La Martinique interroge son passé

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La Martinique interroge son passé
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La Martinique interroge son passé
« La plus grande tâche est de comprendre
à tout instant ce qui se passe chez nous »
Frantz Fanon
Victor Permal
L
a Martinique est située dans l’archipel des Antilles. Deux complexes
d’arcs insulaires forment cet archipel : les Grandes Antilles au Nord et
les Petites au Sud. La Martinique sur 1 100 Km se déploie dans le Sud.
Quand arrivent les Européens, l’île est habitée par des Caraïbes. En 1635, au
nom de la Compagnie des Isles de l’Amérique, D’Esnambuc prend possession
de l’île. Entre 1635 et 1660 le peuplement de l’île commence méthodiquement
à se faire. L’immigration de colons d’origines et de conditions diverses se met
en place. Les gens arrivent de différentes provinces de France.
Dans le même temps, se fait un commerce important, celui d’achats et de
ventes d’hommes arrachés à leur terre, à leur culture, à leur famille, à leurs
civilisations : ce sont des Africains de régions, de langues et de cultures différentes. Ils deviennent possession de maîtres divers.
Deux blocs d’acteurs vont agir, l’un constitué d’Européens blancs venant
d’une même civilisation appartenant tous à la « chrétienté ». Les acteurs de ce
bloc vont reproduire une île à la ressemblance de leur pays d’origine. L’autre
bloc, celui des Africains noirs, esclavagisés, considérés comme des incultessauvages sans mœurs et sans religion, va être une « force de travail soumise
et docile ».
Deux mondes vont coexister. Celui des dominants-exploitants et celui des
dominés-exploités.
Les affrontements ne vont pas manquer, sous les formes les plus variées.
D’où l’élaboration d’une législation tout à fait spécifique par le pouvoir central, promulguée dans un code : « le code noir » élaboré par Colbert.
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Que recherchaient donc tous ces Européens ? Pourquoi étaient-ils dans cette île ?
De quelle utilité pouvaient donc être pour eux ces territoires appelés Antilles ?
Ces îles devaient produire ce dont avait besoin l’Europe et singulièrement la
France en ce qui concerne l’île de la Martinique : épices, tabac et surtout sucre.
Et, pour cultiver la canne à sucre, la récolter et en tirer du sucre, ces Européens
rodés depuis plus d’un siècle à la traite négrière en font une institution jusqu’à
plusieurs années après l’abolition de l’esclavage.
« Très concrètement l’Europe s’est enflée de façon démesurée de l’or et des
matières premières des pays coloniaux : Amérique latine, Chine, Afrique. De
tous ces continents en face desquels l’Europe aujourd’hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants
et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L’Europe est
littéralement la création du tiers-monde. Les richesses qui l’étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. Les ports de la Hollande,
de Liverpool, les docks de Bordeaux et de Liverpool spécialisés dans la traite
des nègres doivent leur renommée aux millions d’esclaves déportés. » (Frantz
Fanon. In Les Damnés de la Terre, page…, Editions Maspero.)
En Martinique, l’essentiel pour les Français était de produire du sucre dans
un système protecteur de leurs personnes, de leurs biens et de leurs intérêts. Il
fallait absolument éviter toutes menaces pouvant remettre en cause l’organisation de la société, le système bâti sur le double rapport dominant-dominé/
exploitant-exploité.
Rapport donc dominant-dominé sacralisant la suprématie ontologique de
l’homme blanc sur tout autre homme, surtout sur les nègres.
Rapport exploitant-exploité sous le mode maîtres-esclaves, mode de production manifestant à l’extrême la dénaturation absolue du travail. L’esclave
au même titre que le bœuf ou le cheval est pur outil de travail. Lui échappent
totalement les résultats de la transformation de la canne en sucre.
Le risque donc le plus important pour le bloc de la chrétienté était celui d’un
soulèvement du bloc des esclaves. Leur nombre bien plus grand que celui
des hommes blancs faisait craindre à ceux-ci des révoltes, d’autant que les
moyens de résistance des nègres étaient de plus en plus rusés : marronnage,
empoisonnements, suicides, avortements, sabotage des instruments de travail,
langage codé, attroupements clandestins, vol de nourriture, etc.
D’où la mise en place et l’organisation du contrôle assidu et permanent de
toute la vie des allées et venues des esclaves, de l’instruction, exigence d’obéissance absolue, recours à la peur et à toute sorte de contrainte. L’essentiel étant
d’arriver à faire admettre à l’esclave que sa condition d’esclave était naturelle
et voulue de Dieu ; que ce qui pouvait lui garantir des jours définitivement
heureux c’était d’atteindre le paradis en l’autre monde
Lettre du ministre au Gouverneur de Cayenne, du 13/10/1766 : « Il faut observer que tous les nègres ont été transportés aux colonies comme esclaves,
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que l’esclavage a imprimé une tache ineffaçable sur toute leur postérité, même
sur ceux qui se trouvent d’un sang-mêlé ; et que, par conséquent, ceux qui en descendent ne peuvent jamais entrer dans la classe des Blancs. Car, s’il était un temps
où ils pourraient être réputés blancs, ils jouiraient alors de tous les privilèges des
Blancs… ce qui serait absolument contraire aux constitutions des colonies. »
La paix publique, c’était de maintenir l’esclavage comme seul ordre capable
d’assurer la prospérité de l’île. Rien ne devait perturber la production de sucre
et les trafics divers expérimentés comme lucratifs.
Mémoires aux administrateurs des îles du vent, du 30 novembre 1771 : « Des
esclaves dépendent les succès de la culture, conséquemment la richesse de nos
colonies […] en même temps ils peuvent en opérer la ruine, parce que l’esclavage est un état violent et contre nature, que ceux qui y sont assujettis sont
continuellement occupés du désir de s’en libérer et sont prêts à se révolter. Il
est donc de la plus grande importance de tenir les esclaves dans la plus entière
dépendance de leurs maîtres, dans la plus grande subordination à l’égard des
Blancs, de veiller à la rigide observation des règlements faits à leur sujet. »
Pour synthétiser, voici un texte cité par Antoine Gisler dans L’Esclavage
aux Antilles françaises (17e-19e siècles) (EUF, Suisse, 1965). Ce texte est de
Villaret, capitaine général de la Martinique, adressé au commissaire du gouvernement à Fort-de-France : « Le gouvernement français a reconnu que les
systèmes philosophiques sur la nécessité d’étendre et de généraliser l’instruction, convenables sans doute à l’éducation d’un peuple libre, sont incompatibles avec l’existence de nos colonies qui reposent sur l’esclavage et la distinction des couleurs. En conservant à la Martinique le régime et les lois de 1789,
il a implicitement proscrit tout ce qui tend à renverser l’ancienne organisation
coloniale, soit par la force physique, soit par l’opinion. Or, une expérience
déplorable a prouvé que l’abus des lumières est souvent le principe des révolutions, et que l’ignorance est un lien nécessaire pour les hommes enchaînés
par la violence ou flétris par les préjugés. Ce serait donc une imprudence bien
dangereuse de tolérer plus longtemps, dans la colonie, des écoles pour les
nègres et pour les gens de couleur. Qu’iraient-ils apprendre dans ces établissements ? Ils n’y puiseront pas les connaissances supérieures qui feront de
l’homme éclairé le premier esclave de la loi ; et leur intelligence, enorgueillie
d’une instruction imparfaite et grossière, leur représentera sans cesse le régime colonial comme le code de la tyrannie et de l’oppression […] La sagesse
du gouvernement réparateur qui veille sur la prospérité de la Martinique ne
doit pas y laisser subsister le foyer d’une lumière trompeuse, qui rallumerait,
tôt ou tard, l’incendie d’une révolution […] ».
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Depuis le 5 février, le pays Martinique
vit une expérience unique. Il se regarde. Il tente de comprendre de quoi il est
le résultat. Il réinterroge son passé. Il aperçoit de manière plus claire les continuités historiques sur plusieurs plans.
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Anthropologique d’abord.
Il se perçoit comme résultat de contacts de civilisations, de cultures et de
groupes ethniques différents. Il tente de décrypter cela. Par l’intermédiaire
de la religion, il réussissait à ne pas tenir compte du colon. Alors il interroge
l’idéologie de la conciliation. Celle qui, depuis la mise en contact brutal et
déshumanisante d’Européens et d’Africains, avait conduit les premiers à affirmer leur supériorité de droit divin, reconnue par leur très Sainte Apostolique
et Romaine Église, et avait conduit les seconds à « reconnaître à haute et intelligible voix la suprématie des valeurs blanches ».
Économique concomitamment.
Le pays perçoit clairement que les descendants de colons continuent d’être
au cœur des dispositifs d’exploitation appelés trop facilement « économie insulaire ». Ces descendants appelés « békés » sont insérés dans l’import-export,
contrôlent les marchés de gros, le marché automobile, des matériels et de matériaux indispensables au bâtiment et travaux publics, etc. Les maîtres d’hier
sont devenus des chefs d’entreprise et les « nouveaux libres » sont devenus
des salariés. Les rapports d’exploitation sont plus clairement analysés dans un
contexte mieux identifié comme colonial.
Politiquement ensuite.
Le pays analyse la continuité politique. L’État français s’impose. Il propose « des états généraux » pour ce qu’il appelle les « DOM » ou/et les « DFA »
(Départements français d’Amérique). L’État français parle de « continuité territoriale », la Martinique est la France continuée ! Peyi a se ta nou (Le pays et à
nous), voilà le chant mobilisateur dans tout le pays ces jours- ci, chant repris dans
toutes les manifestations et sur tous les barrages. Le pays se regardant dit hautement et clairement son exaspération de l’humiliation collective infligée par l’État
français par ses administrations, par ses militaires et ces jours-ci par ses escadrons
mobiles de gendarmerie. Dans le même temps, le peuple, par la plume de ses écrivains, interroge la classe politique liée par la Constitution française.
Culturellement enfin.
Le pays compose ses symboles. Les traumatismes graves dans la mémoire
collective ressortent dans les chants et les graphismes divers. Le tambour est
l’instrument rythmant les déboulés (défilés de manifestants). Un drapeau appelé drapeau national martiniquais est porté en tête des manifestations. L’intérêt
de préserver la terre, l’environnement, les ressources locales propres au pays,
se manifeste dans un gros retour à la consommation des produits de l’agriculture locale. L’idée d’autosuffisance alimentaire se diffuse. Le peuple dans la
rue prend le droit d’avoir des droits. La décolonisation de la Martinique est en
marche aujourd’hui plus organisée.
« Il faut hâter la décolonisation, qu’est-ce à dire ? Cela veut dire qu’il faut, et
par tous les moyens, hâter le mûrissement de la prise de conscience populaire,
sans quoi il n’y aura jamais de décolonisation.
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Il est parfaitement vrai de dire que c’est en général dans les classes populaires que survit de la manière la plus immédiate, la plus évidente aussi, et au
plus fort de l’oppression coloniale, le sentiment national.
Mais il est aussi vrai de dire que ce sentiment, immédiat, il faut l’authentifier. Il faut en faire une conscience, c’est-à-dire un soleil irradiant… »
(Aimé Césaire, Deuxième congrès des écrivains et artistes noirs,
26 mars-1erAvril 1959.)