Réponse à Barbara Cassin : il n`y a pas d`autonomie du
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Réponse à Barbara Cassin : il n`y a pas d`autonomie du
Réponse à Barbara Cassin : il n'y a pas d'autonomie du politique... Dans le numéro 4 de «Philosophie magazine» présenté sur ce blog par deux notes (ici et là), la rédaction a publié une contribution de Barbara Cassin, intitulée «L'autonomie de la politique» (page 66), dans le cadre du dossier consacré à Platon. Ce texte est un monument, unique et remarquable, de simplifications, contrevérités, et... sophismes. Mais l'auteure n'en a et n'en aura certainement cure puisque, depuis de nombreuses années déjà, elle est devenue l'une des spécialistes françaises de la sophistique. Dans le sous-titre, elle explique que « le philosophe devient dangereux quand il veut soumettre la politique à la norme du vrai. C'est là l'erreur de Platon, comme celle de Martin Heidegger..». Comme si ces deux «penseurs» (et dans des modalités bien différentes) avaient eu des responsabilités et des pouvoirs politiques de type classique et étaient responsables de fautes ou de crimes graves. Or, en établissant un lien de Platon vers Heidegger, allemand vivant au temps du national-socialisme, Barbara Cassin laisse entendre que les faits criminels du nazisme, et dont certains veulent attribuer une condition de possibilité aux propos et aux idées de Heidegger, pourraient devenir compréhensibles par une responsabilité des «philosophes», que Platon aurait initié ! Et, pour commencer son texte, elle fait appel à un argument d'autorité, une citation d'Hannah Arendt, juive allemande, maîtresse, un temps, de Heidegger. Dans cette citation, Arendt déclare : «Nous (...) ne pouvons guère nous empêcher de trouver frappant, et peut-être scandaleux, que Platon, comme Heidegger, alors qu'ils s'engageaient dans les affaires humaines, aient eu recours aux tyrans et aux dictateurs». Platon, comme Heidegger. L'un et l'autre, d'une manière semblable, «auraient eu recours»... Mais à qui ont-ils eu recours et comment ? Dans les pages 60 et 61 de ce même magazine, une frise nous donne la chronologie de la vie Platon. En 388-387 av JC, il réalise un premier voyage en Italie du Sud, et fait la connaissance d'Archytas et de Denys 1er qui règne à Syracuse. Mais, comme le précise le texte qui accompagne cette chronologie, «Quelques mois après son arrivée en Sicile, Platon est brutalement chassé de l'île, soit pour avoir trop fait de critiques, soit pour avoir noué une amitié trop particulière avec le jeune beau-frère du tyran, Dion. (...)». Non seulement il est chassé mais en outre, il est mis en vente sur le marché des esclaves, et il doit son salut et sa liberté à son rachat par un ami présent au moment de la vente ! Plus de dix ans plus tard, après avoir fondé l'Académie, il tente à nouveau cette expérience sicilienne qui se solde par le même échec. Si l'on veut être de mauvaise foi, on peut donc dire que Platon s'est fait le conseiller d'un tyran. Mais, pour dire cela, il faut accepter d'oublier le sens grec de tyran, le fait que, dans «la République», Platon est le premier à faire le portrait, au vitriol, du «tyran», le chef absolu, et il faut aussi oublier que si les deux expériences «politiques» de Platon se terminent par un échec, A L'EGARD DU TYRAN, c'est précisément parce que ses conseils de réformes retiraient des pouvoirs, des prérogatives, à ce tyran ! Quant à Heidegger, le nazisme, en tant que parti, mouvement social allemand et mouvement national allemand, n'a pas attendu après lui pour rechercher et mettre la main sur les pouvoirs nationaux. Si ses écrits et ses «idées» peuvent susciter un légitime débat, la prétention à faire de Heidegger LE penseur du nazisme est immédiatement condamnée à l'échec parce que les nazis eux-mêmes ont été les premiers et les derniers penseurs du nazisme, à commencer par Hitler. Ensuite, Barbara Cassin évoque la figure du «philosophe-roi», de son savoir du Bien, et affirme que cette «option métaphysique court de Platon à Heidegger». Et en effet, ce qui n'est pas une option, mais une détermination ontologique, à savoir la nécessité pour chaque cité de confier son existence, sa pérennité, et son bien-vivre à des gardiens, des vigiles, court sans doute de Platon à Heidegger parce qu'elle court dans la réalité même ! C'est dans la troisième partie de son texte que Barbara Cassin en vient à cette méthode de l'analogie, et en l'occurrence, de la réduction, de la simplification : «Syracuse – Platon qui se commet avec Denys le tyran- et le Discours du rectorat -l'adhésion nazie de Heidegger- sont des analogues». Comment Barbara Cassin fait-elle pour ne pas se rendre compte qu'elle énonce une absurdité monstrueuse ? A moins qu'elle mente, volontairement... Car nous ne devons pas oublier qu'elle est une des spécialistes, enthousiaste, des sophistes, et que, parmi les sophistes, certains ont eu le talent de faire l'éloge du mensonge... Mais là, elle argumente. Lorsque «le philosophe s'engage dans les affaires humaines», voici les catastrophiques symptômes ! En un temps où les professionnels de la philosophie sont devenus des experts du non-engagement total, Barbara Cassin flatte du monde, et tance le «souci politique» des philosophes. Et ce, alors que, en 1933, l'immense majorité de ses confrères n'ont pas su comprendre ce que le nazisme préparait, et que le non-engagement des «philosophes» face au nazisme représente une faute et une honte indélébiles. Et lorsque Sartre parle de la nécessité de l'engagement, il est trop tard – pour cette corporation... En fait, pour Barbara Cassin, il s'agit surtout de déclarer que «L'ennemi» de «la philosophie» serait la sophistique, son domaine de prédilection, alors que, pour Socrate et Platon, ses membres sont, tout au plus, des collaborateurs inconscients de l'oeuvre de destruction de la cité. Coeur de la sophistique, la rhétorique, devient le fait même du texte de Barbara Cassin avec la référence à la lutte manichéenne, du «Bien contre le Mal», que chaque Français relie désormais à la figure bushienne comme benladenienne. Elle ne se gêne pas pour opposer ce manichéisme, qu'elle relie implicitement à Platon et Heidegger, au relativisme, qui ne serait pas un moindre mal mais un... bien. Mais qu'est-ce qu'un bien, Madame Cassin, demanderait un socratique ? Que savez-vous du bien, et comment pouvez-vous en parler puisque vous semblez nier et renier sa connaissance possible et nécessaire ? Pourquoi tenez-vous tant à conclure sur «l'autonomie du politique», que vous faites commencer par la sophistique, et pour lequel selon vous «le langage est la faculté politique par excellence» ? Car ce que vous dites ici est vrai : pour la sophistique, le langage est ..., mais il l'est tellement que ce qui importe n'est pas que ce qui est dit soit vrai mais seulement que l'effet recherché par l'auteur, l'admiration et l'assentiment des auditeurs, lecteurs, soit obtenu. Hitler fut de ces politiques-sophistes... Pour les sophistes-politiques, d'Alcibiade à Juppé et Sarkozy, ou Raffarin, la communication est un art, et cet art est la force et la raison de «la politique». Platon a analysé ce travail, cette performance, a exposé sa critique, et a décidé de lutter contre ce dévoiement de la conscience. Vous, vous vous en faîtes le chantre, en flattant inutilement et dangereusement une «classe politique» française qui, comme cette expression le signale, pense et agit en état d'... autonomie. Et pour cela, de nombreux citoyens pâtissent de cette ignorance devenue pouvoir. Tel est votre choix, et votre droit. Mais vos schématisations simplificatrices concernant Platon et Heidegger n'avaient rien à faire, de digne, dans un dossier consacré à Platon, si ce n'est pour démontrer que, 2500 ans après que la pensée philosophique ait pris naissance, de telles schématisations peuvent avoir cours, se faire entendre, tromper, comme si les progrès de la conscience et de la connaissance étaient presque nuls, ou infimes... D'être ce symptôme, il faut vous remercier... Dons, de Platon Lorsqu'il s'agit de parler, de comprendre et de faire comprendre un auteur comme Platon, une mise en perspective, historique, sociologique, intellectuelle, est nécessaire. Il faut commencer par rappeler que l'oeuvre de Platon, les Dialogues, n'existait pas avant lui ! Derrière cette lapalissade, il s'agit de penser l'apparition de l'oeuvre, et ce que celle-ci a dévoilé ou révélé, sur Platon lui-même, mais aussi sur son monde, sur le monde, etc. Avant Platon, les auteurs, ou les penseurs, grecs, qui font partie de ceux que nous désignons par «pré-socratiques», ont exprimé des idées, des convictions, des affirmations, dans une forme essentiellement et naturellement fragmentaires. Oracles de la vérité, ils vaticinent, comme Héraclite qui écrit des aphorismes. Pour nous, tard-venus, il y a tant de livres, d'essais, de pamphlets, d'ouvrages de sciences, mais si nous faisons un effort pour nous mettre dans la peau du jeune Platon, il n'y avait rien de tel, sauf les oeuvres des Présocratiques. En outre, dans sa cité, Athènes, la tragédie fait fureur. Et elle aussi n'existe pas de toute éternité. Deux auteurs, Eschyle et Sophocle, composent les principales oeuvres théâtrales lyriques, que ce soit Agamemnon pour le premier et le trop célèbre Oedipe Roi pour le second. Là encore, il faut mettre ses oeuvres en perspective pour les comprendre et comprendre qu'elles aient pu devenir, aux yeux de Platon, un problème. Pour elles, les foules s'attroupent et les citoyens sont hypnotisés par un même point focal, la scène, théâtre-d'ombres. Mais que voient-ils, qu'entendent-ils, que comprennent-ils ? Est-ce que la tragédie éduque ? Ou donne à méditer seulement, et donc matière à se tromper ? Pour une cité de la taille d'Athènes, la tragédie est l'invention de la «société du spectacle». Dans sa jeunesse, Platon, ou Aristoclès, fils d'une riche et noble famille athénienne, rêvait de concurrencer Eschyle et Sophocle. Et puis, il rencontre Socrate, tailleur de pierre, singulier tailleur de pierre, on dirait aujourd'hui ouvrier, de type immigré (il n'est pas beau comme le sont ou comme croient l'être les aristoï). Socrate, on le sait (mais que saiton de cette capacité ?), est un amateur, professionnel, de questions. Les questions qu'il pose, que Platon entend ou reçoit, n'ont pas, bien souvent, de réponses, alors qu'elles sont absolument justifiées. Et Platon, qui vit dans la cité des réponses, comprend que celles-ci sont peut-être creuses, trompeuses, partielles, insuffisantes. Mais surtout, derrière ce comportement socratique, cette attitude, Platon comprend que se cache un souci et un travail de vigilance : la «politique». «Faire» de la politique, ce n'est pas seulement et pour commencer, prendre des décisions, faire de beaux discours, mais préparer ses décisions, parce que chaque décision, instant essentiel dans la causalité inter-humaine, peut et doit être bonne, mais aussi peut être mauvaise, pour soi et pour tous, parce que l'erreur est la chose du monde la mieux partagée. Socrate est affable, mais Socrate est inquiet. Chaque homme, chaque cité, sont mortels, bien avant Hiroshima et Valéry. L'humain qui apparaît peut disparaître, et des cités, des ethnies, peuvent entièrement disparaître. Et la violence qui est responsable de telles et véritables tragédies peut être d'origine extérieure, dans le cadre d'une guerre, mais aussi intérieure. Le suicide collectif peut prendre des formes diverses. Socrate donne ce souci à Platon. Mais comment l'incarner ? En devenant tyran d'une cité ? En prenant la succession de ? A la différence de bien des «professionnels de la philosophie», tels qu'ils ont été inventés par les écoles allemandes et françaises, Platon prend le risque, mais doit constater ses échecs. De cette manière, il a essayé. Mais «faire de la politique», ce n'est pas seulement gérer les pouvoirs. Les pouvoirs fondamentaux demeurent, les hommes passent. Pour prendre le pouvoir sur ces pouvoirs, Platon pense que de jeunes hommes pourront le faire à sa place, mais que, pour cela, ils doivent être les meilleurs hommes qui puisse exister – mais comment faire pour que ceux qui prétendront être les meilleurs le soient vraiment ? La réponse de Platon est lumineuse, et depuis deux cent ans, en Europe, pour désormais être à l'oeuvre dans le monde entier, la réponse est devenue une conviction partagée, une organisation omniprésente et différenciée : l'école ! Le temps libre des jeunes gens doit être utilisé pour qu'ils apprennent et deviennent forts. Et alors que la puissante Athènes disparaîtra de la carte grecque et du monde des cités puissantes, puisque l'Empire Romain, platonicien sans le savoir, dominera pour quelques siècles, l'Académie, l'école platonicienne, vivra jusqu'à ce que l'Empire Romain soit mis à genoux par le christianisme. Quant aux oeuvres, les Dialogues, les hommes passent, et elles demeurent. Ces oeuvres expriment la rencontre, la passion et la gratitude d'un fils d'une des familles les plus riches d'Athènes pour l'un de ces citoyens les plus pauvres. Or, une telle rencontre entre deux hommes qui appartiennent à des classes si différentes et même si dangereusement opposés, constitue un «miracle», unique, qui ne s'est jamais reproduit. Et le jeune homme de très bonne famille met en cause, dans les Dialogues, les dangers que font courir aux cités la passion immodérée de l'argent, des richesses, de l'accumulation des marchandises et des capitaux. Jusqu'à notre époque, aucun travail, fut-il remarquable comme celui de Madame Julia Annas (avec son «Introduction à la République de Platon» editions PUF), n'a mesuré l'apport cognitif des Dialogues, à savoir ce que ceux-ci ont, pour la première fois, exposé, utilisé, en termes de connaissances, alors qu'aucune oeuvre antérieure n'exposait ces connaissances, et qu'elles sont devenues, depuis, des références de notre compréhension du monde mental qui «crée» les perceptions. Avant Platon, les hommes pensaient, mais les «Idées» n'avaient jamais été nommées ni explicitement pensées; les tyrans existaient et agissaient, mais le type d'existence, les comportements et leurs facteurs déterminants, n'avaient jamais été explicités et pensés, etc. Dans le numéro 4 de «Philosophie magazine», Barbara Cassin oppose d'une manière dogmatique et non dialectique le totalitaire Platon et les libéraux sophistes. Il faudrait demander à la célèbre et sympathique professeure comment elle comprend, pense et définit cette «place des femmes» dont parle Julia Annas, à propos d'un passage remarquable de «la République», première oeuvre dans l'Histoire humaine et intellectuelle qui ait exprimé la certitude que, face aux problèmes, aux nécessités, dans les fonctions, hommes et femmes étaient en égaux, en valeur, et que, pour qu'ils le soient en droit, il faudrait sans doute songer à une ... cité idéale. Depuis 2500 ans, et depuis quelques années, nous nous en sommes rapprochés, mais la France de 2006-2007 est-elle encore un modèle de ce point de vue ? Derrière les apparences... http://jeanchristophegrellety.typepad.com/