PW-PRADO_Etre e´tranger chez soi_tr.fr.Viana_2
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PW-PRADO_Etre e´tranger chez soi_tr.fr.Viana_2
Être étranger chez soi. La question de l’art face à la politique de la culture. Plínio W. PRADO Jr. Avant de commencer, un mot d’avertissement. Le texte qu’on va lire est composé de notes fragmentaires et préliminaires à une étude dont le but est de contribuer à réévaluer et à repenser la question de la culture entre nous. « Entre nous », cela veut dire : entre l’auteur et le lecteur / la lectrice, de même qu’entre ces derniers et les personnes qui auront pensé ou discouru sur cette question, à commencer par les noms propres cités au cours de ces pages. Que tout ceci, que toutes ces « instances » ne constituent pas à proprement parler un Nous, au sens essentiel ou substantiel du terme, que le « nous » exige ici des guillemets (même si ceux-ci ne seront pas systématiquement marqués dans le texte) — voilà qui constitue le point de départ de ces notes et se trouve évidemment au cœur de « notre » question. Le premier principe qui sous-tend notre méthode, consiste à poser la question de la culture en termes de faits de langage. Il s’agit à notre sens de la manière la plus rigoureuse et la plus radicale d’aborder cette question aujourd’hui, notamment parce qu’elle évite le recours habituel à des entités suspectes telles que « caractère », « essence », « identité », « sujet » (Nous), etc. Pourtant, ce principe n’a de sens que s’il est lui-même compris à la lumière de la sévère révision que le XXe siècle a imposé à la conception traditionnelle du langage. C’est dans cette perspective que la notion de diversité des jeux de langage, élaborée par Wittgenstein, orientera notre méthode d’approche. Il ne sera certainement pas possible, dans l’espace de ces pages, de faire la démonstration et de persuader le lecteur / la lectrice de l’importance des jeux de langage pour aborder à nouveau la question de la culture. Qu’il nous soit permis de limiter notre propos à deux observations. En premier lieu, on ne manquera pas de remarquer, dans ce qui suit, une affinité inattendue mais fondamentale entre la conception de la diversité des langages et la disparité des formes de culture qui, 1 dans un contexte comme celui de l’histoire du Brésil, structurent la formation d’une société dite « sans tradition » (« entité amérindienne-afro-luso-latino-américanoanglo-franco-etc. », disait Mário de Andrade). Plus précisément, la notion d’indétermination de l’« agir-selon-la-règle », élaborée par la philosophie des jeux de langage (mais déjà développée, tout diversement certes, dans l’analyse kantienne du jugement), nous donnera la possibilité d’une réévaluation complète du motif décisif de toute culture « sans tradition » : celui de la relation équivoque, instable, « floue » entre la norme et la conduite ; relation vécue d’ordinaire parmi « nous » avec un certain mal-être (par ceux qui déplorent l’incongruité, la discordance) ou interprétée comme un signe de « flexibilité » culturelle (par ceux qui célèbrent la culture de la ruse, de la fourberie1). 1 « Fourberie » traduit ici le nom malandragem. À vrai dire, le mot brésilien est difficilement traduisible, car il contient un éventail de nuances sémantiques, sédimentées historiquement, dont la valeur va du sens dépréciatif au sens positif, voire laudatif, et en font un véritable idiotisme. On peut dire que le nom condense à lui seul tous les paradoxes de la culture dite « sans tradition », aux prises avec la frontière incertaine entre l’éloge de la rouerie et les ravages de la délinquance (passée aux puissants notamment, dans les affaires, la politique, les finances). Contentons-nous de noter ici que le mot malandro provient de l’italien, malandrino (en français : malandrin), qui signifie d’abord voleur, escroc, brigand, bandit ; mais comprend également les sens d’astucieux, futé, ingénieux, débrouillard. Entre les deux séries sémantiques passe la limite, indécise, entre la ruse licite, permise, et celle illégale, malhonnête ou délictueuse. C’est justement par ce biais de l’ingéniosité de la ruse que le malandro trouve une valorisation positive : il renvoie à l’art de retourner une situation adverse en occasion avantageuse. C’est la « force des faibles » (le malandro, comme le picaro espagnol, était en principe d’origine sociale humble) ; c’est un style de vie, une manière de survivre. L’origine sociale défavorisée a induit le rapprochement entre le malandro et les voyous de Brecht et de Weill, dans la perspective politique du renversement des valeurs, en ces temps de délégitimation d’un système social basé abjectement sur la violence de l’exploitation (comme le dit Brecht-Mackie : « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? »). L’Opéra du malandro fut créée en 1978. Plus généralement, la valorisation du malandro renoue avec un genre littéraire antique, présent déjà e dans tous les folklores, dont le roman picaresque du XV siècle n’est qu’un cas particulier (lequel remonte au moins à Pétrone et au Satyricon) : celui qui raconte les aventures du héros astucieux, voire escroc, vivant d’expédients. (Rappelons que cette forme d’ingéniosité appartient plus largement au champ de ce que les Grecs appelaient la mètis, l’intelligence de la ruse, qu’ont exploré Vernant et Détienne, laquelle gouverne déjà le comportement animal (celui du renard, du poulpe, de la grenouille marine). Au niveau des êtres parlants, elle s’exerce exemplairement dans la logique de la rétorsion, de la strophè, des paradoxes et des métamorphoses des Sophistes, des Mégariques et des Cyniques, dont Falstaff et le Neveu de Rameau sont deux grandes résurgences modernes.) Dans l’univers culturel brésilien des deux derniers siècles, l’inclination pour l’art « malandrin » de la ruse, toujours prêt à déjouer les règles et les normes, la légalité et les scrupules, fut rattachée par les spécialistes à la figure du héros (ou anti-héros) « sans aucun caractère », c’est-à-dire à un type de personnalité forgée dans et par une culture « sans tradition », entendons : qui n’est pas à même de 2 Nous trouvons par ailleurs, chez « nos » plus grands artistes, la confirmation de la possibilité d’une telle réévaluation, c’est-à-dire l’occasion d’échapper à cette alternative pauvre, naïve, qui « nous » enferme entre deux attitudes : ou bien déplorer le désaccord (d’avec soi), ou bien se vanter d’être astucieux. Avec eux, il ne sera pas question de regretter le « flou » envers le devoir ou de glorifier la rouerie, mais justement de faire de la condition des sans-tradition l’occasion, le kairos, la chance d’une perspective d’une toute autre valeur : celle permettant d’affiner la sensibilité aux différences, aux singularités, à l’indéterminé ; celle rendant possible d’accueillir, de faire justice à l’évènement. Ces artistes sauvent ainsi l’honneur de la culture et, tel que nous essaierons de le suggérer, « nous » rendent plus sensibles à l’Idée et aux fins de la liberté. En disant cela, nous introduisons notre seconde observation. Partir des jeux de langage signifie adopter d’emblée une perspective qui assume de manière intrinsèque, de par sa propre position, ce que toute injonction nationaliste par définition tend à sous-estimer, à ignorer ou à réprimer, à savoir : la crise profonde de la légitimité, l’indétermination des fondements, le retrait du sol de ladite réalité… En effet, nous verrons brièvement que crise, indétermination, interruption — propres à la modernité politique et culturelle — sont impliqués dans la notion de diversité des jeux de langage et dans sa thèse sous-jacente : celle de l’impossibilité de fonder, de légitimer un quelconque méta-jeu de langage. Cette perspective demeure entièrement dans l’immanence des faits de langage et des règles hétérogènes qui les constituent. Voilà qui invalide d’emblée le traitement de la question de la culture à partir d’entités telles que « caractère » ou « conscience ». Et disqualifie par conséquent la prétention spéculative (répandue) selon laquelle quelque chose comme l’« essence » ou l’« esprit national » chercherait à « s’exprimer » à travers les œuvres de la culture, et que cela constituerait la question fondamentale. (Le donner forme et identité à la communauté et aux individus, suivant un système de normes et de valeurs bien définies, délimitant nettement les conduites socialement reconnues. Autant dire que le malandro a un surmoi très faible, tout au plus. C’est dire aussi qu’en ce sens on naît malandro, par structure, on ne le devient pas (on « naît malandro accompli », notait A. Cândido, à la différence du picaro espagnol, qui lui, né naïf à l’origine, ne devient menteur, fourbe et voleur que par la suite, à force du contact avec la brutalité de la vie sociale). C’est ce qu’attesterait la séquence littéraire qui, au Brésil, va de Leonardo (de Memórias de um sargento de milícias, 1852-1853) à Macunaíma (1928), Serafim Ponte Grande (1933) et au-delà. (N.d.A.) 3 paradigme classique de cette prétention étant cette sorte de « phénoménologie de l’esprit » national qu’est la Formation de la littérature brésilienne d’Antonio Cândido). D’un autre côté, on observe que chaque jeu de langage (décrire, ordonner, raconter, etc.) obéit à son propre régime « grammatical » et possède sa propre finalité. Ce n’est qu’en raison d’une présomption démesurée (alimentée explicitement par la nostalgie d’une origine perdue) qu’on a pu prétendre alors, entre « nous », imposer aux différents domaines de la recherche et de la « production culturelle » (sociologie, histoire, critique d’art, philosophie, mais également peinture, littérature, musique, théâtre) la mission d’« exprimer » la « conscience nationale ». Pire encore : cette injonction, qui dure depuis plus d’un siècle et demi, a toujours oublié, dissimulé, qu’elle n’a pu elle-même être articulée et énoncée, à chaque fois, que sous le régime d’un jeu de langage particulier, sociologique, politologique, critique, etc. Or, de quel droit un jeu de langage particulier s’érigerait-il en méta-jeu de tous les autres jeux de langage ? La crise, justement, l’indétermination, le retrait évoqués plus haut, interdisent de manière définitive toute prétention de parler à partir d’un quelconque lieu méta-. Une telle prétention ne pourrait que conduire à la violence et à faire tort aux œuvres de la culture. Celles-ci, en revanche, du moins les plus éminentes, lorsqu’elles sont vigoureuses, justes, d’art, témoignent à leur manière du retrait de la réalité, de l’irruption de l’indéterminé, de l’étrange ou de l’étranger au sein en son propre sein. L’approche par les jeux de langage, outre qu’elle permet de reposer la question de la culture au-delà de la nostalgie habituelle de l’« identité », etc., amène à penser que la nostalgie est elle-même un effet d’un point de vue ou d’un jeu de langage spécifique : celui du discours théorique, sociologique, historique, basé sur le privilège de la fonction référentielle du langage. Or, du point de vue d’un artiste par exemple (mais nous verrons que ceci est bien plus qu’un exemple), la règle de la conformité de l’œuvre à un prétendu référent (national, social, psychologique…) censé exister indépendamment d’elle, n’est pas pertinente. L’artiste revendique au contraire la pratique de l’invention, la force plastique, le pouvoir de donner forme à sa référence. Son jeu de langage n’a pas de commune mesure avec celui du sociologue et, du fait qu’il opère essentiellement sans concept, il est plus en phase avec la liberté de l’esprit. Par là même, le problème de la nostalgie du référent authentique, « propre », ne se pose plus. Toute la question consiste à donner forme à de nouvelles manières de penser, de parler et d’agir, à témoigner de l’infinité des fins (la 4 culture, note Kant au § 83 de la Critique du jugement, est la production, « dans un être raisonnable, de l’aptitude générale aux fins qui lui plaisent (par conséquent dans sa liberté) ») — et non plus à rechercher une prétendue intériorité authentique, essentielle, nationale, comme les théoriciens de « notre » culture l’ont toujours cru, au moins depuis les lointaines années 1820. Le poète au contraire affirme : « aucun Brésil n’existe… » (Carlos Drummond, « Hymne national », in Marécage des âmes, 1934). La véritable question n’est pas de se chercher mais de s’inventer. Voilà le point de vue dans lequel ces notes se placent. Le témoignage des arts 1. Lorsque Clarice Lispector écrit dans Agua viva : « J’attends la prochaine phrase », ou : « la prochaine phrase m’est imprévisible », ou encore : « elles [ces phrases] sont le maintenant [o já : le dé-jà] », elle est à l’écoute de l’énigme de l’écriture, consacrée à un travail de désappropriation, de dépouillement, opérant audelà ou en-deçà des règles et des genres (nouvelle, roman, narration). Un tel travail ne peut compter que sur la contingence des phrases, qui peuvent toujours venir comme ne pas venir, sur l’éventualité de ce qui peut être ou ne pas être. L’écriture, désarmée, se perd et se cherche ainsi dans l’imminence, sous la menace de ce qui arrive (« L’instant, dit-elle, est en soi-même imminent »). Elle affine la sensibilité à l’évènement d’une phrase imprévisible, inconnue2. Un tel respect pour ce qui arrive, pour l’œuvre considérée elle-même comme événement, atteste singulièrement la précipitation de l’inattendu, de ce qui n’est pas (encore) déterminé, l’irruption de l’événement qui désorganise l’expérience et les significations établies et qui déstabilise de la sorte la soi-disant réalité. 2. La stabilisation d’un jeu de langage, qu’il soit « littéraire » ou non, vise en principe à conjurer cette indétermination de l’événement, cette contingence de la prochaine phrase. Cristallisée dans les traditions, les genres, les normes, les disciplines, les programmes, les habitudes, la stabilité institutionnelle tend à 2 Clarice Lispector, Água viva (1973), tr. fr. Regina H. de O. Machado, éd. bilingue portugais-français, Des femmes, Paris, 1981 ; P. W. Prado, « O impronunciável. Notas sobre um fracasso sublime » (Cl. Lispector e a analítica kantiana), Remate de males (IEL, Unicamp), São Paulo, 1989. 5 prédéterminer quelle phrase ou quel type de phrase doit — ou non — advenir dans le futur et selon quelles modalités. Il est des choses que l’on ne doit pas dire (ou faire), par exemple en famille, à l’école, sur le lieu de travail, tout comme il est des choses qui doivent obligatoirement être dites, et il y a des manières de les dire. L’institution multiplie, en somme, les règles qui doivent régir l’occurrence de certaines « phrases » (verbales, gestuelles, d’action) en son sein, si bien que chaque institution pourrait être définie selon les frontières qu’elle établit entre les occurrences obligatoires et les facultatives, les interdites et les autorisées. Une logique des modes normatifs (« doit faire », « doit ne pas faire », « peut faire ») permettrait de décrire le système de contraintes d’une institution donnée, sa « grammaire ». La stabilisation institutionnelle est, par conséquent, essentiellement une opération de régulation qui s’exerce sur les possibilités, les potentialités du langage, dans le but de limiter l’éventail des coups ou occurrences possibles, de surdéterminer les séquences de « phrases » admissibles dans le cadre d’un jeu de langage déterminé. Un exemple illustre parfaitement ce processus de régulation : le passage d’une relation amoureuse à ses débuts, définie par l’instabilité des désirs et le jeu agile des séductions (donc, par un éventail ouvert de possibilités), à une relation de couple instituée (que l’on soit marié ou non), définie par l’obligation mutuelle de répéter certaines séquences, délimitées, de phrases et de comportements. En ce sens, le jeu sérieux et risqué de l’amour à l’état naissant est toujours un combat contre sa cristalisation, sa médiation institutionnelle réglée. Pour le dire autrement, toute institution définit une modalité précise de relation avec le temps, en prétendant juger d’avance, pré-juger de ce qui est bon qui ait lieu dans le futur. (« Comme si tous les enchaînements futurs, d’une phrase à l’autre, avaient déjà été effectués », disait ironiquement Wittgenstein.) En ce sens, sa fonction consiste précisément à conjurer la contingence de l’événement, à éliminer l’éventualité de l’indéterminé, à contrôler ce que Clarice appelle l’« imminence de l’instant ». 3. Une écrivain, un penseur, un artiste, luttent justement contre cette espèce de refoulement, d’oubli institutionnel. Ils mènent un travail d’ascèse, d’anamnèse, contre la manière héritée, habituelle, d’écrire, de penser, de sentir. En accueillant l’événement, ce qui ne se laisse pas déterminer — et par conséquent n’existe pas — selon les critères institués de ce qui « est » et de ce qui « n’est pas » (et qui sont 6 essentiellement les critères d’une définition opérationnelle de la réalité), un écrivain, par exemple, est celui qui est requis de donner forme à ce que la langue courante, le jeu de langage établi, ne sait pas dire. Il travaille afin de mettre en mots ce qui demande à être exprimé et qui cependant excède pour le moment la barrière institutionnelle, déborde les limites du dicible. Il se constitue de cette manière en témoin de ce qui n’est pas dicible, du moins dans l’idiome des institutions en vigueur, famille, religion, université, partis, médias. Il contribue ainsi à faire reculer les limites du langage – de la « grammaire » des jeux de langage – et à repousser les frontières du possible. Nous parlons ici de l’écrivain, mais il va sans dire qu’un travail analogue, d’invention, s’effectue constamment dans le parler populaire. Modernité et indétermination 4. Cela étant dit, le point sur lequel nous aimerions attirer l’attention est le suivant : cette irruption de l’indéterminé, de l’inexprimable (Unaussprechliche, comme disait Wittgenstein, et comme dira plus tard Guimarães Rosa, dans un autre contexte mais dans le même sens), correspond justement à un retrait de la réalité, à une « déréalisation » qui constitue le trait fondamental de l’époque moderne. Ceci signifie, plus précisément, qu’à partir d’un certain moment de l’histoire de l’Occident, avec l’avènement de la modernité, ce que l’on croyait être « la réalité » tend à perdre ses fondements, à échapper hors des limites de l’expérience humaine communicable, a déborder les frontières du dicible et de l’expérimentable. Notons simplement, pour abréger, que la faillite du langage et la défaillance de l’expérience, dont la littérature moderne témoigne d’une manière si exemplaire (l’échec* chez Baudelaire, failure au sens de Beckett, fracasso selon Clarice), font évidemment allusion a ce retrait. 5. L’avènement de la modernité doit par conséquent être pensé non seulement dans sa dimension historique et empirique, mais aussi dans sa portée ontologique, c’est-à-dire : en tant que nouvelle prise de positon fondamentale par rapport à la question du sens de l’« être », une mutation profonde de la situation de * En français dans le texte. (N.d.T.) 7 l’humain au sein de l’existence — mutation qui se traduit dorénavant par la soumission sans limites des divers domaines de la réalité à l’infini de la volonté. C’est exactement ce que dit Heidegger, entre autres, lorsqu’il fait référence, dans son Nietzsche II, à la « détermination (ou destination) ontologique-historiale (die seinsgeschichtliche Bestimmung) » de l’époque moderne, c’est-à-dire, au monde — « insolite et inquiétant » — que l’époque moderne nous destine. Il est important de voir que cette « destination », impliquée dans le retrait de la réalité, a rendu possibles non seulement la technique et la science modernes, le capitalisme et la démocratie de masse, mais aussi l’esthétique (qui est une notion éminemment moderne), le romantisme et l’art moderne proprement dit. La peinture dite abstraite, par exemple, la musique atonale, le roman sans narrative, tout comme la géométrie non-euclidienne, n’auraient pas été possibles sans cette précipitation de la réalité dans l’indétermination. 6. C’est à ce retrait ontologique que correspondra aussi l’hégémonie du paradigme du langage, le turn to language (plutôt que le linguistic turn), — et plus précisément, par rapport à ce qui nous intéresse ici : l’autonomisation radicale du langage (« La grammaire, dira Wittgenstein, n’est tributaire d’aucune réalité »), tout comme sa désagrégation en une multiplicité de rationalités, de « jeux de langage » hétérogènes. Il s’agit dorénavant de penser chaque jeu de langage (décrire une époque, commander une action, raconter une histoire, etc.) comme étant constitué par un régime « grammatical » spécifique, qui fixe sa fin particulière et les critères qui lui sont propres (engendrer des propositions vraies ou fausses, être juste ou injuste, susciter du plaisir ou de la peine, etc.), sans qu’aucun de ces régimes puisse prétendre légitimer les autres. Il n’y a aucun méta-jeu de langage possible ; et cela veut dire que nous ne disposons plus d’une règle universelle de jugement, applicable à cette diversité de types de langage. Il n’existe plus le « bon » jeu de langage, qui instituerait un jugement dernier ou un tribunal universel. Ou pour le dire encore avec Wittgenstein (lecteur de Spengler), les normes et les valeurs traditionnelles déclinent et font défaut en général. De là découle notre hypothèse générale de travail : que la problématique wittgensteinienne du paradoxe ou de l’indétermination de la règle (comment suivre la règle générale dans ce cas particulier ?) peut et doit être comprise comme une extension de la crise de légitimation moderne, extension qui se prolonge jusqu’au 8 niveau « micrologique » de nos jeux de langage quotidiens. En effet, une fois que, avec la première phrase qui arrive, la multiplicité des phrases (des régimes et des fins) est déjà donnée, la querelle entre les différents régimes de langage — qui se disputeraient le privilège d’interpréter ou en tout cas d’enchaîner sur la phrase (de déterminer son passage à d’autres phrases, gestes ou actions) — peut toujours surgir. Et nous faisons tous, dans la vie quotidienne, l’expérience de ce conflit d’interprétations (« Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? », « S’agit-il d’un ordre ou d’une demande ? », etc.). Et là — voici le point crucial — il n’y a aucune instance méta qui garantirait la règle du bon enchaînement, c’est-à-dire de la bonne compréhension ou de la bonne entente. Il est nécessaire de continuer la phrase, le jeu « comme il faut », sans connaître pourtant la « bonne » règle. Le conflit quotidien d’interprétations n’est autre chose que le témoignage empirique de ce caractère fondamentalement contingent de l’enchaînement, du passage d’une « phrase » (mot, sentiment, action) à une autre. L’une des principales vertus du dernier Wittgenstein fut sans doute celle de procéder à une anamnèse de cette indétermination structurelle. 7. Les questions d’enchaînement, d’articulation, de taxis (syntaxe, hypotaxe, parataxe) ne sont donc pas de « simples » questions de grammaire ou de stylistique : ce sont des problèmes d’ontologie. Dans la mesure où elles attestent la contingence de la continuation, elles permettent non pas de comprendre un objet ou un sens déterminé, mais de « sentir » l’indéterminé. Les réponses qu’elles appellent « décident » de ce qui commence (avec la phrase qui arrive), de ce qu’il « doit y avoir » (« es geben muss », écrivait Wittgenstein). C’est sans doute à ce titre, de question ontologique, qu’elles se situent au centre des préoccupations d’écrivains aussi différents que Hofmannsthal, Franz Kafka, Samuel Beckett ou Clarice Lispector. Ils sont les experts de la question désormais cruciale, à tous points de vue : Comment continuer ? En l’élaborant, ils poussent jusqu’aux dernières conséquences la délégitimation générale, se faisant les témoins de ce qui ne peut être exprimé, signifié et jugé selon les règles et les critères des jeux de langage en vigueur. On voit comment la question de l’indétermination et de l’inexprimable se trouve impliquée dans la crise de légitimation de la modernité. (Déjà Marx, lorsqu’il élabore la théorie critique de la plus-value, atteste, comme chacun sait, les limites d’un jeu de langage en vigueur : celui du droit 9 économique et social bourgeois ; par ce biais, il témoigne de ce qui reste inexprimable selon les règles du contrat de travail « libre », à savoir : que la force de travail n’est pas une marchandise, car elle produit plus de valeur qu’elle n’en consomme3.) Perte de la tradition 8. Il est évident que la déstabilisation des règles du parler et de l’agir, propres à une tradition culturelle (avec ses conceptions du monde, ses formes de vie, ses légitimités), s’inscrit dans ce mouvement moderne, technoscientifique, capitaliste, de précipitation de la réalité dans l’indétermination. Aussi, c’est à partir de la perspective que l’on vient d’ébaucher, qu’il faudra reposer le problème de la perte du sol des traditions nationales. Autrement dit, la crise de la légitimité des normes et des valeurs de la tradition, en atteignant le centre même de la culture occidentale moderne, a cessé d’être l’apanage des sociétés excentrées, non européennes, ayant subi au cours de leur histoire un processus d’acculturation et même d’expropriation culturelle totale. Mais, en contrepartie, l’avènement de la ruine du chez soi* ou du home, du Heimat, au cœur même des sociétés occidentales, — cette « perte ontologique du chez soi » (Heimatlosigkeit, comme le dirait encore Heidegger), — ne devrait pas être sans conséquences pour « nous » autres, « déracinés dans notre terre (desterrados em nossa terra) » (pour parler avec Sérgio Buarque de Holanda). C’est de ces conséquences, et des instructions qui en découlent, que commenceront à traiter les notes qui suivent. 9. Du point de vue des régimes de langage, une société sans tradition se caractérise par le relâchement, par la fragilité, par le retrait ou l’interruption de certaines ou plusieurs règles de « syntaxe » (d’enchaînement des mots et des actions), qui se fondent sur la praxis du langage et sont généralement fixées et transmises sous l’autorité, justement, de la tradition. Avec ce retrait, survient l’indétermination du comportement que ces règles étaient censées régir, l’instabilité 3 L’analogie entre la critique de l’économie politique et le travail de l’écriture devient ici manifeste ; elle a été élaborée sous la catégorie de différend par J.-F. Lyotard ; cf. Le différend, Minuit, Paris, 1983. * En français dans le texte. (N.d.T.) 10 du « comment se conduire », c’est-à-dire, l’ambivalence et l’inconstance par rapport aux régimes de langage. D’où l’incongruité (ou la « flexibilité ») du comportement des individus dans ce contexte : par exemple, par rapport à la vérité ou la fausseté d’une affirmation, la véracité ou l’insincérité d’une promesse, la justice ou l’injustice d’une norme, la rectitude ou la déviance d’un comportement… Nous avons là un monde où l’in-conséquence, le désaccord avec soi-même serait, pour ainsi dire, constitutif de la culture. Jürgen Habermas décrirait cette condition comme un « système communicationnel structurellement déformé ». Sans nous étendre ici sur la discussion de l’axiomatique « communicationnaliste » (ce que nous avons essayé de faire dans un autre contexte4), notons simplement que, si cette condition culturelle est « structurellement déformée », c’est précisément en raison du désaccord systématique entre les intentions (exprimées) et les motivations (inexprimées), entre le dit et le non-dit. Désaccord où le non-dit aurait tendance à se constituer en même temps comme propre et extérieur au sujet, familier et inconnu, comme un étranger chez soi, un « territoire étranger intérieur » (inneren Ausland, écrivait Freud ; expression évidemment apparentée à la formule déjà citée de Sérgio Buarque, « être déraciné chez soi »). D’où le sentiment profond, permanent et inévitable d’être déplacé, désaccordé. En effet, dans le contexte de cet univers culturel hétéroclite, ambigu, fluctuant, les institutions ont tendance à manquer d’une légitimité solide et les sujets ressentent une absence fatale d’identité, eux-mêmes étant partagés entre ce qu’ils ressentent et ce qu’ils disent, ainsi qu’entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font. En réalité, ce sont les jeux de langage eux-mêmes qui, là, sont traversés par une discordance intrinsèque, structurelle, irréparable. 10. Dans l’histoire du Brésil, une telle condition culturelle peut se résumer, vers la moitié des années 1930, dans la formule déjà évoquée de Sérgio Buarque de Holanda : nous sommes « déracinés dans notre terre ». Tous les grands problèmes traités par la critique littéraire, par l’anthropologie, au long de « notre » historiographie (de la littérature, des institutions, des idées), proviennent précisément 4 « Jeux de langage et théorie de la communication – Wittgenstein et Habermas », in Hermès, C.N.R.S., Paris, 1, 1988. Voir désormais, à propos de la querelle contemporaine entre la philosophie allemande de la communication et la philosophie française de la différence, P. W. Prado, « Argumentation et esthétique, réflexions sur la communication et le différend », in Habermas, la raison, la critique, C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (dir.), Cerf, Paris, 1997. 11 de cette condition, de cette manière d’être dépaysé chez soi : la délégitimation manifeste de « nos » institutions, l’incohérence résignée des comportements, l’absence de caractère du « Brésilien », son cabotinage profond, l’attraction par le baroque et son goût de la parodie, le perpétuel « dilemme » entre Droit et clientélisme, l’absence de conscience citoyenne, le décalage entre la règle universelle et le cas particulier, entre le texte européen et le contexte périphérique, entre la forme importée et la matière locale, etc. Tout cela réuni de manière admirable, nécessairement dramatique, déchirante, dans l’œuvre et la vie d’un Mário de Andrade, qui témoigne, à sa manière, du problème crucial de l’auto-réflexion, de la « communication » avec soi-même, en tant que problème d’identité individuelle et culturelle en même temps (« absence de caractère » et « absence de conscience traditionnelle », disait-il). C’est cette question de la condition intrinsèquement déracinée, et de ses effets inquiétants sur le discours de « notre » culture, que nous aimerions ébaucher rapidement ici, en la déplaçant à son tour, c’est-à-dire : en la situant dorénavant dans la perspective des problèmes d’indétermination et de délégitimation, que nous impose la modernité. L’Epopée nativiste La tradition n’est rien que l’on puisse apprendre, ce n’est pas un fil que l’on puisse ressaisir quand bon nous semble. Tout aussi peu qu’il nous est loisible de choisir nos propres ancêtres. Celui qui n’a pas de tradition et aimerait en avoir une est comme un homme malheureux en amour. (L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, p. 76) 5 11. Il est clair que chez « nous », la perte du sol de la tradition a lieu au cours de cette « expérience sans pareil » qu’est, pour parler encore avec le Sérgio Buarque de Racines du Brésil, la « transplantation de la culture européenne dans une région à climat tropical et subtropical… ». La déstabilisation qui résulte de cette « expérience » se manifeste précisément dans le sentiment d’être déraciné dans son propre pays. Le projet des intellectuels nativistes et romantiques du premier tiers du XIXe siècle est en même temps un effet de cette profonde déstabilisation et une 5 L. Wittgenstein, Remarques mêlées, tr. fr. Granel, Mauvezin, T.E.R., 1984, p. 90 ; remarque datée de 1948. 12 réaction contre ce sentiment d’éradication chez soi, de perte dans sa terre de ses propres racines. Ce projet, qui inaugure pour ainsi dire le discours de « notre » culture, est donc obsédé dès son apparition par la question de la perte de la tradition, par l’inquiétude quant à l’origine perdue, par l’angoisse de la crise d’identité, et se tourne obstinément vers la recherche d’une « conscience nationale » (comme le dira un siècle et demi plus tard A. Cândido, en paraphrasant P. E. Salles Gomes : nous cherchons « la signification nationale de notre culture […] afin de savoir si elle nous explique… »). Un tel projet trouve ou croit trouver ses fondements dans la modernité des Lumières et le romantisme, justement. 12. En fait, il faut remarquer que le projet inaugural de la culture nationale est associé, à vrai dire, à un aspect précis de la modernité ; car il se concentre depuis ses débuts (avec José Bonifácio, Hipólito da Costa, Sousa Caldas) sur une « conception pragmatique de l’intelligence », qui s’inscrit dans la droite ligne du rationalisme positiviste des Lumières. Même la réception ultérieure de la révolte romantique entre « nous » (surtout à partir de G. de Magalhães et le groupe Niterói, autour de 1836) restera subordonnée à cette orientation « pragmatique » — alors même que le romantisme des Schlegel, Baudelaire, Poe et leurs successeurs, prenait explicitement la forme d’une révolte contre la culture pragmatiste, utilitaire, réaliste, positiviste. Il convient de souligner aussi que cette conception pragmatique se caractérise en particulier par la prépondérance du rôle de l’intellectuel (défini comme « mentor de la société ») sur la figure de l’artiste, du poète, de l’écrivain, — donc, par la soumission des lettres et des arts à une finalité cognitive et pragmatique : le progrès du pays. Cela était déjà parfaitement perceptible, depuis le début, dans la tendance hégémonique entre « nous » des genres de discours intellectuels-pragmatiques : le journalisme, l’éloquence, l’essai politique, la propagande. C’est sous le régime prédominant, sinon exclusif, des jeux de langage de ce genre, que le programme d’une « culture nationale » trouvera ses formulations, sa syntaxe, et imprimera son orientation fondamentale à la culture. (À ce point de la réflexion, une précision s’impose : il ne s’agit pas ici de déterminer « le nationalisme » comme un jeu de langage. Il s’agit plutôt de circonscrire un impératif, une injonction majeure, qui peut se résumer dans l’expression consacrée : « Chercher l’identité nationale ». C’est cette injonction-là 13 que l’on trouve à l’origine des discours sur la culture au Brésil, du moins depuis les années 1820 avec Ferdinand Denis et Almeida Garret. En tant que telle, et avec une inflexion principalement sociologique, elle traverse et domine une grande partie de la « production » intellectuelle (des jeux de langage théoriques, descriptifs et prescriptifs) prenant pour sujet la culture au Brésil, et tend également à exercer son hégémonie sur la « création » artistique (les jeux picturaux, littéraires, scéniques, etc.). Elle joue par conséquent le rôle d’un « méta-prescriptif » qui domine divers types de jeux de langage, et commande, dans cette mesure, tout un projet culturel — et les torts qu’il aura causés à la culture de l’esprit.) 13. Il serait possible de soutenir, en passant particulièrement par la modulation du Modernisme, que le programme d’une culture nationale pragmatiquement orientée continue à gouverner « notre » intelligentsia aujourd’hui. Le point crucial ici est le suivant : tout en se constituant en porte-parole de la modernité entre « nous », ce programme inaugural dissimule et refoule la question radicale qui est en cause avec cette même modernité. Cette question — celle de la précipitation irrémédiable de la réalité dans l’indétermination, nous l’avons vu — se trouvait à la base de la révolte romantique. Mais, suite à la transplantation du romantisme dans le cadre étroit d’une problématique nationale, traduit et filtré à travers cette problématique, cette question devait être nécessairement perdue, occultée, oubliée. En faisant cela, le programme nativiste inaugurait, d’ailleurs, un geste qui deviendrait typique au long de « notre » histoire culturelle et qui consiste, en somme, à étouffer tout soupçon à l’égard de la réalité, au nom finalement de l’édification de la Nation. Toute proportion gardée, ce geste se répétera par exemple avec le modernisme (cas extrême : Mário de Andrade « corrigeant » la radicalité de ses propres expérimentations artistiques, préconisant à la fin le « nationalisme pragmatique », passant sous silence le questionnement dadaïste et surréaliste). Et puisque le témoignage du retrait de la réalité constitue par excellence le pain quotidien de l’artiste, de l’écrivain moderne, on comprendra qu’un tel geste vise au bout du compte à refouler, cicatriser la question de l’ébranlement de la réalité, impliquée dans l’œuvre d’art. Ce refoulement (qui implique par conséquent une méprise grave quant à la crise de l’époque moderne, le statut de l’œuvre d’art et la culture de l’esprit) n’est en aucun cas fortuit ou accidentel, il est pour ainsi dire 14 structurel, inhérent à la structure même d’un projet de culture nationale (et certainement de tout programme culturel). 14. La culture (lettrée) se sera en somme constituée ou reconstituée au Brésil au prix de cet oubli fondamental et systématique, symptomatique, du caractère profondément ébranlée de la réalité, de la perte des fondements, qui se trouve pourtant en cause depuis le tournant de la modernité et constitue un thème constant de la pensée occidentale, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle. « Nous » avons toujours souffert de ce refoulement structurel. Il est sans doute constitutif de l’orientation fondamentalement positiviste de cette culture. Il aura occasionné en particulier (il occasionne, car il est loin d’être vaincu) un préjudice incalculable à la sensibilité artistique et, d’une manière générale, à la culture de la liberté. Sous son régime, le questionnement artistique était condamné à se cantonner dans la recherche de l’« expression nationale authentique », interdisant fréquemment l’artiste de répondre à l’appel de l’œuvre, de se soucier de ce qui n’est pas (encore) déterminé, de tester les limites des jeux de langage, de témoigner enfin du retrait de la réalité. La programmatique nationale aurait en ce sens tendance à entraver d’autres possibilités de penser, de sentir, d’agir, en faisant barrage à la divergence de perspectives, à l’invention d’idiomes et de nouvelles fins, en réalimentant en somme l’imperméabilité à l’autre. 15. L’œuvre, et même la vie de bien d’artistes et d’écrivains, accusent ce préjudice irréparable occasionné par une programmatique culturelle en matière d’art et de réflexion, au long de ces deux derniers siècles d’« épopée nativiste » (A. Cândido) en quête de l’esprit national. Le déchirement d’un Álvares de Azevedo ; la violence déchaînée contre une Anita Malfatti ; les tourments des modernistes euxmêmes (partagés entre liberté de recherche et enracinement dans le pays, entre expérimentation sur les formes et réalité nationale) ; l’erreur dramatique de Mário de Andrade, plaçant la question de l’art sous la tutelle d’un « nationalisme pragmatique » ; jusqu’à la réception maintes fois faussée, « régionaliste », d’un Guimarães Rosa, ou habituellement réductrice d’une Clarice Lispector — tout cela atteste déjà, d’une manière ou d’une autre, les effets de refoulement d’une orientation éminemment pragmatiste, positive de la culture. Une telle orientation s’exprime ici, entre autres, dans les présupposés endurcis de l’esthétique de la 15 mimèsis (déterminant l’art en tant que « représentation » de la réalité empirique, nationale ou sociale) et dans la conception profondément instrumentaliste du langage en général (réduit, au fond, à un « moyen de communication »). Elle se traduit effectivement dans le poids exorbitant du jugement prédéterminé (positif, sociologique), allant ainsi à l’encontre de l’irréductibilité de la question de l’art (du jugement esthétique), et rendant impossible à l’expérimentation artistique de faire justice à l’événement, à l’indéterminé, de témoigner de l’inprogrammable, de donner forme à ce qui excède les limites du dicible et de l’expérimentable. Un Guimarães Rosa, en revanche, avait parfaitement compris que les faits ne résolvent pas tout, et que le véritable problème consiste à sauvegarder l’indétermination de la culture, contre les prétentions programmatiques et pragmatiques (sociologiques, finalement) qui voudraient en fixer l’essence. Ce qui fait de la culture ce qu’elle est, son « essence », cela n’est justement pas de l’ordre du factuel, du descriptible, du dicible, mais est indéterminable par excellence, inexprimable. La « brésilienneté », dit Rosa — significativement en langue étrangère — ist die Sprache des Unaussprachlichen. C’est le langage de l’indicible. Épitaphe de l’identité nationale 16. La leçon à tirer est désormais concluante. Après le déclin général de la culture (des significations établies, des coutumes héritées, des légitimités reçues — y compris désormais la « légitimité révolutionnaire », qui nous venait du grand récit marxiste), « nous » autres, décentrés, ne saurions plus continuer à poser la question de la culture du point de vue de la « formation de l’identité nationale ». Cela veut dire qu’il n’est plus raisonnable ni même souhaitable de continuer à orienter la question culturelle — et notamment la question du « déracinement chez soi » — en fonction de la construction de la « véritable culture nationale », de la tradition culturelle « propre », nationale ou populaire. Cela reviendrait à continuer de faire référence à une « unité organique » de la culture dans l’espace et dans le temps (la tradition ou le « caractère », tel que Mário de Andrade l’entendait) ; unité perdue, certes, mais qui serait pourtant encore là, in absentia, faisant la loi, en tant qu’objectif à atteindre, en tant que fin commune à poursuivre et à réaliser (donc, supposée réalisable)… Telos à partir duquel — et au nom duquel — on prétendrait encore détenir, c’est-à-dire 16 dicter, la « bonne » règle d’enchaînement : par exemple, en matière de comportement social et politique, en matière de recherche en sciences sociales ou en critique littéraire, ou encore en matière d’œuvre d’art, d’écriture ou de pensée. En bref, cette orientation culturelle reviendrait, comme d’habitude, à entraver les activités de l’esprit, en les subordonnant à l’édification d’une identité nationale, refoulant ainsi la question de l’indétermination ultime des fondements, de la contingence abyssale des enchaînements. Or, sans l’épreuve de cette indétermination ultime, il ne peut y avoir ni pensée ni liberté démocratique. Continuer d’enjoindre aux œuvres de l’esprit la mission de construire une culture nationale serait, dans cette mesure, persévérer dans la reproduction de « notre » lourd héritage ibérique, anticritique et antidémocratique, continuer « notre » dogmatisme séculaire et l’autoritarisme profond qui l’accompagne. Un tel projet a beau être moderniste, sa pragmatique n’en reste pas moins antimoderne. Le type de présomption qui l’anime ne s’est pas privé d’« autoriser » diverses pratiques de la terreur entre « nous » : de l’excommunication pure et simple prononcée contre telle recherche de tel artiste (Monteiro Lobato condamnant l’œuvre d’Anita Malfatti au bûcher) jusqu’à la suppression totale de l’Etat de droit (les forces armées mettant le « national » sous haute « sécurité » et contraignant l’ensemble des citoyens à jouer le scénario militaire-industriel de la rédemption du pays), en passant par le plaidoyer militant honteux pour une censure « socialiste »… 17. Un tel engourdissement de l’esprit a coûté et continuera de coûter cher à la culture de la liberté, ainsi qu’à la « question sociale » elle-même — toujours urgente —, au nom de laquelle s’est opérée chez « nous » une véritable démission nationale à l’égard de la culture. Comme si l’indignation devant l’injustice sociale pouvait justifier l’abdication de la culture de la liberté. Après un demi-siècle, si ce n’est un siècle et demi de « pragmatisme culturel » (selon que nous prenions comme point de départ les modernistes ou les nativistes), le bilan total, culturel, politique, social, est catastrophique. Les premiers modernistes ont contribué eux-mêmes à fermer, depuis l’après1922, ce qu’ils avaient à peine ouvert : la possibilité de voir s’établir parmi « nous » un sens effectivement moderne de la pensée critique et du respect de la différence. Avec le « retour à la question sociale » ils ont en réalité renoué avec l’orientation générale — pragmatiste, positiviste, sociologiste — qui a toujours été imprimée aux 17 questions de culture, et particulièrement de culture artistique, parmi « nous », depuis le programme des intellectuels nativistes du XIXe siècle. Par une méprise cruelle, paradoxale et tragique (même si elle peut être « expliquée » historiquement), ils ont fini par favoriser, une nouvelle fois, la sujétion des activités de l’esprit, le mépris à leur égard et leur misère, subordonnant les œuvres de la culture aux impératifs du pragmatisme. Que jusqu’à aujourd’hui l’Intelligentsia, même « de gauche », puisse encore confondre progrès avec développement, ou continuer d’exiger des transformations sociales indépendamment des libertés civiles — voire aux dépens de celles-ci —, voilà qui trahit manifestement l’obscurité, l’obscurantisme qui résulte de ce blocage de l’esprit, l’absence profonde du sens de la diversité, de l’altérité, et qui est une absence de culture de la liberté. C’est-à-dire, une absence de sensibilité à l’égard de l’indéterminé. La responsabilité artiste 18. Une Clarice Lispector ou un Guimarães Rosa, ou encore un Borges, un Fernando Pessoa, ont très bien vu cependant, chacun à sa manière, que « nous » vivons dans un monde où la question de la constitution de la réalité se trouve posée de manière cruciale. Leurs œuvres soumettent justement à une interrogation radicale certaines notions tenues habituellement pour évidentes (en sciences sociales, par exemple) ; des notions telles qu’identité, expérience, temps ou sujet. Ce faisant, ces œuvres témoignent de l’existence de zones où la réalité échappe à elle-même, en vient à manquer et défaille. Elles attestent ainsi, à leur manière, une indétermination ultime, laissant celle-ci mettre en cause les règles mêmes d’enchaînement des jeux de langage de la narration, de la poésie, de l’essai, auxquels elles sont censées jouer. Elles travaillent, « expérimentent » la contingence de l’enchaînement, laissant le champ ouvert à l’inscription de l’hétérogène, de l’inconnu, de l’« étranger ». Elles font justice ainsi à ce qui arrive, à l’événement, haussant la langue à la dignité de ce qui n’est pas dicible. Elles nous rappellent, en ce sens, non seulement qu’il n’est pas de réalité en dehors d’un jeu de langage qui la pose et l’atteste (et par conséquent l’expose à la controverse, à la contestation et à la falsification, comme disent les anglo-saxons), mais aussi que d’autres jeux de langage, et par conséquent d’autres 18 réalités, sont possibles, et qu’en tous les cas ce qui paraît réel ici et maintenant n’est pas toute la réalité, mais constitue seulement le « peu de réalité ». 19. En d’autres termes, ce qui est accompli là, dans cette formidable ascèse « littéraire », expérimentale, menée sans concessions, est un travail sévère de réflexion, d’anamnèse, où ce qui est un jeu, au bout du compte, c’est l’inconscient de tout un héritage culturel. Ce n’est qu’après avoir réalisé un tel travail que nous deviendrons plus aptes à accueillir, sans bagages, l’événement qui surgit et qui, en son occurrence, n’est pas encore déjà connu, déjà déterminé et déjà récupéré. Seulement alors seronsnous à la hauteur de ce qui est et sera désormais exigé de nous tous : que nous soyons perspicaces (eustochoi, disaient les Grecs : capables de viser juste, sagaces) dans l’art de juger, ici et maintenant, sans pouvoir disposer de preuves ni de règles. C’est-à-dire, en l’absence de tout jugement dernier, fût-il le jugement de Dieu ou du prétendu tribunal de l’Histoire. Et — cela va sans dire — il faudra être extrêmement pénétrant et judicieux, non seulement à l’occasion de l’événement en art, mais aussi à l’occasion de l’événement « politique », dans un sens non institutionnel, indéterminé (justement) du terme. (Par exemple, au sens des manifestations qui ont eu lieu au Brésil en juin 1977 ou en avril 1984 : car là encore, il y a une demande qui dépasse les limites du dicible — en sociologie et politique, par exemple — et qui reste inécoutée et impensée6.) 20. En somme et pour conclure : en témoignant des conditions de possibilité et d’impossibilité de l’écriture, les écrivains et artistes auxquels nous nous référons sont « nos » véritables philosophes. Et « nos », évidemment, ne veut pas dire qu’ils élaborent ou contribuent à l’élaboration d’une je ne sais quelle « pensée nationale » (qu’un J. Cruz Costa appelait encore de ses vœux), mais veut dire qu’à travers eux, à travers leurs idiomes, nos langues se révoltent, pour ainsi dire, contre la brutalité de ce qui est, et deviennent critiques de la réalité positive, attestant ce qui ne peut se réduire à l’évidence abrutissante des faits. En un mot : ils raffinent la sensibilité à l’indéterminé. 6 Rappelons que la première version du présent texte est parue en 1990. (N.d.T.) 19 De cette manière, la capacité dont disposent les êtres humains de se proposer des fins librement (et par conséquent de concevoir diversement leur devoir-être) est honorée dans nos langues. Car, malgré la tutelle des pragmatismes nationaux, ces artistes et écrivains ont toujours su que l’esprit est infini. Voilà pourquoi ce sont plutôt eux qui doivent nous apprendre, dorénavant, ce que responsabilité devant la culture veut dire. (Traduit du portugais du Brésil par Darío Viana ; traduction revue par l’auteur.) Post-scriptum Nous autres, les sans-patrie. Le texte qu’on vient de lire a été écrit il y a vingt-cinq ans7. Il est constitué pour l’essentiel d’une explication avec la culture au Brésil ; le terme étant pris au double sens de savoir commun partagé, constitutif du lien social, et de savoir de connaissance. Au premier sens, celui des descriptions ethnologiques, la culture en question est caractérisée comme « sans tradition » ; c’est-à-dire, insuffisamment « reliante » pour pouvoir assurer une certaine identité, collective et individuelle, à ses membres. D’où la condition d’« être déraciné chez soi » et le problème de l’« absence de caractère » dans cette société. Au second sens, le savoir de connaissance pris en compte avant tout est celui à orientation largement empirique et positiviste, sociologique, voire sociologisante. Toute la question alors, que soulève le texte, réside dans la prétention de ce savoir sociologisant à non seulement « expliquer » la condition culturelle des 7 Paru dans la revue O que nos faz pensar, 2 (1990), Département de Philosophie de la PUC, Rio de Janeiro. On a jugé plus juste de laisser le texte en l’état où il fut publié originalement (à quelques légères modifications près). Seule la longue note 1 au bas de page a été ajoutée, appelée par un problème, central en l’occurrence, que pose la traduction française. 20 déracinés, mais à prôner en outre une réponse pratique, politique, à l’angoisse chronique du « qui sommes-nous ? », au « problème d’identité » que pose cette culture. La thèse du texte est que le remède proposé (le nationalisme) est pire que le mal. Surtout, la médication ne pourrait pas ne pas manquer, exclure et sacrifier toute une « région » d’activités (comme on l’a vu pendant « un demi-siècle, si ce n’est un siècle et demi de “pragmatisme culturel” ») : celle, à la limite du culturel, où s’ourdit une œuvre de pensée, d’art ou d’écriture. Le texte énonce alors une tout autre hypothèse générale : que la condition culturelle d’« étranger chez soi » — dans son propre pays et dans son propre esprit — serait, en revanche, en affinité secrète avec cette « région » où se trame l’énigme des œuvres. Un peu comme être écrivain, c’est écrire dans une sorte de langue étrangère (Proust, Beckett, Lispector). Dans ce cas, l’adversité de la condition culturelle « déracinée » devrait être retournée (comme on retourne un gant) et saisie plutôt comme une chance ; ladite faiblesse, renversée en force. Une logique du retournement, de la strophè, s’esquisserait ainsi (chère à la guérilla et aux artistes, mais remontant aux Sophistes, aux Cyniques, aux Mégariques). Or la philosophie contemporaine de langue française apportait de quoi articuler et étayer cette hypothèse8. Elle traversait encore un moment particulièrement intense et inventif. S’inscrivant à sa manière dans le pragmatic turn to language (dont le « dernier » Wittgenstein était la référence incontournable), elle reprenait de fond en comble la question du sujet et de la subjectivation, celle du soi et de l’autre du soi. Nouant de nouvelles complicités avec la psychanalyse, les arts et la littérature, elle opérait plutôt par déplacement conceptuel, retournements et paradoxes, pressentant le peu de réalité de ladite réalité. Elle mettait ainsi à mal la dialectique moderne (hégélienne, marxiste) et la figure de l’expérience à travers laquelle un sujet était censé se perdre pour parvenir à soi. Or, cette figure demeurait la matrice du récit de l’épopée nationale, 8 Voir par exemple J.-F. Lyotard, Le Différend, Minuit, Paris, 1983 ; Notices : Protagoras ; Gorgias ; Antisthène. Une première version annonçant ces Notices avait été publiée en portugais : « Imaginação e paradoxo », revue Discurso, 10 (1979), trad. Elisa A. Kossovitch, Département de Philosophie de l’USP, São Paulo. 21 qu’entendaient raconter et jouer les intellectuels dans le contexte culturel « sans identité ». La philosophie de langue française fournit, en somme, la perspective théorique et méthodique de l’étude. Nous vivions alors le tournant qu’aura symbolisé l’année 1989, marquant le bicentenaire de la Révolution : chute du Mur, effondrement des pays de l’Est et dissolution de l’URSS ; disparition de toute alternative radicale, révolutionnaire, au capitalisme libéral ; émergence de la problématique de la résistance éthico-politique, artistique. Dans la mesure où le texte en question s’attachait à s’expliquer avec la condition culturelle « déracinée » et son remède « national », il peut être lu aussi, aujourd’hui (après-coup), comme une sorte d’argumentaire instruisant une délibération pratique, qu’on peut appeler encore existentielle, à savoir : où convient-il de vivre, de s’« établir » désormais, au point de vue du travail — du travail de réflexion, de recherche, d’écriture et d’enseignement, et partant du travail de soi sur soi et sur l’autre de soi ? Ma patrie n’est-elle pas là où j’engendre (plutôt que là où je fus engendré) ? Car le texte a été écrit entre deux langues, écartelé entre deux continents, deux cultures, deux pays différents. Et ce, dans plusieurs sens simultanés de la préposition entre : – entre le Brésil, objet de l’étude, et la France, moment de la théorie philosophique contemporaine ; – entre le premier, pays de naissance du signataire, et le second, pays d’exil où celui-ci cherchait à penser, écrire et comprendre son pays d’origine ; – et encore, en particulier, entre sa patrie natale (comprenant aussi son site familial et social), où il était alors question pour le signataire de retourner y vivre et travailler, et le pays étranger, où il écrivait et vivait encore en expatrié. À l’époque de l’écriture du texte, le signataire, écartelé entre deux cultures, était en effet aux prises avec une délibération, un choix de vie à faire. Lui qui avait quitté son pays quand la dictature militaire battait son plein, prenait acte de la nouvelle donne : le régime dictatorial avait pris fin désormais (dès 1988, une nouvelle constitution avait scellé le retour au régime républicain présidentiel). Où conviendrait-il d’habiter alors, dorénavant, pour travailler, penser et vivre ? 22 Il essayait de reprendre contact avec les universitaires brésiliens, ses compatriotes ; sans grand succès. Il ne savait pas tout à fait, à ce moment-là, qu’il allait fixer résidence en France et s’y établir enseignant, chercheur et auteur. S’y établir en étranger. Et partant, devenir encore davantage étranger dans son « propre » pays, y compris dans son site familial, chez lui. Aujourd’hui, il le sait, et il sait qu’en un sens, c’est sans retour. Que l’exil est devenu une sorte de destin9. Un infléchissement biographique s’est opéré : une autre direction a été prise, un autre sens, auquel personne ne s’attendait, pas plus que l’intéressé lui-même. Celui-ci s’est radicalement déplacé par rapport au profil culturel initialement inculqué, et ses attentes. Clinamen, déviation : cela veut dire qu’il n’y aurait pas de destin inéluctable. Le prochain pas (la prochaine phrase), n’est jamais complètement déterminé. Il y a bien un prix à payer, certes, et il est élevé. Solitude comprise. Le syntagme français « étranger chez soi » recèle une équivoque cruciale. Il peut signifier la condition ou l’expérience de celui qui est étranger dans son « propre » pays. Mais il peut désigner aussi bien l’état d’un esprit hanté par un autre au-dedans, ce ininvité (comme le disait Pessoa) intime et étranger à la fois, l’autre de soi quoiqu’en soi, qui inquiète et trouble l’esprit, mais le fait aussi penser, aimer, écrire. Vivre en pays étranger, où l’on est perçu comme étranger (que ce soit ailleurs ou chez soi), c’est faire immanquablement l’expérience de l’aversion, de l’hostilité, de l’inhospitalité. L’étranger, notait Freud, suscite forcément une réaction de malaise (Unlust). L’origine en est la dépense psychique que sa présence exige de la vie de l’âme (des autres), et l’« incertitude », poussée jusqu’à l’« attente angoissée », qui accompagne cette dépense d’énergie10. 9 L’Université et le Ministère brésiliens ont joué un rôle déterminant dans l’issue de cette délibération, dans cette destination, poussant le signataire à s’expatrier « définitivement » et à s’installer en France. Voir, à ce sujet, son analyse dans « A confissão da CAPES », éditorial de la Revista Latinoamericana de Psicopatologia Fundamental, 2 (2013), pp. 199-207 ; disponible en ligne : http://www.scielo.br/scielo.php?pid=S1415-47142013000200001&script=sci_arttext. (CAPES est l’acronyme correspondant à Coordination de Perfectionnement de Personnel de Niveau Supérieur, agence rattachée au Ministère de l’Éducation brésilien.) 10 Voir S. Freud, « Die Widerstände gegen die Psychoanalyse » (1925), disponible en ligne : http://www.textlog.de/freud-psychoanalyse-widerstaende-gegen-psychoanalyse.html. On sait que Freud déplie ailleurs l’enchaînement des sens, apparemment opposés, à propos du nom paradoxal de l’Unheimliche : ce qui habite la maison, le familier (heimlich), est intime, secret ; 23 L’étranger est celui qui n’est pas de chez nous, alors qu’il y est pourtant « installé » ; il parle notre langue, se mêle de la vie de notre Cité, s’occupe des œuvres de notre culture qu’il va jusqu’à prétend connaître et s’approprier. Dans l’inconscient des nationaux, il est admis que l’étranger n’est pas fiable. Il serait toujours prêt à manquer ses engagements envers leur communauté, dont décidément il ne fait pas partie, bien qu’il y demeure. Il serait un traître en puissance. Mais il y a encore l’autre étranger : celui qui, à l’intérieur de soi, est l’autre de soi, familier et inquiétant tout à la fois. C’est le motif de cette altérité exclue à l’intérieur qu’il conviendrait de reprendre aujourd’hui, dans son rapport avec la condition d’être étranger dans sa propre terre, dans sa propre culture. Objets d’amour, transferts, l’angoisse de la déréliction, la condition d’infans… : l’épreuve de l’heimatlos est censée libérer l’écoute du no man’s land à l’intérieur. Et partant, l’écriture, la réflexion, la résistance ascétique. On voyage, on émigre pour essayer de voir aussi ce qu’il y a en soi, pour essayer surtout d’y écouter un autre qui, en soi, est autre que soi. Pour se déprendre ainsi de soi et de ses institutions, de son « identité », et se rendre disponible à des pensées qu’on n’attend pas. Bibliographie a) Autour de la culture au Brésil. ANDRADE, Mário de, Aspectos da Literatura brasileira, Martins, São Paulo, 1974. CAMPOS, Haroldo de, « Da Razão Antropofágica : Diálogo e Diferença na Cultura brasileira », Boletim Bibliográfico. Biblioteca Mário de Andrade, 1/4 (jan./dez. 1983). 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