1 - L`effaceur B 37 - l`Emilius Ankylosaurus
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1 - L`effaceur B 37 - l`Emilius Ankylosaurus
Étranges contrées * Ce texte, comme la plupart du « Théâtre de l’Étrange », est susceptible d’être réalisé comme objet sonore ou audiovisuel, ou représenté dans l’espace théâtral. * 1 - L’effaceur B 37 Personnages Commandant du croiseur «Le Krios » (Voix, souffle, articulation d’une nature différente de l’humain) Officier du croiseur « Le Krios » (Même structure de langage que le commandant) Voix de l’ordinateur de bord (Même structure en plus automatique et métallique) Cris et interjections Voix de la base (Même structure que l’ordinateur de bord) Julien Mathieu Des voix : celle de sa femme Émile Noël 2 rue de la mairie 77520 Vimpelles Dans le cas d’une mise en espace théâtral de cet objet, la variété des lieux devra être évoquée uniquement par l’environnement sonore et la partition lumineuse, notamment si l’on utilise une scénographie oblique comme celle proposée par Jean Herrmann. 1 Le croiseur « Krios » est en super propulsion hyper espace. Un ronronnement entendu de l’intérieur. Voix du commandant Ici Croiseur « Le Krios ». Propulsion lumière. Système visité : étoile type naine jaune à 8 planètes plus une naine excentrique. Sortie du système : Orbite de l’excentrique dépassée. Seule la troisième planète présente de la végétation et de la vie animale : encore à l’âge des sauriens géants et reptiles. Ici Commandant du « Krios » … Base répondez … Communication coupée … Voix de l’officier (arrivant, mal à l’aise) Commandant … Voix du commandant Quoi ?! Voix de l’officier Regret de vous signaler qu’un Effaceur du type B 37 a été oublié sur la troisième planète. Erreur d’un technicien de bord. Voix du commandant Un Effaceur B 37 … avec tout son programme ? Voix de l’officier Oui, commandant Voix du commandant Le programme ? Voix de l’officier Effacer vie animale. Voix du commandant Réglé pour ? Voix de l’officier 80 kilos plus ou moins 10. Rayon de détection 20 kilomètres. Votre œil frontal passe de rectangulaire à triangulaire, commandant, signe de colère. Voix du commandant Non, contraction réflexive. Impossible de revenir en arrière maintenant. En fin de mission, si possible, nous ferons le détour pour récupérer cet Effaceur B 37. Pas question que la perte de ce modèle si coûteux, qui se recharge automatiquement à la lumière de l’étoile, soit portée à notre débit. Faites le nécessaire pour que le ou les responsables soient punis. Voix de l’officier Oui, commandant. 2 Un moment de super propulsion. Puis, sonnerie d’alarme. Voix de l’ordinateur de bord Alerte ! En orbite de Rigel, anneau noir de la ligue, attaquant dissimulé, à l’affût. Charge nucléaire considérable. Course, agitation, cris, interjections ! Postes de combat ! Alerte ! Laser ! Feu ! … Explosions, déflagrations. Le combat fait rage. Voix de la base Ici base … ici base … Croiseur « Krios », liaison rétablie … Répondez ! On entend pour toute réponse une dernière explosion. Le croiseur est détruit. 3 2 Un hélicoptère, moteur au ralenti. Julien Encore une fois … Mathieu Laisse tomber, ma décision est prise. Julien D’accord, mais tu ne crois pas que tu pouvais attendre la semaine prochaine, pour fêter l’avènement du 21ème siècle. Mathieu Je m’en tape, tu sais bien. Julien Tout ça pour de l’uranium. Mathieu Pas seulement. Julien Pas seulement quoi ? Dans un coin aussi perdu, un chaos de rochers, des gorges encaissées, inaccessibles sinon par hélico. Y a pas âme qui vive à 20 kilomètres à la ronde. Qu’est-ce qu’on viendrait faire d’autres ici ? Mathieu Il y en a déjà au moins deux qui sont venus et dont on n’a pas de nouvelles. Julien Alors … ils se sont perdus ou ils sont allés voir ailleurs. T’as envie, toi aussi, de te paumer dans ce dédale de pierraille et de végétation rabougrie ?! Mathieu J’ai mon GPS. Julien Et puis merde, c’est ton truc, je m’en tape, moi aussi après tout. Tu comptes rester combien de temps ? Mathieu Viens me rechercher dans 3 semaines. Je serai ici. Je vais y faire mon camp de base. Julien Tu as tout ce qu’il te faut ? Mathieu Oui. La bouf pour tenir un mois, dynamite, Geiger et flingue au cas où loup ou bestiole quelconque. Julien Bon, alors je me casse. J’aime mieux pour toi que pour moi. Gaffe au soleil, il cogne dur dans le coin. Mathieu T’inquiète … Mais si je ne suis pas là dans 3 semaines, ça ne sera pas bon signe. Julien Parle pas de malheur et j’espère que t’en trouveras. 4 Mathieu C’est le seul moyen qu’on a pour s’en tirer. Julien Oui, mais pas de blague. Prudence. Pense à Rachel et au gamin. Trouve un bon filon et basta. Alors, on reviendra avec ce qu’il faudra pour exploiter. Mathieu Bon, toi n’oublies pas de la rassurer. Julien Promis. Dès que j’arrive. Je lui passe un coup de fil pour lui dire que tout a bien commencé. Mathieu Bon allez salut. Surtout n’oublie pas. Julien Ok ! Sûr ! Le moteur de l’hélicoptère se met à ronfler, les pales tournent de plus en plus vite. L’appareil décolle et s’éloigne. À partir de maintenant, le texte va tantôt commenter le comportement du protagoniste tantôt correspondre à la voix intérieure dudit protagoniste. En ce qui concerne l’éventuel montage théâtral de cet objet, la mise en scène pourra retenir du texte ce qui lui paraîtra utile. Celui-ci pouvant être considéré parfois comme de simples didascalies et, à d’autres moments, comme un texte indispensable à la compréhension. Le jeu du protagoniste devra être conforme à la description des événements et à la voix intérieure. Le déplacement dans l’espace théâtral de « l’effaceur » sera représenté uniquement par un effet lumineux et un suivi sonore, conforme et précis, du déplacement et du comportement de cette machine. Commentaire En voyant l’hélicoptère, minuscule moustique, disparaître à l’horizon, Mathieu frissonne. S’il y a de l’uranium dans ce coin désertique, il a 21 jours pour le trouver. Il est seul maintenant. Il travaille avec les gestes lents et précis de l’homme qui a l’expérience de ces situations. D’abord, il se construit une espèce d’abri contre une protubérance rocheuse. Pour 3 semaines, en saison chaude, il n’a besoin de rien d’autre. Il entasse ses provisions contre le rocher, les recouvre d’une bâche pour les protéger de toute visite animale. Il y range tout sauf la dynamite qu’il cache dans un trou à 200 mètres de là, elle aussi soigneusement enveloppée dans un plastique huilé pour la protéger de l’humidité. Seul un débile risque de se faire un édredon avec une caisse d’explosif. La respiration de Mathieu pendant un moment et sa marche lente accompagnée d’une mélodie sifflée ou fredonnée par lui, mixée avec un élément sonore qui indique que le temps passe. 5 Marcher, marcher du givre de l’aube froide au soleil brûlant du midi et jusqu’à la nuit glacée, et … Voix intérieure de Mathieu … Rien ! Deux semaines que je glande dans ce coin pourri et rien, pas la moindre trace d’uranium. Flippant ce désert de pierrailles, pas une mouche, rien. Pas même un brin de vent. Là-haut sans doute sur les lacs bleus des hauts plateaux et les cimes de glace. Rachel, heureuse, le petit Théo accroché à son sein, m’attend confiante. Julien sera là dans une semaine. Si je ne trouve pas c’est la fin. Adieu veau, vache, cochon … La fin des beaux projets, la faillite, le procès avec les associés. Je n’ai plus qu’à faire la manche, et Rachel ne supportera pas de voir le môme dormir dans une caisse à savon. Elle me larguera. C’est beau de jouer les prospecteurs avec un compteur Geiger, un flingue en bandoulière et des rations de troufion dans la musette, mais faut pas chercher, faut trouver! Le grésillement caractéristique du compteur qui enfle … Ah, ah, ah !! … et qui décroît. Merde ! Non pas encore là ! Enfin, fait soleil, c’est déjà ça. C’est là-haut qu’il doit y en avoir. Juste huit jours pour monter et redescendre à temps. Une marche dans les cailloux. La respiration de plus en plus lourde de Mathieu. Et, au fur et à mesure de l’avancée dans la pierraille, un étrange bruit de ruissellement grandit. Doit y avoir une source derrière ce monticule, si haut, c’est rare. Fait chaud. J’ai faim. Il fait encore quelques pas pour contourner le monticule. Il est soudain stupéfait, médusé, horrifié. Merde ! Nom de Dieu ! Quelle horreur ! Un étal géant de boucher, on dirait ! Des corps bien alignés, sur trois rangées, à perte de vue ! On croyait le coin désert. Sangliers, petits ours, chamois … mais … là-bas … des bêtes bizarres … et … et … des reptiles … je rêve … un cauchemar … je … là, au bout de la rangée … j’en ai vu un au musée paléo, un plus grand reconstitué autour d’un squelette … pas de doute … c’est un petit stégosaure, plus petit qu’un 6 poney … des millions d’années … pas possible … je rêve ! Ce grand lézard jaune sale, écailleux … sa … sa paupière tremble ! Il est, il est … encore vivant. Tous ces animaux sont … sont vivants … seulement paralysés et conservés ! Pas possible, pas vrai ! Où je suis ?! Je deviens dingue ! Et tous, tous ont à peu près la même taille. Pas de grands sauriens, pas de tyrannosaures … pas de … Un bruit, d’abord à peine perceptible, grandit. Un objet ronronnant, avec des petits cliquetis diversifiés, approche. C’est quoi ça ?! Ce truc qui vient de rouler dans la clairière, c’est quoi ? Ça glisse, ça roule, ça avance régulièrement, une espèce de boule d’acier qui sort et rentre des tentacules articulées, des avec des ventouses au bout, d’autres avec des verrues, on dirait, qui clignotent vert et rouge. Mais … il m’a vu ! Il glisse ou roule vers moi à 8 kms-heure à peu près. Qu’est-ce qu’il me veut ?! Mais … Mais … À sa manière décidée d’avancer, ce charognard d’acier veut me mettre sur son étal géant. Pas de doute, il veut m’ajouter à son amoncellement de morts-vivants, paralysés pour jusqu’à la fin du monde ! Compte là-dessus, je vais t’en placer une dans ta baudruche en fer blanc, saloperie. J’ai ce qu’il faut dans le chargeur de ma carabine. Il arme sa carabine. À trente mètres, une cible idéale qui reflète la lumière du soleil de midi. Il épaule avec un petit rire. Une balle d’acier, explosive, ça va te faire d’abord une boutonnière dans le bide, sale bête, puis te transformer en bouillie. Il tire. La balle ricoche sur la cible avec un bruit métallique. Merde !! Par deux fois, il arme et tire … avec le même résultat. Indifférent, l’effaceur continue de s’approcher à la même allure. Elle est blindée, cette saleté ! Pas la peine d’insister. C’est bien moi qu’il veut. Ya des crochets qui sortent de ses verrues ! C’est sûrement pour m’alpaguer. Et une sonde creuse avec un dard qui suinte d’un liquide verdâtre ! C’est ça ! La paralysie !! Tu ne m’auras pas. Il s’enfuit en courant. À 8 kms-heure, il ne me rattrapera pas. Je cours plus vite que ça. Il n’augmente pas sa vitesse. Il ne peut pas. Oui, mais à vitesse constante, 8 7 kms-heure, un homme, même entraîné, se retrouve tôt ou tard devant ce machine implacable. Faut avoir des ailes. Pour tout vivant au sol le résultat est inévitable. Je suis un spécimen de plus pour son horrible étal. Et pour qui cette collection ?! Pour quoi ? Pour quoi ? Tout en courant, il se débarrasse de ce qui pèse sur lui. Sa respiration marque la course, pas encore l’essoufflement. Enlever tout ce qui pèse … non, pas la carabine. Y a pas que cette boule de ferraille dans le coin. On ne sait jamais. Qu’il ne compte pas sur moi, ce ne sera pas une fuite de lapin qui se termine par une imploration. C’est une retraite stratégique en attendant l’astuce de survie. Il s’arrête, reprend son souffle. Il ricane. Une belle idée ce rocher en équilibre sur ce monticule. Merci le dieu des explorateurs. Je t’en réserve une à ma façon, ma belle cocotte-minute. Il monte sur le monticule. Je grimpe là-haut pour voir si ce rocher d’au moins 5 tonnes est en équilibre instable. Tiens, les ombres s’allongent avec le soleil qui progresse. De là, je vois cette saloperie qui continue à me poursuivre en se coulant sur la piste. J’ai quoi ? Un quart d’heure avant qu’il soit là. Bon, je trace la piste pour qu’il passe au bon endroit et je travaille le rocher pour qu’il tombe où il faut quand il faut. Il se met au travail, trace la piste en frappant bien des pieds dans le sable. Revient à reculons puis saute sur le monticule et avec son poignard creuse pour déséquilibrer un peu davantage le rocher, pour qu’il n’ait plus qu’à le pousser le moment venu. Suit ce travail, par ces quelques mots qu’il prononce en travaillant. D’abord bien marquer mes pas dans le sable pour l’amener où je veux. … Revenir en arrière à reculons dans mes pas, pour respecter les traces. … Sauter et gravir le monticule. … Gratter avec mon poignard à la base du rocher. C’est qu’il approche cette vacherie. Il gratte à s’essouffler. Le ronronnement de l’effaceur approche. Allez viens mon coco, viens, n’aies pas peur. Approche. C’est ça, par ici. Allez viens encore un petit effort, viens. 8 En disant cela, il pousse le rocher, dans un effort à s’étouffer. Il geint et pousse un cri. Ça y est ! Le rocher bascule, roule et tombe sur l’effaceur dans un bruit de ferraille et de chair écrasée. Je l’ai eu, ce salaud ! Mais c’est qu’il y a de la bidoche dans la ferraille. Ce n’était qu’une machine ! Ça vivait cette saloperie ! Je pourrais me faire du fric avec cette barbaque, à défaut d’uranium. Et quelle pub ! Le rocher bouge lentement dans un bruit indéfinissable. Nom de Dieu ! Merde ! Le rocher bouge ! Il se déplace ! Cette masse de 5 tonnes soulève une traînée de terre en glissant sur la piste ! Le rocher bascule et laisse apparaître l’effaceur qui se remet en route avec le même ronflement. Sa voix est étouffée par l’angoisse. Y a vraiment de la bidoche la-dedans. Il fuit dans une course folle. Sa respiration marque l’accélération et la peur. Il s’arrête à bout de souffle. J’ai bien couru au moins 3 kilomètres. Il doit être loin derrière. Ce doit être lui ce petit truc sombre, là-bas derrière. Qu’est-ce qu’il fait ? Merde ! Il s’est débarrassé du rocher. Il va toujours aussi lentement, aussi régulièrement. Il me suit cet enfoiré. Il en a après moi. Il s’assoit dabs l’herbe, désespéré. Il me suit inexorablement. Je ne m’en sortirai pas. Reprenant du poil de le bête. Bon. J’ai encore au moins 20 bonnes minutes avant qu’il arrive ici. Repos, se reprendre des forces. Casser la croûte. J’ai ce qu’il faut dans mon sac à dos. Et de l’eau fraîche à ce ruisseau. En effet, on entend un léger ruissellement assez proche. On l’entend mastiquer, boire, s’étirer. Attention, il va être là dans une dizaine de minutes. Faut y aller. Mais en petites foulées pour économiser les forces. Il repart en trottinant. Temps de course, respiration … Il s’arrête devant un énorme rocher, presqu’une falaise. Il siffle d’admiration. 9 Waouh ! Peut-être la solution. Provisoire au moins. De quoi passer la nuit tranquille. Si j’arrive à grimper là-haut, au dirait presqu’une falaise. Il fait bien au moins 20 mètres de haut. La piste se sépare en deux pour le contourner. Des deux côtés le terrain est à peine praticable. Des crevasses, des pierres en lame de couteau, des broussailles avec des épines énormes. Cette saloperie s’en foutra. Mais, moi, pour passer difficile, que dalle même. Mais, si j’arrive là-haut, c’est lui qui l’aura dans le cul. Le soleil est proche de l’horizon. J’ai intérêt à me manier avant la nuit. Il grimpe difficilement. Effort et souffle. Quelques mots dans l’effort. Pas montagnard … Mais je sais … Un peu … Lentement mais en rythme … Se saisir de la moindre prise … Et on y arrivera … On y arrive … Ah, ça y est ! J’y suis ! Respiration, soupir, forte expiration de satisfaction. Quel panorama ! La vache ! Il est déjà là, en bas. Il tourne autour. Il est baisé. Non ! Quel con je suis de regarder en bas ! Il a vu ma tête. Il m’a retrouvé. Il lance ses baguettes … avec des crampons ! Une première baguette monte avec un son de frottement quasi musical. Le crochet se fixe sur le bord du rocher. L’effaceur se hisse lentement, avec un léger grincement. Il s’accroche ! Il monte ! Tu ne m’auras pas comme ça ! Ma carabine ! Bonne idée de l’avoir garder. Tu vas voir ce que c’est qu’un tireur d’élite. Armement de la carabine. Tir. Le crochet touché résonne. Le rebord du rocher cède. On entend le bruit flasque de l’effaceur qui tombe. Il pousse un cri de joie. Dans le mille ! Non seulement ma balle blindée a arraché le crochet, mais elle a aussi fait une brèche dans le rebord de la falaise. Cette saloperie est là, en bas. Mais elle ne s’avère pas vaincue. La voilà qui relance un nouveau crochet ! Bon. On v erra qui de fatigue le premier. J’ai assez de munitions pour pulvériser un régiment de crampons. Quelques grincements d’ascension suivis de tirs et du bruit flaque de la chute de l’effaceur. 10 Rien à faire. Il aura toujours un crochet d’avance. Il finira par gagner son jeu de l’ascenseur. Foutre le camp, mais où ? Par où ? Je suis foutu ! Foutu ! Tant pis, courir, courir, pas l’autre côté en pente. Pour aller où ? Rien n’arrêtera cette saloperie ! Non ! Il y a encore la dynamite ! Pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt ?! Il court, il court, épuisé, hors d’haleine, mais il court, il court. C’est nuit noire. Les étoiles me disent le chemin. Il court, il court. Il va suivre ma piste, mais j’aurai assez d’avance pour tout installer. C’est ma dernière chance : plus rien à manger, plus rien à boire. Il court, il court de plus en plus péniblement, de plus en plus lentement. Toute la nuit … S’il ne m’a pas à l’épuisement, je vais crever d’inanition. Crevé de toute façon. On entend le grognement d’un ours. Ces yeux phosphorescents … c’est un grizzly. Plutôt lui que cette chose infâme qui me roule au cul. Mais, il en a rien a foutre de moi, lui. Une voix rauque dans l’écho comme venue de rien. La voix de sa femme Va-t-en ! Sauve-toi ! Tu vas t’en tirer ! Il ne peut pas nous poursuivre tous les deux en même temps Rachel ! Qu’est-ce que tu fais là ?! Julien ne t’as pas dit que … Ne t’en vas pas par là ! J’hallucine ! Elle s’est dissoute dans le soleil levant. C’est la fin ! Je deviens dingue ! Il court, il court. Mais, c’est de plus en plus difficile. Il est toujours à mes trousses. Depuis combien de temps ?! Je dois arriver au lac et suivre la rive et puis le monticule où j’ai planqué la dynamite. Encore un petit temps de course. Puis, il s’arrête pour respirer. Il est arrivé à sa planque. Il ouvre la caisse. 11 La planque était bonne. J’ai un peu de temps devant moi. Calme, calme. Comment faire. Une mèche … Non, impossible de minuter l’explosion avec une précision suffisante pour que ça lui pète à la gueule au moment où il arrive. J’y arriverai pas. C’est foutu. Impossible de synchroniser la combustion d’une mèche avec l’arrivée de ce fumier. Attends … attends … j’ai toujours mon pistolet … voilà ! Allez au boulot. Il soulève la caisse, la porte et va la déposer sur la piste. Il agit avec une hâte quasi frénétique. Voilà ! Déposer la caisse exactement sur les traces que j’ai faites en arrivant à environ 20 mètres de cette protubérance. Mêler les capsules à percussion aux bâtons de dynamite. Le risque ? Cette machine infernale peut exploser d’un moment à l’autre. Y aller mollo. Mais plutôt être déchiqueté d’un coup que de finir sur l’étal de boucherie en plein air de cette saloperie. On entend le cliquetis de l’effaceur qui s’approche. Le voilà déjà ! Me planquer derrière le monticule, dans cette crevasse verticale du rocher, exactement ce qu’il me faut et attendre le bon moment. À travers la fente je peux voir la caisse et être protégé. Si on peut être protégé à 20 mètres de l’explosion d’une caisse de dynamite. Oh, j’ai la tête dans un étau. Ça cogne là-dedans. Me coucher sur le ventre. Ça fait combien de temps que je n’ai pas dormi ? Des heures ? Des heures ! Des jours ! J’ai les épaules, le cou en béton armé. Ah ! un peu de soleil sur mes os ! Merci mon Dieu ! Ne t’endors surtout pas, mon vieux, si tu ne veux pas finir dans la collection en plein air. Je ne dormirais pas, non. La caisse est d’une banalité, c’est le piège innocent. Allez approche. Si tu survis à l’explosion, je pourrais toujours me faire sauter la cervelle avec mon pistolet. Ça plutôt que de finir sur l’étal au soleil. On entend un oiseau chanter. C’est bon signe, il chante ma chance. On entend le grognement d’un ours qui approche. Non ! Pas vraiment ma chance. Qu’est-ce que ce grizzli vient foutre ici, à un moment pareil. Mais, non connard, y a rien à bouffer dans la caisse. Touches pas. Tu vas te faire sauter la brioche et tout faire rater ! L’ours grogne en tournant autour de la caisse. Puis il avise l’effaceur qui s’approche. La vue de la machine qui s’approche lui provoque un grognement rauque d’attaque. 12 T’as raison. Occupe-toit plutôt de cette saloperie qui vient. Un comble ! Les deux seules peurs de ma vie : le grizzli et cette machine infernale, les deux terreurs de mon existence vont se mesurer face à face. Il rit. Un comble ! Si ça se trouve, sauvé par un grizzli ! Quand je vais raconter ça … Maintenant, l’effaceur et l’ours sont face à face. On les entend ensemble. Qui va gagner ? Mon pistolet et la caisse, les deux seules choses qui existent au cas où. Quand même, c’est quoi cette chose ? D’où ça vient ? L’ours attaque. Waouh ! Il vient de lui mettre une châtaigne griffue qui éventrerait un rhinocéros adulte ! Le bide ! Ça l’a fait juste reculer de quelques centimètres. Et le voilà, comme si rien ne s’était passé qui repart en nonchalance, ignorant le grizzli. Ça va faire rater mon coup. Non, l’ours n’accepte pas le match nul. Il lui saute dessus et l’attrape à bras le corps. Un énorme grognement de rage. Des bruits de lutte. Vas y ! Tu l’auras. !! Tu l’as ! Un éclair comme un claquement, le rugissement du fauve devient un gémissement, un gargouillement. C’est pas vrai ! Il l’a ouvert en deux. Et la lame couverte de sang rentre dans cette boule grise. Il me veut. Il va sur mes empreintes, sur le sentier tracé. Vas y, viens, passe sur la caisse. J’ai mon pistolet bien en mai. Je ne vais pas rater le détonateur. Voilà, c’est bien. Le bruit du tir du pistolet suivi d’une énorme explosion. 13 3 Un hélicoptère qui se pose, des voix, des cris, des rires, et il repart. Puis, à l’intérieur de l’appareil en vol. Julien (il pilote et rit) Si tu racontes ça, personne ne te croira. Moi-même au début je t’ai cru dingue. C’est seulement quand j’ai vu tout cet étalage au soleil que … Comment il est, ce truc ? Mathieu (rit aussi) Une grosse boule de ferraille je suppose recouverte par une espèce de peau genre cuir qui s’ouvre pour sortir toutes sortes d’instruments : des pinces, des crochets, des seringues, des lames … Julien Et tu dis que ça roule. Mathieu Pas de roues. Il roule sur lui même ou il glisse, je sais pas trop. Et il va toujours à la même vitesse : 7/8 kmh. Julien Pourquoi tu l’as pas largué. Tu cours plus vite. Mathieu Il s’arrête pas. Il fatigue pas lui et il perd jamais ta trace. Julien La dynamite c’était une bonne idée. Mathieu Oui. Seulement une idée. J’ai eu le détonateur avec ma première balle. J’étais pourtant à 20 mètres et planqué à plat ventre. Mais la charge était tellement forte que j’ai été soulevé, je pourrais pas dire à quelle hauteur, parce que j’étais sonné. En tout cas, je suis retombé de haut, sûr. Je ne me rappelais plus de ma date de naissance. J’ai regardé autour de moi … Julien Alors ? Mathieu Cette saloperie était intacte, en gris-blanc, recouverte de la poussière de rocher. Et il s’est approché. Je pouvais pas bouger. J’ai fermé les yeux. J’ai senti des doigts d’acier, froids, me toucher, m’a soulevé, m’a secoué … Je m’attendais que sa seringue avec son liquide vert ou sa gueule de lézard sorte un langue d’acier et … vas savoir … après ces semaines de poursuite, il m’a reposé presque doucement et puis il s’est éloigné indifférent, à la même vitesse. Julien (rit de nouveau) Je sais où me procurer un zinc assez grand. On pourrais ramasser quelquesuns des lézards préhistoriques pendant que le gardien de musée serait en train de rouler sa bosse ailleurs, sûr que les scientifiques nous en donneraient un bon prix. Mathieu Sûr. Ça doit valoir aussi cher que l’uranium. En fait, j’aurais aussi bien fait de l’attendre couché tranquille, je ne sais pas ce que ce tuc voulait savoir de 14 moi. Il m’a à peine touché pour me lâcher aussitôt. Merde, qu’est-ce que j’ai pu cavaler. J’étais à deux doigts de crever d’épuisement. Julien Oui, bizarre. Mais bravo pour ton marathon de 15 jours ! Cette cavalcade t’a couté au moins dix kilos. Remarque, j’y pense, il était peut-être réglé pour une fourchette de poids. Le grizzli était trop lourd et toi pas assez pour figurer à l’étalage. Tous les bestiaux qui y sont entreposés pèsent dans les eaux de ce que tu pesais. Si ça se trouve cette course t’a sauvé la vie. Le vol de l’hélicoptère qui s’éloigne. 15