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Corinne
LIVRE Professeure de littérature française à l’université
de Montpellier, elle vient de faire paraître une biographieétalon de Jules Vallès, l’ami du peuple. Admirable.
SAMINADAYAR
Insurrectionnelle
EUGÈNE ÉBODÉ
lle est née à Grenoble en 1969,
est passée à la célèbre rue
d’Ulm puis à Saint-Etienne où
elle a commencé à exercer.
Agrégée de lettres classiques, Corinne
Saminadayar-Perrin promène dans
les amphithéâtres et les milieux littéraires son obsession de la discrétion
et son amour immodéré pour le journal comme expression du temps qui
coule. Très vite, dans la salle des séminaires de l’université de Montpellier
où nous devisons, et comme pour
évacuer la question sur son parcours,
elle dit: «Enfant, j’étais fascinée par le
grec, le latin et l’art oratoire, les jeux
de mots, la déconstruction et le rapport à la rhétorique qui sont aussi
présents chez Jules Vallès.»
Corinne Saminadayar n’aime
guère parler d’elle. Ce n’est pas une
coquetterie feinte chez cette amoureuse de Vallès – «dès ma prime jeunesse», confesse-t-elle avec un sourire juvénile qui fait briller son visage
d’éternelle adolescente. Elle anime la
revue d’études Autour de Vallès, et
son incontournable biographie du
journalise et écrivain d’extrême
gauche est parue à l’orée de cet hiver.
Anarchiste, pacifiste et révolutionnaire, fondateur du journal Le Cri du
Peuple, Jules Vallès (1832-1885) était
un ardent défenseur des droits de
l’enfant et de la liberté sous toutes
ses formes. En ce prélude ensoleillé
du printemps, sa biographe n’est
pas mécontente de souligner combien l’auteur de L’Enfant et sa vision
dialogique demeurent actuels.
E
COUP DE FOUDRE
C’est son père, d’origine indienne,
né en Indochine et venu s’installer en
France après la guerre coloniale, qui
lui a offert le premier tome des œuvres
romanesques de Vallès. «A 13 ans,
confie avec transport notre Vallésienne, j’ai été foudroyée. C’était drôle,
plein de calembours, renversant. Ce
n’était pas une lecture, mais une voix
qui sortait du livre.»
Elle a poursuivi sa découverte avec
Le Bachelier puis L’Insurgé, les deux
autres tomes d’une trilogie écrite à
Londres, où Vallès s’était exilé pour
échapper à une condamnation à mort.
La voix entendue par la jeune lectrice
était toujours là, avec ses orages, son
ton, son autodérision blagueuse, sa
gouaille rebelle. «Cela marque une vie,
d’autant plus que je n’ai pas arrêté de
lire et de relire l’œuvre mi-fictionnelle
mi-autobiographique et spéculaire
d’un garçon que son père voyait
normalien et qui a fini ‘anormalien’.»
Cet homme-là, réclamant pour
lui-même et pour les autres «une liberté sans rivages», a donc gouverné
les premiers pas de lectrice de Corinne Saminadayar vers la conscience
politique. Ses parents, socialistes bon
teint, ont aussi précédé cet itinéraire
avant que Normale Sup ne le colore
davantage. Si le XIXe siècle est celui
où la rhétorique et l’art oratoire quittent la chambre des députés et les
prétoires pour les pages des journaux, Vallès le sentira et ne vivra que
pour cet écritoire-là: celui où l’on
pense et rebat les cartes du présent.
Les nombreux travaux théoriques de
Corinne Saminadayar sur la presse et
le master des métiers du livre et de
l’édition qu’elle a créé à Montpellier
en portent témoignage.
LE GOÛT DES ALTERNATIVES
N’y a-t-il pas aussi chez Vallès
une posture plébéienne, hirsute et
barbue à la mode radicale et socialiste? «Non, son positionnement
tant politique que littéraire est celui
de l’homme entier, férocement
tourné vers le goût des alternatives.
Là est son ambition.» Pédagogue,
l’enseignante, explique qu’elle a
écrit sa biographie sur le journaliste-écrivain, né à Puy-en-Velay mais
qui a grandi dans le pays minier à
Saint-Etienne, pour précisément
éviter de bâtir une légende dorée.
On n’est pas prédestiné, insiste-telle, on fait des choix et des options
différentes s’offrent à soi. Il n’y a
donc pas de voie sans issue. Très tôt,
Vallès en est convaincu, relève la
biographe, qui écrit: «La révolution
de 1848 joue un rôle décisif dans
[sa] formation politique.» Républicain exalté, il défiera avec constance
l’autoritarisme et la censure du
• LeMag rendez-vous culturel du Courrier du samedi 8 mars 2014
Corinne Saminadayar-Perrin à l’université
de Montpellier 3, mars 2014.
EUGÈNE ÉBODÉ
règne liberticide de Napoléon III et
sera élu à la Commune de Paris en
1971.
«Une société ne se pose que les
questions qu’elle peut résoudre», dit
Corinne Saminadayar à propos des
impasses sociales et politiques actuelles. Pour elle, nos sociétés ont
perdu le désir des alternatives au profit du clinquant, du sonnant, du trébuchant et des quêtes identitaires.
Ces dernières lui semblent vaines.
«Les identités sont des assommoirs.»
Elle n’a par exemple jamais été en
Inde, pour y mener une hypothétique
recherche de racines. Les siennes
sont ici et dans la mission de recherche et de transmission des
connaissances.
La thèse qu’elle a soutenue en 1996
portait déjà sur Vallès et l’antiquité, les
liens entre le citoyen et le discours public. Elle a aussi publié, en 2000, l’essai
L’Enfant de Jules Vallès, ou le passage
du contre-roman d’apprentissage aux
«vacillements des tonalités narratives», note son exégète. Car écrire,
pour Vallès, «passe par une révolution
de l’écriture». C’est par elle que la scénographie scripturale mêle la voix de
l’enfant à celle de l’adulte qui raconte
une histoire, se déployant alors tel un
mégaphone polyphonique. Cette voix
singulière fait ainsi sonner l’œuvre de
Vallès comme un roman parlant.
«C’est un phrasé qu’on retrouve chez
Jules Renard ou chez Céline voire chez
Georges Darien dans Bas les cœurs»,
souligne Corinne Saminadayar. Ici, insiste-t-elle, le frôlement des mots im-
prime un rythme à la phrase qui réconcilie la langue parlée avec l’écrit. Le
cri qu’on adresse au peuple sourd
alors magiquement. Cette révolution
du langage, le chaînon manquant
pour éviter les coupures sociales et les
fossés entre élites et peuple, fonde le
«moment» et l’actualité de Vallès, l’insubmersible. Son credo était la participation citoyenne, la place aux invisibles et à l’insurrection permanente!
En évoquant sans cesse Vallès, Corinne
Saminadayar dresse aussi son autoportrait, celui d’une femme insurgée.
Corinne Saminadayar-Perrin, Jules Vallès, Folio
biographies, Gallimard, 2013.

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