Cœur de Lion - Crous de Lyon

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Cœur de Lion - Crous de Lyon
Cœur de Lion
A travers les arbres, sans feuilles, je vois le soleil entamer sa lente chute, je prends quelques
instants pour récupérer mon souffle. Sous les vifs rayons de l'après-midi, le printemps
s’annonce timidement. Je sens déjà dans l'air l'odeur de la forêt renaissante, les bourgeons
poussent sur les branches dénudées des hêtres et des noisetiers, les épicéas et les pins
sylvestres se parent de jeunes aiguilles vert clair et de nombreuses fleurs percent les quelques
plaques de neige ayant survécu sous l'ombre du bosquet. Dans la plaine, le vent hivernal se
charge encore de rebuter les impatients, mais près du ruisseau la terre meuble se tapisse des
traces de la faune réveillée.
Le fin filet rouge se diluant dans l'eau claire me rappelle à ma situation. Des quatre
profondes entailles parallèles sur mon épaule le sang s'écoule le long de mon bras jusque dans
l'eau avec un clapotis presque imperceptible, mais qui pourtant monopolise tous mes sens
tandis que mon esprit se remémore les scènes d’horreur, entremêlées de cris et de
rugissements. Je tressaille, est-ce que ce rugissement venait vraiment de ma tête ? Elle va me
suivre, elle n'a aucune raison de le faire, mais elle le fera quand même. Je prends conscience
que je n'arrive même plus à serrer le poing. Le froid, ma blessure et la fatigue brisent mes
forces. Je dois continuer. Tant que je le peux. Je lave rapidement la plaie à l'eau et trouve
facilement quelques plants d'ail sauvage à peine germés, trop jeunes, mais je n'ai rien de
mieux. J'applique les bulbes sur la blessure après les avoir mâchés. Je recouvre
machinalement le tout avec une bande de cuir souple et je me remets en route sans plus perdre
de temps.
Tandis que je reprends ma course, j’entends encore le long rugissement, bien réel celui-là,
peut-être juste à l’orée du bois : le fauve me suit, je sens la peur reprendre son emprise sur
moi et sans lui laisser le temps de s'ancrer, je repars de plus belle.
Je retrouve bientôt la monotonie de ma course, mon champ de vision se rétrécit, le paysage
devient plus flou, tandis que mon ouïe ne perçoit plus que mon souffle régulier et le
bruissement de mes pieds martelant l'herbe encore gelée. Je connais la plaine par cœur,
chaque colline, chaque bosquet, chaque ruisseau, chaque arbre solitaire et je retrouve mes pas
sans y penser, sans même me rendre compte que je foule des pieds les traces que nous avons
faites à l'aller. Continuant sans ralentir, je me rappelle peu à peu l'attaque. L’hiver avait été
rude, et les provisions presque terminées, j'étais donc parti avec les autres chasseurs pour
tenter de trouver un peu de viande fraîche. Les troupeaux reviennent rarement aussi tôt, mais
après ces longues lunes enfermés au campement, aucun de nous n’osait refuser la perspective
d'une sortie. En deux jours de marche nous n'avions pas récolté grand-chose, les troupeaux
n'étaient pas encore revenus et nous n'avions eu que trois lièvres à la fronde. Mais ça valait le
coup, rien que pour le plaisir de se dégourdir les jambes, de sortir nos armes rangées tout
l’hiver et de manger de la viande rôtie au feu de camp.
Ce n'est qu’hier soir en cherchant du bois pour le feu que Danar est tombé sur une
empreinte, une empreinte de lion, bien visible sur la mince couche de neige, à la lueur du
soleil couchant. Nous avons accouru et rapidement découvert d'autres empreintes fraîches,
une lionne des cavernes et deux petits ! Elle avait probablement quitté la meute l'été dernier,
le temps d’élever ses lionceaux, elle s'est installée ici et nous ne l’avons même pas remarqué.
Je me souviens encore de cette soirée, Enthir nous a parlé, il a dit que les lions étaient un
danger trop grand, que cet été quand nous reviendrons chasser, nous nous disputerions le
même territoire et que la confrontation deviendrait inévitable, il a dit qu'il valait mieux les
tuer tant qu'ils étaient encore affaiblis par l’hiver, tant que les lionceaux n'étaient pas encore
grands.
Le matin nous sommes donc repartis, nous avons suivi les traces et nous avons facilement
trouvé leur tanière (la même qui était occupée par des ours il y a deux ans). Enthir et Nordiac
ont fabriqué des torches et sont entrés tandis que Danar et moi montions la garde dehors … Je
n'ai rien entendu, seulement le cri de mon frère lorsque le fauve s'est jeté sur lui, bondissant
des fourrés au-dessus de la grotte, et je suis resté pétrifié de terreur alors que la lionne lui
brisait la nuque, comme un chien
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jouant avec un morceau de cuir. Puis elle s'est tournée vers moi, ses yeux jaunes débordant de
fureur, ses crocs ensanglantés dépassant de sa mâchoire comme des poignards, et ce cri, ce
rugissement diffusant le désespoir jusque dans les moindres parcelles de mon âme. Elle a lu la
peur dans mes yeux mais elle se méfie de ma lance. Elle teste d'un coup de patte la valeur de
ma défense, accentuant encore ma détresse, un autre coup de patte et je suis projeté à terre,
l'épaule déchirée …
Le contact brutal avec le sol gelé me fait revenir à moi ; le cœur battant frénétiquement,
mais pas à cause de la course. Le temps de reprendre mes esprits, j’entends à nouveau le
rugissement, la lionne me suit toujours mais elle ne s'approche pas, ça veut dire que je suis le
dernier, elle a tué tous les autres et maintenant elle veut me tuer, moi. J'ai compris, tout à
l'heure elle se défendait ... maintenant elle chasse ! Et les fauves ne chassent que le soir,
quand les yeux de leurs proies les trahissent. Je n'ai même pas fait la moitié du chemin, il faut
que je rentre au camp avant la nuit, ou je suis perdu. Prenant conscience de cette idée je relève
brusquement la tête, le soleil est encore haut, mais il va descendre vite maintenant.
Je découvre alors une nouvelle facette de la peur ; redoublant d'efforts je peux courir bien
plus vite que je ne l’aurais cru pour une longue course. Je m’interdis de penser à nouveau à la
lionne et me concentre uniquement sur ma respiration. Et j'ai couru, encore et encore jusqu'à
en oublier la notion du temps, oubliant la fatigue, oubliant la détresse, focalisé uniquement sur
ma course contre la chute du soleil. L'effort a rouvert ma plaie et je sens le sang chaud couler
sur ma poitrine, parfois j’entends les fourrés bruisser à coté de moi, j’entends comme une
respiration rauque à coté de la mienne mais je ne vois rien d'autre que le soleil s'approchant de
l'horizon. Est-ce que je cours pour échapper au fauve ? Pour rattraper le soleil ? Pour oublier ?
Je ne sais plus, ma conscience m’échappe tandis que la fatigue s’accroît. Je sens mes forces se
vider, mes jambes s’alourdir, incapables du moindre effort, mais je continue, je me bats pour
courir encore plus vite, il le faut.
Mais alors que le soleil touche du bout de ses rayons cette montagne lointaine mon corps
s'écroule incapable du moindre pas supplémentaire. Reprenant mon souffle malgré moi je vois
soudain une fine colonne de fumée au loin, le village … c'est trop tard maintenant, je n'y
arriverai pas et me voilà condamné à voir le soleil disparaître derrière l'horizon.
Étrangement le désespoir semble avoir cédé la place à la résignation, peut-être à cause de la
fatigue. Sans plus m'apitoyer sur mon sort je prépare le feu pour la nuit, il va faire froid et j'ai
perdu tous mes vêtement chauds … si on me laisse le temps d'avoir froid, du moins.
Récupérant un peu mes forces je parviens à trouver un bon endroit, à l’abri du vent, derrière
un grand rocher qui pourra aussi restituer la chaleur du feu. Dans un petit bosquet en
contrebas je trouve du bois mort, (encore humide mais ça suffira), des baguettes et un nid
d'oiseau abandonné pour allumer le feu. Retourné au rocher je prépare le foyer, les tas de bois
de diverses épaisseurs à proximité pour les sécher et je me prépare à faire du feu. Je sors de
mon sac une petite planchette de lierre précieusement conservée, marquée des trous et des
encoches des précédents feux. Je commence par entamer un petit trou près du bord avec mon
silex, j'épointe une longue baguette de noisetier et après l'avoir encastrée dans le trou, je
commence à la faire tourner rapidement entre mes paumes, exerçant une pression continue et
remontant le plus vite possible une fois arrivé au bout. Lentement l'effort de friction
commence à ronger le bois, produisant une fine sciure jusqu’à dégager un peu de fumée. Je
m’arrête aussitôt, le trou est assez marqué. Avec mon couteau je creuse une entaille au bord
du trou et je place le tout sur une feuille avec un peu d'amadou pour conserver la sciure. En
faisant tourner la baguette l'entaille se remplit progressivement de sciure chaude qui se
transforme rapidement en braise. Dès que j'aperçois à nouveau la fumée, je repose la baguette
et prends délicatement la fragile braise sur la feuille, la pose soigneusement dans le nid et je
commence à souffler doucement pour la raviver.
La flamme jaillit, enflammant le nid et dissipant les ténèbres qui m'avaient entouré sans que
je m'en rende compte. Je pose le nid dans le foyer avant de me brûler et je continue de
souffler pour enflammer les branches. Une fois le feu pris, je remarque que la nuit est
complètement tombée, il sera bientôt temps. Le silence soudain me glace le sang, je me revois
à terre, l'épaule ensanglantée, je revois la lionne, ses puissants muscles prêts à bondir, mais au
moment où elle s’apprêtait à m'achever, elle a entendu les cris de ses petits et elle est
retournée dans la grotte. Sans réfléchir, sans même penser à aider les autres, j'ai récupéré ma
lance et j'ai couru, couru sans me retourner, jusqu'au ruisseau.
Sans occupation, ma conscience reprend ses droits, la peur reprend son emprise. Au-delà de
la zone éclairée par le feu tout est noir, et déjà je crois entendre les feulements tout proches, je
vois danser les ombres dans les broussailles. Et puis levant les yeux au ciel je vois toutes les
innombrables étoiles, tous les esprits, tous mes ancêtres me regardent de là-haut, peut-être que
Danar, Enthir et Nordiac y sont déjà, peut-être qu'ils se demandent pourquoi j'ai fui, pourquoi
je fuis encore, peut-être … Pris dans mes rêveries j'abandonne peu à peu toute forme de
pensée, pris dans la contemplation de la lune, si je ne dois garder qu'une seule image de ce
monde je voudrais que ce soit celle-là.
Le temps passe sans que je n'y prête attention, le monde environnant s’efface, capturé par
cette sphère argentée. Soudain sans que je ne sache pourquoi un léger bruissement capte mon
attention : elle est là. Ses yeux brillant dans la nuit à travers les broussailles, prête à bondir.
Dans un réflexe je me jette sur le coté, évitant de peu les griffes meurtrières, elle se retourne,
mais elle ne lit plus la peur dans mes yeux. Envahi par je ne sais quelle force soudaine, je me
relève refusant l’imminence de la mort. Abandonnant la douleur, la fatigue, la peur, mes
poings se serrent fermement sur la lance, un feu intérieur m’envahit, ce même feu que j'ai lu
dans les yeux du fauve ce matin.
Un temps surprise, elle continue de menacer, faisant voler la terre de ses pattes, grognant,
elle ne reculera pas ; moi non plus, j'ai choisi de combattre, j'ai choisi de vivre. Et nous
restons là à nous regarder fixement, laissant la colère nous envahir, nous submerger, jusqu’à
son paroxysme. Alors débordé par une rage plus forte que nous et dans un profond
rugissement, nous nous ruons l'un contre l'autre.
Tandis qu'à l’intérieur résonnaient encore les clameurs de la fête, le vieil homme sortit
calmement de la grande tente, de sa main unique il rajusta sa vielle fourrure de lion sur ses
épaules et s'éloigna un peu du camp dans la fraîcheur nocturne. Comme tous les soirs, il
s’assit sur le petit rocher en haut de la colline. Ses yeux s’attardèrent un peu sur la vaste
plaine noire devant lui, parsemée des ombres vagues de quelques arbres et bosquets, il sentit
dans l'air ce mélange de fleurs printanières, de pollens et de senteurs boisées, écoutant les
chants des insectes nocturnes. Puis il leva la tête vers le ciel étoilé et comme chaque soir, il ne
put s'en détourner avant un long moment.