Douze hommes en colère De l`intertextualité à l`interculturalité
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Douze hommes en colère De l`intertextualité à l`interculturalité
2 hommes & migrations I Douze hommes en colère De l’intertextualité à l’interculturalité Par Marie-Christine Michaud, HCTI-Université de Bretagne-Sud, Lorient Douze Hommes en colère, 1957. © Collection AlloCiné/www.collectionchristophel.fr Dans les années cinquante, le scénariste Reginald Rose écrit Twelve Angry Men pour la télévision américaine : douze hommes, qui composent le jury dans le procès d’un jeune homme de seize ans accusé du meurtre de son père, sont réunis à huis clos. En 1957, Sidney Lumet décide d’en faire un film. En 1997, William Friedkin réalise une nouvelle adaptation du script(1). Dans les deux versions, l’interrogation sur le système judiciaire aux États-Unis se double d’une représentation sociale et ethnique, voire raciale, de la société américaine. I hommes & migrations La préoccupation principale de Reginald Rose a été de s’interroger sur le bon fonctionnement de la justice américaine. Notons que les jurés sont désignés par des numéros.Le caractère anonyme des personnages renforce la portée universelle de leurs rôles puisqu’ils deviennent les symboles des groupes sociaux,ethniques,raciaux qu’ils représentent. Les hommes sont égaux devant la loi et les jurés doivent respecter ce principe fondateur de la nation américaine, comme le rappelle le juré n° 3 : “Tout le monde a droit à un procès équitable. C’est la loi(2).” Or tous les jurés semblent convaincus de la culpabilité de l’accusé et le jury semble avoir pris sa décision avant même d’entrer dans la salle de délibération. Mais le juré n° 8 constate que les jurés, comme les témoins, sont des hommes et que les hommes peuvent faire des erreurs, et ce notamment à cause de leurs préjugés : “Ce sont des êtres humains comme les autres. L’erreur est humaine(3)”, ce qui met tout de suite le jury en porte-à-faux. Il va donc falloir prendre le temps d’évaluer la situation et de remettre en cause les idées préconçues.Or, parce qu’il est jeune, l’accusé, que les jurés désignent comme “le gosse” (the boy), peut paraître irréfléchi et impulsif, alors que les jurés sont des adultes, donc des êtres responsables. Ils semblent détenir la vérité, celle-là même dont doute le juré n° 8. Cette présentation de la situation,dès le début du film,dévoile une critique du système : le juré n° 8, qui se présente comme la conscience du jury, ne vote pas en faveur de la culpabilité de l’accusé lors du premier tour de table.Son vote est motivé non pas parce qu’il croit l’accusé innocent mais parce qu’il considère qu’il peut y avoir un doute raisonnable concernant sa culpabilité : “Peut-être que nous nous trompons, peut-être que nous allons rendre la liberté à un criminel. Qui peut vraiment savoir ? Mais il se trouve qu’en notre âme et conscience, nous gardons un doute sur sa culpabilité. Et un jury qui ne parvient pas à l’unanimité sur la culpabilité d’un accusé ne peut pas le condamner. C’est un point capital de notre système judiciaire.” Il s’agit de rendre une justice impartiale et équitable telle que la Constitution américaine la définit. Or, comme le regrette le juré n° 8, les opinions des hommes, et des jurés donc, sont souvent conduites par les préjugés religieux, sociaux et raciaux. Ainsi, il est du devoir des jurés de les dépasser pour pouvoir rendre la justice : “C’est dur de faire abstraction des préjugés personnels. Ils ont des causes diverses et secrètes. D’où qu’ils viennent, les préjugés masquent la vérité(4).” D’ailleurs, dans l’adaptation de 1957(5),le juré n° 8 ajoute même un adverbe : “les préjugés masquent toujours la vérité”, qui renforce la valeur universelle de sa déclaration. L’œuvre de Reginald Rose est donc bien un plaidoyer en faveur de l’égalité devant la justice et une étude de l’attitude des citoyens face à cette justice. Cependant, comme les deux adaptations filmiques sont plus ou moins fidèles au texte original, l’intérêt de les comparer porte plutôt sur la façon dont la société américaine est représentée par les personnages membres du jury.Celui-ci,enfermé à clef pendant tout le débat,n’estil pas censé représenter un microcosme de la société américaine ? 3 4 hommes & migrations I Distribution des rôles En 1957 En 1997 Juré n° 1 Martin Balsam Juré n° 2 John Fielder Courtney Vance Ossie Davis Juré n° 3 Lee Cobb George Scott Juré n° 4 E. G. Marshall Armin Mueller-Stahl Juré n° 5 Jack Klugman Dorian Harewood Juré n° 6 Edward Binns James Gandolfini Juré n° 7 Jack Warden Tony Danza Juré n° 8 Henry Fonda Jack Lemon Juré n° 9 Joseph Sweeney Hume Cronyn Juré n° 10 Ed Begley Mykelti Williamson Juré n° 11 George Voskovec Edward John Olmos Juré n° 12 Robert Webber William Petersen La mise en scène des positions sociales des jurés Dans le film de Sidney Lumet, le jury est un groupe d’hommes uniformisés. La plupart sont en costume.Tous portent une cravate et une chemise blanche,sauf le juré n° 1, entraîneur de football, qui porte une chemisette, ce qui reflète son intérêt pour le sport, et le juré n° 7, qui a une chemise de couleur foncée. Dans le script, aucune indication vestimentaire précise n’est donnée par l’auteur. Dans le film de Friedkin, le choix des vêtements des personnages est toujours aussi révélateur de l’identité sociopolitique des hommes. Certains ont des costumes, par exemple le juré n° 4, qui est courtier en Bourse et le juré n° 8, un architecte, ce qui tendrait à refléter leur position sociale. D’autres, qui appartiennent à la classe moyenne, sont en chemise ou chemisette. Le juré n° 2, qui semble venir d’un milieu rural, est en chemise et porte un bob ; le juré n° 5,qui vient des bas-quartiers, est en tee-shirt ; le juré n° 7 a un pullover.De façon très intéressante,le juré n° 10,sectaire et méprisant,a un nœud papillon, porte une veste et une calotte,à la mode des Black Muslims,tandis que dans la version de 1957, le juré est un homme d’une soixantaine d’années, en cravate, a priori de la classe moyenne. On peut d’ailleurs se demander s’il n’est pas un tant soit peu provocateur d’afficher une telle affiliation politique dans le contexte des années quatre-vingt-dix. Ne s’agirait-il pas pour le metteur en scène d’afficher à travers l’apparence physique l’uniformisation de la population et, dans une certaine mesure, le conformisme de la pensée ? En fait, il s’agit de refléter les caractéristiques sociales I hommes & migrations de la classe blanche dominante. Cette interprétation de l’intertextualité est un signe de la dimension politique et sociale que peut revendiquer le texte. C’est dans ce sens qu’il faut apprécier Twelve Angry Men. En plus d’être une fiction, il est un portrait social, politique et ethnique de la société américaine et, suivant les interprétations de Lumet ou de Friedkin, sa critique est plus ou moins virulente. Le personnage du juré n° 3 est significatif de l’impact des préjugés et de la déformation de la réalité. Dans les deux films, il s’agit d’un homme blanc d’une cinquantaine d’années qui se caractérise par ses préjugés raciaux et sociaux,d’où son hostilité envers le juré n° 5, qui dit avoir passé toute sa vie dans les bas-quartiers de la ville et qui se trouve être un Noir dans l’adaptation de 1997. Le juré n° 3 a réussi économiquement bien qu’il ne soit parti de rien. Il possède une petite entreprise. Il est très pragmatique et a voulu devenir un modèle pour son fils qui, par réaction contre son autorité, ne l’a pas vu depuis plusieurs années.La condition sociale de l’accusé lui rappelle son propre passé et l’âge de celui-ci, son fils. En conséquence, son jugement de la situation est déformé par sa propre expérience. Sa culpabilité d’être un mauvais père pourrait le conduire à devenir un mauvais citoyen et un mauvais juré. En fait, lorsque les autres jurés votent “non coupable”, il se sent trahi. Parvenu seul à s’élever socialement, il ne conçoit pas que l’on puisse venir en aide à l’accusé qui fait partie d’une catégorie de la population déshéritée, voire d’assistés, de frères défavorisés, “the underprivileged brothers(6)”, ces citoyens aidés par le gouvernement depuis les mesures du New Deal et qui devraient chercher à s’en sortir seuls. Il y a comme une rancœur et une jalousie sous-jacentes. On se souvient par ailleurs que c’est en cette période de prospérité dans les années cinquante que les Américains ont réalisé que la pauvreté était un fléau endémique au sein de leur société(7). Cette prise de conscience révèle une crise sociale et identitaire. Or le jury représente ce système institutionnel, et la mise en cause de sa décision est une remise en question des valeurs de la société tout entière. Le reflet de l’histoire de l’immigration américaine De façon très révélatrice, le juré n° 4, courtier en Bourse, rappelons-le, est le représentant d’une classe sociale supérieure. Il tente de s’en tenir aux faits et il est sûrement le juré le plus rationnel du groupe. Pourtant, il a des préjugés envers les classes les plus défavorisées, et donc envers l’accusé, préjugés largement répandus à cette époque parmi les clases moyennes et privilégiées : “Ce garçon vient d’une famille éclatée, d’un quartier sordide. Il a passé sa vie dans la zone. On sait bien que c’est un bouillon 5 6 hommes & migrations I de culture pour les criminels. Tout le monde sait ça. Ce n’est pas un secret. Tous ces gosses de la zone sont des criminels en puissance, une menace pour la société(8).” Dans la deuxième adaptation, ce juré est un Allemand qui a réussi à s’intégrer socialement. Il a un fort accent teuton. Lorsqu’il hésite sur le mot qui convient pour désigner l’arme du crime, à savoir un cran d’arrêt, dans la première adaptation, on peut croire que c’est parce qu’il n’est pas habitué à ces accessoires.Le critère est d’ordre social. Dans celle de 1997, ce serait parce qu’il ne connaît pas le mot en anglais. Dans la bouche du juré d’origine allemande, les préjugés ne sont plus seulement sociaux mais ethniques puisque l’accusé de type hispanique incarne la nouvelle vague migratoire et que lui symbolise l’ancienne. C’est comme si les films tenaient à rendre compte de l’histoire de l’immigration en Amérique, en distinguant les différentes vagues migratoires qui se sont succédé et en reprenant les stéréotypes socioéconomiques attachés à chaque groupe de migrants. Les distinctions ethniques sont à peine perceptibles dans le film de Sidney Lumet où ce sont plutôt les différences sociales qui dominent ; dans l’adaptation de Friedkin, en revanche, la diversité ethnique de la société de la fin de XXe siècle ressort davantage. Le fait d’avoir introduit des personnages de couleur renforce la dimension politique de l’œuvre car les préjugés raciaux y sont dénoncés. Rappelons que l’accusé, présenté rapidement au début des deux adaptations alors qu’il est encore dans le tribunal,est un jeune homme de type hispanique, même si aucune indication ethnique n’est donnée dans le script, ce qui fait écho à la récente vague migratoire des Hispaniques. En effet, en 1990, ils sont quelque vingt-deux millions aux États-Unis et 26 % des familles de cette communauté vivent sous le seuil de pauvreté(9), chiffres déterminants dans la poussée des sentiments discriminatoires envers ces migrants aux caractéristiques ethniques et sociales mêlées. Le jeu des représentations raciales Globalement, les préjugés sociaux mis en avant dans le script de Twelve Angry Men et repris dans l’adaptation de 1957 sont transcendés par les préjugés raciaux dans la version de 1997. Ils vont de pair, mais comme ils sont mis en exergue dans la seconde version, on est amené à penser que, selon Friedkin, ce sont eux qui sont considérés comme les sources principales des inégalités judiciaires qui marquent la société américaine de la fin du XXe siècle. La différence la plus évidente entre la version de 1957 et celle de 1997 est que les appartenances raciales des jurés ont changé. Dans le film de Sidney Lumet, tous les jurés sont blancs ; dans celle de William Friedkin, quatre sont noirs. Même si, I hommes & migrations légalement, dans les années cinquante,les Noirs et les femmes avaient le droit de siéger dans les jurys, les juges et les procureurs faisaient en sorte de les évincer, prétextant leur manque d’aptitude à comprendre la complexité des affaires en assises et leur a priori en faveur des plus faibles, des minorités, et donc leur manque d’impartialité. L’usage était que seuls des Blancs siègent dans les jurys. Cependant, Friedkin a introduit des hommes de couleur dans son œuvre, comme si son but était de replacer cette situation des années cinquante dans les années quatre-vingtdix, et de montrer l’évolution Douze hommes en colère de Sidney Lumet, 1957 © Collection AlloCiné/www.collectionchristophel.fr des mentalités et les progrès des droits des minorités entre les années cinquante et les années quatre-vingt-dix. Ainsi, il confirme que les Noirs ont leur place dans la société américaine. Toutefois, aucune femme n’est présente dans ce jury. Serait-ce à cause du script ? Si Friedkin a voulu dresser un portrait de la composition de la population américaine dans les années quatre-vingt-dix, il a omis d’inclure les femmes. Pour pallier ce problème, le rôle du juge est joué par une femme. Il y a donc un effort pour refléter la réalité de la population de l’Amérique. Une société multiculturelle en question Il semble que William Friedkin ait voulu faire correspondre la composition du jury à l’idée que les États-Unis sont une société multiculturelle. Or, nous partirons du postulat qu’il ne s’agit pas juste d’être politiquement correct pour Friedkin mais de dévoiler une véritable prise de position politique.Au moment où Reginald Rose écrit Twelve Angry Men, en 1955, l’Amérique commence à être bouleversée par le 7 8 hommes & migrations I mouvement des droits civiques et on assiste à un réveil des consciences communautaires des minorités, des Noirs et aussi de ceux que les historiens et sociologues vont appeler les “white ethnics(10)”, c’est-à-dire les Américains blancs d’origine européenne, les descendants des immigrants irlandais, allemands, italiens, slaves… Ceux-ci revendiquent leur appartenance au groupe des Américains blancs et veulent se démarquer des autres minorités, noires et hispaniques entre autres, en ré-affirmant leur statut au sein du groupe blanc dominant et, pour ce faire, ils soutiennent les institutions américaines : dans la version de 1957, les jurés appartiennent à ce groupe. Par contre, le jury de la version de 1997 est multiculturel et multiracial. L’évolution dans la représentation des personnages est le signe que la seconde adaptation du script de Reginald Rose a pris une dimension ethnique, raciale même, qui tente de refléter le caractère multiculturel de la population américaine. Le juré n° 1, président du jury et arbitre des délibérations, est un Noir dans la version de 1997. La place de la communauté qu’il représente à l’intérieur de la société américaine est par conséquent reconnue puisque c’est lui qui va mener la discussion. 12 Angry Men de William Friedkin, 1997 © D.R. Le personnage du juré n° 9 révèle le souci du metteur en scène de représenter les diverses catégories de la population américaine.Dans le film de Sidney Lumet, c’est un vieil homme, affaibli physiquement, qui inspire le respect comme si son expérience l’avait doté d’une certaine sagesse. Il s’en tient aux faits mais, parce qu’il connaît le prix de la vie d’un homme, il est le premier à changer son vote sur la culpabilité de l’accusé. À la fin du film, on apprend qu’il s’appelle McCardle, ce qui peut nous amener à supposer qu’il a des origines irlando-écossaises.Dans l’adaptation de 1997, on peut se demander s’il n’aurait pas des origines juives, à cause de sa connaissance de la souffrance qui laisse penser qu’il a appartenu à une minorité I hommes & migrations brimée,voire que c’est un réfugié.Dans les deux cas, leur famille a connu l’expérience de la discrimination sociale et religieuse,d’où l’intérêt et la mise en avant d’éventuelles circonstances atténuantes en faveur du jeune accusé. Le poids des marqueurs identitaires La distance qui s’est créée entre les différentes vagues migratoires apparaît également dans la présence d’acteurs tels que James Gandolfini et Tony Danza, respectivement les jurés 6 et 7. Il n’est pas fait allusion aux origines de ces acteurs, mais tous deux parlent avec un fort accent de Brooklyn typique de la communauté italo-américaine du quartier, ce qui les distingue socialement et “ethniquement” des autres hommes appartenant au groupe anglo-américain (les jurés 3, 8 ou 12, entre autres). De plus, ces deux acteurs, très populaires aux États-Unis, sont associés à la communauté italoaméricaine à cause des divers rôles qu’ils ont interprétés à la télévision et au cinéma. Dans la version de 1957, le juré n° 6 est un homme d’une quarantaine d’années, appartenant à la classe ouvrière. Il est calme et le ton qu’il emploie est ferme sans être agressif. Dans la version de 1997, le personnage est beaucoup plus virulent et son attitude ferait même penser à celle des mafieux, image typique de l’Italien aux ÉtatsUnis, qui tentent de corrompre ceux qui les gênent. Dans la version de 1957, le juré n° 7 paraît très décontracté et s’intéresse plus au manque de confort de la salle, à la panne du ventilateur, qu’à l’enjeu de la discussion. Il est incarné par un homme d’une cinquantaine d’années, avec un chapeau révélant un statut social moyen, et il a l’accent de Brooklyn. Il aime tellement le jeu, c’est sa caractéristique principale,qu’il fait des cocottes en papier et prend le ventilateur pour un panier de basket. Alors qu’il lance une boulette en papier, celle-ci rebondit sur le visage du juré n° 9, un vieil homme qui le traite d’imbécile. Cette situation le rabaisse encore socialement. Cette scène n’existe pas dans l’adaptation de 1997 mais, comme le personnage est alors “ethniquement” marqué, l’effet est pratiquement le même. Au contraire, les jurés 8 et 12 ne connaissent guère de différences sociales entre la version de 1957 et celle de 1997. Le juré n° 12 appartient à la classe supérieure. Son monde est tellement éloigné de celui de l’accusé, que tant que les autres jurés ne le contraignent pas à participer au débat, il reste à l’écart, comme indifférent au sort du jeune homme. Il hésite longuement quant à sa culpabilité et change son vote à plusieurs reprises. Le juré n° 8, le meneur des débats, semble représenter un garde-fou contre les dysfonctionnements du système judiciaire américain. Aussi ne pouvait-il être incarné que par un personnage blanc (Henry Fonda en 1957 et Jack Lemon en 1997) d’une classe sociale respectable. 9 10 hommes & migrations I En revanche, les changements apportés dans le personnage du juré n° 5 sont très révélateurs. Dans la première version, c’est un homme presque apeuré. Quand le président lui donne la parole pour argumenter son vote, il préfère passer son tour. Dans l’adaptation de 1997, il demande s’il peut le faire. Le fait de poser une question le met dans une position subalterne par rapport aux autres. En outre, le personnage est joué par un acteur noir, ce qui accentue l’image d’une position sociale inférieure. Par contre, lorsque son expérience dans les quartiers mal famés peut servir à élucider l’affaire (il montre comment se servir d’un cran d’arrêt), il retrouve une certaine estime de lui-même recouvrant la place qu’il doit occuper en tant que citoyen à part entière de la société américaine. Dans tous les cas, les modifications dans la représentation des personnages certifient que finalement l’Amérique n’est pas une société sans classe ou “aveugle” face aux différences raciales comme elle le prétend(11). Rappelons que la décision de la Cour suprême dans l’affaire Brown contre Topeka adoptée en 1954, c’est-à-dire juste avant que le script de Reginald Rose ne soit écrit (en 1955), met fin à la ségrégation raciale aux Etats-Unis : la discrimination entre les hommes, quelle que soit leur “couleur”, devient donc illégale. Construire la figure de l’autre Tout au long des débats, les jurés font une distinction entre “eux” et “nous”, “they” et “we”. Aujourd’hui, on ne saurait comprendre la situation sans se référer aux écrits de Andrew Greeley. Dans Why Can’t They Be Like Us?(12), Greeley soutient que les traits culturels, politiques, sociaux, en un mot, ethniques, du groupe des “they” devraient se transformer pour ressembler à ceux des “we”, modèle anglo-américain pour les minorités. De plus, c’est en opposant le “eux” au “nous”, c’est-à-dire en insistant sur leurs divergences, que chacun des groupes peut mieux se définir. C’est la raison pour laquelle le juré n° 3 veut se démarquer du jeune accusé qui appartient à une classe sociale défavorisée. Il s’efforce de montrer que lui appartient à la société blanche et a réussi socialement.Les différences sociales comme les différences ethniques et raciales sont, en fait, au cœur des délibérations du jury. Elles témoignent du maintien des préjugés au sein des débats comme au sein de la société américaine. De façon comparable, le juré n° 10 insiste sur les caractéristiques sociales et, implicitement, sur les origines étrangères de l’accusé qui représentent un danger pour la nation américaine.Dans la version de 1957,il s’agit d’un homme d’une soixantaine d’années, qui se mouche constamment, peut-être pour montrer un certain malaise à faire partie de ce jury. Il dévoile progressivement ses opinions intransigeantes, dont le point d’orgue est un monologue au cours duquel il tente de convaincre les autres I hommes & migrations 12 Angry Men de William Friedkin, 1997 © D.R. jurés de leur erreur de penser que l’accusé est innocent, et ses propos, fondés sur des préjugés, sont tout à fait racistes. Dans l’adaptation de 1997, l’effet dramatique est renforcé par le fait que le juré est un Noir. Comme il divise la population en deux catégories de personnes, “we” contre “they”, ce dernier groupe comprenant ceux qu’il nomme “les ignorants” qui représentent une menace et qu’il faut soumettre, son argumentation paraît complètement déplacée, même si cette fois c’est de la part d’un membre d’une minorité, ce qui fait penser aux positions extrémistes des militants des Black Muslims. D’ailleurs, il se veut impitoyable et son jeu est plus agressif que dans la version précédente. Ce type de changements confirme que, d’une adaptation plutôt psychologique en 1957, on est passé à une adaptation politique du script de Reginald Rose : “Ces gens-là, ce sont des menteurs-nés. Enfin, y a qu’à les regarder. Ils sont pas comme nous. Ils pensent pas comme nous. Ils agissent pas comme nous. Par exemple, il leur en faut pas beaucoup pour zigouiller quelqu’un. C’est vrai, bon Dieu, tout le monde sait ça […]. Ils sont violents ! La vie humaine, ça veut pas dire la même chose pour eux que pour nous […]. La famille ? Ils en ont rien à foutre ! ils se reproduisent comme des bestioles […]. Ces gens-là nous envahissent ! Ce gosse, là, sa race, elle est en train de se multiplier cinq fois plus vite que nous […]. Ils sont contre nous, ils nous détestent, ils veulent nous éliminer […]. Ils vont nous bouffer(13).” 11 12 hommes & migrations I Une vision critique de la société américaine Ces arguments résonnent comme ceux des nativistes qui se sont propagés à la fin du XIXe siècle et qui s’élevaient contre la présence des nouveaux immigrants originaires des pays d’Europe du Sud et de l’Est et contre l’immigration asiatique et mexicaine, arguments qui soulignaient les différences génétiques entre les groupes, entre les Anglo-Américains, “nous” et les groupes dits inférieurs, “eux”, pour réclamer l’arrêt de l’immigration aux Etats-Unis(14). En fait, Twelve Angry Men reprend ces préjugés, qu’ils soient raciaux ou sociaux, pour dénoncer les inégalités pourtant condamnées dans la société américaine depuis l’adoption de la Déclaration d’indépendance. Ironiquement,le juré n° 11,qui est le plus représentatif de la présence des immigrants aux États-Unis, est sûrement le juré qui défend avec le plus de ferveur le système judiciaire américain bien qu’il ne soit pas né américain, comme si le “eux” était passé du côté du “nous” : “J’ai toujours cru que dans ce pays, on avait le droit d’avoir ses opinions. [...] Nous avons une responsabilité. Ce qui m’a toujours paru formidable, en démocratie. […] Nous avons été appelés à décider si un homme est coupable ou innocent. Un homme dont nous n’avions jamais entendu parler. Nous n’avons rien à gagner, ni à perdre avec ce verdict. C’est notre force. C’est pour cela que nous ne devons pas en faire une affaire personnelle(15).” C’est un étranger mais il est fier d’être aux États-Unis. Il a assimilé les valeurs de l’Amérique, il s’est fait naturaliser et il est prêt à défendre le système américain. On peut d’ailleurs interpréter son exaltation par le fait qu’en tant qu’immigré d’Europe centrale, il a peut-être fui son pays pour des raisons politiques. On peut cependant s’étonner que ce juré soit joué par un acteur d’origine hispanique très connu, Edward James Olmos.Le fait d’être hispanique ou d’Europe centrale serait-il symboliquement identique si l’on considère que les hommes appartenant à ces groupes font partie d’une vague migratoire minorée, que ce soit dans l’Amérique du début du siècle ou dans les années quatre-vingt-dix ? Les origines de l’acteur ne contredisent pas l’intention du metteur en scène de dénoncer les préjugés ethniques, mais le changement d’origine de l’acteur actualise la situation. Pour souligner cette “mise à jour”, Friedkin a modifié certains détails de la vie quotidienne et du décor par rapport au script : lorsqu’il est fait mention de sommes d’argent,c’est comme si le metteur en scène avait pris en compte les effets de l’inflation entre les années cinquante et quatre-vingt-dix. Le couteau que l’accusé est censé avoir utilisé coûte six dollars dans le texte de Reginald Rose comme dans la version de Lumet. Dans celle de 1997, son prix est fixé à vingt-cinq dollars. Certains aspects du décor de la salle dans laquelle le jury délibère (mobilier,toilettes) ont été “modernisés”. C’est sûrement dans un souci de rendre la situation plus crédible pour son public que Friedkin a transposé certains éléments dans le contexte des années quatre-vingt- I hommes & migrations dix, tandis que certains autres rappellent que l’action se passe dans les années cinquante.La vétusté de la décoration et de certains détails (le ventilateur notamment) ou l’attitude du juré n° 10, clin d’œil au mouvement des droits civiques, contrastent avec l’intention de représenter le jury comme un microcosme de la société de la fin du XXe siècle. Faille ou intention de brouiller les pistes pour rendre son propos plus universel, il y a un flottement entre les deux époques ; dans les deux cas, la dénonciation reste acerbe : le jury n’est-il pas “en colère” ? En somme, le script de Twelve Angry Men est suffisamment flexible pour permettre plusieurs interprétations et le recours à des acteurs aux caractéristiques aussi divergentes. Ces variantes sont possibles car les indications intertextuelles sont finalement nombreuses.Les sous-entendus prolifèrent et le texte a une valeur presque universelle pour défendre l’égalité devant la justice par-delà les préjugés sociaux et ethniques. Et force est de constater que pour Lumet comme pour Friedkin, il s’agit de montrer que la société américaine doit respecter ses promesses et rester une société démocratique, libre et multiculturelle. Notes 1. Twelve Angry Men de Sidney Lumet, Orion-Nova, 1957; Twelve Angry Men de William Friedkin, MGM Worldwide Television, 1997. 2. Toutes les citations sont issues de Reginald Rose, Twelve Angry Men, London, Methuen Drama, 1996. Cette édition nous sert de référence car c’est cette version qui se rapproche le plus des textes reproduits dans les deux adaptations filmiques. Traductions en français issues de L’Avant-scène, adaptation de Guedj Attica et Stephan Meldegg, 1er octobre 1997, n° 1015, p. 5. 3. Guedj Attica et Stephan Meldegg, idem, p. 11. 4. Guedj Attica et Stephan Meldegg, idem, p. 9 5. Twelve Angry Men de Sidney Lumet, Orion-Nova, 1957; Twelve Angry Men de William Friedkin, MGM Worldwide Television, 1997. 6. Guedj Attica et Stephan Meldegg, idem, p. 41. 7. John Kenneth Galbraith, The Affluent Society, New York, Houghton Mifflin Company, 1958. 8. Guedj Attica et Stephan Meldegg, op. cit., p. 10. 9. Bureau du recensement, Washington D. C., 1991. 10. Voir par exemple Rudolph Vecoli, “European Americans From Immigrants to Ethnics”, in International Migration Review, winter 1972, vol. 6, n° 20, pp. 403-434, et Humbert Nelli, From Immigrants to Ethnics : The Italian American,. New York, Oxford University Press, 1983. 11. Voir la Constitution américaine et l’opinion dissidente du juge Harlan lors de l’affaire Plessy contre Ferguson en 1896. 12. Andrew Greeley, Why Can’t They Be Like Us?, New York, Institute of Human Relations Press, 1969. 13. Guedj Attica et Stephan Meldegg, op. cit., p. 31. 14. Voir Madison Grant, The Passing of the Great Race or the Racial Basis of European History, New York, Charles Scribner’s Sons, 1916 ; Lothrop Stoddard, Racial Realities in Europe, New York, Charles Scribner’s Sons, 1924. 15. Guedj Attica et Stephan Meldegg, op. cit., pp. 14 et 24. 13