Sacré
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1 Sacré, fichu, foutu, maudit, etc. : de drôles d’adjectifs ! Catherine Schnedecker Université Marc Bloch, EA 1339, LILPA/Scolia Notre étude portera sur les adjectifs sacré, satané, maudit, fichu, foutu, dans leur emploi d’épithète antéposée, qui n’ont pas, à notre connaissance fait l’objet d’une attention linguistique soutenue. Quatre raisons expliquent ce désintérêt. Premièrement, le niveau de langue que reflèteraient ces adjectifs est réputé « populaire » ou « familier » par les dictionnaires. De ce fait, leur emploi est, sinon stigmatisé, du moins marginalisé. Deuxièmement, ils apparaissent comme relativement synonymes les uns des autres si l’on en juge les dictionnaires (cf. également (1a-b)) : Sacré : fichu, foutu, satané (TLFi) Maudit : damné, fichu, sacré, satané (TLFi) Foutu : bon dieu de, fichu, putain de, vache de (TLFi) Satané : damné, maudit, fieffé, sacré, diable de, putain de (TLFi) 1a)Ces sacrées bottes … elles sont très difficiles … elles glissent mal (Mirbeau, Journal, TLFi) 1b) Ces (maudites+satanées+fichues+foutues) bottes … elles sont très difficiles … Troisièmement, ces adjectifs seraient, selon J.-C. Milner (1978, 209), dépourvus d’autonomie référentielle et n’auraient pas de sens précis, même si, comme l’a montré récemment J. GirySchneider (2005), ils sont, dans certains cas, passibles d’une double interprétation « affective » (cf. 2) ou « intensive » (3) dépendant de conditions syntaxiques et lexicales bien mises en lumière par l’auteur : 2) Cette fichue fièvre ne diminue pas (d’après J. Giry-Schneider, 2005) 3) Léo a une fichue fièvre (ibid.) Enfin, ces adjectifs ne ressortissent pas aux catégories adjectives reconnues (qualificative vs relationnelle), ne s’employant pas (4a), sinon avec un sens différent, en fonction d’attribut (4b), ne se laissant ni graduer (4c) ni coordonner avec des adjectifs « prédicatifs » (4d) : 4a) Ces sacrées bottes sont difficiles 4b)#Ces bottes sont sacrées 4c)*Ces très sacrées bottes sont difficiles 4d) *Ces sacrées et jolies bottes sont difficiles Partant de là, notre objectif sera triple. Nous appuyant sur un corpus extrait de la base Frantext (19-20ième siècle) ainsi que sur des exemples fabriqués, nous commencerons par détailler les particularités de ces adjectifs au plan morpho-syntaxique et sémantique (tous, à l’exception de satané, sont formés sur un participe passé et devraient à ce titre se postposer ; ils sont réfractaires à certains déterminants (5-6) et à certaines expansions (7) ; ils se montrent diversement compatibles avec divers types de N (8 à 12)) : 5) *Le sacré Pierre est encore en retard (J.C. Milner, 1978, 209, son ex. 5.15.c) 6) *J’ai deux sacrés amis 7) *Ces sacrées bottes difficiles à porter 8)*Paul a connu un sacré bonheur 9) Paul ressent une (sacrée+*fichue) (joie+tristesse) 10) Paul a montré une sacrée (patience+*impatience) 11) ?Paul est un (sacré+fichu+foutu) quinquagénaire 12) Paul a une sacrée grippe vs *un sacré cancer Cela nous permettra, dans un second temps, de revenir sur les conditions de leurs interprétations « affectives » vs « intensives » proposées par J.Giry-Schneider (art. cit.) et de 2 montrer i) qu’elles dépendent avant tout des types de N adjacents à ces adjectifs et ii) qu’elles sont un effet de leur « sens ». Troisièmement, nous essaierons de démontrer quelle est leur teneur sémantique propre en nous appuyant, d’une part, sur leurs environnements syntaxiques et discursifs particuliers dont nous décrirons les caractéristiques en temps voulu, et, d’autre part, sur leurs origines. La plupart d’entre eux viennent en effet de jurons (p.e. sacré nom de Dieu !) dont le rapport avec les verbes performatifs est probable — du moins nous en faisons l’hypothèse — (je vous conjure au nom de Dieu de…). Dans cette hypothèse, nous montrerons que ces adjectifs sont des formes affadies/affaiblies, à des degrés divers, de jurons, mais que, suivant le principe de persistance mis en évidence par les théoriciens de la grammaticalisation, il en subsiste des traces, responsables, pour partie, des effets d’intensification qu’ils provoquent ainsi que des contraintes qui pèsent sur leurs emplois (p.e. maudit est en perte de vitesse dans l’usage et moins fréquent avec des noms propres que sacré, dont les emplois de ce genre sont les plus étendus dans le temps, les moins « marqués » d’une certaine façon et les moins sélectifs sur les N adjacents). Nous espérons ainsi contribuer à la description d’une famille d’unités adjectives marginale et encore méconnue et d’éclairer ainsi, dans une perspective synchronique et diachronique, le comportement sémantique propre à chacun de ses membres. Bibliographie indicative AUSTIN J.L. (éd. 1970) Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil. BACHA J. (2000) L’exclamation. Approche syntaxique et sémantique d’une modalité énonciative, Paris, L’Harmattan. BENVENISTE E. (1974) Problèmes de linguistique générale (tome 2, chap. 18) Paris, Gallimard. CAHIERS DE PRAXÉMATIQUE 34 (2000) L’interjection en français, Montpellier, Univ. P. Valéry. DRESCHER M. (2000) « Eh tabarnouche ! c’était bon ». Pour une approche communicative des jurons en français québécois, Cahiers de praxématique 34, 13-160. GIRY-SCHNEIDER J. (2005) Les adjectifs intensifs : syntaxe et sémantique, Cahiers de lexicologie 86/1, 163-178. GOES J. (1999) L’adjectif entre nom et verbe, Bruxelles, Duculot. HUSTON N. 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