernière 23 » est là pour témoigner en effet que la photographe a été là, que « ça a été » (pour reprendre la formule de Barthes 24 ), que ça a eu lieu ; qu’il y a eu un lieu du deux. La photographie occupe une position privilégiée : elle est témoin et image de ce lieu, et donc image ouverte sur l’autre monde. D’où l’importance de la photographie de la vue de la fenêtre, « ta dernière », pour le poète : « Tu m’as laissé une image empreinte de toi, dans le rectangle même de réel qu’elle présente, et tu y apparais à l’endroit où seule tu es absente 25 . Dans la topologie mise en place par le recueil, un espace intime sert donc de décor à l’élaboration d’un monde possible que Roubaud nomme « biipisme » ou « l’île du deux » : « le monde d’une seule, mais qui aurait été deux 26 . » Or cette « proximité pleine de plusieurs mondes 27 » semble en bout de ligne impossible. L’homme, qui se dit « habitant de la mort idiote 28 », prête à sa femme la qualité d’« Apatride » et semble ne pouvoir concevoir de lieu pour elle hors de son nom : « Les êtres passés et révolus, parlés présents, affirmés présents par 22 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 36. Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 91 et p. 103. 24 Cf. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seuil, Les Cahiers du cinéma, 1980. 25 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 84. 26 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 50. 27 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 97. 28 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 35. 23 9 l’adresse, ne sont pas plus quelque part (je veux dire en quelque construction) possibles/ Et pourtant il ne m’est pas envisageable de me passer de dire “toi”/ En te nommant je voudrais te donner une stabilité hors de toute atteinte 29 . » On dirait en effet que les modalités du possible ne peuvent qu’être linguistiques : axiomes et propositions, appels et adresses se heurtent toujours cependant au vide concret : « “Elle est vivante”. j’imagine que cette proposition, fausse dans mon univers, est vraie dans cet autre, l’univers (fictif) de sa vérité. […] L’univers reste insensible à l’offre de ma proposition 30 . » Plutôt que « tout est langage », Roubaud développe la thèse que « le langage n’est rien ». À force de langage, l’écriture de la mémoire aboutit au « rien », à l’évidence de l’absence, à l’absence de quelque chose qui tiendrait de référence. C’est peut-être pourquoi, finalement, aussi, Roubaud en vient à prêter à la photographie seule un pouvoir de conservation et de monstration qui ne s’accompagnerait pas d’une destruction. La photographie serait ainsi le dernier rempart d’une topologie des mondes possibles : « Image ta seule patrie 31 . » C’est donc parce qu’il tente de penser les lieux du passé que Roubaud va chercher, dans la théorie des mondes possibles de David Lewis, un modèle qui n’est toutefois pas sans lui poser problème. Dans un recueil publié deux ans après ‘Le Grand Incendie…’, intitulé La Pluralité des mondes de Lewis, Roubaud écrit : « Si les mondes étaient des contes[…]/ il y aurait place pour des mondes/ où des contradictoires seraient vrais/ où je dirais “tu vis, tu es morte”/ riant, tu répondrais 32 . » Chez Roubaud, c’est à l’épreuve du réel que la théorie des mondes possibles de Lewis perd la force conceptuelle de son conditionnel. Mais pourquoi être allé du côté de la théorie des mondes possibles pour trouver un modèle ? Pourquoi Roubaud, dans 29 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 87. Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 128-129. 31 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 117. 32 Jacques Roubaud, La Pluralité des mondes de Lewis, Paris, Gallimard, 1991, p. 28. 30 10 son deuil, se sert-il de Lewis, même et surtout pour le critiquer ? C’est ce que nous tenterons ici d’expliquer. Il y a eu plusieurs théories des mondes possibles depuis Leibniz 33 jusqu’à Kripke 34 et Lewis. Celle de Lewis est la plus intransigeante toutefois. Posant radicalement la possibilité des mondes (« every way a world could possibly be is a way that some world is 35 »), leur proximité et leur tout aussi radicale inaccessibilité (« No spatiotemporal relations at all between things that belong to different worlds 36 »), le « modal realism » de Lewis (« the thesis that the world we are part of is but a plurality of worlds 37 ») trouverait son illustration graphique dans une constellation de cercles qui ne se toucheraient pas, des diagrammes de Venne qui ne se recouperaient pas. Le réalisme modal de Lewis est fondé sur les deux principes essentiels de la réalité des mondes et de leur clôture ; on imagine que c’est le réalisme de Lewis qui a interpellé Roubaud en même temps que c’est, précisément, la faillite de la réalité qui l’aura fait douter. Comme le souligne Florence Marsal (dans un excellent article dont nous développons ici le propos) : The imaginary or actual existence of a possible world in which his wife would still be alive attracts the poet, but the paradox of this existence that is “no place in particular” is too strong to be dismissed, and the poet maintains his “incredulous stare”. The truth value that can be calculated in logical operations is constantly put into question by the only absolute and obsessive truth : his wife is dead 38 . C’est comme si la poésie et « la mathématique » de Roubaud, sa logique, n’avaient pas le même poids de réalité et de vérité que « la physique 39 . » C’est donc en ce sens qu’il faut 33 On rappellera que Leibniz, dans les Essais de Théodicée (1710), proposait l’idée selon laquelle le monde dans lequel nous vivons, né de la volonté de Dieu, ne peut être que le meilleur des mondes possibles. (On sait l’usage que Voltaire a fait de cette proposition, dont Pangloss se fait l’apôtre dans Candide ou l’optimisme. ) 34 Les travaux de Saul Kripke sont au fondement de la théorie moderne des mondes possibles. Développée dans les années 1950, la logique modale de Kripke stipule que ce qui est possible est vrai dans au moins un monde possible, ce qui est nécessaire est vrai dans tous les mondes possibles et ce qui est vrai est vrai dans le monde actuel, qui est le nôtre. 35 David Lewis, On the Plurality of World, Oxford and New York, Basil Blackwell, 1986, p. 2. 36 David Lewis, On the Plurality of World, p. 2. 37 David Lewis, On the Plurality of World, p. vii. 38 Florence Marsal. « Mourning and the Call to Possible Worlds in Jacques Roubaud’s Work », Journal of 20th Century/ Contemporary French Studies, vol. 6, no 2, automne 2002, p. 359-360. 39 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 121. 11 comprendre l’utilisation par Roubaud de la théorie des mondes possibles : comme tentative de penser comme vraie, et réelle, au sens le plus fort des termes, l’existence de « “toi” ». Malheureusement, le réel en même temps que le langage (fait poésie, récit ou logique modale), tous déçoivent 40 . Pour nous résumer, nous dirons que ‘Le Grand Incendie de Londres’ et Quelque chose noir développent tous deux l’impossibilité du langage, de l’écrit, prose ou poésie, à atteindre et à représenter quelque chose du passé : les deux œuvres donnent à lire un effort, une tentative et son échec, à retrouver la valeur référentielle. Nous avons vu que cela se caractérisait, dans la prose, par un travail de repli de l’écriture sur elle-même et par le déploiement narratif d’une mémoire irrécupérable, arborescente jusqu’à l’incendie. Nous avons également constaté que Quelque chose noir visait à découvrir et à retenir les lieux du passé, mais que le réel passé se dérobait dans la topologie mise en place par la poésie, comme la mémoire dans ‘Le Grand incendie…’. Ainsi, le passé s’abolit, et l’écriture avec lui. Les mondes possibles sont inaccessibles. « Possibles » plus que « réels », ils demeurent linguistiques. L’écriture faillit à représenter et à présentifier le passé, mais aussi à le racheter. Il est un dernier point sur lequel nous voudrions revenir : c’est la question de l’image. Dans la théorie des mondes possible de Lewis, il n’y a pas de différence ontologique entre les mondes « actuel » et « possibles » (l’actualité serait indexique). Quant à savoir si les mondes partageaient certains traits, Lewis insiste surtout sur le fait qu’il n’y a pas de relations spatiotemporelles entre les mondes (pas de voyages ni d’individus trans-monde). Cette 40 Les deux figures incontournables de la théorie des mondes possibles en littérature, Thomas Pavel et MarieLaure Ryan, se sont intéressés à la théorie des mondes possibles comme fictions, au contraire de Roubaud. Ensemble, Roubaud et Lewis refusent de n’accorder de valeur au monde possible qu’à titre d’abstraction, le problème étant pour Roubaud qu’il se dit incapable d’observer la réalité d’un monde possible : « et s’il y a d’autres mondes, et si toute manière possible d’être monde est la manière dont un monde est/ […] ce monde, le nôtre, le moindre à être, est possible:/ mais si je le lis sur ce vide, ce n’est pas le croire ». Jacques Roubaud, La Pluralité des mondes de Lewis, p. 22. 12 question de la similitude s’avère pourtant cruciale dans l’œuvre de Roubaud en ce qu’il cherche à surmonter la proposition suivante : « rien désormais ne lui est semblable 41 . » Alors que la prose ne peut que se substituer au souvenir, en revanche, quelque chose des mondes possibles subsiste dans la représentation par l’image photographique. Ainsi, on ne peut manquer de voir que l’avancée des « lignes noires » comme la narration kripkéenne de la « mémoire tortu(r)euse 42 » tendent vers un hors lieu qui serait celui de l’image, celui des « mondes photographiables 43 . » C’est à se demander si Roubaud ne trouve pas, parfois, dans les photographies d’Alix, comme malgré lui, le lieu « où tu te ranges/ Invisible/ Dans l’épaisseur 44 », son lieu, c’est-à-dire son monde possible. Ainsi, l’image photographique est approchée en tant que vestige 45 , mais aussi en tant que persistance, peut-être, du réalisme modal : « Pourquoi, insensible à l’affirmation comme à la négation, dans le monde, insistante, subsistante, indestructible, pure répétition, même de rien, une image 46 ? » À l’image est prêtée un réalisme que le langage ne saurait représenter, parce que l’image ne peut exprimer la modalité, conditionnelle ou passée : « Il n’y a pas d’images que déclaratives, assertives, finies 47 . » C’est en ce sens qu’il faudrait relire Quelque chose noir et ‘Le Grand Incendie de Londres’ et interpréter les renvois aux images photographiques comme de véritables pistes de lectures, de véritables directives à suivre, d’autres « incises et bifurcations » ; il faudrait ouvrir la prose de mémoire et Quelque chose noir à leurs images car nous sommes d’avis que quelque chose demeure en elles, contrairement peut-être à ce qui se passe dans l’écrit. Dans 41 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 73. Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 70. 43 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie de Londres’, p. 279. 44 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 29. 45 Vestige, le nom l’est aussi : « ton nom est trace irréductible ». Cf. Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 88. Il est à noter que la structure du reste dans Quelque chose noir (le journal d’Alix, ses enregistrements, la façon dont elle a arrangé l’appartement, et bien sûr, ses photographies) confirme, mais infirme la réalité de la mort de la femme du poète. 46 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 78. 47 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 101. 42 13 l’œuvre de mémoire que propose Roubaud et pour le dire en ses mots, « l’encre et l’image se retrouvent solidaires et alliées/ comme l’oubli et la trace 48 . » 48 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 47.