Retour à la bonne vieille soviétologie?

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Retour à la bonne vieille soviétologie?
dossier
ÉDITORIAL
par PIERRE RIGOULOT
Retour à la bonne vieille soviétologie?
D
ans son numéro du 29 avril 2014, la Gazeta Wyborcza, l’un des grands
quotidiens de Varsovie, ne voyait d’autre solution, pour lutter contre
l’incapacité des Occidentaux à comprendre la Russie, que de «ressortir la
bonne vieille soviétologie, de la rafraîchir et de s’en servir».
Il est vrai que ce qu’on appelle pudiquement la «crise ukrainienne» n’est pas sans laisser
autour d’elle un parfum de déjà-vu, comme le rappellent ces nostalgiques du
communisme manifestant dans les rues de Donetsk ou de Lougansk, drapeaux rouges en
tête, et protégeant la statue de Lénine.
Car du temps du communisme, nous avons connu tout cela: ces Européens qualifiés de
«fascistes» parce que soulevés contre un ami de la Russie; ces représentants du peuple
autoproclamés, qui appellent à l’aide le Grand voisin; cette affirmation selon laquelle la
Russie aurait de bonnes raisons de se sentir menacée par la présence à sa porte des forces
de l’Otan; et cette volonté de dédramatiser, voire d’excuser les agressions russes, chez tant
d’hommes politiques et d’intellectuels français, même les plus éloignés de l’extrême
gauche. Voilà qui réveille en nous des souvenirs de guerre froide.
La «bonne vieille soviétologie» nous rappelle en effet les lieux, les moments, les
protagonistes de ces décennies de confrontation avec l’Union soviétique.
Mais le journal polonais ne tombe pas dans le simplisme. Il reconnaît que cette
soviétologie, nécessaire pour susciter une inquiétude et une vigilance trop absente de
l’esprit de la plupart des Occidentaux, doit être «rafraîchie».
C’est que la Russie d’aujourd’hui ne répète pas l’URSS d’hier. La Russie de Poutine,
conservatrice, pour ne pas dire réactionnaire, dénonce, sous les applaudissements des
extrêmes droites de France, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de l’Autriche et d’ailleurs,
l’Union européenne, soi-disant engluée dans la décadence morale, notamment dans la
perversion sexuelle, le scepticisme voire le nihilisme.
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La Russie d’aujourd’hui, celle de Poutine, c’est aussi l’usage de l’identité ethnique, de
la russophonie et de la «russitude», pour justifier les plus inqualifiables fric-frac et
l’ignorance du droit international, rappelant ainsi d’autres souvenirs peu réjouissants.
Cette Russie, c’est aussi, sans la moindre justification idéologique, l’appel à la défense de
ses propres «intérêts» et au «patriotisme», comme on a pu l’entendre de la bouche même
de Poutine, lors de son discours du 9 mai en Crimée. Comme si le patriotisme consistait
à agrandir son pré carré au détriment d’un voisin plus faible!
Au moins pour les autres peuples, les lendemains qui chantent, la grande lueur à l’Est,
l’Internationale qui serait le genre humain, cela avait une autre gueule. Même s’ils étaient
insensés, l’URSS a nourri, un temps, des rêves. La rapacité de la Russie de Poutine alimente
surtout des peurs, dont seuls se réjouissent les ennemis du «système» européen, adversaires
farouches de la démocratie et du droit international.
La Russie poutinienne ne peut donc être appréhendée par la seule «vieille soviétologie».
Le monde occidental et l’Union européenne doivent l’analyser, l’ausculter, la sonder pour
comprendre ce qu’elle a de brutal, de dangereux et surtout de neuf et, en tenant compte
de ces écarts entre l’ancien modèle soviétique et le nouveau modèle russe, définir les forces
et les faiblesses du régime poutinien. Les grands experts du monde entier ne seront pas
de trop dans le think tank consacré à la Russie que Gazeta Wiborcza appelle de ses vœux.
Il ne faut pas malgré tout céder à la panique. Les agressions de Poutine ne lui
rapporteront rien, sinon des charges supplémentaires. Si l’Union européenne est en crise,
elle est bien plus prospère que la Russie dont la population supporte des conditions de vie
difficile au quotidien. Les belles dames des oligarques russes ne vont pas sur la Côte d’Azur
sans raison: la Russie est un pays largement sous-développé, avec une économie du tiersmonde, vivant de la rente pétrolière et gazière.
Qui sait? Les jours de Poutine sont peut-être comptés. Il n’y a pas si loin, on le sait, du
Capitole à la roche Tarpéienne.
Mais on ne peut attendre un retournement de l’histoire, une sortie de crise heureuse
sans analyse et sans action. L’avenir de l’Europe, c’est d’abord l’Europe qui le construira.
Et cet avenir suppose que soit relevé le plus gros défi qui lui soit lancé depuis la fin du
communisme.
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JUIN 2014

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