le feu sous la glace

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le feu sous la glace
REPORTAGE
DE JEAN-MOÏSE BRAITBERG (TEXTE) ET SERGE SIBERT (PHOTOS)
« EISWEIN »
LE FEU
SOUS LA GLACE
En Allemagne, depuis bientôt mille ans, les plus grandes
familles d’Europe produisent la Rolls des rieslings.
Appelé « vin de glace », il est l’un des plus réputés et
l’un des plus chers au monde.
M
ichael, duc de Württemberg – fils de la princesse
Diane de France et petitfils du comte de Paris –
gère un domaine de 40 hectares de
vignes depuis son château de Monrepos,
près de Stuttgart. Andrea, née Habsbourg, archiduchesse d’Autriche, veille
sur la bonne tenue des rieslings qu’elle
déguste en toute simplicité aux côtés de
son époux, le comte von Neipperg, dans
leur château de Schwaigern. A la
confluence de la Nahe et du Rhin, c’est
encore dans les murs d’un château –
celui de Wallhausen – que le jeune
prince Constantin von Salm prend en
charge la commercialisation des déli-
cieux vins blancs du domaine. Complémentaire, son frère, le prince Félix, est
tout aussi à l’aise sur ses pur-sang que sur
son tracteur à arpenter la vigne...
Vigne et aristocratie en Allemagne ? Une histoire d’amour qui dure
depuis plus de neuf cents ans, si l’on en
juge par les vestiges d’exploitation viticole
de l’époque romaine découverts dans la
vallée de la Moselle. Aujourd’hui, le pays
produit 9 millions d’hectolitres de vin
(septième producteur mondial), l’équivalent des départements du Gard et de
l’Aude réunis.
Véritable carte postale de la tradition viticole et symbole emblématique
de l’aristocratie rhénane, le château
baroque de Johannisberg et sa chapelle
romane couronnent l’une des plus
fameuses « montagnes à vin » (dans le
jargon). En 817, c’est Louis le Pieux, fils
de Charlemagne, qui eut l’idée de créer
un vignoble sur cette colline. Une décision prise après avoir observé que la
neige y fondait plus vite qu’ailleurs et
que l’exposition au soleil y était favorable à la culture du raisin. Et c’est encore
là que la famille des princes Metternich
produisit certains des meilleurs rieslings
d’Allemagne de 1816 à 1992. Est-ce pour
cela que les immenses caves du château,
aujourd’hui propriété d’un magnat allemand de l’agroalimentaire, sont surnommées « cathédrale du riesling » ? Il
Le château
baroque de
Johannisberg en
Rhénanie et sa
chapelle romane.
Ses caves sont
surnommées
« la cathédrale
du riesling ».
suffit de franchir une solide grille cadenassée pour avoir le loisir d’observer plusieurs rangées de bouteilles couvertes
d’une barbe de moisissure ; le fabuleux
« trésor » gardé jalousement dans le
ventre de ladite cathédrale. La plus
ancienne bouteille date de 1748. Prestigieux témoin de l’exceptionnelle
capacité de vieillissement des rieslings
allemands.
Cultivé depuis le XVIIe siècle, le
riesling s’épanouit surtout dans les vallées du Rhin et de ses affluents occidentaux : la Nahe, la Sarre et la Moselle, dont
les pentes vertigineuses donnent un angle
d’attaque idéal aux rayons du soleil. Les
grappes dorées sont récoltées de septembre
>>>
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LE FIGARO MAGAZINE - Samedi 29 décembre 2007
Ces grappes
de riesling
gelées seront,
selon la
tradition,
vendangées
de nuit,
par - 8 °C.
Une bouteille
de vin de glace
produite par
Egon Müller,
figure
emblématique
du monde
viticole
germanique.
>>>
Michael, duc de Württemberg et petit-fils du comte
de Paris, en son château de Monrepos à Ludwigsburg.
Les princes Constantin et Félix, et la princesse Antonia Zu
Salm, au château de Wallhausen, dans la vallée de la Nahe.
Egon Müller, pape de l’Eiswein (vallée de la Ruwer), n’a rien
produit depuis 2004 en raison du réchauffement climatique.
Le Dr Heinrich Wirsching devant sa cave à Iphofen, en
Franconie. Ses bouteilles les plus anciennes datent de 1946.
aux gelées de décembre. Secs, demi-secs,
moelleux ou liquoreux, les grands rieslings
allemands atteignent leur quintessence
lorsque les grains sont cueillis gelés. C’est
alors que l’eau contenue dans le fruit se
dilate. Comme sa densité est plus faible
que le sucre, elle est expulsée de la baie qui
ne contient plus qu’un nectar à la concentration en sucre exceptionnelle. Le raisin
est ensuite pressé lentement. Traditionnellement, les vendanges se déroulent de nuit
à une température de - 8 °C. Le vin de glace
reste ainsi très confidentiel. Rare, il est donc
précieux. D’où son prix exorbitant.
Egon Müller est une figure emblématique du monde viticole germanique.
Sa famille produit du vin sur un ancien
domaine monastique sécularisé lors de
l’occupation napoléonienne. Cette
année, lors de la vente aux enchères de
Trèves, Egon a vendu une bouteille de
son cru Scharzhofberger 2004 pour la
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fabuleuse somme de 1 395 euros. L’un
des prix les plus élevés pour ce millésime ! Un autre de ses vins – millésime
2006 – issu de raisins vendangés en
« pourriture noble » s’est vendu 607
euros la bouteille. Et l’on pourrait multiplier les exemples de vins de glace ou
issus de sélections de grains nobles dont
une simple demi-bouteille dépasse parfois les 700 euros ! Pour comprendre les
raisons d’une telle folie, il faut avoir vu
couler dans son verre le nectar jaune d’or
tinté de reflets verts d’un vieux vin de
glace. Une fois en bouche, c’est une
explosion de saveurs de fruits exotiques,
d’abricot, de fraise et de fumée... Tandis
que le palais est envahi par un voile de
douceur réhaussé d’une forte acidité.
Tout irait pour le mieux dans le
petit monde doré des vins de glace si,
depuis quelques années, les bouleversements climatiques ne menaçaient cette
LE FIGARO MAGAZINE - Samedi 29 décembre 2007
production ancestrale. En effet, la récolte
2007 est remise en question pour la
deuxième année consécutive. Déjà, en
2006, les températures ont fait faux bond
en ne franchissant pas la barre du zéro !
Les raisins ont inexorablement pourri sur
pied. Cette année, jusqu’à la mi-décembre,
les vignerons ont eu les yeux rivés sur le
thermomètre... Une petite pluie froide a
subrogé aux gelées hivernales indispensables au breuvage des rois.
Egon Müller, qui n’a pas produit
de vin de glace depuis 2004, tempère l’inquiétude générale : « Les changements climatiques sont très anxiogènes pour nous, viticulteurs. Notre réputation repose essentiellement sur l’excellence de nos vins de glace.
Mais d’un autre côté, le réchauffement nous
donne des raisins plus mûrs et d’une qualité
supérieure pour nos autres crus. »
A Schaubeck, dans la région de
Stuttgart, le comte Adelmann se préoc-
Dégustation pour le comte Eugène von Neipperg et son épouse, née Andrea von Habsbourg, archiduchesse d’Autriche.
cupe moins de l’avenir des vins de glace
que de celui du riesling en général. Le
cépage perd de sa finesse sous des climats
trop chauds : « J’espère que l’on va sélectionner des variétés qui mûrissent plus lentement que les souches actuelles. » Des
craintes que partage Michael, duc de
Württemberg : « Cette année, nous avons
commencé les vendanges le 17 août. Depuis
2003, nous vendangeons deux semaines
plus tôt que d’habitude. C’est bien pour le
pinot noir, mais pas pour le riesling. Si ça
continue, cela va devenir problématique. Il
va falloir nous adapter en plantant du riesling dans des zones géographiques plus
froides ou trouver de nouvelles variétés ! »
« Le climat change vraiment, renchérit le comte Ferdinand von Castell,
producteur de sylvaner, le cépage roi de
Franconie. Quand j’étais enfant, on skiait
dans le village. Maintenant, il ne neige
presque plus. Nous disposons au château
de 900 ans d’archives viticoles et l’on voit
bien que le réchauffement des dernières
années est une réalité. Il est sûr qu’il faut
faire quelque chose. »
Inquiets, les princes allemands
de la vigne ? Pour des familles qui ont su
LES VINS
ALLEMANDS ne
sont pas faciles à
trouver en France. La
meilleure solution
consiste donc
à contacter les
producteurs ou à
leur rendre visite en
prenant rendez-vous.
Franconie : Comte
Ferdinand de CastellCastell
(49.9325.601.60 ;
www.castell.de).
Württemberg :
Comte Michaele
Adelmann Burg
Schaubeck
(49.7148.921.220 ;
www.grafadelmann.com).
Duc Michael de
Württemberg :
Schloss Monrepos,
Ludwigsburg
(49.7141.221.060 ;
www.weingutwuerttemberg.de).
Comte Karl Eugen
conserver leur patrimoine pendant près
d’un millénaire, le réchauffement climatique est un sacré défi à relever. Et
l’on espère qu’ils y parviendront, pour le
plus grand plaisir des amateurs de vins
d’exception. ■
von Neipperg :
Schloss Schwaigern
(49.7138.941.400 ;
www.shop.grafneipperg.de).
Rheingau : Schloss
Johannisberg
(49.0672.270.090 ;
www.schlossjohannisberg.de).
Schloss
Reinhartshausen :
(49.6123.676.333 ;
www.schlossreinhartshausen.de).
Nahe : Prinz zu Salm
Schloss Wallhausen
(49.0670.694.440 ;
www.schlosswallhausen.de).
Mosel-Saar-Ruwer :
Egon Müller,
Scharzhofberg
(www.scharzhof.de)
Schlossgut
Frau Annegret
Reh-Gartner :
Marienlay
(49.0650.091.690 ;
www.kesselstatt.com).
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