Une mauvaise passe pour l`école publique
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Une mauvaise passe pour l`école publique
Une mauvaise passe pour l’école publique Jocelyn Berthelot, chercheur Centrale des syndicats du Québec Article à paraître dans la revue Options CSQ en décembre 2004. Décembre 2004 P P Siège social Bureau de Québec Centrale des syndicats du Québec 9405, rue Sherbrooke Est, Montréal (Québec) H1L 6P3 320, rue St-Joseph, bureau 100, Québec (Québec) G1K 9E7 Adresse Web : http://www.csq.qc.net Téléphone : (514) 356-8888 Téléphone : (418) 649-8888 Télécopie : (514) 356-9999 Télécopie : (418) 649-8800 -2- Une mauvaise passe pour l’école publique Jocelyn Berthelot, chercheur Centrale des syndicats du Québec La réforme de l’éducation bat son plein. Certains y voient un changement de l’envergure de celui qu’a connu l’éducation québécoise au début des années 1960. Le parallèle a ses mérites ; il permet notamment de mettre en relief le contexte fort différent entourant la réforme en cours. La réforme de l’éducation qui a accompagné la Révolution tranquille a permis la création d’un véritable réseau public d’éducation et a favorisé, du même souffle, une importante démocratisation. Depuis le milieu des années 1980, le contexte éducatif est, au contraire, dominé par la crise des finances publiques, le « tout au marché » et la privatisation. Les dérives de plus en plus marquées vers une école à deux vitesses ont conduit la CSQ (alors CEQ) à revendiquer, dès 1992, une réflexion d’ensemble sur l’éducation. J’y fus étroitement associé. Un large débat public était, croyions-nous, le seul moyen de redéfinir les grands axes d’une éducation démocratique. Le rapport de la Commission des États généraux nous a réconfortés. Mais ses propositions les plus audacieuses n’ont pas été retenues, de telle sorte que plusieurs des objectifs que nous visions ont été laissés en plan. Je ne m’attarderai pas aux changements qui ont modernisé l’éducation québécoise, qu’il s’agisse du développement de l’éducation préscolaire à temps plein pour les enfants de cinq ans ou de la déconfessionnalisation des structures scolaires. Ces changements sont là pour rester et je m’en réjouis. Je ne voudrais pas non plus polémiquer sur l’approche par compétences ni sur les sombres nuages qui pèsent sur l’évaluation des apprentissages. Le processus est en cours et les débats ne manquent pas. Je m’en tiendrai à certains aspects structurels de l’éducation qui en marquent toutes les facettes. Nous n’avons pas réussi à mettre en échec les dérives marchandes qui ont pour noms privatisation, concurrence et choix de l’école. L’éducation publique, tout particulièrement au secondaire, traverse une mauvaise passe. Le chacun-pour-soi lave plus blanc que la justice et la solidarité sociales. J’ai donc retenu quatre thèmes qui, d’une certaine façon, font craindre l’échec des principaux objectifs de la réforme. L’ampleur de la privatisation met à mal l’égalité des chances que l’on dit rechercher. Le libre choix de l’école publique favorisé par la décentralisation creuse un peu plus l’écart. La réussite scolaire n’est pas au rendezvous, à tout le moins si l’on se fie à l’évolution des taux de diplomation. Enfin, l’organisation de l’enseignement secondaire proposée par les nouveaux régimes pédagogiques me fait craindre une hiérarchisation précoce que l’on s’est acharné historiquement à combattre. -3Je tenterai, en conclusion, de dégager quelques pistes pour changer le cours des choses. Il faut remettre le projet éducatif démocratique à l’ordre du jour, dégager de larges consensus et construire de nouvelles solidarités. Une privatisation inquiétante La Commission des États généraux sur l’éducation proposait de diminuer progressivement les subventions accordées au réseau privé et d’intégrer au réseau public les établissements privés qui éprouveraient des difficultés. Le Plan d’action ministériel pour la réforme de l’éducation n’a pas retenu cette recommandation. Depuis, le réseau privé est en pleine croissance, tout particulièrement au secondaire. Comme l’indique le tableau 1, l’accroissement de la fréquentation du réseau privé aux différents ordres d’enseignement sur l’ensemble du territoire se conjugue à une diminution des effectifs du réseau publici. Ainsi, au cours des six dernières années, l’effectif du réseau privé s’est accru de 464 élèves au préscolaire 5 ans, de 4123 au primaire et de 7504 au secondaire, alors que le réseau public était en perte d’effectif de plus de 10 000 élèves à chacun des ordres d’enseignement. Cette situation n’est pas sans effets sur le réseau public, qu’il s’agisse du maintien des écoles primaires de quartier ou des services offerts aux élèves. Tableau 1 Évolution de l’ensemble de l’effectif scolaire selon l’ordre et le réseau d’enseignement 1997-1998 2003-2004 Variation Public Privé % du privé Public Privé % du privé Public Privé 91 011 3 908 4,1 72 223 4 372 5,7 – 18 788 + 464 Primaire 531 816 25 350 4,6 517 996 29 473 5,4 – 13 820 + 4 123 Secondaire 404 333 73 806 15,4 385 139 81 310 17,4 – 19 194 + 7 504 Préscolaire 5 ans La différence entre les ordres d’enseignement s’explique, notamment, par des raisons historiques. Lors de la réforme des années 1960, l’enseignement primaire étant déjà public, les écoles primaires privées ne reçurent aucun financement de l’État. Ce n’est qu’au début des années 1970 que le gouvernement accepta de financer les écoles primaires ethnoreligieuses, à condition que celles-ci offrent leur enseignement en français. C’était un des éléments de la politique linguistique du gouvernement du premier ministre Bourassa. Ce financement ne fut élargi à l’ensemble des écoles primaires qu’au début des années 1990, dans le suivi d’une recommandation de la Commission consultative sur l’enseignement privé invitant le gouvernement à financer toutes les écoles privées sur un pied d’égalité. Le primaire privé est cependant toujours principalement constitué -4d’écoles « ethniques » et concentré sur l’île de Montréal où il accueille près de 15 % des élèves. Le tableau 2 trace le portrait de l’enseignement secondaire francophone pour l’ensemble du Québec et quelques régions. Depuis 1997-1998, l’effectif du réseau privé a augmenté de 10 % alors que celui du public diminuait de 6,4 %. La part du réseau privé est passée à 17,7 % en 2003-2004, une augmentation de plus de 2 points depuis le lancement du plan d’action sur la réforme. Dans les grandes régions urbaines, elle dépasse désormais les 20 % ; elle était de 20,2 % en Montérégie, de 20,8 % pour la Capitale-Nationale, de 22,8 % en Estrie et atteint même 30 % sur l’île de Montréal. Cette proportion est en croissance dans toutes les régions du Québecii. Pour l’ensemble des commissions scolaires francophones, près de 30 % de la baisse de l’effectif des écoles secondaires publiques observée depuis 1997-1998 (- 23 244) s’explique par un transfert vers le réseau privé (+ 6678) ; cette proportion atteint 50 % pour la Montérégieiii. On peut estimer qu’environ 400 postes d’enseignantes et d’enseignants sont passés du réseau public au réseau privé au cours des 6 dernières années. Tableau 2 Effectif scolaire du secteur des jeunes du secondaire francophone selon le réseau, Québec et quelques régions Ensemble Québec Région Montréal CapitaleNationale Estrie Montérégie 1997-1998 1999-2000 2001-2002 2003-2004 Variation Public 365 277 343 752 329 937 342 033 - 23 244 Privé 66 752 65 425 67 552 73 430 + 6 678 % du privé 15,5 16,0 17,0 17,7 Public 52 107 49 722 49 365 51 484 - 623 Privé 20 418 19 636 20 489 22 059 + 1 641 % du privé 28,2 28,3 29,3 30,0 Public 32 269 29 877 28 354 28 730 - 3 539 Privé 7 187 6 837 6 819 7 524 + 337 % du privé 18,2 18,6 19,4 20,8 Public 14 751 14 144 13 424 13 949 - 802 Privé 3 850 3 803 3 882 4 128 + 278 % du privé 20,7 21,2 22,4 22,8 Public 67 595 63 144 60 639 64 189 - 3 406 Privé 14 477 14 059 14 687 16 208 + 1 731 % du privé 17,6 18,2 19,5 20,2 -5La croissance du privé est particulièrement marquée depuis 2001-2002 avec un gain de près de 7000 élèves. La publication du palmarès du très conservateur Institut économique de Montréal par le magazine L’actualité explique sans nul doute une partie de cette situation. En effet, autant au ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) que dans les universités, on reconnaît un « effet palmarès » sur la fréquentation du réseau privé. La situation risque de s’aggraver dans les années qui viennent avec la décroissance démographique. Au primaire, l’effectif diminue depuis 2001 et devrait se stabiliser vers 2010. Cette diminution n’a pas encore atteint le secondaire où l’effectif a continué de fluctuer, tantôt à la hausse, tantôt à la baisse. Selon les prévisions du MEQ, l’effectif du réseau public secondaire francophone devrait diminuer progressivement à compter de l’année 2006 pour se stabiliser vers 2014 autour de 262 500 élèves (une diminution de près de 80 000 élèves). Les prévisions du MEQ pour le secondaire privé francophone annoncent le maintien de la croissance actuelle jusqu’en 2006 avec un sommet de plus de 76 000 élèves, puis une diminution progressive avec un palier de 61 500 élèves à compter de 2015iv. Ces prévisions sont basées sur une certaine stabilité de la proportion des élèves fréquentant le réseau privé. Mais on peut craindre que ce dernier ne mette tout en œuvre pour conserver son effectif, ce qui signifierait une augmentation importante de sa place relativev. Si cette dernière hypothèse se confirmait, la capacité de l’école secondaire publique de maintenir les services qu’elle offre serait gravement compromise. Une concurrence qui fait des victimes Pour faire face à une école secondaire privée généreusement financée par les fonds publics et qui, de façon générale, sélectionne ses élèves sur la base des résultats scolaires, plusieurs commissions scolaires ont créé des écoles ou des projets de même nature afin de tenter de contrer l’érosion de leur effectif. Ainsi, à compter du milieu des années 1980, les écoles secondaires sélectives se sont multipliées dans le réseau public. Le plan d’action ministériel n’a retenu que partiellement la recommandation de la Commission des États généraux visant à « mettre un frein à la stratification des écoles primaires et secondaires en s’assurant que la priorité soit accordée à la relance des écoles publiques et que celles-ci demeurent ouvertes à tous les élèves » (Rapport final, p. 10). La Commission ajoutait que « cela signifie que les écoles publiques ne pourront s’adonner à des pratiques de sélection durant la période de scolarité obligatoire ». Ce fut un des enjeux des débats entourant la refonte de la Loi sur l’instruction publique (LIP) en 1997. La Loi affirma le caractère exceptionnel de l’établissement d’une « école aux fins d’un projet particulier » pour laquelle la commission scolaire peut déterminer les critères d’inscription des élèves (LIP, art. 240). Si cette disposition a mis un frein au développement d’écoles totalement consacrées à un projet particulier, telles les écoles internationales, d’autres modifications n’ont fait que déplacer le problème. -6Ainsi, la commission scolaire peut désormais « permettre une dérogation à une disposition du régime pédagogique pour favoriser la réalisation d’un projet pédagogique particulier applicable à un groupe d’élèves » (art. 222), à condition que les critères d’admission à un tel projet ne servent pas de critères d’inscription dans une école (art. 239). Pour leur part, les parents ont le droit de choisir parmi les écoles de la commission scolaire l’école qui « répond le mieux à leur préférence » (art. 4). On a depuis assisté à la multiplication des projets sélectifs dans le cadre de l’école ordinaire. Il est difficile d’évaluer précisément l’ampleur de ce mouvement, mais tous les témoignages concordent. Selon une recension réalisée pour la Centrale, les écoles à projets sélectifs auraient quintuplé entre 1998 et 2002 pour toucher plus du quart des écoles. Le libre choix de l’école est ainsi devenu, ces dernières années, le principal moteur du renforcement d’une logique de marché en éducation. La concurrence entre les écoles serait la nouvelle potion magique qui permettrait d’améliorer la performance éducative. Peu à peu, l’éducation devient un bien privé soumis au choix individuel de parents consommateurs plutôt qu’un service public. Pourtant, de nombreuses études ont démontré que ce sont surtout les parents favorisés sur le plan socioéconomique qui profitent du choix de l’école et que les élèves plus faibles souffrent d’une plus grande exclusion scolaire. Cette concurrence accentue les écarts entre les écoles et entre les élèves ; elle contribue à accroître le fardeau des classes ordinaires qui doivent assumer seules le poids de l’intégration de plus en plus généralisée des élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage. Rien ne s’oppose à une « diversité pédagogique au sein de l’école commune », comme le souhaitait la Commission des États généraux. Cela signifie que les projets particuliers doivent être accessibles à tous les élèves. C’est d’ailleurs le cas dans plusieurs milieux. Un taux de diplomation en chute libre Lors de l’annonce des grands objectifs de la réforme de l’éducation, la ministre Pauline Marois invitait « la société québécoise dans son ensemble [...] à relever un défi de taille : faire prendre à l’éducation le virage du succès ». Elle fixait des objectifs à atteindre : « En l’an 2010, 85 p. 100 des élèves d’une génération devront obtenir un diplôme du secondaire avant l’âge de 20 ans. » À mi-chemin du parcours, il faut hélas ! constater que la société québécoise est toujours loin de l’objectif fixé et, ce qui est beaucoup plus grave, qu’elle s’en éloigne. Ainsi, le taux d’obtention d’un premier diplôme du secondaire avant l’âge de 20 ans, qui avait atteint un sommet en 1995-1996 avec 73,7 %, a chuté de façon régulière depuis 1998-1999 pour atteindre 65,8 % en 2002-2003, soit le même taux observé en 19901991vi. Cette chute importante a aussi eu des conséquences négatives sur l’accès à l’enseignement collégial. -7Comme l’indique le graphique 1, cette baisse a été particulièrement marquée en 2001-2002 et 2002-2003, où elle dépassait 2 points pour chacune des années. Lorsque le taux d’échec scolaire augmente, ce sont généralement les groupes les plus à risque qui en souffrent davantage. C’est le cas des garçons par rapport aux filles ; le taux de réussite des premiers a chuté de 7,5 points contre 5,5 points pour les secondes. On peut penser que les élèves de milieux pauvres ont aussi écopé, malgré la rhétorique ministérielle sur l’égalité des chances. Graphique 1 Taux d’obtention d’un diplôme du secondaire chez les moins de 20 ans (en %) 75 72,3% 71,5% 70,7% 72 67,9% 69 65,8% 66 63 60 1998-1999 1999-2000 2000-2001 2001-2002 2002-2003 Tout comme en 1987, alors que le taux de diplomation avait brusquement chuté, l’augmentation des exigences, sans mesures de soutien adéquates, semble expliquer une partie de la situation. En effet, les exigences accrues pour l’épreuve de français, à compter de juin 2001, ont influencé le taux de succès, tout particulièrement en juin 2003 où la réussite de cette épreuve est passée à 82,9 % par rapport à 89,6 % l’année précédente. Mais ce facteur n’explique pas tout. Se pourrait-il que l’accent mis sur la concurrence entre les établissements et la course à la performance aient conduit à laisser un nombre accru de jeunes sur le carreau ? Se pourrait-il que la multiplication des classes et des écoles réservées aux élèves les plus performants ait des conséquences négatives sur les autres élèves ? Et que dire de l’accroissement de la pauvreté des familles dans certains milieux et des services inadéquats pour les élèves en difficulté ? On ne peut certes blâmer la réforme du curriculum présentement en cours pour cette baisse des taux de diplomation. On peut toutefois douter que la réforme permette d’atteindre l’objectif fixé par le plan d’action ministériel pour la diplomation au secondaire ; près de 20 points nous en séparent toujours. Il faudrait une progression moyenne de près de 3 points par année pour y arriver, alors que l’on a observé une baisse moyenne de 1,6 point au cours des quatre dernières années. Il y a urgence, -8réforme en cours ou pas. Un redressement majeur en faveur d’une démocratisation de l’école actuelle s’impose. Un secondaire plus hiérarchisé L’école obligatoire a pour mission d’assurer la maîtrise par l’ensemble des élèves d’un bagage de connaissances et de compétences jugées indispensables pour le développement personnel et la vie en société. Elle n’a pas pour fonction de spécialiser les élèves ou de former les élites, même si une certaine diversification de la formation doit avoir sa place à la fin du secondaire. La façon dont l’enseignement est organisé n’est pas sans conséquence sur la réussite scolaire et sur l’égalité des chances. De nombreuses études ont démontré que des classes hétérogènes permettaient généralement une meilleure réussite de l’ensemble des élèves, alors que des classes où les élèves étaient regroupés en fonction de leurs habiletés scolaires défavorisaient les plus faibles. Pour sa part, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) a permis de confirmer que les systèmes éducatifs où l’hétérogénéité est la règle permettent aux élèves d’obtenir de meilleurs résultats, tout en étant plus équitables. Une analyse des données de PISA dans le cadre européen arrive à des conclusions analogues. « Il apparaît que la culture de l’intégration des pays de l’Europe du Nordvii est favorable aux élèves faibles. [...] Cet effet positif ne s’accompagne pas d’un effet Robin des bois qui serait préjudiciable aux meilleurs puisque, dans ces systèmes éducatifs, le pourcentage de bons lecteurs est généralement supérieur à la moyenne OCDEviii. » Par contre, pour les systèmes plus hiérarchisés, comme celui de l’Allemagne, on observe de moins bons résultats et des inégalités plus marquées. Si les projets de régime pédagogique soumis à la consultation au printemps 2004 étaient adoptés tels quels, il est à craindre que de nouveaux mécanismes de hiérarchisation viennent s’ajouter à ceux qui sont déjà favorisés par le choix de l’école. Ainsi, à compter de la troisième secondaire, un nouveau parcours dit de « formation générale appliquée » s’ajouterait au parcours d’insertion sociale et professionnelleix. Selon le document de consultation, il serait ouvert à tous les élèves, mais s’adresserait « plus particulièrement aux jeunes qui sont susceptibles de quitter l’école par manque d’intérêt pour la formation générale ». Ce parcours différencié se caractériserait par l’introduction d’un programme d’applications technologiques et scientifiques en remplacement de celui de science et technologie ainsi que par l’introduction d’un projet personnel d’orientation et d’un programme d’exploration de la formation professionnelle. En quatrième et cinquième secondaire, un cours de « sensibilisation à l’entrepreneuriat » permettrait aux élèves « d’obtenir une attestation de spécialisation professionnelle en lancement d’une entreprise ». Prétendre que ce nouveau parcours permettra d’améliorer la réussite des élèves et conduira aux études collégiales me semble pour le moins une hypothèse discutable. -9Pour le MEQ, le succès de la voie technologique en serait la preuve ; c’est oublier que cette voie n’était accessible qu’à un nombre restreint d’élèves et que les normes qui s’y appliquaient (notamment des classes à effectif réduit) ont favorisé leur réussite. Je crois plutôt que la création de ce parcours constituera une nouvelle voie d’exclusion et contribuera à accroître les inégalités. C’est ce que nous apprend l’expérience passée. De plus, ouvrir ce parcours à compter de la troisième secondaire, c’est réduire la formation de base commune d’une année. L’instauration d’un nouveau « relevé de compétences » qui serait remis à tous les élèves interrompant leurs études viendra boucler la boucle en leur laissant croire qu’ils détiennent un document officiel attestant leurs « compétences », sans besoin d’un « vrai » diplôme. Enfin, je n’ai d’autre expression qu’absurde pour qualifier le nouveau programme en « entrepreneuriat ». Ces élèves, placés sur une voie d’évitement, auront de la difficulté à obtenir leur diplôme d’études secondaires et risquent fort probablement de se retrouver très majoritairement dans des emplois peu qualifiés et mal rémunérés. Et voilà qu’ils pourraient être spécialisés en « ouverture d’entreprise ». Aucune formation particulière sur les milieux de travail ou le syndicalisme. Mieux vaudrait pouvoir en rire. Certes, le deuxième cycle du secondaire doit ouvrir à une certaine différenciation de la formation. Le consensus qui s’est dégagé lors des États généraux privilégiait une formation commune jusqu’à la fin de la troisième secondaire (exception faite des cheminements particuliers pour les élèves en difficulté). La différenciation envisagée en quatrième et cinquième secondaire visait plutôt le développement de certains cours de niveaux différents pour certaines disciplines, comme il en existe déjà en mathématiques. On aurait ainsi pu maintenir un parcours commun à l’ensemble des élèves et éviter les effets de hiérarchisation et d’exclusion. Bref, si les propositions pour le secondaire étaient maintenues, on risque, d’une part, de voir disparaître les cheminements particuliers au premier cycle (à tout le moins dans leur cadre actuel) et, d’autre part, d’assister à une hiérarchisation de la formation générale au deuxième cycle, et ce, dès la troisième secondaire. Une autre option pour l’éducation La réforme de l’éducation de base est souvent réduite à la refonte du curriculum. Il est vrai que cette dernière est exigeante et qu’elle soulève d’importants débats dans les milieux. Mais je vois mal comment elle pourrait, à elle seule, renverser la vapeur et freiner les tendances lourdes qui, ces dernières années, ont conduit à un accroissement des inégalités et à la consolidation d’une éducation à deux vitesses. Le refus du gouvernement de prendre les moyens nécessaires pour s’attaquer au premier chantier prioritaire de la Commission des États généraux visant à « remettre l’école sur ses rails en matière d’égalité des chances » marquera l’ensemble des changements en cours. L’école proposée par la réforme, c’est non seulement celle du changement curriculaire, mais c’est aussi celle du refus de changer ce qui devait l’être pour assurer une plus grande égalité des chances. - 10 Depuis la Révolution tranquille, l’éducation québécoise a franchi des pas de géant tant en ce qui a trait à l’accessibilité qu’à l’égalité des chances – qu’il suffise de mentionner l’accès élargi à l’école secondaire des jeunes de milieu rural et des filles pour en mesurer toute l’ampleur. Ces progrès démocratiques sont aujourd’hui mis à mal. Il faut faire en sorte que cela ne soit que passager. Les solutions à certains des problèmes soulevés sont connues. Il faudrait mettre fin progressivement au financement public des écoles privées et intégrer au réseau public le personnel qui pourrait être touché. Les projets particuliers devraient être ouverts à tous les élèves et la sélection en fonction de la performance, interdite pendant la scolarité de base. Quant à la diplomation, elle demeure un défi d’envergure ; il est urgent de mieux déterminer les facteurs qui expliquent la chute observée afin d’être en mesure d’agir de façon plus efficace. Mais je crois, plus largement, qu’une actualisation de nos analyses s’impose. Entre 1992 et 1996, la CSQ a procédé à une telle démarche qui fut ponctuée de recherches, de consultations et de longues délibérations. La Déclaration de principes sur l’éducation adoptée au Congrès extraordinaire de février 1996 et le manifeste l’accompagnantx ont marqué les stratégies et les actions qui ont suivi. Nous avons connu des victoires ; le Québec est, par exemple, une des rares sociétés occidentales, avec la Suède, où toute publicité commerciale est interdite à l’école. Nous avons aussi essuyé des défaites ; ce qui précède en témoigne. La conjoncture a changé. Une importante réforme est en cours. L’éducation québécoise évolue de plus en plus dans un contexte marqué par la mondialisation. Plusieurs ont l’impression que tout est joué, déterminé à un niveau qui leur échappe. Pourtant, l’éducation demeure plus que jamais un enjeu national. Il est urgent de reprendre l’offensive, de réfléchir à ce nouveau contexte. Cela devrait conduire à revisiter nos grands axes stratégiques, à nous donner un nouveau programme de luttes et à tisser de nouvelles solidarités. La société québécoise doit refaire de l’éducation publique une des clés de son développement social et de sa démocratisation. Elle doit tout mettre en œuvre pour que l’éducation de base contribue à réduire la fracture sociale d’un Québec coupé en deux. Nous pouvons changer le cours des choses ; l’histoire de l’éducation et notre propre histoire en fournissent la preuve. Le système d’éducation québécois continue d’offrir une formation de qualité que confirment les enquêtes internationales. Le personnel s’acharne à mettre en œuvre des stratégies et des projets novateurs qui sont porteurs d’espoir. Il est urgent de retrouver la voie d’un système et d’une organisation scolaires plus démocratiques afin que ces efforts portent tous leurs fruits. - 11 Exergue : Autant au ministère de l’Éducation du Québec que dans les universités, on reconnaît un « effet palmarès » sur la fréquentation du réseau privé. i ii iii iv v vi vii viii ix x Les données sur l’effectif scolaire proviennent du MEQ. Voir http://www.meq.gouv.qc.ca/stat/Stat_det/index.htm pour les années 1999-2000 à 2003-2004. Les données pour cette dernière année sont provisoires. Les régions de l’Abitibi-Témiscamingue, du Nord-du-Québec et de la Gaspésie—Îles-de-la-Madeleine ne comptent aucune école primaire ou secondaire privée. La situation sur l’île de Montréal doit prendre en compte le fait qu’une partie de la clientèle du réseau privé provient des banlieues extérieures à l’île. Données fournies par le MEQ, Direction de la recherche, des statistiques et des indicateurs (2004), Prévision de l’effectif scolaire de l’ensemble du Québec, réseau public, réseau privé, mars. Si le réseau privé francophone maintenait son effectif, cela signifierait que la proportion des élèves du secondaire privé atteindrait 22,5 % pour l’ensemble du Québec avec des proportions beaucoup plus élevées dans les centres urbains. Ces données et celles qui suivent proviennent des Indicateurs de l’éducation, éditions 1995 à 2004. La dernière édition a été publiée en août 2004 et non en mars comme l’affirmait Le Devoir (7 octobre 2004) dans un texte qui accusait la CSQ de recycler de vieilles données. Ces pays sont : le Danemark, la Finlande, l’Irlande, la Norvège et la Suède. M. Crahay et A. Delhaxhe (2004), L’enseignement secondaire inférieur : Entre culture de l’intégration et culture de la différenciation, juillet, p. 21 ; http://www.recherche.gouv.fr/recherche/fns/crahay.pdf. Selon la proposition ministérielle, le parcours ISPJ serait revu pour inclure deux parcours, « l’un menant à un métier non spécialisé, l’autre, à un métier semi-spécialisé ». CSQ (1996), Une éducation différente pour une société différente. Manifeste pour l’éducation publique, avril, (D10348).