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Villes et Cinémas
CIN 1021

Mes commentaires sur la structure de ce travail de recherche
sont directement intégrés au texte.

Le choix du sujet est celui de l’étudiant(e), il a fait l’objet d’un
examen préalable. (projet et bibliographie de 2 pages approuvés
quelques semaines avant l’échéance finale)

Bibliographie courte mais très bien exploitée, l’étudiant(e) a lu
et intégré et/ou critiqué tout ce qu’il/elle mentionne et indique
comme sources bibliographiques

Aucune faute de français, de syntaxe, de grammaire.

Cette copie fut une des meilleures reçues en fin de session, elle
s’est méritée la note de 48 sur 50.
Sue, d'Amos Kollek : le nouveau visage de la perdition urbaine
travail présenté à
madame Delphine Bénézet
Université de Montréal
le 19 avril 2004
Le film Sue, tourné aux États-Unis en 1997 par le réalisateur d'origine israélienne Amos
Kollek, raconte la déchéance d'une belle New-Yorkaise entre deux âges qui, après avoir perdu
son emploi de secrétaire juridique, n'arrive pas à retrouver un travail décent et en vient à être
expulsée de son appartement. Il a été diffusé à la télévision et à l'étranger sous le titre Sue Lost
in Manhattan. Le titre original, centré sur une figure féminine, désigne d'emblée la perspective
intimiste du cinéaste, d'autant mieux qu'il ne donne que le prénom de l'héroïne, et encore sous
la forme d'un diminutif, mais le second titre, plus explicite, est également intéressant en ce
qu'il inscrit cette figure dans un espace déterminé, Manhattan, qui l'englobe et la menace à la
fois. Introduction synthétique réussie qui, en quelques lignes, donne les
grandes lignes directrices de l’intrigue et justifie le choix du film par
rapport au sujet du cours
Unissant le thème de la ville à celui de la perdition, il est fidèle à une longue tradition
cinématographique, tant européenne qu'américaine, et fournit une piste d'interprétation
intéressante aux récepteurs éventuels de l'œuvre. Dans un texte où il se penche sur «la
conurbation comme lieu du crime et de perdition»1, François Niney évoque la récurrence d'une
telle combinaison, entre autres dans le cinéma allemand des années vingt, où la femme joue
des rôles pour le moins stéréotypés et où s'affrontent les univers antithétiques des riches et des
pauvres :
Putain au grand cœur ou vamp fatale sont la double incarnation du double jeu de la ville
mangeuse d'hommes […]. Le décor de la grande ville, avec sa grande vie, apparaît
comme une figure nouvelle de la séduction (vamp, lumières, vitesse, foule, music-hall) et
le haut lieu (ou plutôt le bas-fond) de la misère du peuple, arraché au milieu de vie
«naturel», précipité dans la déchéance.2
Usage de référence bibliographique judicieuse puisqu’elle permet
de situer le film dans une perspective historique et esthétique
Comment le film de Kollek, très actuel, se situe-t-il par rapport à cette configuration
classique? On verra que sa représentation de la ville, loin d'être manichéenne, déconstruit les
oppositions, les nuances en explorant leurs frontières, les synthétise même. C'est un
personnage de femme, alliant la vulnérabilité avec la séduction, qui est cette fois victime de la
ville. Ni vraiment prostituée ni vraiment femme fatale (sauf peut-être à elle-même), elle tient
pourtant en partie de ces deux «incarnations». On observe le même flou et la même
perméabilité entre les classes. Dans le New York de la fin du XXe siècle, «ville de tous les
1
«Cité radieuse et ville de perdition», dans François Niney (dir.), Visions urbaines : Villes d'Europe à l'écran,
coll. «Cinéma/Singulier», Paris, Centre Georges-Pompidou, 1994, p. 22.
2
Op.cit., p. 17.
contrastes»3, la misère guette tout le monde, et une employée de bureau bon chic bon genre,
qui s'habille avec élégance, habite un appartement bien décoré et fréquente les musées, peut
rapidement se retrouver devant rien. Sue explore le troublant envers du rêve américain, axé
sur la mobilité sociale et la réussite rapide, et montre qu'il est beaucoup plus facile de
dégringoler l'échelle que de connaître une ascension fulgurante. On l'aura deviné : la perdition
dont il s'agit ici n'a rien à voir avec une quelconque forme de corruption morale. Elle est plutôt
d'ordre économique, spatial (au sens large) et existentiel. Ce sont ces trois grands axes qui
guideront la présente analyse.
Plan du travail annoncé de façon efficace et claire
La perdition économique de Sue s'opère dans un contexte sociohistorique de grande
instabilité, alors qu'un capitalisme outrancier, favorisé par des politiques néolibérales, impose
ses diktats aux États-Unis et ailleurs. New York, plus que toute autre grande ville, et
spécialement le quartier de Manhattan, obéissent à ce mouvement et contribuent à le propager,
à tel point qu'ils en sont devenus les symboles. Après une période de marasme, les vingt
dernières années ont été marquées en effet par un redressement spectaculaire de la métropole
américaine, qui s'est taillé une place de choix dans l'économie nationale comme dans
l'économie mondiale, toutes deux en expansion. Cet essor s'est accompagné d'une
transformation profonde du marché du travail, bouleversé par la révolution technologique, et
ses répercussions s'avèrent difficiles à contrôler. Catherine Pouzoulet4 résume ainsi la situation
:
New York donne toutes les apparences, à la veille de l'an 2000, d'une ville en pleine
renaissance, mais singulièrement démunie pour résoudre les tensions résultant de sa
reconversion économique en place financière internationale.
Paradoxalement, la priorité donnée aux activités de services dans cette tertiarisation de
l'économie, où le secteur industriel est relégué au second plan, ne garantit pas un sort plus
enviable aux cols blancs. Comme le souligne François Weil5, bien que le quartier d'affaires de
Manhattan emploie plus de deux millions de personnes, leurs perspectives d'emploi sont
moins rassurantes qu'avant :
Le secteur tertiaire […] n'échappe pas au phénomène de spécialisation qui affecte
l'industrie : la révolution technologique des communications encourage la sous-traitance
ou la mise en réseau de tâches auparavant centralisées. Même lorsqu'ils ne quittent pas
New York, les sièges sociaux des grandes firmes emploient moins de cols blancs que par
3
Catherine Pouzoulet, New York : Construction historique d'une métropole, coll. «Les essentiels de la civilisation
anglo-saxonne», Paris, Ellipses, 1999, p. 114.
4
Ibid.
5
Histoire de New York, Paris, Fayard, 2000, p. 277-278.
le passé : il n'est pas rare que les opérations routinières soient délocalisées, tandis que les
activités novatrices et spécialisées dans les domaines juridique, commercial ou financier
gagnent en importance. En d'autres termes, l'univers des cols blancs gagne en souplesse
et en flexibilité ce qu'il perd en certitude.
Dans une ville où les impératifs liés au profit passent avant tout le reste, ceux qui ont du mal à
s'adapter à cette nouvelle dynamique sont rejetés. Privée de son emploi, Sue est refoulée vers
la marge du système économique de la ville, sur lequel sont inévitablement basés les rapports
sociaux. Les questions du travail et de l'argent, omniprésentes dans le film, influent donc
constamment sur ses relations avec les autres personnages.
Parce que le cours ne se concentrait pas sur une métropole en
particulier, ce paragraphe est utile. Il donne des informations
spécifiques sur le milieu choisi par le cinéaste et permet de situer la
protagoniste dans cet environnement réaliste et contemporain
Plusieurs séquences significatives rendent son exclusion perceptible. La scène
d'ouverture en est le prototype. Sue, assise en face de Stanley, le gérant de l'immeuble où elle
habite depuis douze ans, se fait rappeler à l'ordre : elle se trouve en retard de trois mois sur
son loyer, bien qu'elle n'ait jamais eu de problème à le payer auparavant. L'homme fait valoir
sans ambages qu'elle a de la chance de n'avoir à débourser que 400$ par mois pour un
appartement dont il serait possible de demander le double, ce qui constitue une référence
claire à l'un des effets pervers de la «renaissance» de la ville : la montée en flèche du coût du
logement. La caméra montre l'héroïne de dos, les épaules légèrement affaissées, sous un angle
qui permet d'abord de voir son interlocuteur. Puis, au moment où l'avertissement, entamé sur
le mode amical, se précise, elle se déplace latéralement, de telle façon que le gérant est
désormais caché par la chevelure bouclée de Sue. L'attention se fixe alors nécessairement sur
le corps de celle-ci encaissant le discours de l'autre et anticipant ses répercussions. Elle
acquiesce nerveusement, tandis que la voix de Stanley prononce les paroles les plus difficiles
à entendre («On fait des affaires, pas la charité!»). Ainsi, dans cette scène exemplaire,
l'aliénation de l'héroïne est-elle signifiée avant même que l'on ait pu voir son visage.
Cette section démontre de façon magistrale par un exemple
analysé avec précision comment la protagoniste est exclue de la
norme ; ceci est un trèsbon exemple de comment intégrer une analyse
de séquence dans l’argumentation générale du travail
Sa recherche d'emploi infructueuse donne lieu à d'autres scènes semblables. Durant ses
entrevues avec les divers responsables des ressources humaines qu'elle rencontre au fil de sa
quête, la caméra ne montre pas davantage les deux interlocuteurs. Ces échanges sans
contrechamp donnent l'impression d'un dialogue non pas de sourds, mais d'êtres aux points de
vue (aux sens littéral et figuré) inconciliables : la réalité de l'autre est occultée tout au long de
l'entretien, et l'on devine sans avoir nécessairement besoin de la voir la frontière physique et
psychologique du bureau, qui introduit une délimitation claire entre celui ou celle qui détient
le pouvoir et la postulante, en position de quémandeuse bien malgré elle. Sue patine sous le
regard de la personne qui l'interroge, soumise à son jugement ou, au contraire, on donne à voir
le sourire de commande, artificiel, indifférent ou méprisant, de son vis-à-vis. Même jeu de
contrastes en ce qui a trait aux voix : une légère hésitation dans celle de Sue révèle son
malaise, tandis que le ton dubitatif d'une femme plus jeune qu'elle lorsqu'elle s'enquiert de ses
études en psychologie et en danse moderne indique de manière évidente qu'un tel parcours
n'est pas assez conventionnel. Hypocrisie sociale et formules stéréotypées («Oui, nous vous
recontacterons.») sont de mise dans toutes les séquences. Même lorsque Sue décroche enfin
un emploi, le traitement est identique : l'entrevue est négligemment menée par un jeune
homme qui prononce difficilement son nom de famille, Kalinowski (c'est d'ailleurs à ce
moment qu'on l'entend pour la première fois dans le film), et la reluque en disant qu'elle a tout
ce que l'entreprise requiert de ses employés. Dès lors, on ne s'étonne pas qu'elle soit licenciée
peu après, sans la moindre explication, et doive libérer son bureau séance tenante. Cette
procédure expéditive et sentant l'improvisation – elle apprend la nouvelle du jeune homme qui
l'a embauchée, celui-ci s'étonnant un matin de la trouver à son poste alors qu'elle devrait déjà
avoir reçu un avis de licenciement – correspond apparemment à la nouvelle conception des
rapports professionnels et s'accorde avec l'atmosphère impersonnelle du lieu de travail luimême : une collègue anonyme œuvrant dos à Sue, à l'arrière-plan, ne se retourne même pas
pendant cette courte séquence. Les démarches de l'héroïne, après ce répit temporaire, la
mènent toujours plus bas. Ayant décroché une place de serveuse dans un petit restaurant, elle
doit essuyer les commentaires d'une cliente désagréable. Ce sera sa dernière incursion dans le
monde du travail avant la démission complète. De ces expériences pénibles ressort une
critique du néo-libéralisme et de ses corollaires : nouveau statut de l'employé, jetable sans
préavis, et absence d'un filet social sur lequel on puisse compter lorsqu'on a le malheur de se
trouver au chômage.
D’autres exemples moins développés montrent la récurrence de ce
thème et la validité de l’argument
Cette première forme de l'exclusion de Sue a son pendant spatial : le territoire urbain
joue un rôle d'autant plus important dans le film qu'il en est l'un des enjeux principaux par le
biais de l'appartement. Espace intérieur coquet, bulle protectrice aux éclairages tamisés,
l'appartement est le lieu du confort et de l'intimité, mais aussi celui de la solitude. Le
découragement progressif de Sue s'y exprime librement (à l'extérieur, au contraire, elle
continue à sauvegarder le plus longtemps possible l'apparence de la normalité, se tenant très
droite, vêtue d'un imperméable sobre, la tête souvent couverte d'un fichu et portant parfois
aussi des lunettes de soleil). C'est chez elle qu'elle laisse sa posture traduire son accablement.
Dans une scène d'ivresse, le mouvement de la caméra contribue lui aussi à le rendre en
donnant d'elle une vision extérieure particulièrement saisissante : après un plan sur une
fenêtre, l'objectif plonge vers le plancher, suit le tapis, découvre la table du salon, une
bouteille, sa main cherchant un verre de vin, et la montre finalement en diagonale, affalée sur
le canapé. L'appréhension des lieux par le bas, qui en dévoile progressivement l'état, la
fragmentation et la position du corps, la musique lancinante d'un saxophone, tout suggère la
fatigue et la chute. Il reste néanmoins que la déchéance du personnage est généralement
atténuée par le joli décor qui l'entoure (tout au plus une ampoule brûlée non remplacée sur une
applique murale la trahit-elle au détour d'une séquence). Tant que Sue a accès à ce refuge qui,
comme ses vêtements, la rattache à la normalité, sa marginalisation demeure réversible. La
majeure partie du film couvre cette période de sursis que décrit bien Franck Garbarz6 :
Centré autour du personnage d'une jeune femme en train de sortir du système, le film se
situe dans cet entre-deux ténu, presque insaisissable, à la lisière entre inclusion et
exclusion.
Usage bien senti d’une critique sur le film, après une analyse
personnelle et détaillée de la scène choisie, l’étudiant(e) ne fait
pas ici que recopier la critique, elle se l’approprie et la
personnalise
Dans la mesure où l'appartement de Sue est son rempart le plus solide contre la perdition,
l'éviction est l'événement crucial qui fait tout basculer. La menace brandie au début du film,
malgré tous les efforts que déploie le personnage pour la conjurer, finit par s'accomplir. De la
même façon que dans le monde du travail, la chute s'effectue encore là par degrés successifs.
L'ultime abri de Sue, aussi précaire et transitoire que son dernier emploi, est un hôtel miteux
où elle échoue avec deux valises et sa télévision, vestige unique et encombrant de son
naufrage mobilier 7. La séquence qui la montre dans une chambre, assise par terre et étalant
6
«De A à Z notes sur les films : Sue perdue dans Manhattan», dans Positif, no 452, octobre 1998, p. 65.
L'objet n'est pas neutre si l'on se fie à cette observation d'Annie Goldmann à son sujet : «La perte du sens du
monde va de pair avec l'abondance des images qui envahissent de plus en plus notre vie quotidienne, ces images,
au lieu de le rendre plus présent l'éloignent au contraire davantage. Plus les images envahissent notre univers et
plus elles risquent de se substituer au réel, qui finit par devenir lui-même images. Ce n'est pas un hasard si, dans
les films de Wenders et dans Stranger than paradise, le poste de télévision – souvent vide – est toujours présent
7
autour d'elle quelques photos et cartes postales auxquelles elle tient, est l'occasion d'un
nouveau trajet significatif de la caméra, qui met cette fois-ci l'accent sur l'aspect misérable de
ce chez-soi de fortune. La pièce, une fois encore, est balayée par le bas, et l'on inventorie la
télévision éteinte, les valises, un lavabo et un mur taché de moisissure. L'impression produite
est celle d'un enfermement dans un espace restreint, assailli par les bruits menaçants de
l'environnement immédiat : des cris de femme dans une pièce voisine font sursauter Sue. Puis,
les dernières séquences du film portent à croire que celle-ci est finalement à la rue; cependant,
seuls ses gestes tremblotants, l'absence de maquillage et une écharpe de laine autour de sa tête
au lieu du fichu habituel suggèrent ce changement de statut8. Bref, la dégringolade de Sue n'a
rien de spectaculaire. Elle s'accomplit par étapes, dans la plus grande discrétion, ce qui la rend
encore plus poignante.
Certes, Sue est rejetée vers l'extérieur, mais cet extérieur n'est pas dépeint comme un
enfer. Chez Kollek, l'expérience urbaine a un caractère double, la ville se caractérisant à la fois
par la séduction qu'elle opère et par son âpreté; son film tient autant de la déclaration d'amour
que du constat désespéré. Sue elle-même, venue à New York pour y trouver «quelque chose de
nouveau et d'un peu plus excitant», témoigne de cette ambivalence fondamentale. «Je suis
accro à cette ville», confie-t-elle à Ben, un jeune et bel amant de passage qui lui offrira la
possibilité de transformer son existence. «Souvent, je me dis que n'importe où ailleurs ce
serait mieux qu'ici. Mais où est-ce que je retrouverais un tel niveau de bruit?» Ce lien essentiel
qu'entretiennent le personnage et la ville de New York peut faire songer aux films de Woody
Allen et de Martin Scorsese. De ce point de vue, le Manhattan de Sue occuperait une position
intermédiaire entre la «ville à échelle humaine» du Manhattan d'Allen et la «jungle asphaltée»
du Taxi Driver de Scorsese9, en ce que New York y apparaît comme un lieu idéal et
impitoyable, où le meilleur et le pire se côtoient. Ici l’étudiant(e) fait habilement
le lien entre deux films de la filmographie obligatoire et le film
dès qu'on se trouve dans une ville. […] Malgré la surabondance des informations qui caractérise notre époque, il
y a une déréalisation du réel.» (L'Errance dans le cinéma contemporain, Paris, Henri Veyrier, 1985, p. 122)
Ainsi, Sue avoue plus tôt dans le film qu'elle craint de devenir «zombie» à force de rester seule chez elle à
regarder la télévision, mais Kollek ne la montre jamais rivée devant son appareil. Le fait qu'elle choisisse
d'emporter celui-ci dans sa déroute est un signe tangible et cruellement ironique de son aliénation.
8
Annie Goldmann, en analysant le film Wanda, de Barbara Loden, relève le rôle important que joue le vêtement
dans le phénomène de la marginalité féminine : «Le vêtement masculin n'a pas la même connotation que celui de
la femme; il ne subit pas la même usure, sociale et symbolique, et ne renvoie pas à un processus de classement
dans la collectivité. L'aspect extérieur de Wanda est très important car il indique très strictement sa position dans
le groupe : la pauvreté. Sa négligence vestimentaire la situe immédiatement socialement : la marginalité pauvre.»
(op. cit., p.44) Sue, à l'inverse de Wanda, est difficile à classer, dans la mesure où ses vêtements ne trahissent pas
sa déchéance.
9
Les deux expressions sont empruntées à un texte de Patricia Kruth, «The Color of New York : Places and
Spaces in the Films of Martin Scorsese and Woody Allen», dans ?, p. 77.
qu’il/elle a choisi, elle en profite aussi pour positionner son analyse
par rapport à un texte critique du recueil Sous le regard de Kollek, la ville est
parfois froide ou carrément hostile, mais rarement inesthétique. À peine quelques détails
visuels rappellent-ils le malaise urbain : une poubelle, un conteneur à déchets, un graffiti
isolés. Un seul personnage de sans-abri immédiatement identifiable en tant que tel apparaît
dans le film10. On peut voir là une nécessité contextuelle. Le New York de la fin des années 90
est celui de l'administration Giuliani, ville «nettoyée» dont la façade trompeuse camoufle les
inégalités, de telle sorte qu'on voit beaucoup moins qu'avant les problèmes de la grande ville,
gommés comme s'ils n'existaient plus. Catherine Pouzoulet11 écrit à ce sujet :
En 1997, la campagne de réélection du maire de New York, Rudolph Giuliani, a suscité
une intense couverture médiatique d'un New York métamorphosé, florissant, qui avait
réussi à maîtriser la criminalité et même à insuffler un peu de civilité à ses habitants
jusque-là réputés pour leur agressivité. […] la candidate démocrate Ruth Messinger
déclara que sa véritable défaite, et avec elle, celle de tous les citoyens, avait été son
échec à se faire entendre dans les médias pour battre en brèche le discours de
communication de l'administration Giuliani. Cette image urbaine sans faille n'avait-elle
pas occulté l'autre facette de la gestion du maire républicain : réduction des services
publics, traitement punitif des pauvres, démantèlement du Welfare, absence de politique
sociale du logement, dégradation du système scolaire…
Il reste que les plans de Kollek et l'omniprésence du blues dans la trame sonore de Sue
contribuent de manière importante à l'esthétisation de la ville dans le film. Manhattan y forme
une sorte d'écrin mettant en valeur la beauté de l'actrice Anna Thomson. De nombreux plans
rapprochés permettent de capter les diverses expressions de son visage; la caméra s'attache
également très souvent à son corps, érotisé par des décolletés plongeants. Charme raffiné,
apprêté, intemporel et vulnérable à la fois : c'est la femme qui est filmée dans la ville, et les
10
Cette quasi-absence est troublante compte tenu de cette donnée statistique, dont Xavier Delcourt fait état dans
un article intitulé «Cherche appartement…» : «En 1980, Manhattan comptait déjà 36 000 sans-logis. Et les asiles
offraient moins de 4 000 lits…» (Autrement, no 39 : New York haute tension, avril 1982, p. 188) L'ouvrage de
Weil, plus récent, mentionne l'aggravation du phénomène : «Les écarts économiques et sociaux ne cessent […] de
s'accroître au cours des années 1980 et 1990, car l'enrichissement important des uns (surtout lié à la spéculation
boursière) et modéré des autres s'accompagne de l'appauvrissement de tous les exclus du système économique.
La montée très spectaculaire du nombre de New-Yorkais sans domicile fixe ou encore le renouveau de la
tuberculose en constituent des indices inquiétants.» (op. cit., p. 287-288)
11
Op. cit., p. 122-123.
caractéristiques de l'une deviennent indissociables de celles de l'autre12. Résumé clair et
reformulé d’une critique que l’étudiant(e) utilise pour appuyer son
argumentation, preuve de son honnêteté intellectuelle (il/elle ne
plagie pas, elle reconnaît l’origine de cette idée), preuve aussi de son
sens de la synthèse et d’une recherche bibliographique sérieuse Les
déambulations de Sue dans le quartier qu'elle aime la mènent souvent au parc, havre de
tranquillité au milieu de la rumeur ambiante, dans les restaurants, les bars, au cinéma ou au
lavoir du coin. On la voit arpenter les trottoirs, traverser la rue, prendre le métro. Dans tous les
cas, le Manhattan de Kollek est celui de son personnage. Il est par conséquent horizontal, et
une seule séquence, où Sue, brouillée avec Ben, fume sur son balcon à l'aube alors qu'on
entend en bas le bruit des klaxons, donne une vague idée de sa dimension verticale. On
pourrait voir là un contrepoint des scènes de toit idylliques auxquelles nous a habitués le
cinéma d'Allen13 : l'histoire d'amour douloureuse de Sue est avant tout celle de son corps à
corps avec Manhattan. La romance avec Ben, elle, est vécue au niveau du sol. Lorsque Sue
réintègre le marché du travail, le temps de quelques séquences très joyeuses, la ville (re)
devient légère, cadre complice de la relation amoureuse et terrain de jeu privilégié, la rue étant
tout à coup présentée comme un espace d'insouciance et de liberté; un montage rapide et une
musique gaie correspondent à ce retour du plaisir de vivre. Le caractère euphorique ou
dysphorique de l'expérience urbaine dépendrait donc essentiellement du statut économique du
personnage.
Une scène de bousculade digne du New York d'avant Giuliani interrompt brutalement
la trêve. Un homme en veston-cravate que Sue heurte par inadvertance lui crie de regarder où
elle marche et l'insulte, la renvoyant à une existence précaire (le départ de Ben pour un mois et
la perte du nouvel emploi suivront immédiatement après). D'autres figures de citadins
antipathiques peuplent le film. Représentants de la norme, c'est-à-dire pressés, individualistes
12
L'analyse esthétique d'Olivier Joyard est à cet égard particulièrement intéressante : «À la disparition du corps
filmé par la réduction à l'extrême de son champ d'action – Sue devenue invisible, écrasée par le monde à la suite
d'un échec, professionnel ou sentimental – s'oppose, presque en alternance, un mouvement contraire. Celui de
l'effacement total du monde alentour au profit de ce même corps qui en reçoit et en porte tous les flux : la
souffrance et l'extase, la lumière et l'ombre, l'agitation du réel – rues, personnages surmenés – et le silence. Par
moments, Sue semble récupérer l'éclat du soleil sur un parc, les couleurs d'un appartement bien décoré, d'un bar,
ou bien s'approprier forces et faiblesses d'un personnage, jusqu'au point où elle seule va les détenir. L'on ne voit
alors plus rien d'autre qu'elle. Le monde disparaît, ou bien Sue. Mais dans les deux cas, tout dépend de Sue.
Celle-ci reste un objet fixe, point de départ et d'arrivée de chaque événement.» («Sue à la lumière d'Anna
Thomson», dans Cahiers du cinéma, no 531, janvier 1999, p. 43)
13
«[R]ooftops are urban equivalents to hills; they are places for trysts and romances […]», écrit Patricia Kruth
(art. cit., p. 75).
et mesquins, ils font ressortir ce que le comportement urbain de Sue a de différent du leur. Si
celle-ci ne regarde pas toujours où elle va, c'est qu'elle préfère flâner, «observe[r] les gens» et
«fai[re] de nouvelles rencontres». Lorsqu'elle parle avec humour aux inconnus, elle est de
plain-pied avec eux; les frontières sociales ou ethniques ne semblent pas exister pour elle. Elle
apparaît dès lors comme une désaxée aux yeux de ceux qui, mieux intégrés qu'elle au système,
cautionnent les mœurs de la cité dans ce qu'elles ont de plus standardisé et de plus
conformiste. Les scènes où elle est, malgré ses bonnes intentions, victime de l'agressivité des
gens la confrontent brutalement à sa solitude, et laissent croire qu'il n'y a pas de place à New
York pour elle, ni pour sa manière originale d'appréhender la ville.
La perdition de Sue dans Manhattan est, par-dessus tout, existentielle, et les thèmes de
la solitude urbaine, de l'anonymat et de l'incommunicabilité tiennent une grande place dans
l'œuvre. L'absence de liens familiaux comme de liens amicaux de longue date prive le
personnage du secours des réseaux de solidarité traditionnels. Introduction en
quelques lignes des idées centrales qui vont présider à la rédaction de
cette partie de l’argumentation La mère de Sue, qui vit dans une maison de retraite
à Portland, est atteinte de la maladie d'Alzheimer et ne peut plus parler normalement à sa fille
depuis des années : la scène où celle-ci, ivre et désespérée, essaie de la joindre par téléphone
et prie finalement l'opératrice de discuter quelques minutes avec elle est l'une des plus
dérangeantes du film. Pour ce qui est des autres personnes que Sue a pu connaître par le passé,
elles forment une masse indifférenciée dont aucune figure ne se détache, et l'héroïne résume la
situation de manière lapidaire lors d'une conversation au lavoir: les gens perdent contact, ils
ont des enfants, une famille, ils trouvent du travail et partent «habiter ailleurs»14. Les seules
possibilités d'intersubjectivité sont donc celles qu'offre la ville. Espace d'antagonismes lorsque
les tentatives de fraternisation se soldent par un échec, elle permet parfois également que des
complicités, voire même des rapports d'entraide, se nouent. Il existe en effet deux dérivatifs à
la solitude de Sue, tous deux dépendant essentiellement du hasard des rencontres : ses
contacts épisodiques avec des gens du voisinage et ses aventures sexuelles.
14
Cette analyse sommaire de Sue cerne avec justesse la réalité démographique de son quartier, si l'on en croit
Xavier Delcourt : «L'enrôlement massif des femmes dans la grande armée de libération du salariat a réduit en
miettes, à Manhattan, les vestiges de la famille nucléaire, repoussée vers les banlieues.» (art. cit., p. 186) On
trouve un constat analogue chez Weil : «New York, et surtout Manhattan, devient plus qu'à aucun moment dans
son histoire une ville de gens jeunes et souvent célibataires. La reprise économique des années 1980 et 1990
renforce encore le magnétisme de la nuit new-yorkaise, sur laquelle règnent désormais les milliers de jeunes gens
qui s'enrichissent le jour dans le monde des affaires, les «yuppies» (Young Urban Professionals). Restaurants,
lieux à la mode et boîtes de nuit, souvent éphémères, se succèdent, répondant à une demande croissante de
distractions plus nouvelles et plus fortes.» (op. cit., p. 310) Dans cet environnement, il n'est pas étonnant que Sue
s'inquiète de son âge et s'attende, comme elle le dit elle-même, à «finir vieille fille».
Les chemins de deux autres marginaux, particulièrement, croisent le sien. Le premier,
Willie, est un vieil homme noir désargenté mais digne qu'elle rencontre au parc et qui lui
demande de lui montrer ses seins. La deuxième, Lola, est un personnage dur dont la trajectoire
tragique préfigure de manière frappante la sienne. Lasse des petits boulots, elle est entrée dans
l'illégalité, pillant des banques et des clubs vidéo, et représente la face sombre, sordide, du
système, à laquelle Sue n'est pas en mesure de s'identifier plus qu'à l'autre. Elle essaie sans
succès de se faire une amie de Lola malgré la distance qui les sépare. Alors qu'en apparence
tout les oppose (le contraste entre les vêtements élégants de Sue et ceux, plus voyants, de Lola
se double d'un contraste langagier, cette dernière s'exprimant de manière franchement
vulgaire), leurs situations respectives présentent une parenté indéniable. Lola est attristée par
la mort de sa grand-mère, qui vient de succomber à une pneumonie. Qui plus est, on vient de
la chasser de son logement, mais elle crâne en prétendant que c'est un soulagement. Elle aussi
a connu des jours meilleurs et est en difficulté pour la même raison que Sue : elle a perdu son
emploi d'hygiéniste dentaire. C'est d'ailleurs au moment de la conversation où elle raconte cela
à Sue que la caméra, au lieu d'alterner de l'une à l'autre, se met à les filmer toutes les deux en
plan moyen, soulignant le rapprochement. Leur dialogue contient par ailleurs la seule
référence directe du film à la politique. À Lola qui dit avoir perdu son emploi lorsque Clinton
s'est fait réélire, Sue demande ce que cet événement a à voir avec son boulot: «Rien du tout»,
répond l'autre, «mais c'est juste… c'est là que c'est arrivé. Mais j'm'en fous». Bien que Sue ne
semble pas provenir d'un milieu défavorisé, elle n'est guère plus politisée, et ne cherche pas
davantage à rattacher ce qui lui arrive à la conjoncture générale. Lors de sa rencontre avec
Ben, elle lit le journal dans un café tout en déclarant qu'on y raconte «toujours les mêmes
bêtises», et il la désarçonne en lui demandant pourquoi, dans ce cas, elle le lit. Lola et elle
affichent en fait la même résignation blasée par rapport au domaine public, dès lors que le
contrôle de leur propre vie leur échappe15. Le destin de la première permet à Kollek d'explorer
une variante populaire, plus misérable encore, de celui de la seconde : Lola, prostituée et
droguée, connaît une mort violente vers la fin du film. Elle ne fait que passer dans la vie de
Sue, dont l'impuissance à l'atteindre et à la secourir ne fait que mettre en évidence la précarité
15
Annie Goldmann, lorsqu'elle décrit le corpus retenu pour son étude sur l'errance dans le cinéma contemporain,
observe chez les personnages une attitude analogue : «Nous verrons que ces films étudiés ici se caractérisent eux
aussi par une absence de l'Histoire […] et une dissolution de la conscience du sujet. Cependant, ils vont encore
plus loin. Non seulement l'Histoire est évacuée, non seulement le sujet n'est plus souverain, mais surtout, le
monde n'obéit pas à une fonction rationalisée, n'est pas perçu comme «rationalisable». Au contraire : il est devenu
complètement vidé de sens et, plus radicalement encore, la recherche de sens ne présente même plus d'intérêt.»
(op. cit., p. 16)
des relations humaines. De même, Willie, que Sue revoit à quelques reprises et avec qui elle
entretient un rapport véritablement chaleureux, cesse un jour de venir au parc.
Les aventures de Sue, quant à elles, fournissent l'occasion d'une réflexion sur les
rapports entre ville et féminité. Annonce claire du sujet du paragraphe à
venir Les relations du personnage avec les hommes sont marquées au sceau d'une liberté
sexuelle assumée, exempte de tout sentimentalisme. Son attitude de camaraderie désinvolte
cache néanmoins une grande fragilité, nourrie par des déceptions accumulées et le rêve étouffé
d'un amour plus durable. Elle évoque devant Ben la misère sexuelle et le vide affectif qui sont
les siens : elle apparaît désabusée d'avoir trop souvent fait l'amour avec des hommes qui ne lui
plaisaient pas, avoue que des avortements à répétition et la prise excessive de médicaments
l'ont rendue stérile… Le film dresse un portrait assez sombre de la condition des citadines. On
y fait la part de la violence masculine, dont Sue n'est pas directement victime mais
simplement spectatrice. C'est son double, Lola, qui la subit : le couple qu'elle forme avec
Eddi, son amant et possiblement son meurtrier, est le seul qu'on donne à voir si l'on excepte
celui de Sue et de Ben. Le thème connexe de la prostitution est récurrent. Encore une fois, il
est abordé par l'intermédiaire de Lola, mais Sue, à l'hôtel, se montre amicale avec un second
personnage de prostituée. Elle-même, lorsqu'elle est accostée par Willie, puis par un gaffeur
ahuri de passage à New York qui la prend pour ce qu'elle n'est pas et s'informe de ses tarifs,
s'avoisine dans le regard des hommes à la figure de la putain. Les deux scènes donnent même
lieu à une tentative de marchandage qui se termine par le refus de toute forme de rémunération
: Sue, surprise ou insultée, puis momentanément tentée par l'idée de régler ses problèmes
pécuniaires en recourant à cette solution, tombe sur des hommes sans le sou à qui elle finit par
offrir gratuitement ce qu'ils désirent. Séductrice sympathique et désintéressée, elle se révèle en
cela fort éloignée du stéréotype cinématographique de la femme fatale tout en se distanciant
de celui de la putain. La question de l'argent la rattrape toutefois constamment, même dans ses
amours avec Ben. Elle est, incidemment, le prétexte de leur rencontre – Sue trouve par terre
un dollar appartenant à Ben et le lui rend; plus sérieusement, celui de leur rupture – Sue,
honteuse de sa situation, fuit l'amour de Ben plutôt que de tout lui avouer et de perdre sa
dignité en lui demandant son aide. Ce faisant, elle se prive elle-même de la chance de vivre
une intimité véritable. En cette période de postféminisme, la reconnaissance officielle de
l'égalité des sexes n'a, à l'évidence, pas tout réglé. Hors du modèle conventionnel, la femme
moderne et émancipée n'est pas nécessairement heureuse. Ayant, selon ses propres mots,
«résisté à l'institution du mariage», Sue a avec les hommes des rapports problématiques, et le
prix de sa liberté est particulièrement élevé. Habile mise en contexte et rappel de
la situation politique et culturelle des femmes
Ben n'est pas le seul personnage avec qui l'héroïne ait des échanges plus profonds qu'à
l'habitude. Une autre figure d'adjuvant à l'esprit positif est celle de Linda, étudiante en
psychologie qui s'intéresse à Sue et lui propose de lui prêter de quoi régler sa dette.
Malheureusement, la force centrifuge qui les éloigne de Sue au moment où elle a le plus
besoin d'être secourue ne fait qu'accentuer sa solitude : Linda, qui entreprend un doctorat, doit
partir pour la Californie; Ben s'éloigne pour aller travailler quelque temps en Inde, et c'est
pendant son absence que Sue est expulsée. De toutes ses rencontres avec les autres ressort
finalement la même difficulté à créer des liens durables et à entretenir des rapports humains
véritablement intimes dans une ville où l'on est sans cesse confronté à son propre anonymat.
Sue en est venue à douter qu'on puisse s'intéresser à elle au point de retenir son nom de
famille, et seuls Linda et Ben réfutent son pessimisme en manifestant le désir de le connaître.
Ces deux figures mises à part, les personnages du film semblent obéir à une sorte d'éthique
urbaine implicite que Sue accepte sans se révolter et dont elle assume assez passivement les
conséquences : New York est un lieu où chacun doit survivre par ses propres moyens et se
débrouiller seul avec ses problèmes; la générosité et le désintéressement, s'ils dépassent les
limites habituelles, y suscitent l'incrédulité et la gêne, dans la mesure où de tels
comportements y sont anormaux (au sens d'étrangers à la norme). Généreuse elle-même, Sue
n'est de fait pas prête à accepter la générosité des autres avant d'être aux abois.
Il est significatif que Linda et Ben soient tous les deux en partance pour des lieux très
éloignés, géographiquement et symboliquement, de New York; ils sont conscients de
l'existence d'autres horizons, contrairement à Sue. C'est particulièrement vrai de Ben, qui n'est
pas originaire de New York et arrive tout droit du Minnesota au moment où Sue fait sa
connaissance. Avant de connaître son prénom, elle l'appelle d'ailleurs ainsi pour le taquiner. Le
surnom de «Minnesota» le désigne comme étranger à son univers, ce qui n'est pas
nécessairement péjoratif, du moment où il revêt parallèlement à ses yeux un aspect sain (il ne
fume pas, et elle le trouve «malin» de ne pas avoir pris cette habitude). Le regard initial de
Ben sur la ville de New York, qui, comme il le dit lui-même, «fait ressortir tout ce qu'il y a de
plus méchant en [lui]», n'est de toute manière pas très flatteur. Bien qu'on soit tenté de le
prendre au début pour un personnage fermé et agressif, il témoigne finalement d'une grande
ouverture d'esprit. À son retour de voyage, il cherche en vain Sue et tombe sur elle par hasard
au moment où elle revient chercher son courrier à son ancien appartement. Pour justifier son
absence, elle lui fait croire qu'elle était, elle aussi, partie à l'extérieur : son mensonge ne fait
que souligner son enfoncement désespéré dans la ville, dont elle se révèle ultimement
prisonnière. Ironie du sort, le discours de Ben, enthousiasmé par l'Inde, où il a entrevu «la
multitude d'options que la vie nous offre», contraste cruellement avec sa propre situation. Elle
tourne en rond, hantant les lieux familiers de son existence d'avant, de plus en plus
dépossédée de son territoire. Suit une scène nocturne de désorientation où elle capitule et
appelle Linda à l'aide d'un téléphone public. Derrière elle, on ne perçoit que des lumières
floues et des bruits de circulation, la ville ne semblant plus lui offrir le moindre point de
repère. Cette séquence où la perdition de Sue s'accomplit au sens propre comme au sens figuré
précède immédiatement celle de sa mort, qui survient en plein jour dans le parc qu'elle a
l'habitude de fréquenter. Elle tente une dernière fois de lier conversation avec un jeune garçon
en patins à roulettes qui l'a accrochée au passage. Le thème de cet échange anodin de quelques
phrases à peine est encore celui de l'appartenance et de l'identification à la ville de New York
et au quartier de Manhattan, dont elle veut savoir s'il lui plaît. Elle s'affaisse quelques instants
plus tard, complètement anonyme, comme le souligne le plan final, qui la montre à distance,
assise, la tête renversée, sur le banc où elle vient d'avoir un malaise. Quelqu'un, plus loin,
passe sans la remarquer dans une allée16.
Le concept d'«isolation», qu'utilise François Niney17, pourrait être appliqué à la
situation de l'héroïne de Kollek, en ce que le film est régi par une dynamique paradoxale
d'exclusion et d'enfermement. Au mouvement de l'éviction, qui rejette Sue de l'intérieur vers
l'extérieur, correspond l'impossibilité mentale de sortir de la ville, qui se referme sur elle
comme un piège. Ce phénomène est exacerbé par le fait que le territoire qu'elle arpente est
circonscrit non pas à New York en son entier, mais seulement à l'un de ses quartiers, dont les
possibilités se rétrécissent de plus en plus jusqu'à la séquence finale du film. Manhattan est un
piège aimé et détesté où Sue reste enfermée de son propre gré et aussi parce qu'elle ne peut
pas faire autrement, parce qu'il lui est impossible de concevoir un ailleurs où se retrouver.
16
Annie Goldmann constate une évolution au cours des années 60 et 70 en ce qui concerne le dénouement des
films de vagabondage. Alors que, dans les années 60, la mort brutale est l'issue de la randonnée, «l'appareil
répressif […] supprim[ant]» généralement les héros, il en va autrement par la suite : «Dans les années 70, la
société occidentale devient plus permissive. […] Cette permissivité entraîne une certaine cohabitation entre les
marginaux et le monde qu'ils rejettent; il n'y a pas d'agressivité mais indifférence réciproque. Le monde les
ignore, c'est pourquoi il n'y a pas de mort brutale. Celle-ci est remplacée par une sorte de mort lente […].» (op.
cit., p. 118) Cette analyse peut être appliquée à Sue, à ceci près que, dans ce film des années 90, c'est l'héroïne
qui est rejetée par le monde, et non l'inverse.
17
Op. cit., p. 21.
Territoire urbain de perdition à l'attrait irrésistible, il suscite chez elle une dépendance, du
même ordre que celles qu'elle entretient envers la sexualité, l'alcool et la cigarette.
Conclusion resserrée, efficace et critique
Bien que le film de Kollek ne soit pas polémique (la critique sociale y demeure sousjacente), il fournit une excellente illustration des problèmes qui affectent le quotidien des
habitants des grandes villes modernes depuis une vingtaine d'années. Sue est prise dans un
mécanisme déréglé qui la dépasse. Elle ne voit devant elle aucune porte de sortie, et un tel
constat est en lui-même assez éloquent. Le regard particulier que pose Kollek sur la ville et
sur l'expérience urbaine s'apparente par là à celui de certains jeunes cinéastes français
engagés. L'appellation de «nouveau réalisme intérieur», employée par René Prédal pour
définir leur approche18, pourrait tout aussi bien convenir à la sienne. Son film a d'ailleurs été
salué par la critique française. Olivier Joyard19 le pose en modèle à imiter, critiquant par la
bande le caractère bavard ou appuyé de certaines œuvres hexagonales à la thématique
analogue (elles comptent vraisemblablement parmi celles qui représentent la nouvelle
tendance identifiée par Prédal) :
[…] le film dépasse le statut de simple portrait d'une miséreuse – sexuelle ou
économique – comme le cinéma français nous en sert à l'envi. Il construit un grand
personnage de femme. La solitude et la déchéance se trouvent enfin figurées par autre
chose que des déclamations rageuses. Le mouvement de l'œuvre les justifie et les mène
vers un état de quasi-abstraction.
Franck Garbarz20, pour sa part, perçoit dans le film une intention détonnante, voire subversive:
De manière fort salutaire, il nous arrive parfois des Etats-Unis des films qui tranchent
brutalement avec une production majoritaire, consensuelle, élevant et confortant
l'Amérique au rang de nation conquérante et bienfaitrice de l'humanité. Très loin des
grotesques et néo-fascisants Independence Day, Air Force One et Armageddon, qui
présentent les Etats-Unis comme un pays monochrome et unanimement rassemblé autour
de la figure d'un chef charismatique, Sue ose mettre le consensus national en question.
Gageons que Kollek ne s'en défendrait pas…
18
Le Jeune Cinéma français, coll. «Nathan Cinéma», Paris, Nathan, 2002, p. 74. Le troisième chapitre de
l'ouvrage s'intitule précisément «Vers un réalisme intérieur : un cinéma de l'intime».
19
Art. cit., p. 43.
20
Art. cit., p. 64.
Bibliographie
Xavier Delcourt, «Cherche appartement…», dans Autrement, no 39 : New York haute tension,
avril 1982, p. 182-188.
Franck Garbarz, «De A à Z notes sur les films : Sue perdue dans Manhattan», dans Positif, no
452, octobre 1998, p. 64-65.
Annie Goldmann, L'Errance dans le cinéma contemporain, Paris, Henri Veyrier, 1985.
Olivier Joyard, «Sue à la lumière d'Anna Thomson», dans Cahiers du cinéma, no 531, janvier
1999, p. 42-44.
Patricia Kruth, «The Color of New York : Places and Spaces in the Films of Martin Scorsese
and Woody Allen», dans ?, p. 70-82.
François Niney, «Cité radieuse et ville de perdition», dans François Niney (dir.), Visions
urbaines : Villes d'Europe à l'écran, coll. «Cinéma/Singulier», Paris, Centre GeorgesPompidou, 1994, p. 14-22.
Catherine Pouzoulet, New York : Construction historique d'une métropole, coll. «Les
essentiels de la civilisation anglo-saxonne», Paris, Ellipses, 1999.
René Prédal, Le Jeune Cinéma français, coll. «Nathan Cinéma», Paris, Nathan, 2002.
François Weil, Histoire de New York, Paris, Fayard, 2000.