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L'espace de la douleur(II) Dans les escaliers passent les ombres furtives de tous ceux qui furent là un jour. Georges Perec La Vie Mode d'emploi Rue détruite et corps brisé La carte du métropolitain se figerait entre les stations Couronnes et Ménilmontant. Nous monterions l'escalier qui mènerait rue Vilin. La rue aurait été détruite un jour et il n'en resterait rien… Nous engagerons ce parcours des espaces perecquiens depuis la rue de son enfance. Rue qu'il aura longtemps visité, bien des années après l'avoir quittée, le jour de la séparation d'avec sa mère qu'il n'allait jamais revoir. Son père étant mort à la guerre, il avait quatre ans. Sa mère disparue à Auschwitz, il n'avait pas six ans. En ouvrant son recueil, La Boutique obscure, la liste de ses rêves qu'il appela un temps, une autobiographie nocturne, débute par cet espace particulier comme lieu du rêve : "C'est une image de camp, un rêve de camp, un camp-métaphore, un camp dont je sais qu'il n'est qu'une image familière, comme si je refaisais inlassablement le même rêve, comme si je ne faisais jamais d'autre rêve, comme si je ne faisais rien d'autre que rêver de ce camp 1". Ce lieu, il n'y est jamais allé, encore peut-il en parler dans ce rêve trop écrit de la série qu'il fit publier pendant son analyse. Perec pu dire que son analyste ne prit pas ces récits en considération et lui-même admit que son analyse débuta lorsqu'il évacua ces rêves-carapaces. Sa femme, Paulette Perec, a pu dire récemment que la généalogie de Perec, c'était les camps. Plus loin dans ce rêve, il évoque la soumission au tortionnaire qui a la "liberté de faire ou de ne pas faire". Puis ce lieu clos de la cache comme repaire où sont amassés ces objets qui seuls constituent là un espoir de survie, au-delà : "mourir et sortir de la pièce sont équivalents". Insister sur ce rêve consiste à pénétrer dans cette zone de la douleur, cet espace de la disparition. Insister sur ce rêve, c'est encore retenir ce "camp-métaphore", ces écrits carapaces, ce bourreau qui le visite et ces objets que son œil ne faillira jamais à décrire, "l'infra-ordinaire" peuplera son monde. Le banal, le quotidien qu'il retiendra par ses listes, inventaires, je me souviens, Tentatives de description diverses qui seront plutôt des espaces de saturation pour cerner le trou posé au principe de son histoire intime et voiler, éviter un temps la douleur par des descriptions qui font souvent l'économie des corps et de tout affect, dans un discours neutre et blanc qui énumère. Son dernier analyste, J.-B Pontalis, écrira souvent sur ce patient là. Dans L'amour des commencements, on rejoint celui qu'il nomme Pierre G, pour lequel les souvenirs d'enfance faisaient cruellement défaut. "Ce vide, ce trou sans fond aux origines de la mémoire, il ne s'en plaignait pas". Sa mémoire, elle, cellule à souvenirs troués était une machine prête à encarter, à accueillir la moindre information. Une mémoire immense qui retenait jusqu'à la dimension des lits des chambres occupées jadis; ou encore se souvenait-il de nombreux numéros de téléphone, des cotes de livres déjà consultés, des noms de certains acteurs presque inconnus. Sa mémoire à inventaire était un désordre organisé qui se fixait pour mieux s'égarer dans les lieux de la ville que son œil arpentait sans cesse. Et Pontalis d'ajouter : "de cet inventaire maniaque, de cette recension sans fin qui n'eut dû ne rien laisser perdre, naissait en moi un sentiment poignant de l'absence. Les chambres de Pierre : plus je les voyais se remplir d'objets, plus elles me paraissaient vides […] Il n'y avait là que des reliques, il n'y avait là personne. Et bizarrement c'est en moi que le trou se creusait. Jamais je ne m'étais senti si affreusement abandonné. Délaissé, éjecté dans un espace qui eut été à la fois de désolation et inflexiblement quadrillé 2". 2 Perec écrivain, Pontalis analyste écrivant sur son patient. Une ronde d'écrits autour de cette analyse qui permis à Perec de tisser le fil de son histoire pour la nouer dans des textes qui deviendront texture. Il passa quatre années auprès de cet analyste, ironie ou non, auteur d'un dictionnaire. A la question posée à Perec en 1978 : Est-il douloureux d'écrire? Il répondait par les mots premiers de jouissance, puis d'angoisse; et cette douleur, il la contenait peut-être dans les termes qui suivaient, dans cette envie démesurée d'écrire un livre qui contiendrait tous les mots du dictionnaire. Réponse oblique, la douleur ou son apparente absence venait, déplacée, vers un souci de clôturer le grand livre des signifiants. Dans un souci de saturation de cet univers jusqu'à l'écœurement dirons-nous après avoir lu Les Choses. C'est au sortir de son analyse, en 1975, que Perec publie W ou le souvenir d'enfance. Double récit intercalant les chapitres du souvenir et ceux d'une fiction. La lettre se détache et le lecteur aura luimême, dans le temps de sa lecture, construit depuis cet espace fictionnel d'une cité du sport, un réel, celui du camp de concentration, qui se découvre avec horreur sans que jamais l'auteur n'ait dévoilé ce lieu où il conduisait son lecteur. Ce chapitre d'écriture fut très douloureux pour Perec. Enfin, il rassemblait des traces de son enfance, mais sans plainte aucune, sans exposer ce lieu de mort, ni sa douleur. Il aura juste dédié ce livre : "Pour E". Cette même voyelle aura disparue des trois cents douze pages de La Disparition, pour reparaître comme seule voyelle dans Les Revenentes. La lettre de l'absence et du manque retient bien ce que viennent évoquer ces figures entre deuil et mélancolie qui abondent dans les romans de l'auteur. On y remarque aussi un nombre impressionnant de personnages morts ou décédés dans le temps de l'écriture. Dans W ou le souvenir d'enfance, Georges Perec évoque aussi le grand nombre de fractures qui ont embarrassé son corps d'enfant ou qu'il a peut-être, entre temps, dans l'écran du souvenir empruntées à d'autres. "Je vois bien ce que pouvaient remplacer ces fractures éminemment réparables qu'une immobilisation temporaire suffisait à réduire, même si la métaphore, aujourd'hui, me semble inopérante pour décrire ce qui précisément avait été cassé et qu'il était sans doute vain d'espérer enfermer dans le simulacre d'un membre fantôme. Plus simplement, ces thérapeutiques imaginaires, moins contraignantes que tutoriales, ces points de suspension, désignaient des douleurs nommables et venaient à point justifier des cajoleries dont les raisons réelles n'étaient données qu'à voix basses 3". Depuis l'espace circonscrit d'une douleur nommable, vient s'ébaucher un autre espace, celui des "souvenirs sans fond", du "précipice sans fond", comme de la "terreur sans fond". C'est le temps et l'espace d'une douleur indicible, insondable, innommable, perdue dans les reflets d'une mise en abîme dans les souterrains du lieu de la douleur. Mises en abîme, trompe-l'œil, espaces qui se disjoignent, s'effondrent entre plafonds et souterrains sans fond. Ces espaces, sont comme les ombres, les reflets et les ruines qui abondent dans ses œuvres, l'œil au miroir de sa douleur qui se dévoile sous des chemins obliques. On aura noté, dans son récit, les précoces difficultés qu'il eut à se dessiner un espace clos, plein et rassurant. Problèmes de latéralisation, incapacité à discerner sa gauche de sa droite, difficulté à lacer ses souliers, à reconnaître les différents accents, de fait, Perec explique là son goût pour les procédés mnémotechniques comme support pour se repérer dans l'écriture comme dans l'espace. Il évoque aussi son écriture d'alors faite de lettres non liées, ses dessins fait de personnages au corps morcelé que rien ne venait river au sol, dont il remplissait ses cahiers d'écolier. Cette "cassure", il dira combien elle révélait cet espace dans lequel il avait perdu tout soutien depuis la mort de sa mère. Mort qui ne laissa pas de trace, elle n'eut pas de tombe, aucun rite ne vint inscrire cette disparition. Le travail de deuil n'avait jamais débuté. Son analyste d'ajouter : "La mère de Pierre avait disparu dans une chambre à gaz. Sous toutes ces chambres vides qu'il n'en finissait pas de remplir, il y avait cette chambre là. […] Sous toutes ces reliques, une mère perdue sans laisser la moindre trace 4". Les espaces de Perec sont, en leur principe, des espaces vides à remplir sans cesse. Absent de sa douleur, de son corps et de son histoire, son analyste le qualifiait de faux self en un sens, d'état - limite : "c'est une construction dont l'individu a eu absolument besoin pour survivre et qu'il convient de respecter en ne la dénonçant pas 3 comme résistance. Ce qu'il importait à ce "survivant" de préserver alors, c'était moins les mots, images, souvenirs qu'il me confiait, que la capsule de pensées qui lui tenait lieu de corps, c'était moins les lettres qu'il me délivrait et déchiffrait minutieusement que l'enveloppe qui les contenait. Quoi, dans l'enveloppe? Au point où j'en suis je répondrais : le couple de ses parents morts 5". C'est dans un texte, Sur la douleur (psychique) que Pontalis écrit longuement sur "Simon". Notant un patient qui n'était pas venu porteur d'une plainte, malgré son vécu d'orphelin et une récente tentative de suicide. Il le cite : "Je ne peux pas avoir de souvenir d'enfance puisque j'ai été si tôt orphelin". Et l'analyste d'ajouter : "Autrement dit, les parents ont entraîné dans la mort l'enfant vivant. Il ne lui reste qu'à survivre. Et ce qui suivi dans les séances, c'est une extraordinaire machine à produire des rêves (non à rêver), à jouer avec les mots (plutôt qu'à les laisser jouer), à enregistrer la vie quotidienne (à condition qu'elle reste figée). Il s'était constitué un système clos – clôture et séparation -, une sorte de camp de concentration mental où les exploits intellectuels, une discrète et ironique mégalomanie auraient pris la place par retournement des sévices corporels et de la misère physique 6". Pontalis notait aussi le féroce humour de Perec et ajoutait combien c'est à partir de cette absence d'affect de douleur et d'angoisse chez son patient qu'il put saisir cette expérience de la douleur et le "refus organisé d'aller à sa rencontre." La douleur morale dans le texte freudien Nous prendrons à revers la question de la douleur morale pour retrouver Georges Perec tel qu'il se manifestait dans son entourage. Harry Mathews, égrenant ses souvenirs après la mort de ce dernier, évoquait dans un "je me souviens de Georges Perec", cet ami qui "aimait bien rigoler". C'est ainsi qu'il lui avait été présenté par d'autres. A le connaître, il trouva pourtant "un homme désespéré" et compris alors combien son humour forcené lui servait à mettre à distance sinon les autres, du moins sa douleur. Là, nous rencontrons sur ce chemin le texte de Freud de 1928 sur L'humour. Il évoque comment l'humour vient mettre à distance l'affect, sert de démenti adressé à la réalité, d'évitement de l'objet, de la douleur voire du travail de deuil. Il écrit : "En tant que moyen de défense contre la douleur, il prend place dans la grande série des méthodes que la vie psychique de l'homme a édifiées en vue de se soustraire à la contrainte de la douleur. […] Le moi se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher; bien plus il fait voir qu'ils peuvent même lui devenir occasion de plaisir". Et d'ajouter : "l'humour serait la contribution apportée au comique par l'intermédiaire du surmoi". Un surmoi exalté qui traite le moi comme un enfant. Cette entrée dans la zone de la douleur permet à rebours de rejoindre le premier Freud. Dans le Manuscrit G en 1895 il parle du "regret amer de quelque chose de perdu". C'est déjà la nostalgie que l'on retrouvera conceptualisée plus tard. Dans ce texte Freud apporte bien tôt que " la mélancolie est un deuil provoqué par une perte de libido". Les états mélancoliques sont évoqués comme un trou dans le psychisme. Plus d'énergie passera par ce seuil, plus ce trou dans les représentations psychiques se fera trou hémorragique, il rendra impossible l'investissement d'un objet extérieur. "Comment expliquer les effets de la mélancolie[…] c'est une inhibition psychique accompagnée d'un appauvrissement pulsionnel d'où la douleur qu'il en soit ainsi". La dissociation des représentations provoque la douleur. Dans Deuil et mélancolie, Freud pose que le mélancolique sait qui il a perdu, mais pas ce qu'il a perdu. Il évoque alors cette dépression profondément douloureuse chez le mélancolique. L'endeuillé, lui, peut élaborer un récit et donner une origine à sa tristesse. Les deux se ressemblant du point de vue de l'affect. Freud parle de nostalgie, d'état d'âme douloureux quant au deuil. La nostalgie poursuit l'investissement d'objet dans le souvenir, dans la représentation. Cette nostalgie va de paire avec la douleur éprouvée dans la reprise des éléments signifiants qui s'attachaient à l'objet perdu. On fera allusion a Ephémère destinée. Freud y évoque trois attitudes face à l'éphémère des choses : le douloureux dégoût du monde, la révolte ou la rebellion devant cette réalité. C'est une attitude qui passe à côté du travail de deuil. Et l'attitude de Freud qui, du fait de cet éphémère, ne recueille que plus de plaisir à saisir la beauté des choses dans l'instant. Perec, lui, écrivait : "Je cherche en même temps 4 l'éternel et l'éphémère". Il aura plutôt cherché à fixer les choses du temps, à figer ce qui tenait de la fugacité comme de la survie. Au cours de son analyse on retiendra sa peur panique d'oublier qui l'obligeait à tout recueillir, comme à tout écrire face à cette peur de perdre ses traces. De là, il archivait le temps et les objets jusqu'à recueillir ses objets déchets : briquets vides, feutres secs…lettres mortes, traces d'oubli. Reprenons l'addenda C dans Inhibition, Symptôme et Angoisse. Freud évoque ce trait resté impénétrable du caractère douloureux saisissable dans le deuil. Que la séparation d'avec l'objet soit douloureuse, on peut le saisir. Mais Freud pose alors la question : "Quand la séparation de l'objet produit-elle l'angoisse, quand produit-elle le deuil et quand produit-elle seulement peut-être de la douleur?". Il reprend l'expérience du nourrisson et du jeu de la présence-absence de l'Autre maternel. Si l'enfant saisit son absence comme temporaire, alors qu'il vivait précédemment l'absence comme une angoisse accompagnée d'un ressenti de douleur, il pourra "ressentir quelque chose comme de la nostalgie, sans que celle-ci s'accompagne de désespoir." La douleur est ainsi corrélative de l'investissement nostalgique de l'objet. Freud insiste sur l'absence de la mère comme représentant pour l'enfant une situation traumatique. Ne plus percevoir l'objet équivaut à la perte de celui-ci. Puis, c'est la perte d'amour de la part de l'objet qui devient un danger pour l'enfant. "Des situations de satisfactions répétées ont crée cet objet, la mère, qui subit, dans le cas du besoin, un investissement intense et qu'on pourrait nommer nostalgique". Et Freud d'ajouter que c'est à cela que l'on doit relier la réaction de douleur. "Ainsi la douleur est la réaction propre à la perte de l'objet", là où l'angoisse est la réaction au danger de la perte de l'objet.. Il avoue ensuite savoir peu de choses de la douleur. Ella agit comme une excitation pulsionnelle constante. Il évoque là, une douleur physique indépendante de toute expérience de besoin et reste éloigné de l'expérience de la perte de l'objet. Freud revient pourtant sur le fait que le langage reprend ce même terme pour ce concept de "douleur intérieure, psychique, et assimile tout à fait ce qui est ressenti lors de la perte de l'objet à la douleur corporelle". Freud revient un temps sur le fort investissement narcissique impliqué à l'endroit du corps douloureux - ce qu'il a développé depuis L'introduction au narcissisme – produisant un vidage du moi vers le lieu spatialement situé du corps douloureux. Si l'investissement se porte sur autre chose que cette douleur, celle-ci perd de son intensité. Là Freud pointe, je cite "l'analogie qui a permis le transfert de la sensation de douleur au domaine du psychisme. L'investissement de l'objet absent (perdu) en nostalgie, investissement intense et qui en raison de son caractère inapaisable, ne cesse d'augmenter, crée les mêmes conditions économiques que l'investissement en douleur concentré sur l'endroit du corps lésé […]Le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique correspond à la transformation de l'investissement narcissique en investissement d'objet. La représentation d'objet, fortement investie par le besoin, joue le rôle de l'endroit corporel investi par l'augmentation de l'excitation." L'investissement d'objet peut verser jusqu'à un état de détresse psychique. Freud pour finir, reprend la question du deuil comme perte de l'objet. Il peut alors ajouter au deuil qui se fait par la reprise et le retrait des investissements liés à l'objet perdu, le caractère douloureux de cette opération et ses modalités développées plus haut. La douleur est liée à cet investissement nostalgique, comme à la perte de l'objet. Avec Lacan, on dira qu'il s'agit d'identifier morceau par morceau, ces éléments qui faisaient que l'on mettait l'objet en place d'idéal du moi, c'est là l'épreuve de la douleur. Le fils errant Bien des récits perecquiens sont autobiographiques. L'autobiographie étant potentielle, opaque ou oblique, prenant les mêmes voies que l'écriture. Il nous dit : "vient un temps où ce que l'on nomme communément l'évidence cesse de remplir son office, où il ne suffit plus de marcher pour prouver le mouvement, de respirer pour vivre. […] Il a beau se colleter avec ses souvenirs, avec la ville, avec le temps, avec l'espace, […] la douleur, avec la littérature même, il ne fait que tourner en rond; la mort seule, au bout du compte, semblera devoir constituer cette limite demandée à partir de laquelle la vie retrouvera son caractère d'évidence 7". Sa question portait sur le fait d'être là. Comment se sortir d'une 5 histoire qui au seuil des années de guerre allait devenir pour lui et les siens " vitale, c'est-à-dire le plus souvent, mortelle 8". L'écriture avant l'analyse sera le moyen de se remparder devant la douleur. Il a dit avancer devant le rempart de ses mots, de son écriture. Une écriture blanche, comme les feuilles qu'il ne cesse de parcourir par l'écrit. La douleur ne se dira pas, sauf à s'écrire là : "je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d'un anéantissement une fois pour toutes". Le palindrome, dans l'écriture devient miroir pour refléter les ombres absentes : "je ne retrouverai jamais dans mon ressassement même, que l'ultime reflet d'une parole absente à l'écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n'écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n'écris pas pour dire que je n'ai rien à dire. J'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps; j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l'écriture : leur souvenir est mort à l'écriture; l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie 9". Ses mesures de protection auront longtemps voilé le lien de l'enfant Perec à sa mère. Longtemps, la recherche des lieux et leur insensé cernage auront barré le dévoilement des affects et des corps. Enfin, s'est ouvert un espace analytique pour donner corps à ce "désarroi de mon regard cherchant sans trêve dans les moulures des […] têtes d'hommes, des signes 10 ". Pontalis a pu dire que les lieux étaient investis plutôt que les personnes. Son patient "pouvait décrire minutieusement, mais plutôt comme un malade solitairement confiné que comme un commissaire-priseur ou un architecte, les maisons, appartements, chambres où il avait séjourné. J'y vis autant de métaphores de l'espace maternel qui lui avait fait défaut 11". Lors du premier entretien, Pontalis avait noté que son patient ne déposait là aucune plainte, ne venait pas pour se comprendre, juste peut-être pour chercher quelque chose qu'il n'avait pas trouvé. Et son analyste d'évoquer à la fois la prévalence des processus de pensée et pas d'affects éprouvés. De fait, devant ce patient trop habile à mentaliser, il se sentait devenir lointain, ou seulement présent à ce qui de l'absence s'éprouvait dans le discours. C'est dans le laps d'une séance que ce patient bien docile enfin manifesta une demande. Devant les appels téléphoniques répétés que Pontalis recevait ce jour, il avança qu'il devrait avoir un répondeur téléphonique. Et l'analyste se surpris à répondre : "Sans doute est-ce cela que vous souhaitez, que je sois un répondeur téléphonique, mais ce n'est sûrement pas ce dont vous avez besoin 12". Encore put-il reconnaître enfin, que derrière la machine à interpréter qu'il demandait à son analyste d'être, il avait là besoin d'une présence qu'il ne s'autorisait jamais à demander. Un qui serait là pour lui, pour lui seul. De ce moment "nous avons pu, laisser venir la mère dans l'analyse". Ce point de suture raccorda Perec à cette mère disparue, dont aucun souvenir n'accrochait une image. Bien sûr, il avait parlé de la mort de ses parents, mais sans jamais s'être autorisé à la laisser venir, à la laisser parler en lui dans le présent et son analyse a permis cet avènement, Pontalis l'a confirmé. Un n'espace L'espace de la douleur chez Georges Perec se révéla longtemps pareil à ce que seulement il pouvait faire, Pontalis de dire - semblable à son personnage dans Un homme qui dort - : ""aménager son territoire", tantôt élevé à la dignité d'un empire, tantôt réduit aux dimensions d'une cage. L'épreuve de la douleur, comme celle de la jouissance qui lui était également interdite signifiait transgression de ses propres limites 13". Pareillement, vient un des principes de son écriture : le clinamen. On sait combien il jouait à écrire sous contrainte, à investir l'espace des mots en place des souvenirs perdus et des corps absents. Quadriller les espaces d'écriture, se construire des clôtures pour faire fonctionner les sèmes. Pourtant, il acceptait sinon jouait à ébranler dans le même moment ce cadrage si bien bordé, suturé. Le clinamen crée un manque par rapport à une règle. Défait la contrainte, comme la case manquante parmi les cent prévues de l'immeuble de La Vie Mode d'Emploi, la case dans le bas, la cave située à gauche dans les fondations, manque. Perec l'a voulu ainsi. Il insère volontiers un défaut dans ce système de protection, dans la structure. Le trou doit se fixer quelque part pour faire fonctionner l'écriture. La douleur psychique singulièrement absente des propos de l'analysant Perec résonne dans cette liberté d'invention qui enserre dans un manque le n'espace de la douleur. La douleur psychique 6 longtemps réprimée, le travail de deuil bloqué finira par trouver un lieu pour se dire, celui du cabinet de l'analyste. Perec écrira dans Les lieux d'une ruse, qu'un jour par un effet de vérité, son histoire rassemblée lui fut rendue "comme un souvenir restitué dans son espace". On retiendra que dans L'Ethique de la psychanalyse 14, Lacan fait référence à un cas clinique d'une analyste, Karin Mikailis, l'espace vide, cité dans un article de Mélanie Klein. Le diagnostic fait énigme pour Lacan qui tendrait à qualifier ce cas de dépression mélancolique. C'est une femme dont le centre de la plainte, lors de ses crises dépressives, porte sur un espace vide en elle, qu'elle ne peut jamais remplir. Dans le temps de son analyse, elle parvient à se marier; puis reviennent les accès mélancoliques. Et Lacan de s'extasier sur ce point : les murs d'une pièce de l'habitat du couple sont recouverts des tableaux du beau-frère de cette dernière qui, lui, est peintre. Un de ses tableaux vient à être vendu. Il emporte ce tableau, laissant bientôt sur ce mur un espace vide. De ce moment, cet espace vide cristallise pour la patiente les accès de dépression mélancoliques qui ressurgissent. Comment viendra-t-elle à en sortir ? En emplissant cet espace vide d'un tableau qu'elle se met à peindre, ressemblant à s'y méprendre au style de son beau-frère. Ce dernier ne voudra pas reconnaître cette œuvre comme étant celle d'un non initié, encore moins comme étant une création de sa belle-sœur. Pour cette patiente on retiendra une plainte et une douleur exposée face à ce vide interne qu'elle ne peut d'abord enclore nulle part, sauf à en être massivement affectée. On soulignera aussi cette subite capacité à sublimer dans une création ce vide de la Chose. N'est-ce pas là simplement : sa solution, son invention. Pour l'écrivain Perec, la situation est inversée. Pas de plainte, pas d'éprouvé de la douleur, et des espaces voués à être constamment remplis, si bien que son analyste n'y trouvait un temps lui-même plus de place. Pourtant l'espace perecquien de la douleur est bien tout autant fait de ces îlots de protection, que de ce trou, ce vide, ce n'espace qu'il tenait enclos en lui sans l'aborder. Le port que fut aussi son analyse lui montra qu'il pouvait rejoindre sa mère sans pour autant mourir lui-même où encore, Pontalis le souligne, qu'il n'était pas dans l'obligation de porter sans cesse son propre deuil dans un corps dévitalisé. D'un coté une scène originaire portée sans fin dans une enveloppe corporelle, dans son corps, et qu'il ne cessait de gommer pour en voiler la face insensée. Enveloppe qui sera scellée comme une tombe, une crypte, une chambre obscure et froide. De l'autre côté un "pensoir" aussi insensé dans ce qui insiste de la série et de la combinatoire à produire sans cesse; un pousse à la mort. Le n'espace de la douleur serait par évidence celui décrit par l'auteur dans le chapitre intitulé "l'espace inutile" de son texte Espèces d'espaces. Décrivant ses rêves faits sur le thème suivant : il découvrait dans son appartement une pièce qu'il ne connaissait pas, et terminait alors par l'appréhension peut-être nouvelle pour lui d'un statut de l'habitable. Il avait d'abord cherché à penser, dans un appartement, le statut d'un espace inutile, tel un lieu à créer. Mais ce rien, ce vide restait incernable. Comment définir un espace sans fonction, a-fonctionnel, n'espace pour rien. Et de s'interroger : " Comment penser le rien ?" sans l'impalpable nécessité d'y placer autour quelque chose. Et Perec d'ajouter " ce qui en fait un trou, dans lequel on va s'empresser de mettre quelque chose, une pratique, une fonction, un destin, un regard, un besoin, un manque, un surplus… ? " La liste n'est pas close. Ce pas-tout de la douleur blanche résiste à l'écriture. Pareillement aux rêves de "Pierre" signalés par Pontalis qu'il aurait, lui, voulu inscrire sur une feuille de papier, concluant qu'ils n'étaient déposés nulle part. Que s'ils n'avaient pas trouvé un habitat, c'était qu'ils n'étaient destinés à personne. Simple machine à rêver, rien de plus, à encarter des rêves, des chambres vides. Telles des surfaces de protection contre le réel du trauma. L' éprouvé de la douleur Souriant, c'est d'abord l'image que l'on aura retenue de l'écrivain Perec. De la douleur, longtemps il ne manifesta rien. Sauf là où son analyste la vérifiait : manque d'affects, défenses maniaques, péjoration de soi et quête narcissique, peur de la dépendance; mais encore dans l'habileté de ses constructions d'écriture, dans ses jeux avec les mots et davantage encore, avec les lettres…Constructions savantes 7 qui tenaient à distance la mère et aussi l'enfant Georges. "Sa douleur n'émanait donc pas seulement de la perte d'un objet d'amour et de soins. Tôt survenu, mais précocement intériorisé, le deuil l'avait brutalement privé d'un objet à aimer, et, tout autant, d'un objet à émouvoir et à faire souffrir : il se trouvait alors réduit à fonctionner en circuit fermé 15". Quelle fut la position de son analyste face à son patient. Que voulait-il pour lui ? Rendre vivant, faire naître ce survivant à lui-même. Que pour vivre, il puisse se mouvoir dans un espace qui lui soit propre. Qu'il reconnaisse ce qui était absent, ce qu'il avait gardé en lui caché et intouché et qu'il sorte de cet enclos, de cette "sphère psychique", ce tenant lieu de la relation de la mère à l'enfant blessé et meurtri. Face à cette "pseudo réalité psychique", face à cette machine à englober, à fragmenter, Pontalis répond que la réalité psychique absente est à inventer chez son patient, voire à faire naître davantage qu'à retrouver. Peut-être pourront nous cerner où se cachait ce lieu de la douleur en reprenant le texte de Perec, Ellis Island. Il n'est pas allé à Auschwitz, mais en 1978, avec son ami Robert Bober il alla arpenter ce lieu, ce nulle part, qui fut le site où transitèrent des millions d'émigrants. Un lieu alors abandonné où il ne cherchait nul repère, nulle trace mais leur envers : "quelque chose d'informe, à la limite du dicible". Il nous disait là, combien ce sol ne le rattachait à rien d'une mémoire, d'une appartenance. Mais plutôt, l'inscrivait dans un vide de tradition. Loin de la langue que ses parents parlaient, des souvenirs qu'ils partageaient. "Quelque chose qui était à eux, qui faisait qu'ils étaient eux, leur histoire, leur culture, leur espoir, ne m'a pas été transmis". En cela, il était différent non pas des autres mais des siens. La douleur c'est encore ce refrain de tristesse qui enserre ses œuvres : depuis ce manque, il n'a pas pu apprendre. Aucun Autre n'a suffit à occuper cette place vide. On relèvera que deux parties constituent ce film : Traces-Mémoires. C'est sous transfert, et du lieu d'une douleur physique qu'il rejoignit un jour sa douleur psychique. Son analyste évoque ce moment ou : "Toute une séance, il balança : allait-il donner son argent au dentiste, pour, selon ses propres termes, "remettre sa bouche en état", ou à l'analyste? Il le donna à l'analyste. Et la douleur dite psychique put enfin être rencontrée. La chose […] s'annonça par une séance de larmes […] marquée toutefois non par un affect de honte, comme on aurait pu s'y attendre chez cet homme imprégné d'identifications héroïques, mais par sa gratitude. S'ensuivit une patiente, alternativement douloureuse et sereine, redécouverte de la mère (mais faut-il dire : re?), mère d'abord idéalisée, à travers quelques photographies et reliques conservées, puis objet de colère et de jalousie. Cette femme dont j'ignorais tout, sinon la mort tragique, se fit présente et, exactement dans le même mouvement, Simon pris corps et vie pour moi. Sa machine verbale et intellectuelle trop agile commença à grincer (les mots lui manquèrent), il put renoncer à certaines gratifications narcissiques puériles, la séduction homosexuelle si manifeste dans le transfert laissa la place à une expérience partagée de la douleur, où une psyché, qui ne serait pas coupée de ses racines et trouverait sa chair, pouvait naître. Si Simon avait pu, adolescent, fantasmer que "l'univers était né d'un courant d'air", c'était moins pour dénier tout assujettissement à une lignée et combler son vœu d'autarcie que pour éviter à tout prix la rencontre avec la douleur originaire 16". Le travail de deuil s'engageait alors…sur les traces et la mémoire. Dans Perdre de vue 17, Pontalis fait parler "Paul" qui, le temps d'une séance énonça : "La voir comme je vous vois". Là où, depuis l'espace feutré du cadre analytique, il ne pouvait voir son analyste. Il aura indéfiniment arpenté les rues, les bords des trottoirs, les caniveaux, les lieux vides ou abandonnés, les ruines, les chambres obscures sans retrouver les traces perdues d'une femme sans corps et sans tombe. Mais ce jour là, il avait trouvé cette mère invisible. Il pourrait alors rêver d'elle et arrêter sa course folle et douloureuse de survivant pour peut-être vivre. Il abandonna d'ailleurs en septembre 1975 son projet d'écriture Lieux qu'il avait engagé dès 1969. Il venait d'arrêter son analyse. Ce projet consistait à décrire pendant douze ans, douze lieux parisiens que Perec avait choisis pour y avoir attaché des souvenirs. Ce projet fait d'une combinatoire complexe, de permutations des lieux reposait sur les "souvenirs", et ce que Perec nommait "réels", la prise sur le vif de ce qu'il voyait sur le lieu à un moment donné. A chaque fois il avait déposé ces brins de mémoire et d'espace dans une enveloppe 8 scellée (proche de celle qu'il portait encryptée en lui ?). Cryptage au sens de former une crypte de mots. Enserrer le présent pour rendre l'éphémère éternel. Laisser des traces. Il voulait, au terme du projet, ouvrir les 288 enveloppes et voir le vieillissement des lieux, de ses souvenirs et de son écriture. Il n'avait pu voir vieillir ses parents, cet archivage du temps venait à cette place, peut-être. Ce projet de mort s'arrêta, il se mit à écrire La Vie Mode d'emploi. Perec-Roussel, une géographie mélancolique Perec lecteur a lu Roussel et apprécié ses procédés d'écriture. Perec encryptait d'ailleurs volontiers dans ses textes maintes citations empruntées aux auteurs qui constituaient pour lui une parenté retrouvée. Mais ici, il a écrit avec son ami Harry Mathews, un texte sur Roussel et Venise : Esquisse d'une géographie mélancolique. Il ne s'agit pas là de s'étendre sur ce texte, sauf à y reconnaître une parenté, dans les procédés d'écriture à contrainte d'abord, mais nous intéressant davantage brièvement à cette géographie mélancolique commune aux deux auteurs d'après nous. Si Perec s'éprouva longtemps sans fondation, sans logis, sans repères, errant, exilé de son histoire et de sa mémoire; il cherchera d'abord un enracinement dans les lieux. Ces mêmes lieux, que dans ses écrits fictionnels ou autobiographiques, il encombrera de ses labyrinthes, de cités en ruines, d'ombres et de reflets, comme de souterrains sans fond…d'inventaires, de listes. Labyrinthes de la cité qu'il aura arpentés à l'infini pour colmater longtemps l'espace sans nom de sa douleur. Là, il était à la fois partout et nulle part, exclu du lieu qui le déterminait. Dans l'enclos d'un territoire si plein qu'il ne pouvait qu'être bien vite fragmenté, sinon vide, vidé, voire encore plein de cendres. Offrant la garantie d'un trop de sens contre un pas de corps, un corps mort. Un temps, c'était quand déjà, on a exterminé les noms par les corps. Perec nomme les choses, les objets, les lieux, le banal, le quotidien, mais les corps n'insistent pas, ils sont hors champ. Pour le reste, il aura longtemps voyagé au pays des ombres absentes qui peuplent ses récits comme le ghost qui revient encombrer l'espace du fait du manque d'un rite signifiant ayant marqué le temps de la disparition. Sa géographie est urbaine, dans des espaces faussement ludiques. Des espaces bruts, bouts de réel, bouts d'espace. Rencontrant là une impalpable petite nostalgie qui voile un espace entre deuil et mélancolie que tout lecteur attentif saura lire et reconnaître simplement en opérant ce minuscule glissement de sens que Perec lui-même nous engageait à produire dans son texte sur le trompe-l'œil… 1 G. Perec., La Boutique obscure, Paris, Denoël-Gonthier, coll." Cause commune", 1973, rêve n° 1 (mai 1968). 2 J.-B. Pontalis., L'amour de commencements, Paris, Gallimard, 1986, réed. coll. "Folio", n° 2571, pp. 169-171. 3 G. Perec., W ou le souvenir d'enfance, Paris, Denoël, 1975, réed. coll. "L'Imaginaire", pp. 113-14. 4 J.-B. Pontalis., op. cit., p. 171. 5 J.-B. Pontalis., "Le mort et le vif entrelacés" (1975), Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard,1977,.coll. Tel, p.236. 6 J.-B. Pontalis., "Sur la douleur (psychique)" (1976), Ibid. pp. 263-64. 7 G. Perec., "Kleber Chrome", Je suis né, Paris , Seuil, coll. "La Librairie du XXe siècle", 1990, p. 49. 8 G. Perec., W ou le souvenir d'enfance, op. cit, p. 36. 9 G. Perec., W ou le souvenir d'enfance, op. cit, pp. 63-64. 10 G. Perec., Les lieux d'une ruse, Paris, Cause commune, n° 1, 1977, coll. "10/18", p. 87. 9 11 J.-B. Pontalis., "Sur la douleur (psychique)" (1976), op. cit, note n° 2, p. 263. 12 J.-B. Pontalis., "Paradoxes de l'effet Winnicott", Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988, coll. Folio essais, pp 210-11. 13 J.-B. Pontalis., "Sur la douleur (psychique)", op. cit, p. 266. 14 J. Lacan., Le Séminaire VII, L'Ethique de la psychanalyse, 1959-1960, Paris, Seuil, 1986, pp. 140-41. 15 J.-B. Pontalis., "Sur la douleur (psychique)", op. cit, pp. 265-66. 16 J.-B. Pontalis., "Sur la douleur (psychique)" (1976), op. cit, pp. 264-65. 17 J.-B. Pontalis., Perdre de vue, op. cit, p. 390.