L`île d`Orléans, le souffle du pays

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L`île d`Orléans, le souffle du pays
L’île d’Orléans, le souffle du pays
11 août 2016 | Michel Lessard - Historien, auteur de «L’île d’Orléans: Aux
sources du peuple québécois et de l’Amérique française» | Actualités en
société
Photo: iStock
Avec son panorama enchanteur, l’île d’Orléans a été le lieu choisi par des dizaines
d’amants du patrimoine qui y ont patiemment restauré une maison ancestrale avec
science, amour et respect.
Pour les Québécois, l’île d’Orléans demeure un pays de sens. J’y
ai souvent écouté les dieux jaser fort à la pointe d’Argentenay,
l’automne, quand des milliers d’oies jacassent dans le vent, sous
la pluie, et envahissent les battures dans un paysage sauvage
hors du temps. Je connais des dizaines d’amants du patrimoine,
venus de partout au Québec, qui depuis 60 ans y ont patiemment
restauré une maison ancestrale bicentenaire ou tricentenaire à
grands frais, avec science, amour et respect, des projets
familiaux.
Je connais également des terres ancestrales où la même lignée,
depuis onze ou douze générations, occupe le lot des ancêtres,
depuis des siècles. Plus de 300 familles souches débarquées de
France s’y sont établies formant aujourd’hui des descendances de
plusieurs centaines de milliers d’individus disséminés à travers le
continent.
Plusieurs habitants vous raconteront que souvent, l’été, des
visiteurs s’arrêtent, embrassent le sol et repartent avec une
bouteille remplie de la terre bénie du premier arrivant. Les
fraises et les pommes de l’île, les poireaux de Saint-François, le
fromage Paillasson de Sainte-Famille, fruits et légumes, vins et
liqueurs, des dizaines de produits du terroir contiennent des
vertus magiques marquées partout par un passé chargé de
labeur, d’histoire et de traditions nous liant intensément aux
provinces de France, la mère patrie.
Bacchus
Oui, plusieurs maisons anciennes de l’île sont à vendre, toutes de
solides constructions en bois, en brique et en pierre qui portent
une âme enracinée, des oeuvres qui marquent le temps du pays,
notre temps et qui parlent de fierté et du bonheur de respirer le
large, en rappelant aussi que ces ancêtres tenaces et résistants
ont dû s’inventer un cadastre, une agriculture, un habitat
respectueux de la cadence climatique des étés et des hivers,
mettre au point des modes de chauffage, des véhicules et des
vêtements pour résister au froid, repenser les techniques
d’élevage et de conservation des aliments et du fourrage ; en
somme, nos aïeux de l’île ont inventé un pays à notre mesure,
dont nous profitons aujourd’hui.
Il faut marcher Saint-Jean et lire comme dans un grand livre son
fabuleux paysage bâti, un des plus beaux villages du Québec. Il
faut traverser le chemin du Mitan pour se retrouver égaré sur
une autre planète. Partout des clochers d’églises qui rappellent
que cette terre est chrétienne. À l’île, le Québec affirme par ses
églises, ses presbytères, ses cimetières, ses chapelles de
procession, ses croix de chemin qu’il est un pays catholique.
L’île a été reconquise par des urbains à la fin des années
cinquante dans un élan de fierté jamais connu antérieurement.
Poètes, peintres, fonctionnaires, enseignants, journalistes
mordus du patrimoine, gens d’affaires cultivés, même le maire de
Québec feu Jean-Paul L’Allier, avec qui j’ai souvent jasé du sujet,
se sont laissés séduire par le caractère bucolique enraciné de la
terre de Bacchus, comme l’a désignée Jacques Cartier au
XVIe siècle, et y ont pris maison.
Musée à ciel ouvert
Tous ces gens ont vieilli en même temps et veulent maintenant
se rapprocher des services de santé, des institutions culturelles.
Plusieurs veuves trouvent la maison grande. Les enfants ont fait
leur vie ailleurs. Les carrés exigent d’être entretenus, on
choisit de vendre. Un roulement normal du bâtiment quand on
suit la chaîne des titres d’un bien dans les archives.
Je connais plusieurs de ces passionnés qui quittent à regret leur
bien, mais je connais également de jeunes couples,
présentement engagés fébrilement dans une restauration. Et
d’autres qui ne quitteraient jamais leur vieille maison, leurs
jardins et leur vue imprenable. Il y aura toujours un marché pour
la maison de villégiature ou la maison historique permanente
remplie de sens.
L’île d’Orléans doit contrôler avec rigueur son développement.
Elle doit protéger ses activités agricoles et circonscrire en saison
chaude la circulation automobile. Le nouveau pont projeté ne doit
jamais devenir une liaison à quatre voies, mais plutôt rester dans
la modestie. Autrement, on signe un arrêt de mort.
Depuis 1970, cette terre est devenue un territoire musée, un
arrondissement historique national pour son caractère rural,
agricole, maritime et villageois enraciné dans notre histoire
depuis 1635, date d’installation du premier colon. Il faut y
appliquer la même sévérité de contrôle du développement qu’on
retrouve dans des lieux patrimoniaux similaires en France et
ailleurs dans le monde, ce qui n’a malheureusement pas été
toujours le cas depuis son classement comme lieu historique.
Le souffle du pays
Chaque village doit conserver son autonomie administrative,
chacun portant fièrement des particularités originales qui
appartiennent au patrimoine immatériel de cette société, ce qui
n’empêche pas de regrouper certains services. Oui, six
municipalités ! Et les demandes de permis doivent être traitées
de façon prioritaire, mais sans compromis à la loi et aux
règlements qui devraient être plus mordants.
Le marché de la revente est lent, c’est normal, tenant compte de
la valeur des biens. Une maison traditionnelle demeure une
oeuvre d’art, pas un cornet de patates frites ! Les Québécois
forment toujours un peuple fier. Nos jeunes hommes d’affaires et
nos professionnels en début de carrière doivent souscrire à ces
valeurs d’affirmation identitaire et reprendre le souffle du pays
dans des constructions solides, restaurées, mises au goût du
jour, aux jardins aménagés pour y continuer une forme noble du
plaisir de vivre.
Il faut écouter et réécouter l’émouvante chanson Le tour de
l’île de Félix Leclerc qui parle directement au coeur pour vibrer au
rythme de cette terre sacrée protégée des dieux depuis des
millénaires et berceau d’une civilisation originale pleine d’énergie.

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