Le projet ou l`élaboration cognitive du besoin.

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Le projet ou l`élaboration cognitive du besoin.
Éducation permanente, 86, 1986, 29-39
Le projet ou l’élaboration
cognitive du besoin.
DENTS PELLETIER.
Denis PELLETIER est professeur titulaire au Département de counseling et d’orientation de la Faculté des sciences
de l’éducation à l’Université Lavai de Québec.
Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je passe mon temps à ouvrir des livres. J’en parcours la table des matiè
res. Parfois certains titres de chapitre retiennent mon attention. Je lis quelques lignes et puis je laisse tomber.
Cela fait des semaines que je me comporte de cette manière. J’ai, chez moi, des dizaines de bouquins abandon
nés ici et là, et qui sollicitent un peu d’ouverture, un peu de lumière. Je suis moi-même comme mes livres, trop
fermé, trop seul, trop dépendant de quelqu’un d’autre pour m’ouvrir. Serais-je à ce point désabusé.
N’aurais-je vraiment aucun intérêt à quoi que ce soit? Non, pourtant. Je me sens tout au contraire poussé par
quelque chose ou plutôt vers quelque chose. Je me sens en démarche de recherche, une recherche sans objet.
Je m’en vais quelque part sans pouvoir débusquer la partie de moi qui semble savoir beaucoup mieux que moi
où je dois aller.
Et puis, la nuit dernière, j’ai fait un rêve. J’étais au milieu d’une pièce dénudée. Il n’y avait plus aucun livre. Les
rayons de ma bibliothèque.., complètement désertés. Je me trouvais silencieux au milieu de ce vide, avec le senriment d’être investi d’une mission. Je dois réaliser quelque chose. Mais quoi? Et puis, soudainement, j’ai com
pris. Ce que je cherchais depuis des semaines, c’était le livre que je n’ai pas encore écrit. Tout me parait clair
maintenant. Je ne puis me raccrocher uniquement à la pensée des autres. Je me dois, comme Descartes ou
comme le penseur de Rodin, de m’appuyer sur ma propre expérience. Dorénavant, je porte en moi un projet d’é
criture et je ne puis échapper à la responsabilité d’y donner suite.
Cette prise de conscience ravive en moi une excitation adolescente. Je me réconcilie avec une partie de moimême depuis longtemps abandonnée. Je me retrouve plus unifié, avec une volonté d’avenir que je ne soupçon
nais pas. Ma décision est facile à prendre. Elle s’impose d’elle-même. Je tiendrai un journal personnel. Et au fur
et à mesure de ma propre révélation, je saurai un peu mieux qui je suis, ce que je crois réellement, ce que je
sais être vrai pour moi. J’en arriverai ainsi à saisir ce qui me meut essentiellement, ce qui organise, pour ainsi
dire, intimement ma conception de la vie et de ce qui m’entoure. Et si, avec tout cela, je peux un jour constituer
une réflexion cohérente et lui donner la forme d’un livre, tant mieux. Mais de toute manière, je suis gagnant.
C’est moi-même que j ‘aurai rassemblé.
Maintenant je connais mon projet, pour tout dire, ma passion: l’écriture. Combien d’années il me faudra?
Qu’aurai-je à dire exactement? Quel succès j’aurai? Il me faudra procéder méthodiquement, d’une façon pra
tique et concrète. Je sais où aller. J’ai l’assurance d’avoir un but qui donne encore plus de sens à ma vie. J’ai
du temps et de l’espace devant moi.
Le lecteur aura compris que le témoignage qui précède n’est pas nécessairement véridique. Il se veut tout juste
une illustration de ce qu’est le projet personnel. Je dis “personnel” pour marquer le caractère subjectif d’une
pareille démarche. Il ne s’agit pas d’une décision que l’on prend à distance sur la base stricte des informations
“objectives” dont on dispose. Le projet, dont il est question dans cet article, résulte d’une émergence affective. Il
devient, dans ce contexte, la forme organisée de ce qui, dans son commencement, apparait à peine perceptible,
informe, ambigu, implicite. Le sujet se voit donc dans l’obligation de considérer des aspects, des impressions et
des états diffus. De là, pourra surgir la conscience claire d’un but à poursuivre ou d’une intention à réaliser.
L’exposé que je veux faire comprend deux parties, d’abord une analyse des principales caractéristiques de l’ex
périence, ensuite la présentation des diverses étapes au cours desquelles s’élabore cognitivement le besoin jus
qu’à devenir un projet.
L’expérience personnelle
L’expérience personnelle n’est pas ici l’accumulation d’un savoir. Quand nous disons d’une personne qu’elle a
de l’expérience, nous faisons appel à son passé. L’expérience qui nous concerne est la saisie immédiate, par le
sens, d’une réalité donnée. Ainsi, quand nous demandons à quelqu’un ce qu’il ressent actuellement à propos
d’un objet donné, nous lui demandons de se rapporter à son expérience, à son vécu, à sa manière personnelle
d’éprouver le monde. Cette expérience idiosyncrasique comporte trois caractéristiques qui ont un lien avec la
motivation intrinsèque du projet.
Première caractéristique : la subjectivité
Nous avons tous appris à nous méfier de notre subjectivité, car elle ne constituerait pas un moyen valable de
connaissance. Pour découvrir la réalité telle qu’elle est en dehors de nous, il faut adopter une approche qui fait
abstraction de ce que nous ressentons et de ce que nous désirons. Cette distanciation par rapport à l’objet d’in
vestigation a produit des effets importants dans le domaine de la science et de la technologie. L’analyse rigou
reuse des phénomènes nous a libérés de la superstition et de l’arbitraire. Elle a fourni à l’homme des moyens de
prévision et de contrôle sur son environnement, les preuves de son efficacité ne sont plus à faire. L’attitude scien
tifique a marqué à tout jamais notre approche de la connaissance.
Cela signifie-t-il, pour autant, que la subjectivité soit à proscrire et qu’elle n’ait pas sa raison d’être? Si la vie
consistait à connaître, il faudrait répondre par l’affirmative. Elle consiste à bien plus. Elle consiste à vouloir, à
aimer, à désirer, à sentir. La vie ne demande pas à l’être humain de se détacher de son environnement et de
prendre une position de spectateur. Au contraire, elle le pousse à participer à ce monde et à transformer la réali
té dans le sens de sa propre satisfaction. D’où l’importance, capitale pour lêtre humain, de se connaître et d’ap
profondir sa motivation. La subjectivité a pour raison d’être et pour fonction propre d’informer le sujet de sa rela
tion au monde et des buts qu’il tend à poursuivre.
La connaissance objective ne peut que fournir de l’information. Elle rend l’action efficace, mais ne produit pas
l’intention initiatrice. C’est précisément le rôle de la subjectivité que d’orienter l’être humain vers les objets qui
conviennent à son développement.
Deuxième caractéristique: la spontanéité
Quand l’être humain perçoit un objet, une personne, une situation, un événement, peu importe, il perçoit, non
seulement les caractéristiques de cette réalité, mais il en ressent quelque chose. Ce qu’il ressent l’informe de sa
relation à cette réalité. S’il est attentif à ce qu’il ressent, il sait que cette réalité lui fait peur, l’indigne, le fascine,
le rejoint et prend, dès lors qu’il en est conscient, la décision de se rapprocher de cette réalité, de la transformer
ou encore de l’éviter ou de la fuir.
Bien avant d’apprendre à décrire les choses qui l’entourent en les nommant, en les classant et en les signifiant
par des concepts, bien avant, l’enfant sait à propos de toute réalité, qu’elle lui plaît ou ne lui plaît pas. Il sait,
dans l’instant présent, ce qui lui manque et ce qu’il recherche. Cette connaissance subjective tient au fait que
toute chose a déjà fait l’objet d’une expérimentation. Si la chose présente n’a jamais été expérimentée, une chose
similaire l’a déjà été de toute façon, cela veut dire que la situation actuelle est influencée positivement ou néga
tivement par ce qui a été vécu déjà à propos d’elle ou d’une autre semblable. De ce fait, toute réalité se révèle
affective. Chaque aspect d’une situation comporte un passé agréable ou désagréable. Le sujet humain veut
rejoindre, dans le chassé-croisé des événements et circonstances, ce qui s’associe au plaisir qu’il a expérimen
té, et il tend à esquiver tout stimulus porteur d’une forme quelconque de désagrément.
Le caractère spontané de l’expérience vient du fait qu’on ne peut décider de la valeur positive ou négative de ce
qui arrive. On peut nier le sentiment qu’on a, mais personne n’a le pouvoir d’agir sur son ressenti autrement
qu’en l’inhibant. Autrement dit, on peut fermer sa fenêtre mais on ne peut changer le paysage.
Troisième caractéristique: la direction
L’actualité subjective d’une personne fait partie d’une histoire, une histoire faite d’expérimentation continue, de
plaisir et de déplaisir. Chaque événement qui arrive tend à prendre un sens en fonction de l’ensemble. Et chaque
élément, comme le saumon remonte à sa source, renvoie le sujet à son contexte. S’opère donc une sorte de géné
ralisation affective qui donne un sens plus large à la situation actuelle. C’est ainsi qu’une simple frustration ren
voie à des privations antérieures et qu’un manque actuel fait imaginer tout un avenir de plénitude. Il se produit
ce que Nuttin appelle l’élaboration cognitive du besoin. C’est grâce à ses fonctions mentales supérieures que l’ê
tre humain peut transformer ses besoins en intérêts, en valeurs, en buts, en projets et en accomplissements.
Cela revient à dire que l’expérience contient implicitement une direction générale à clarifier au fur et à mesure
qu’elle prend forme. Car, d’où viennent les buts que nous formons, sinon de ce processus par lequel ce qui est
immédiatement ressenti est symbolisé et rattaché à une perspective temporelle?
La formation du projet
Ce sont les études portant sur les choix professionnels qui nous fournissent les modèles sans doute les plus
complets sur la manière pour ainsi dire « naturelle » avec laquelle on arrive à constituer un projet. Des recher
ches effectuées depuis une trentaine d’années ont mis en évidence le caractère évolutif du choix professionnel.
Quand on observe des élèves du secondaire, on remarque que les plus jeunes expriment habituellement des
choix fantaisistes qui ne tiennent pas compte des données objectives, ni de l’information disponible, ni même de
ce qu’ils sont eux-mêmes. Les choix correspondent à des identifications, et traduisent l’estime qu’a l’adolescent
pour certains adultes et pour certains personnages fictifs proposés comme modèle. On peut constater que leurs
choix se justifient ensuite par l’intérêt qu’ils portent à certaines activités, et par l’importance qu’ils accordent (les
valeurs) à certaines formes de satisfaction. Viennent beaucoup plus tard les références aux facteurs de réalité,
aux contraintes extérieures et aux limites que posent les manques d’aptitudes et de compétence.
Des travaux menés en psychologie vocationnelle par Tiedeman et OHara ont permis de dégager un modèle
séquentiel du projet. C’est Donald E. Super [6] qui, toutefois, propose le paradigme le plus complet de ce qu’est
le processus d’orientation. Chaque période importante de vie pré-professionnelle et professionnelle implique la
réussite de quatre tâches développementales: l’exploration, la cristallisation, la spécification et la réalisation.
Autrement dit, les grands moments d’orientation supposent une démarche à quatre temps et chacun de ces
temps se produit dans une suite interdépendante, l’un étant accompli, entraîne le suivant et ainsi de suite.
La tâche d’explorer
Cette tâche consiste surtout à envisager les possibilités en elles-mêmes, sans l’impérieuse nécessité de considé
rer les contraintes et les facteurs de la réalité. Le premier temps d’un tel processus ne requiert aucune exigen
ce de réalisme. Il appelle au contraire à l’ouverture la plus large possible. Il s’agit d’un temps d’investigation qui
ne présume d’aucune solution. Cette exploration est un phénomène épistémique, selon l’expression même de
Berlyne, où domine la recherche de l’information et où s’exerce la production des hypothèses. Que ce soit dans
le contexte d’un problème à résoudre ou d’une décision à prendre, la tâche d’explorer exige, de la part du sujet,
le recours à l’imaginaire et à l’exercice du jeu de rôle. C’est en envisageant diverses situations hypothétiques,
c’est en procédant mentalement et non dans la réalité par essais et erreurs, c’est en adoptant une attitude de
tolérance face à l’incertitude dans laquelle il se trouve, que l’individu est en mesure de faire une mise à jour vala
ble des possibilités qui composent sa situation. Le caractère multidirectionnel et divergent de l’exploration nous
permet de déduire la présence sous-jacente de la pensée créative dans le processus d’orientation. Choisir, c’est
d’abord inventorier les possibles.
La tâche de cristalliser
La tâche de cristalliser implique, pour sa part, que l’individu se fasse une idée au moins générale de son éven
tuelle orientation. Sans arriver à concevoir un projet arrêté, il lui faut tout de même choisir un domaine géné
rai, une voie de solution qui laisse encore la place a beaucoup de possibilités, mais qui représente, toutefois, une
réduction par rapport à l’exploration initiale. De fait, il faut comprendre que les informations accumulées et que
les multiples hypothèses engendrées par les processus exploratoires ne sont pas sans créer une certaine confu
sion. On ne peut indéfiniment s’exposer à de l’information nouvelle. Il se produit donc un besoin de clarifier la
situation et de mettre de l’ordre dans les données, de sorte qu’apparaissent les principaux enjeux autour des
quels va se prendre la décision ou va se révéler le projet. Cette nécessité de mettre de l’ordre se traduit par une
recherche des ensembles et par des activités de catégorisation et de conceptualisation. Cela veut dire subjecti
vement que la personne en instance de recherche désire, à un moment donné, faire le point sur les possibilités
et sur les hypothèses qui ont été envisagées. De cette manière, elle dégage un portrait d’ensemble de sa situa
tion. C’est, de fait, un rassemblement de toutes ses tentatives autour de quelques points majeurs qui devraient
émerger de cet effort d’organisation et conduire à une conclusion qui pourrait être la suivante: le projet semble
se fonder sur tel genre de besoins plutôt que sur tel autre, l’objectif à poursuivre sera de cet ordre ou bien de
cet autre, la solution s’oriente dans cette voie générale ou dans cette autre.
La tâche de spécifier
La tâche de spécifier devient l’aboutissement logique des phases précédentes. Le sujet doit maintenant prendre
une direction qui tienne compte, à la fois de ce qu’il veut et de ce qu’il peut. Il s’agit, pour lui, de faire une syn
thèse de ce qui est désirable et de ce qui est probable. Un projet sera donc élaboré sur la base de tous ces fac
teurs à considérer. La décision implique, en premier lieu, que les buts poursuivis soient clairement définis. Cela
correspond à la nécessité, pour l’individu, d’identifier les valeurs qu’il poursuit implicitement. La spécification
l’oblige à être bien informé sur ce qu’il recherche. Il se peut que les objectifs souhaités soient en trop grand nom
bre. Il faudra, dès lors, déterminer ce qui est essentiel et prioritaire en désignant quels seront les critères qui
serviront de guide dans l’évaluation des possibilités. L’individu compare les possibilités entre elles du point de
vue de leur désirabilité. Il les compare ensuite du point de vue de leur probabilité d’occurrence de réalisation.
Jusqu’à quel point chacune des possibilités retenues est-elle compatible avec les aptitudes personnelles, avec la
situation économique, avec les contraintes matérielles, avec les exigences de l’environnement? La tâche de spé
cifier fait appel au réalisme du sujet, à la qualité de l’information dont il dispose, au jugement qu’il est capable
de porter et à la capacité qu’il a d’intégrer toutes ces formes d’évaluations et de comparaisons en une réponse
simple, en une solution élégante qui aura su tenir compte de la complexité de la situation.
La tâche de réaliser
Cette tâche consiste à faire passer finalement les intentions au plan de la réalité et de l’action. Cela veut dire des
démarches à faire, des procédures à suivre. La réalisation implique un engagement dans l’action et cela requiert
parfois que les derniers doutes sur son projet soient examinés et effacés. Tout en éprouvant de la certitude pour
son choix final, la personne qui décide doit élaborer des stratégies pour protéger sa décision. Elle doit même
concevoir des formules de rechange. L’étape de la réalisation fait appel au pouvoir d’anticipation de l’individu:
elle fait appel aussi à son sens pratique et à son souci du détail. Il vaut mieux avoir une idée moyenne qu’on
réalise qu’une idée géniale qu’on laisse dans le tiroir. C’est le moment décisif où la potentialité doit trouver son
actualisation.
On voit finalement que la formation du projet part d’une indétermination la plus grande possible pour aboutir
à une détermination la plus précise et la mieux élaborée possible. On voit aussi que ce processus fait le passa
ge entre le désir et la réalité, entre l’imaginaire indéfini et l’objet construit, unique, fini et existant.
L’interprétation opératoire du projet
Nous avons considéré, jusqu’à maintenant, le caractère séquentiel du projet. Nous savons qu’il fait appel à l’ex
périence du sujet et qu’il se déroule selon quatre temps bien défmis: l’exploration, la cristallisation, la spécifi
cation et la réalisation. Le projet évolue, en réalité, comme une résolution de problèmes et s’assimile également
à une démarche inductive de recherche, d’abord les observations, les possibilités, ensuite une mise en ordre,
une évaluation des options les plus importantes, la décision, puis la mise en oeuvre des opérations qui font pas
ser à l’acte. Jusqu’ici, rien de tellement original, sauf que les travaux de Pelletier et de ses collaborateurs ont pu
identifier des aspects proprement opératoires de cette séquence. Il se trouve, en effet, que l’étape de l’exploration
puise son dynamisme dans la pensée créative du sujet, dans son ouverture à considérer de multiples hypothè
ses, et que chacune des autres étapes s’inspire également de processus cognitifs tout à fait particuliers.
Étapes du projet et opérations mentales sous-jacentes.
(d’après Pelletier et collaborateurs).
Exploration
Cristallisation
Spécification
Réalisation
Pensée
Pensée
Pensée
Pensée
Créative
Conceptuelle
Èvaluative
Implicative
Découvrir
Organiser
Choisir
Agir
Information
Information
Information
Information
nouvelle
explicative
décisive
utile
Curiosité
Besoin d’ordre
Sens critique
Souci defficacité
Cette interprétation opératoire nous fait saisir la finalité propre à chacune de ces étapes. La pensée créative
découvre les possibles. La pensée conceptuelle organise les données en des ensembles généraux et abstraits sur
la base des ressemblances et des propriétés communes. La pensée évaluative départage, pour sa part, les pos
sibilités à considérer. Elle analyse, évalue, compare, hiérarchise, sélectionne et pose des jugements. Elle met en
valeur les moindres différences pour provoquer des choix. La pensée implicative, quant à elle, identifie les consé
quences pratiques, nomme les opérations à faire, prévient les obstacles et protège la décision. Chaque étape qui
fait partie de la formation du projet se trouve soumise, en réalité, à une logique interne qui lui fait traiter l’in
formation d’une manière spécifique. On a trop tendance à croire que l’information est toujours considérée à peu
près de la même manière. Pourtant, la vie quotidienne fournit de nombreux exemples où l’on peut remarquer
l’effet variable de l’information.
Il y a des moments où l’information s’ajoute simplement à notre répertoire de connaissances. Elle est reçue
comme une donnée nouvelle qu’il s’agit d’enregistrer et de rendre disponible au moment opportun. Ainsi le per
sonnage de notre récit. Il passe son temps à ouvrir et à fermer des livres. Il est en quête d’information nouvelle
su ce qui l’intéresse. Il découvre toutefois assez peu d’information qui vient s’ajouter à ce qu’il sait déjà. Il reste
pourtant disponible à l’expérience, curieux, tolérant lambiguïté, maintenant l’état de recherche.
Il y a des moments où l’information prend un caractère non pas additif, mais explicatif. Un certain nombre de
faits et d’observations qu’on arrivait mal à interpréter s’éclairent par une remarque, une lecture, un événement.
L’information arrive, pour ainsi dire, à point nommé pour organiser une situation, pour lui conférer la bonne
forme. Ainsi, tous ces livres dispersés trouvent leur explication dans le rêve du sujet. Son refus de lire devient
l’information qui donne du sens à des gestes incompréhensibles jusque-là. L’information prend un caractère
organisateur chez qui se trouve dans la confusion.
Il y a d’autres moments où l’information fait plaisir parce qu’elle vient appuyer une conviction, une préférence,
une valeur. Cet effet se traduit spontanément par l’approbation et par une expression du génie, « Cela me
réconforte beaucoup ». « C’est exactement ce que je voulais entendre ». « C’est toujours ce que j’ai pensé «. « Le contrai
re m’aurait surpris «. C’est l’effet que provoque, dans le récit, la reconnaissance du besoin d’écrire. Le sujet retro
uve une excitation toute adolescente, la prise de conscience vient confirmer la présence sous-jacente d’un choix
qui attendait sa sortie. Nous dirons de cette information qu’elle a un caractère décisif. Elle répond à un besoin
de prendre parti et de rompre avec les équivalences.
Disons, en quatrième lieu, que l’information prend parfois un caractère utilitaire. Elle est considérée utile dans
le contexte d’un projet qu’on réalise et d’une action qu’on exerce sur le milieu. Ce qui frappe alors, c’est le poten
tiel d’efficacité que comporte une information donnée. C’est pourquoi, à partir du moment où le sujet du récit veut
se consacrer à l’écriture, il ne manquera pas de considérer des informations sur le métier d’écrivain, sur la tenue
d’un salon du livre, la fréquentation de certains milieux par les gens de lettres. C’est d’ailleurs dans ce contexte
de la réalisation que s’acquièrent la formation professionnelle et la plupart des apprentissages pratiques.
L’interprétation opératoire du projet nous fait voir comment l’information est reçue et traitée différemment selon
l’état d’avancement où se trouve le sujet par rapport à une question donnée. Chaque étape fait appel fait remar
quable à un mode actif de la pensée. Que ce soit par la production d’hypothèses, par la formation de concepts,
par l’évaluation des possibilités ou par la planification des opérations à faire, le sujet s’affirme constamment
comme un sujet actif et responsable de tout le cheminement qu’il parcourt. Il peut, certes, consulter et obtenir
même l’avis d’experts, mais il n’en demeure pas moins celui qui traite cognitivement la situation et qui construit
le projet. L’interprétation opératoire définit en réalité les dimensions cognitives par lesquelles un sujet exerce
concrètement son autonomie. L’interprétation opératoire du projet fait en sorte que l’autonomie n’est pas une
vertu ni l’objet d’une éthique, mais bel et bien un ensemble de conduites cognitives toutes liées au traitement de
l’information et aux paradigmes heuristiques de la résolution de problèmes et de la prise de décision. Cette inter
prétation opératoire s’applique aussi bien à la formation à court terme qu’à la formation à long terme du projet.
Elle s’avère d’une grande utilité à quiconque veut faciliter la prise en charge de l’individu par rapport à son pro
pre devenir. Elle s’applique aussi bien à la consultation individuelle qu’à l’animation d’un groupe de travail. Elle
se révèle utile quelle que soit le contenu du projet: le choix d’une profession, la détermination d’un sujet de
thèse, la clarification des besoins de formation,.. peu importe. L’interprétation opératoire demande que le sujet
soit activé à chacune des étapes du projet selon le mode cognitif qui convient. Cela permet une intervention dif
férenciée et surtout efficace, assurant les passages qui mèneront le sujet jusqu’au bout du processus.
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Quelques conclusions en forme d’ouvertures
La notion de projet semble relever principalement d’une psychologie du moi, d’une psychologie humaniste qui
affirme le caractère intentionnel de l’être humain. En effet, il n’est pas seulement une réponse à un stimulus qui
le provoque, mais aussi un être qui agit sur son environnement. De ce point de vue, nous pouvons affirmer que
l’exercice du projet modifie les rapports de l’individu avec son milieu. La notion de projet ne peut être défini dans
le contexte d’un être seulement connaissant mais dans celui d’un être choisissant. Cela veut dire que l’infor
mation à traiter n’est pas seulement objective. Tout autant que les données de la situation extérieure au sujet,
doivent compter celles de sa situation intérieure, de ses affects, somme toute, de son expérience. Le projet se
trouve donc à la conjonction de l’objectif et du subjectif, dans la synthèse de la cognition et de la motivation.
La notion de projet contient dans ses dimensions opératoires des habiletés fondamentales qui pourraient faire
l’objet d’un programme éducatif. C’est pourquoi les savoir-faire psychologiques sont de plus en plus mentionnés
par les auteurs chercheurs comme des objectifs d’apprentissages éminemment valables. Il existe d’ailleurs, au
Québec, un programme d’éducation au choix de carrière s’étendant sur les cinq années du secondaire. De plus,
bon nombre de conseillers d’orientation, en France, font de l’éducation au choix leur principale activité profes
sionnelle. Il y a donc, un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, des programmes éducatifs visant l’ac
quisition d’une compétence personnelle de la part d’un sujet qui n’est ni soumis à l’autorité, ni dépendant de
l’expert, qui n’est pas non plus impulsif et seulement préoccupé par ses besoins, mais qui se veut l’intégration
de son désir et de la réalité, et qui introduit, dans sa motivation, une part de cognition qui la généralise, lui assu
re une durée, une stabilité, pour tout dire, une perspective temporelle.
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Le projet rend le sujet prévisible à lui-même et fait de lui-même un projet à réaliser.
D.P.
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