partie i - Tom Kyns, Curiosités Critiques.

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partie i - Tom Kyns, Curiosités Critiques.
 MÉMOIRE En vue de l’obtention du MASTER II MUSEOLOGIE ET NOUVEAUX MEDIAS Délivré par l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris III LE PATRIMOINE OLFACTIF UN EFFET PLACEBO A L’APPREHENSION DE LA PERTE THÈSE PRÉSENTÉE PAR MATHILDE CASTEL SOUS LA DIRECTION DE FRANÇOIS MAIRESSE Année 2014 -­ 2015 TABLE DES MATIERES PARTIE I – THEORIE PATRIMONIALE INTRODUCTION 2 2 SECTION 1 – Notion de Patrimoine occidental 4 SECTION 2 – La temporalité et l’authenticité patrimoniales 7 CHAP I -­ AGENCEMENT PATRIMONIAL 14 SECTION 1 – Typologies du patrimoine culturel 14 SECTION 2 – Polyvalence patrimoniale de l’olfaction 23 CHAP II -­ LIMITES DU PATRIMOINE MODERNE 24 SECTION 1 – Altération de l'authenticité 24 SECTION 2 – Altération de la mémoire 30 CHAP III – THEORIE DU PATRIMOINE OLFACTIF 35 SECTION 1 – Composants patrimoniaux 35 SECTION 2 – Articulation simultanée des composants 44 SECTION 3 – Equivalences olfactives 45 CONCLUSION 55 PARTIE I – THEORIE PATRIMONIALE INTRODUCTION Une difficulté évidente à l’appréhension de la notion de patrimoine touche au problème de sa définition. André Chastel et Jean-­‐Pierre Babelon la qualifient comme suit dans La notion de patrimoine : « Le patrimoine, au sens où on l’entend aujourd’hui dans le langage officiel et dans l’usage commun, est une notion tout récente qui couvre de façon nécessairement vague tous les biens, tous les « trésors » du passé. En fait, cette notion comporte un certain nombre de couches superposées qu’il peut être utiles de distinguer. Car elle intervient au terme d’une longue et chaotique histoire du domaine français, des biens français, de la sensibilité française du passé. »1 Les auteurs développent conséquemment leur appréhension du patrimoine relativement au fait religieux, monarchique, familial, national, admiratif et scientifique. Dans un article consacré au processus de patrimonialisation, Guy Di Méo écrit que les premières productions relatives à la dimension patrimoniale la définissent comme l’ensemble des biens de famille. « L’ensemble des biens privés appartenant au pater familias ». Relevant une contradiction interne attenant à l’espace simultanément privé et public mais également concret et immatériel du patrimoine, l’auteur insiste sur la valeur centrale de transmission. « On remarquera au passage que cette notion de transmission est de nos jours fondamentale pour les conceptions et les politiques de développement durable. On sait que celle ci s’appuie justement sur la qualification patrimoniale de l’environnement, au sens d’une transmission garantie et équitable, aux générations futures, de ressources et de biens communs, tant sociaux qu’environnementaux. »2 Justifiant l’actuelle tendance du « Tout patrimoine », l’auteur évoque un quintuple processus de glissement opéré par le patrimoine depuis les années 1980. Selon lui, l’extrême élargissement de la dimension patrimoniale tient en de successives transitions du privé vers le public, du sacré au profane, du matériel à l’idéel, de l’objet au territoire et de la culture à la nature. Quant aux causes de la contemporaine prolifération du patrimoine, il avance « une crise globale de la modernité » qui comprendrait en son sein « une profonde contestation sociale de la modernité en tant que système de valeur et de pensée, mais aussi une crise tenant aux mutations de l’économie des sociétés. » Il serait également question d’une sérieuse crise identitaire générée par « les mobilités accrues, l’abolition relative des distances (moyens de transport et de communication quotidiennes) et monde virtuel des images, d’internet, des simulacres ect. » Le « Tout patrimoine » serait par conséquent l’aboutissement d’une remise en question de nos rapports aux « cultures qui se décloisonnent, tendent à s’universaliser, mais aussi parfois, de manière contradictoire, se rétractent. » Plus largement, il comprend le questionnement de notre être au monde. 1 BABELON Jean-­‐Pierre, CHASTEL André, La notion de patrimoine, éd. Liana Levi, Paris, 2008, p.11. 2 DI MEO Guy, « Processus de patrimonialisation et construction des territoires », Patrimoine et industrie en Poitou-­Charentes : connaître pour valoriser, éd. Inventaire du patrimoine de la région, 2008. p.3. C’est pourquoi nous remonterons aux sources de la création de la notion de patrimoine en occident avant de pousser plus avant notre réflexion sur son état contemporain. Pour ce faire, nous aurons principalement recours aux théories de Paul Claval énoncées dans l’article « Sens patrimoniaux dans le monde »,3 celles de Henri-­‐Pierre Jeudy relatées dans Patrimoines en folie,4 de Marie Blanche Fourcade dans Patrimoine et patrimonialisation,5 de Le Goff avec Entretiens du patrimoine,6 Pierre-­‐Henry Frangne et Patrimoine : sources et paradoxes de l’identité,7 ainsi que de régulières références au Dictionnaire encyclopédique de muséologie d’André Desvallées et François Mairesse.8 SECTION 1 – Notion de Patrimoine occidental Lorsque s’est tenu en octobre 1999 le colloque à l’origine de l’ouvrage Regards croisés sur le patrimoine dans le monde, la dimension patrimoniale fut abordée selon quatre grands axes : les différentes approches géographiques du patrimoine, les acteurs intervenant à la construction patrimoniale, ses enjeux ainsi que les pratiques qui lui sont liées.9 Lors de son intervention portant sur les Sens patrimoniaux dans le monde, Paul Claval distingue deux sources à la création de la notion de patrimoine en occident : l’histoire dynastique et la conception populaire de la nation. 3 CLAVAL Paul, « Sens patrimoniaux dans le monde » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, Paris, 2003. 4 JEUDY Henri-­‐Pierre, Patrimoines en folie, éd. Maison des Sciences de l’Homme, Paris. 5 FOURCADE Marie Blanc, Patrimoine et patrimonialisation : entre le matériel et l’immatériel, éd. Presses Universitaire Laval, 2008. 6 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998. 7 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011. 8 DESVALLEES André, MAIRESSE François, Dictionnaire encyclopédique de muséologie, éd. Armand Colin, 2011. 9GRAVARI-­‐BARBAS Maria, GUICHARD-­‐ANGUIS Sylvie, « Introduction » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p.11 PARTIE 1 - Histoire dynastique
Relativement à un fort intérêt esthétique, l’auteur ancre la naissance de l’idée de patrimoine dans le phénomène contemplatif qui a notamment marqué le courant humaniste avec la fascination des ruines antiques. Ces dernières firent l’objet de nombreuses productions artistiques et littéraires méditant sur l’incarnation du passé dans le présent10 et impulsant un véritable questionnement sur la teneur de l’histoire. C’est notamment avec le phénomène de nationalisation de cette histoire dynastique que la dimension patrimoniale s’est progressivement incarnée en l’état de patrimoine architectural. « De dynastique qu’elle était depuis la Renaissance, l’histoire devient nationale : on suit cette évolution en France à la fin du XVIe siècle, à l’époque de l’histoire parfaite, aux grandes entreprises de construction de l’histoire du peuple français du XIXe siècle. »11 C’est ainsi que des monuments incarnant la puissance de la religion ou des familles régnantes se sont érigés au statut emblématique de leur époque. De ce caractère représentatif des monuments patrimoniaux, l’auteur fait découler la notion de périodisation des arts qu’il explicite par « l’idée qu’à chaque souverain, les styles doivent changer, ce qui marque bien une historisation des arts »12 Celle ci renvoie à l’idée que les productions artistiques, de par leur spécificités exécutives et leur sujet d’expression, étaient également capables de prétendre au processus de patrimonialisation, car incarnaient la parole et la vision d’une période particulière. Ainsi, seuls les œuvres d’art – qui n’étaient pas aussi aisément admises que de nos jours – et les monuments synonymes de puissance royale ou religieuse, étaient éligibles au statut patrimonial. Leur rôle consistait alors à satisfaire le narcissisme élitaire, et porter la gloire des puissants au delà de leur règne. 10 MAKARIUS Michel, Ruines : Représentations dans l’art de la renaissance à nos jours, éd. Flammarion, 2011. 11 CLAVAL Paul, « Sens patrimoniaux dans le monde » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p. 46. 12 Ibid. p.47. PARTIE 2 – Conceptions populaires de la nation Dans un second temps, c’est à la construction des idées nationales que l’auteur rattache le devenir patrimonial. « En Europe occidentale, la naissance de l’idée de patrimoine est liée à une conception de l’histoire qui met l’accent sur le rôle des dynasties et des groupes sociaux qui leur sont associés dans l’exercice du pouvoir. Elle est conçue dans l’optique des cultures élitaires de ceux qui écrivent alors l’histoire. »13 En France, Claval évoque l’affirmation des cultures régionales autour d’éléments folkloriques tels que la musique et la danse. Il insiste également sur le fait que l’idée de patrimoine est indissociable de la « prise de conscience des spécificités des cultures populaires »14 et que de fait, son objectif n’est plus de promouvoir la gloire passée des puissants, mais de transmettre aux générations futures l’essence d’une identité communautaire. Ce à quoi fait référence Di Méo lorsqu’il écrit « Plus tardive et en grande partie métaphorique, une autre extension de sens tient à la nature même de ce qui est transmis. Il ne s’agit plus seulement de biens matériels et de domaines, même à forte teneur symbolique, mais aussi de valeurs purement idéelles, d’idées de connaissances et de croyances, de conceptions et de pratiques, de savoir-­
faire et de techniques ect. »15 A ce titre, l’auteur souligne le danger du caractère permanent et éternel qui peut être attribué au patrimoine du fait de la « relation verticale intergénérationnelle » qu’il établit, et des apparences de « référent emblématique des identités collectives »16 qu’il peut lui être amené de revêtir. C’est relativement à la conscience identitaire que les deux auteurs font se rejoindre leurs propos quant aux raisons de l’actuelle inflation patrimoniale. Claval écrit que l’on « ne protège plus pour se doter d’un passé national à partir de symboles appartenant à la sphère des cultures élitaires ou à celles des cultures populaires. On protège pour maintenir en vie des formes de différentiations matérielles sans lesquelles les identités, à tous niveaux du local au régional, au national, à l’européen, paraissent menacées. »17 Approximativement, nous pouvons considérer que la notion de patrimoine 13 Ibid. p.48. 14 Ibid. p.48. 15 DI MEO Guy, « Processus de patrimonialisation et construction des territoires », Patrimoine et industrie en Poitou-­Charentes : connaître pour valoriser, éd. Inventaire du patrimoine de la région, 2008, p.1. 16 Ibid. p. 2. 17 Op.cit. p.50.
en occident s’est premièrement bâtie sur des valeurs d’identités dynastiques et nationales, avant de se charger d’aspects méditatifs et philosophiques ayant participé à la complexifier largement. André Chastel développe les influences connexes religieuses, familiales, administratives et scientifiques ayant également contribué à déterminer le patrimoine occidental dans La notion de patrimoine. Nous nous intéresserons en suivant aux caractères philosophiques relatifs à la temporalité et à l’authenticité du patrimoine. Afin de rapprocher ces caractéristiques de notre sujet d’étude, nous effectuerons régulièrement des parallèles avec des institutions de parfumerie telles que le conservatoire des parfums de l’Osmothèque, proposition la plus éminente de patrimoine olfactif au sein de notre corpus. SECTION 2 – La temporalité et l’authenticité patrimoniales PARTIE 1 – Les temporalités du patrimoine
Jeudy écrit dans Patrimoines en folie que « La catégorie du temps ne se limite pas à une opposition entre l’instant et la durée, elle s’articule à des références qui lui servent de support ontologique. Le patrimoine en est une, et non des moindres. »18 Ce dernier participe en effet d’une remise en question des modalités représentatives relativement au temps qui passe. Il permet la possibilité presque transcendante d’étudier des productions antérieures à notre époque. Il rompt avec une normalité des faits qui voudrait que chaque chose soit à sa place. Il décontextualise temporellement les objets qui lui appartiennent afin de les soumettre à des consciences toujours plus modernes, et joue d’une rupture exponentiellement accentuée des temporalités. Ainsi, « l’idée de patrimoine, du fait même de la contamination du sens qu’elle introduit dans les différents secteurs de recherche et de gestion, entraine une nouvelle interrogation sur la temporalité. Il ne s’agit pas seulement d’un repli sur les valeurs du passé, sur la constitution des traces, mais du lien entre la temporalité et les effets de sens. »19 Selon Jeudy, les effets de sens projetés dans les objets patrimoniaux vont en effet jusqu’à outrepasser la chronologie, 18 JEUDY Henri-­‐Pierre, Patrimoines en folie, éd. Maison des Sciences de l’Homme, 1995, p.7. 19 Ibid. p.8. ce qui conduirait à terme à une sorte de métaphorisation du temps par le patrimoine, permettant de parer à l’angoisse d’une temporalité uniquement linéaire. Le terme qu’il est toutefois important de relever ici est celui de « contamination » car, rompant avec la linéarité originelle du temps, le patrimoine s’adonne à l’élaboration d’un patchwork dénaturant parfois – souvent – la teneur des objets qu’il amène à témoigner. Dans un article sur les perceptions patrimoniales en Afrique, Anne Ouallet écrit que « les différences de conception du patrimoine portent aussi certainement sur un rapport au Temps qui est sensiblement différent selon les sociétés. En Occident, le Temps est linéaire. Le passé est révolu et c’est dans un souci de mémoriser pour ne pas perdre que le patrimoine s’inscrit. »20 C’est en poussant ce raisonnement plus avant que l’on parvient à la notion de contamination occidentale du présent par les différentes temporalités du passé. La particularité du cas étudié de la parfumerie est que ce phénomène de prolifération patrimoniale est atténué du fait de l’incapacité à préserver les odeurs du vieillissement. Béatrice Boisserie insiste sur le fait que « le parfum ce n’est pas comme le vin. Il n’est jamais bon de trop le laisser vieillir. […] Ne gardez pas vos élixirs comme des bijoux dans un coffre-­fort. Portez-­les régulièrement, en quelques mois et jusqu’au bout du flacon ! »21 Un parfum entame de se dégrader sitôt qu’il est oxydé. L’auteur évoque une modification notoire de la parure olfactive dès la première année suivant l’ouverture du flacon. Du fait de cette brève existence de vie, et relativement aux ambitions revendiquées par l’Osmothèque lors de son ouverture,22 créer un patrimoine olfactif s’apparente à recueillir et aligner sur des étagères tous les parfums disponibles. De fait, si le but est de sauvegarder chaque version d’un même parfum – quand on sait que les réglementations de l’IFRA23 restreignent exponentiellement le temps séparant les lancements – le 20 OUALLET Anne, « Perceptions et réutilisations patrimoniales en Afrique » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p. 63. 21 BOISSERIE Béatrice, 100 questions sur le parfum, éd. Les éditions de la Boétie, 2014, Question 59. 22 « Un lieu unique qui pourrait recenser et rassembler les parfums existants ou à venir et aussi retrouver la trace de certains parfums perdus » La genèse de l’Osmothèque, http://www.osmotheque.fr/osmotheque 23 IFRA : International Fragrance Association. Crée en 1973, l’IFRA édicte des recommandations prônant l’interdiction ou la limitation d’emploi de certaines matières aromatiques dans les parfums, relativement aux recherches du RIFM (Research Institute Fragrance Materials) et dans le but d’assurer les plus hauts standards de sécurité possible. A titre indicatif, l’IFRA a déjà interdit l’emploi d’une soixantaine de matières, et restreint l’usage d’une cinquantaine d’autres. patrimoine olfactif peut rapidement devenir une collection compulsive sans grand intérêt. Le paradigme du patrimoine matériel tient à fixer l’éphémère dans une sorte d’éternité, de manière à ce que les générations futures puissent appréhender ce que leur époque aura depuis longtemps transcendé. Or ce principe semble difficilement s’adapter au cas de la parfumerie. Car en effet, une telle transposition conduit la plupart du temps à des jeux de dupes infructueux. La notion de patrimoine olfactif intéresse principalement les passionnés du parfum – et peut être de la muséologie. Les néophytes, nous l’avons vu, n’usent du parfum qu’afin d’asseoir une certaine identité sociale24. Ils se réfèrent pour cela aux campagnes de promotion marketing qui ont le démérite de véhiculer une même image du parfum pour tous. La qualité olfactive d’une création n’est ni discernable ni appréciable par chacun. Or, si la notion de patrimoine olfactif séduit les amateurs, c’est notamment pour sa supposée capacité à ressusciter des parfums disparus, du temps où l’industrialisation ne permettait pas le lancement de certaines « gratuités olfactives. » Car in fine, on ne se rend pas en des lieux comme l’Osmothèque pour sentir un parfum disponible sur le marché. On s’y rend pour faire l’expérience inédite de ce que l’on ne trouve nulle part ailleurs, à savoir des parfums perdus. Or, comme nous le verrons, le patrimoine ne ressuscite pas, cela n’a jamais été ni dans ses ambitions ni dans ses moyens. Sans nous éloigner d’avantage, l’objectif était ici de mettre au jour la manière dont – à titre d’exemple et relativement à l’effet du « Tout patrimoine » – le conservatoire des parfums est parvenu à créer un besoin patrimonial chez les amateurs. Une nécessité qui, doublée de passion, peut aboutir à une certaine forme de fanatisme et ainsi rejoindre la notion de collection compulsive précédemment évoquée. Faisant fi des temporalités, l’Osmothèque semble se revendiquer comme un lieu où le temps n’existe pas. A titre d’exemple – mais nous y reviendrons – les récentes repesées effectuées par la Maison Guerlain ont premièrement découlé d’une demande faite par Patricia de Nicolaï – présidente de l’Osmothèque depuis 2008 – à Thierry Wasser – directeur de la création des parfums Guerlain depuis la même année – de recréer un 24TONELLI Amandine, Effluve de communication, Le rôle de l’odeur dans la communication interpersonnelle : vers une modélisation de la communication olfactive, Thèse soutenue à l’Université de Genève, Juillet 2011. « Jicky25 d’origine. » C’est un peu comme si de nos jours, un musée décidait de monter une exposition de peinture, mais qu’au lieu d’effectuer des demandes de prêt aux établissements détenteurs des tableaux, il passait commandes auprès de faussaires. Le temps n’existe pas à l’Osmothèque parce que l’on refuse de s’y soumettre. On ignore volontairement la fatalité de la perte. Et malgré une certaine humilité, on s’essaie tout de même à la résurrection d’emblèmes disparus. Ce qui propulse le statut du patrimoine olfactif à celui de collectionneur compulsif puis au faussaire en passant par l’apprenti magicien. Entre l’inclusion – à défaut de savoir opérer un tri – de tous les nouveaux lancements au rang de patrimoine, et la résurrection expérimentale de parfums emblématiques dont on ne saura jamais si l’on s’en approche plus qu’on s’en éloigne, peut être serait-­‐il temps d’admettre que la voie aujourd’hui empruntée par le patrimoine olfactif n’est pas la plus adéquate. Et que, si véritablement soucieuses de faire acte de patrimoine, une première étape consisterait pour les institutions à envisager le consentement de la perte de certains originaux du parfum. Comme nous le verrons, la principale difficulté du patrimoine olfactif tel qu’on nous le présente actuellement, est de reposer sur un modèle purement occidental. Il aurait été intéressant de questionner les parfumeurs sur l’intérêt d’un patrimoine olfactif à la fin du XXe siècle, avant que l’inflation patrimoniale ne prenne son essor. Sans doute que personne n’en aurait alors perçu la nécessité, et cela ne remonte pourtant qu’à trente ans. Les nombreuses réticences témoignées à l’égard de Jean Kerléo jusqu’en 1988 relativement au projet de créer « Une maison des parfums où professionnels et amoureux du parfum pourraient redécouvrir des parfums qu’ils avaient aimés ou portés. Un lieu unique qui pourrait recenser et rassembler les parfums existants ou à venir et aussi retrouver la trace de certains parfums perdus et les faire renaitre »26 en attestent. Il n’était même pas encore question de patrimoine olfactif. Ce qui s’apprêtait à devenir l’Osmothèque ressemblait d’avantage à la tentative d’assouvissement d’un fantasme généralisé des parfumeurs, et ne visait nullement des objectifs strictement patrimoniaux. Il convient donc d’admettre que malgré tout le respect accordé aux institutions de parfumerie, leur intérêt premier pour la notion de patrimoine olfactif 25 Jicky. Parfum composé en 1889 par Aimé Guerlain. A longtemps été reconnu comme étant le premier parfum de synthèse avant de se voir disputé la place par Fougère Royale d’Houbigant, crée en 1882. 26 La genèse de l’Osmothèque, http://www.osmotheque.fr/osmotheque relève bel et bien de l’engouement patrimonial constaté depuis 1980 et conséquemment, d’un phénomène de tendance. Afin d’ouvrir cette piste tout en concluant sur les temporalités patrimoniales, il apparaît opportun d’évoquer la notion du patrimoine au Japon. Paul Claval écrit à ce propos que « L’absence de patrimoine au sens européen du terme est liée à un refus métaphysique de l’idée de monument : les grands temples sont reconstruits tous les trente ans environ. Aucune valeur particulière n’est attachée à l’ancienneté du matériau, bien au contraire. Seule la perfection d’une matière périodiquement renouvelée est acceptable. Ce qui compte ce n’est pas la persistance des formes anciennes, mais l’aptitude à les rebâtir à l’identique à chaque génération. Ce qui paraît mériter conservation, ce sont les savoir-­faire, les gestes, ce qui permet de créer ou de reproduire l’environnement. »27 D’une certaine façon, il pourrait être prometteur pour des institutions à visée patrimoniale et en lien avec la parfumerie, d’inscrire leurs démarches dans un mode de pensée tenant compte de l’éphémérité du parfum ainsi que de la beauté qu’il acquiert dans la fugacité. L’on pourrait penser que, envisagée selon le modèle oriental et non occidental, la notion de patrimoine olfactif serait à même de conquérir la cohérence et la considération qui lui reviennent de droit. Le parti pris de privilégier la transmission des savoir-­‐faire afin que les générations futures soient à même de recréer ce qui ne pourra survivre au temps, a de surcroit été appliqué par le Musée International de la Parfumerie de Grasse dans le cadre de l’élaboration d’un patrimoine immatériel. Nous y reviendrons. PARTIE 2 - Authenticité du patrimoine
Successivement à la temporalité, la notion d’authenticité posée relativement aux objets patrimoniaux pose un véritable problème, notamment dans un contexte de prolifération des patrimoines. Avant toute chose il convient de faire la distinction entre les termes de vérité et d’authenticité. Emilie Flon écrit dans Les mises en scène du patrimoine : Savoir, fiction et médiation que « L’adjectif véridique qualifie la relation d’un savoir au réel, non celle d’un objet au réel. Un objet dont l’origine est certifiée par l’exposition est un objet 27 CLAVAL Paul, « Sens patrimoniaux dans le monde » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p. 54. « authentique », or il s’agira d’un objet véridique si c’est en tant que représentant du savoir archéologique qu’il est certifié, non en tant qu’objet ayant une provenance spatio-­
temporelle. »28 Serait donc considéré comme vrai tout objet étant fidèle à un savoir avéré. A contrario, la notion d’authenticité ne s’atteste que par la provenance, et non par relation au réel. C’est sur cette dernière notion que, tout comme la temporalité, s’est majoritairement appuyée l’inflation patrimoniale. Si l’on reprend le vaste exemple de l’Osmothèque, on constate que la revendication de temporalité et d’authenticité suffit visiblement à se poser comme institution patrimoniale. Or, « Le patrimoine dépasse ses usages prévisibles. La multiplicité des usages vient alors s’opposer à une conception patrimoniale toujours orientée par la référence à l’authenticité, elle implique un jeu permanent entre l’adaptabilité et l’identité. »29 Est ici évoquée l’importante notion d’identité – sur laquelle nous reviendrons – qui posera une conséquente difficulté à l’adaptation de la problématique patrimoniale au domaine de la parfumerie car d’une certaine façon, cette dernière est un distributeur d’identités. Ce que signale principalement Emilie Flon, c’est que le patrimoine est également un processus. Il ne s’agit pas de présenter provisoirement des critères permettant de se poser en tant que patrimoine, ces derniers doivent être capables de bonifier dans le temps afin d’être pleinement recevables. L’absence que nous développerons d’une identité relative au patrimoine olfactif ainsi que la non authenticité des parfums posés comme objets patrimoniaux, handicaperont de nouveau les institutions de parfumerie dans l’aboutissement d’une patrimonialisation occidentale. Nathalie Heinich insiste par ailleurs sur l’importante théorique accordée à l’authenticité au sein de la dimension qui nous intéresse. « On ne peut mieux dire la prévalence de la valeur d’authenticité (qui « renvoie à l’origine ») sur la valeur de beauté dans ce lieu massif de « transfert de sacralité » qu’est devenu, aujourd’hui, le patrimoine. […] C’est pourquoi on ne peut figurer dans le corpus patrimonial aucun artefact retenu pour sa seule ancienneté, ou sa seule rareté, ou sa seule significativité, ou sa seule beauté, alors qu’il ne 28 FLON Emilie, Les mises en scène du patrimoine : Savoir, fiction et médiation, éd. Hermès Science Publications, 2012, p.48. 29 Ibid. p.5. serait pas authentique ; inversement, peuvent y figurer des artefacts qui ne sont ni anciens, ni rares, ni beaux, ni même spécialement chargés de sens – mais qui sont authentiques. »30 Or, bien qu’ayant premièrement été un incontournable théorique, et que de nombreux critères aient été mis au moins pour assurer l’authenticité des patrimoines, la pratique muséologique semble de nos jours privilégier le rendement financier à la légitimité des objets. Des auteurs tels que Jean-­‐Marie Breton vont jusqu’à écrire que « Le patrimoine est une affaire de représentations, l’authenticité et l’originalité sont affaires de technique, pas de réalité. […] La question de l’authenticité se fond dans la notion d’autorité. »31 Dans le cas de la présente étude, nous envisagerons les fondements du patrimoine occidental relativement aux textes de Chastel et Claval, et considèrerons ses spécificités premières comme principalement ancrées au sein de paradigmes matériels et identitaires. De premiers parallèles effectués avec l’institution de l’Osmothèque, nous faisons le constat que le patrimoine olfactif gagnerait par conséquent d’avantage de justesse en suivant le modèle des conceptions patrimoniales orientales, et plus précisément japonaises. 30 HEINICH Nathalie, La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, éd. Maison des Sciences de l’Homme, 2009, p.256. 31 BRETON Jean-­‐Marie, Patrimoine, tourisme, environnement et développement durable (Europe, Afrique, Caraïbe, Amériques, Asie, Océanie), éd. Karthala, 2010, pp.275-­‐276. CHAP I -­ AGENCEMENT PATRIMONIAL Le patrimoine n’étant pas une notion absolue, on en recense diverses natures et formes. L’idée de créer un mouvement international assurant la protection du patrimoine découle des évènements de la Première Guerre mondiale. Mais ce n’est que le 16 Novembre 1970 que la Conférence générale de l’Unesco accepte une Convention relative à la protection du patrimoine mondial, comprenant le patrimoine naturel et le patrimoine culturel. Ce dernier intègre tout autant des biens matériels – architecture, urbanisme, sites archéologiques, objets d’art, mobilier – que des biens immatériels – traditions, chants, contes oraux, savoir-­‐faire. Nous ne ferons pas l’inventaire de l’ensemble des déclinaisons du patrimoine culturel. Seules les catégories susceptibles d’accueillir la typologie du patrimoine olfactif seront abordées, à savoir les patrimoines archéologique, ethnologique, industriel, artistique, documentaire et immatériel. Cette approche permettra d’expliciter l’idée évoquée en introduction que le patrimoine olfactif semble pouvoir s’inscrire dans une multitude de patrimoines connus. Notre objectif est ici de savoir si la notion étudiée est suffisamment autonome pour se penser indépendamment des catégories patrimoniales préexistantes. SECTION 1 – Typologies du patrimoine culturel PARTIE 1 – Le patrimoine archéologique
Selon la Convention de la Valette de 199232 – version de la Convention Européenne pour la protection du patrimoine archéologique révisée par le Comité directeur du patrimoine culturel – le patrimoine archéologique renvoie à tous les biens et traces de l’existence humaine dans le passé. Il consiste en « l’ensemble de tous les vestiges et objets mis au jour, ainsi que toutes autres traces des générations antérieures. Le patrimoine archéologique comprend les structures, les constructions, les groupes de bâtiments, les sites aménagés, les objets, meubles et les monuments d’autres sortes avec leur contexte, qu’ils soient sur la 32 Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique, STCE N°143, Valette, Bureau des Traités ! http://conventions.coe.int terre ou immergés. » Nous pourrions concevoir une sous catégorie du patrimoine archéologique relative à l’olfaction. Cette dernière pourrait plus particulièrement regrouper les objets ou monuments anciennement employés pour la fabrication du parfum ou pour l’accomplissement de rituels usant symboliquement de la dimension olfactive. Notamment sollicité afin de communiquer, de faire des offrandes aux dieux ou d’embaumer les corps, l’emploi de l’encens est répertorié 118 fois dans la Bible. Les auteurs Jean Claude Goyon et Christine Cardin écrivent notamment dans l’Acte du Neuvième Congrès International des Egyptologues que « l’encens est un équivalent du « souffle des dieux » ou encore d’une « humeur » divine […] L’encens et les produits odorants ne sont pas de muets accompagnants des scènes rituelles, dont le rôle se limiterait à celui d’un vecteur pour la transmission des offrandes à son destinataire. […] L’encens apparaît clairement comme une offrande à part entière. »33 Le service pédagogique du Musée royal de Mariemont invite notamment à l’appréhension de la dimension proprement anthropologique du parfum, par le jumelage d’une visite d’exposition avec un atelier olfactif thématique animé par Olivier Kummer. A titre d’exemple, la programmation de 2015 prévoit un atelier Parfums de scandale pour l’exposition L’Ombilic du rêve – présentant les œuvres de Félicien Rops, Max Klinger, Alfred Kubin et Armand Simon – ainsi que des ateliers Parfums des mers du Sud et Parfums d’Arabie relativement à l’exposition consacrée à l’épave du Cirebon. Le panorama des essences présentées couvre les périodes allant de l’Egypte Pharaonique jusqu’à la Révolution industrielle. L’adaptation de l’olfactif au patrimoine archéologique appelle de fait – et par phénomène de continuité – des complémentarités des patrimoines ethnologique et industriel, afin de prolonger la notion des usages et moyens culturels relatifs parfum. Conséquemment, il semble impossible d’uniquement inscrire le patrimoine olfactif dans l’une de ces trois typologies patrimoniales. 33 CARDIN Christine, GOYON Jean Claude, Actes du Neuvième congrès international des égyptologues, éd. Peeters Publishers, 2007, p.1724 PARTIE 2 – Le patrimoine ethnologique
D’après l’article « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France » de l’Encyclopédia Universalis34, le « patrimoine ethnologique d’un pays comprend des modes spécifiques d’existence matérielle et d’organisation sociale des groupes qui le composent, leurs savoirs, leur représentation du monde et, de façon générale, les éléments qui fondent l’identité de chaque groupe social et le différencient des autres. » La dimension olfactive se patrimonialiserait ici relativement aux modalités de distinction sociale et culturelle instaurée de par le monde. Cette notion est explicitée dans Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine : « Les bijoux, les parfums, les fards et les diverses parures sont des éléments qui peuvent intervenir comme des marqueurs de genre. Les documents, de natures variées, établissent une distinction entre une apparence physique conforme aux conventions sociales et une apparence physique contraire au conventions – et ce pour différentes raisons, qui relèvent de la transgression, de la ruse ou d’une pratique rituelle socialement codifiée. »35 En continuité, l’ouvrage Usages culturels du corps évoque la dimension érotique relative à l’odeur du henné dans les pays d’Afrique du nord. « Au dire des hommes, le parfum du henné doterait la peau de la femme d’un pouvoir aphrodisiaque certain. Les mains et les pieds recouverts par la fine dentelle de henné deviennent des hauts lieux d’érotisation du corps. »36 On peut enfin lire dans La culture matérielle en France au XVI, XVII et XVIIIe siècles que « comme le vêtement, l’odeur est aussi un marqueur social. D’où l’usage intensif des parfums par les « élites », manière de se singulariser par rapport au reste de la population : une personne distinguée ne saurait exhaler la même odeur qu’une personne du peuple. […] L’homme et la femme à la mode se fardent, se poudrent et se parfument, on porte même des sachets d’arômes dans le revers de ses pourpoints ou le pli des robes, on double les chapeaux de pétales de roses, on parfume chapelets, médailles et bagues. »37 L’auteur évoque également le passage de 34 ISAC Chiva, « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Encyclopédia Universalis, t.24, Paris, 1990, p. 236. 35 SEBILLOTE Violaine, BOEHRINGER Sandra, Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine, éd. Armand Colin, Paris, 2011, chap.2. 36 BIANQUIS Isabelle, BRETON LE David, MECHIN Colette, Usages culturels du corps (Nouvelles études anthropologiques) éd. L’Harmattan, Paris, 1997, p.82. 37 GARNOT Benoît, La culture matérielle en France au XVI, XVII et XVIIIe siècles, éd. Ophrys, 1995, p. 129. l’engouement pour les odeurs de musc et de civette – suffisamment puissantes pour masquer « l’animalité et les effets de l’œuvre du temps, relativement à la culpabilisation du corps et l’angoisse de la mort développées par une religion de la peur »38 – à celui pour les parfums naturels « laissant filtrer au travers des légères toilettes d’intérieur, l’odeur de chair, simplement rehaussée par de suave effluves floraux : rose, violette, thym, lavande et romarin. »39 Etant premièrement un produit précieux, le parfum fut longtemps réservé à la royauté puis à la noblesse. Il fallut respectivement attendre l’intrusion des substances chimiques dans les parfums ainsi que l’ouverture des grands magasins au XIXe siècle pour connaître une véritable démocratisation de la parfumerie. De fait, l’évolution de l’usage du parfum au fil des siècle touche simultanément à la religieux, l’ésotérisme, l’hygiénique, mais principalement l’intentionnalité distinctive – comme en témoigne dans un autre registre, le port de perruques parfumées.40 Penser ethnologiquement un patrimoine olfactif revient par conséquent à étudier les modalités de distinction sociale explicitée dans l’acte de se parfumer. Cette conception semble de prime abord, tout à fait réalisable et cohérente. Toutefois, mener plus avant une telle démarche soulèverait un manque de contenu relatif à l’objet du parfum en tant que tel. Le patrimoine olfactif pensé comme ethnologie ne se suffirait pas à lui-­‐même. Il appellerait par exemple, le complément d’un patrimoine documentaire. PARTIE 3 – Le patrimoine industriel
Dans l’article « Etude et mise en valeur du patrimoine industriel. (Remarques et techniques) » Jocelyn de Noblet propose pour le patrimoine industriel, la définition suivante : « Il s’agit d’un héritage complexe qui comprend tout ce qui touche à la civilisation matérielle. […] Il s’agit de l’étude et de la préservation des témoins matériels de l’industrialisation née de la révolution industrielle. […] Il s’agit d’étudier l’évolution des techniques dans leur ensemble et de mettre en évidence les conditions de l’apparition de 38 Ibid. 39 Ibid.
40 THIERS Jean-­‐Baptiste, Histoire des perruques : Où l’on fait voir leur origine, leur usage, leur forme, l’abus et l’irrégularité de celles des ecclésiastiques, Louis Chambeau, 1690, chap. VII. nouveaux systèmes techniques. »41 Dans le paradigme olfactif, le patrimoine industriel pourrait s’adapter en regroupant l’ensemble des dispositifs industriels ayant permis la fabrication du parfum depuis le XIXe siècle. Il est par exemple fait référence ici aux centrifugeuses permettant l’extraction des matières premières par processus d’expression : « Méthode pratiquée uniquement pour les agrumes. Elle permet par simple pression d’extraire l’essence contenue dans l’écorce des fruits. »42 Mais également à l’ensemble des machines permettant la distillation par vapeur d’eau, l’enfleurage à chaud ou à froid, l’extraction par solvants ainsi que l’extraction au CO2 supercritique.43 L’on peut supposer que relativement à la logique de cette typologie patrimoniale, les appareils antérieurs à la révolution industrielle relèveraient du patrimoine anthropologique. Parmi elles, on répertorie à titre d’exemple, l’extraction par la chaleur pratiquée par les égyptiens. Cette techniquement consiste à « jeter symboliquement des boulettes de parfum dans un feu sous le regard des dieux et du pharaon. Ils se servaient principalement pour cela d’encens, de myrrhe et de tout autre type de gommes à combustion lente. »44 Evoquons également les anciens procédés d’enfleurage utilisés depuis l’Egypte antique. Lors des banquets, les femmes arboraient un cône de graisse parfumée sur le haut de leur tête. En fondant, la graisse rependait son parfum le long de la chevelure et du corps et ajoutait ainsi un attrait olfactif à l’ensemble de la parure.45 Or, dans la visée du patrimoine olfactif, le double apport des patrimoines anthropologique et industriel ne parvient pas – par l’explicitation des moyens de créer un parfum – à décomplexifier la dimension olfactive. Tous deux entrent en échos avec la notion de patrimoine immatériel, dont la valeur ajoutée pourrait éventuellement permettre de clore un discours patrimonial cohérent sur le parfum. 41 NOBLET DE Jocelyn, « Etude et mise en valeur du patrimoine industriel. (Remarques et techniques) », éd. Centre de recherche sur la culture technique, Neuilly-­‐sur-­‐Seine, 1979, p.94. 42 CARISEY Régis, Dictionnaire des sens, éd. Lulu.com, 2013. 43 « Cette technique récente d'extraction utilise du gaz carbonique dans un état intermédiaire entre le gaz et le liquide (état supercritique). Le CO2 présente alors la particularité de dissoudre de nombreux composés organiques. Les matières premières ainsi obtenues sont proches du produit naturel d'origine, sans trace résiduelle de solvant. » http://cnrs.fr 44 Ibid. 45 Ibid. PARTIE 4 – Le patrimoine artistique
La notion de patrimoine artistique renvoie plus particulièrement à la conservation et la restauration des œuvres d’art. Comme nous l’avons évoqué au tout début, l’art ne se confronte encore que très peu à la dimension olfactive. La diversité des expôts présentés durant la rétrospective Belle Haleine – L’odeur de l’art en atteste. Il y figure beaucoup d’œuvres d’art visuelles n’ayant rapport qu’à un sujet olfactif, notamment les gravures empruntées au Rijksmuseum. Il en va de même pour les photographies de Jaromir Funke ainsi que les séries Aura Soma de Sylvie Fleury et Démocratie de Martial Raysse qui, toutes ensembles figurent des flacons de parfum et de fait, substituent le contenant au contenu, ainsi que le visuel à l’olfactif. In fine, seules quelques œuvres telles que FEAR 1/8 de Sissel Tolaas – pans de murs vierges sur lesquels ont été vaporisées les sueurs de plusieurs hommes en proie à des sentiments de panique – Mentre niente accade / While nothing happens de Ernesto Neto – imposante suspension odorante – ou encore Hypothèse de grue de Carsten Höller et François Roche – structure métallique délivrant un brouillard odorant – exploitent véritablement les potentialités de l’olfactif. Parallèlement, nous pouvons noter une curiosité artistique et muséale de plus en plus accrue à l’égard de l’odorat. Citons à titre d’exemple l’inauguration en 2014 d’une table multi sensorielle au Musée des Beaux Arts et de l’Archéologie de Valence relativement aux natures mortes du peintre Paolo Porpora. Afin d’assurer la dimension olfactive, l’artiste synesthète Didier Michel46 a composé un parfum Paolo Porpora s’inspirant chromatiquement des tableaux d’origine. De même, l’institution d’innovations collaboratives du Laboratoire organisait en 2013 à Paris l’exposition The Olfactive project – évènement expérientiel autour de l’odeur du café – relativement à la sortie de l’Ophone – dérivé du Smartphone permettant d’envoyer et de recevoir des messages odorants – crée par des étudiants américains sous la tutelle de David Edwards.47 Dans un registre différent, l’artiste Julie.C Fortier réalisait en mars 2015 un partenariat avec Black Garlic – résidence de production collaborative en art et gastronomie – afin d’incarner l’ensemble de ses réflexions olfactives au cours d’un diner donc chaque plat 46 http://www.didiermichel-­‐chromaticien.com/index.php?id=parfum 47 http://onotes.com http://www.lelaboratoire.org/CP_LE_LABORATOIRE_olfactive_project.pdf fut concocté pour ses propriétés odorantes. Bien qu’au demeurant expérimental, ces démarches incitent à croire que l’olfactif possèdera d’ici quelques temps un potentiel artistique suffisant pour amorcer la notion d’un patrimoine olfactif artistique. A l’heure actuelle – en 2015 – il est encore trop tôt pour s’y atteler. PARTIE 5 – Le patrimoine documentaire
Le second volume d’Archives et patrimoine48 définit le patrimoine documentaire comme l’ensemble des ressources présentes au sein des bibliothèques et archives. Cette typologie patrimoniale fait acte de la totalité des connaissances écrites collectées et protégées par l’homme. La conservation de ce type de documents constitue une difficulté majeure étant donné la fragilité du support papier. Gérard Ermisse et Rosine Cleyet-­‐Michaud développent les facteurs responsables du vieillissement des documents et y proposent des solutions au sein de Locaux et équipements d’archives. Ces auteurs insistent principalement sur l’indice d’humidité « qui entraine le développement des microorganismes destructeurs du papier et provoque l’hydrolyse des fibres »49 la température – qui ne doit varier qu’entre 16° et 23° – la circulation de l’air ainsi que l’éclairage qui favorise le « palissement de l’encre et accélère le vieillissement du papier.»50 Les auteurs d’Archives et patrimoine évoquent relativement aux impératifs de conservation du patrimoine documentaire le programme « Mémoire du monde » crée par l’Unesco en 1992. Ce dernier a pour objectifs « d'éviter l'amnésie collective et de promouvoir la conservation des collections d'archives et de bibliothèques partout dans le monde et d'en assurer la plus large diffusion. »51 La protection du patrimoine documentaire – pouvant notamment passer par la numérisation des données – amène progressivement la constitution d’un nouveau patrimoine dit « numérique » ou « numérisé ». De cette création découlent plusieurs polémiques sur lesquelles il ne nous 48 CORNU Marie, FROMAGEAU Jérôme, Archives et patrimoine, t.2, éd. L’Harmattan, Paris, 2004, p.20 49 ERMISSE Gérard, CLEYET-­‐MICHAUD Rosine, Locaux et équipements d’archives, éd. Techniques Ingénieur, 1999, p.9. 50 Ibid. 51 http://Uneso.org/Mémoiredumonde. sera pas profitable de s’attarder, mais dont Lyndel V. Prott dépeint le détail dans Témoins de l’histoire : Recueil de textes et documents relatifs au retour des objets culturels. Pensé sur le mode documentaire, le patrimoine olfactif consisterait à priori en des archives semblables à celles du MIP52, notamment composées d’ouvrages que nous avons évoqués en revue de littérature. Il archiverait l’ensemble des savoirs découlant de l’olfaction – quelque soit le champ de recherche et le contexte spatiotemporel – afin de rendre compte de la diversité de ses influences intellectuelles. Du fait de sa capacité à approfondir et légitimer tous types d’informations, le patrimoine documentaire est un complément nécessaire à l’ensemble du patrimoine mondial. Dans le cas du présent travail, il n’est ni plus ni moins que le fondement de l’élaboration d’une forme cohérente de patrimoine olfactif. Mais malgré le fait que le patrimoine documentaire soit parfaitement autonome sur le plan théorique, il serait dommageable – dans le cas d’une étude sur le parfum – de devoir renoncer à la dimension expérientielle qui en est le principal constituant. Contraindre l’expérience à sa seule théorisation c’est inévitablement la ternir et retirer au parfum tout potentiel à devenir objet de contemplation spontanée. La dimension expérientielle demeure de fait, le point le plus regrettable du présent travail, qui ne pourra se consacrer à la développer en parallèle d’une théorisation du patrimoine olfactif. S’il ne peut pleinement s’agir d’une faille au sein de notre démarche, nous considérons que la dimension pratique en incarne d’avantage une limite d’appréhension. 52 FARGIER Chloé, « Le fonds du centre de documentation du Musée International de la Parfumerie regroupe environ 10.000 ouvrages sur les thématiques de l'histoire de la parfumerie et de la cosmétique, du flaconnage, des techniques d’extraction, des us et coutumes autour du parfum mais également des ouvrages concernant les plantes à parfum et l’ethnobotanique, l'olfaction et les sens. Une dizaine d'abonnements vivants, une riche collection d’anciennes revues de parfumeries grassoises, des dossiers documentaires sur toutes thématiques, des dossiers d’œuvres et une photothèque numérisée (environ 90 000 clichés) complètent cet ensemble. », Sudoc-­‐PS, http://bibliotheque-­‐blogs.unice.fr/sudoc-­‐ps/ PARTIE 6 – Le patrimoine immatériel
L’Unesco définit le patrimoine immatériel comme étant « L’ensemble des traditions ou expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants. […] Il est un facteur important du maintien de la diversité culturelle face à la mondialisation croissante. […] Il est utile au dialogue interculturel et encourage le respect d’autres modes de vie. […] L’importance du patrimoine culturel réside dans la richesse des connaissances et du savoir-­
faire qu’il transmet d’une génération à une autre. »53 Le cas du patrimoine immatériel appliqué à l’olfactif trouve une forme d’accomplissement dans la médiation du Musée International de la parfumerie de Grasse ainsi que de ses jardins. Ambitionnant de s’inscrire au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité, l’Association du patrimoine vivant de la ville de Grasse véhicule des savoir-­‐faire relatifs à la culture des plantes à parfum, la connaissance des matières premières naturelles, leur transformation, l’art de composer un parfum ainsi que ses usages sociaux. Pour ce faire, elle a notamment organisé un colloque les 17 et 18 Octobre 2013 sur le Patrimoine vivant de la ville de Grasse,54 mais également l’exposition Les savoir-­faire liés au parfum en Pays de Grasse55 qui s’est tenue du 15 Décembre 2013 au 31 Mars 2014 au MIP, ainsi qu’un second colloque, Se parfumer, un acte d’humanité56 qui s’est tenu les 16 et 17 Octobre 2014. Les connaissances diffusées lors de ces diverses manifestations émanent pleinement des traditions de la ville de Grasse depuis que cette dernière s’est instaurée capitale du parfum au XVIIe siècle. Au rang du patrimoine immatériel relatif à la dimension olfactive, nous pourrions également inclure le patrimoine gastronomique, reconnu en tant que patrimoine culturel immatériel de l’Humanité par l’Unesco depuis le 16 Novembre 2010. La rétro-­‐olfaction exemplifie les liens indissociables entre les sensorialités du goût et de l’odorat. Julie.C Fortier a notamment œuvré à la considération artistique de cette gémellité au cours de sa performance au Black Garlic. Il serait par conséquent intéressant d’estimer la capacité d’inclusion du patrimoine olfactif au sein du patrimoine immatériel gastronomique. 53 http://Unesco.org/Patrimoineculturelimmatériel 54 http://www.patrimoinevivant-­‐paysdegrasse.fr/pdf/synthese_actes_colloque_17-­‐18102013.pdf 55 http://www.patrimoinevivant-­‐paysdegrasse.fr/pdf/dp_savoirs_faire_mip.pdf 56 http://www.paysdegrasse.fr/sites/default/files/dp-­‐colloque-­‐unesco_0.pdf
L’on pourrait globalement retrouver des similitudes entre les missions du patrimoine immatériel et les démarches amatrices – évoquées en introduction – souhaitant démocratiser la « belle parfumerie »57 par des ateliers de découvertes et d’apprentissage olfactifs. De là, découle l’impératif d’une médiation autour du patrimoine olfactif. Si le parfum permet, comme nous l’avons constaté au fil des précédents exemples, de donner lieu à d’avantage qu’un unique patrimoine immatériel, il ne saurait se passer de la parole que ce dernier implique. Qu’importe les empiècements hybrides dont pourrait résulter le patrimoine olfactif, il devra sans cesse ménager une place pour la médiation humaine afin de favoriser sa juste transmission. SECTION 2 – Polyvalence patrimoniale de l’olfaction La dimension olfactive fait preuve d’une considérable polyvalence au sein des typologies du patrimoine culturel. Le parfum possède autant d’attraits archéologiques, qu’ethnologiques, industriels, artistiques, documentaires ou immatériels sans pour autant parvenir à pleinement s’inscrire dans une de ces catégories. Chaque sous distinction olfactive adaptée à un type de patrimoine appelle le complément d’une autre. Le patrimoine olfactif ne semble donc pouvoir simplement s’inclure dans une des spécificités connues du patrimoine. Peut-­‐être pourrions nous de fait, envisager qu’il s’inscrive non pas comme le sous produit d’une des distinctions évoquées, mais bien comme une nouvelle division du patrimoine culturel. Une telle conception remet véritablement en question la capacité du patrimoine à contenir la dimension olfactive. C’est pourquoi nous nous attacherons dans un second temps à évoquer deux des principales limites du patrimoine moderne. Mises en parallèle avec les caractères olfactifs, ces dernières nous permettront d’évaluer la mesure dans laquelle la parfumerie pourrait pleinement se patrimonialiser. 57 Est considéré comme « Belle parfumerie » par les professionnels et amateurs du parfum, l’ensemble des créations olfactives faisant acte d’un effort intellectuel de composition, et répondant d’avantage à des paradigmes artistiques qu’ à des impératifs marketing ou économiques. CHAP II -­ LIMITES DU PATRIMOINE MODERNE SECTION 1 – Altération de l'authenticité Etymologiquement, le mot authentia renvoie à l’évidence absolue de la vérité, ce « qui fait autorité. » Le terme authentês fait quant à lui référence au fait que l’acte de vérité doit être commis par un homme selon ses propres techniques et intentions.58 Or, la recherche d’authenticité est au cœur du malaise de la culture occidentale depuis plus d’un demi-­‐siècle, ainsi qu’au centre de la notion de patrimoine olfactif. Comme nous avons précédemment eu l’occasion de l’évoquer, aucun des parfums produits au début du XXe siècle n’est aujourd’hui disponible dans sa toute première version. La dénomination de « parfums vintages » s’applique à des parfums des années 1950, soit un peu moins d’un siècle après le lancement des premiers parfums de synthèse. De fait, la totalité de ceux que nous sentons aujourd’hui sont soit des versions actualisées telles qu’il peut s’en faire tous les trois à cinq ans59, soit des repesées dites « à l’ancienne. » La question de l’authentique demeure par conséquent entière et se retrouve de nouveau questionnée dans des domaines tels que les arts appliqués, le luxe ou le marché de l’art. Doit-­‐on concevoir que l’ensemble des parfums aujourd’hui projetés dans une ambition patrimoniale relève intégralement d’une forme de « fausseté », ou doit-­‐on au contraire considérer le patrimoine olfactif comme dénonciateur d’une certaine limite de la notion d’authenticité ? Les juristes ont une opinion bien arrêtée quant à la définition du mot « faux. » Pour eux, « le faux se compose de trois éléments : l’altération (ou la suppression) de la vérité dans un écrit ; le préjudice ou la possibilité d’un préjudice ; l’intentionnalité frauduleuse. »60 Or, hormis l’altération de la nature des parfums aujourd’hui mis à disposition – et qui de surcroit, relève la plupart du temps d’autorités annexes – aucune intentionnalité néfaste ne peut être reprochée au patrimoine olfactif. Tout au contraire, ce dernier tente de s’instaurer dans la bienveillance de combler un manque ressenti par la profession. Dans quelle mesure peut-­‐on de fait, le considérer comme authentique ou 58 MOHEN Jean-­‐Pierre, Sciences du patrimoine: Identifier, conserver, restaurer, éd. Odile Jacob, 1999, p.235. 59 Annexes 1. 60 Dalloz, Nouv. Répert. Faux en écriture, 2. faux ? Dans son article Le faux en art, Thierry Lenain conçoit l’étude du faux comme une « herméneutique de la double négation. »61 Pour lui, le faux ne se résume pas à l’absence d’authenticité mais se caractérise par sa prétention à être faussement identique, ainsi que par un fonctionnement basé sur le procédé de tromperie et non sur celui d’illusion consentie propre au domaine de la fiction. Comme le détaille Mohen dans son ouvrage, l’interrogation autour des faux a inspiré de nombreuses expositions, notamment celle s’étant tenue au British Museum en 1990 et intitulée Fake ? The Art of Deception. L’auteur explique que « Répondre à cette interrogation n’est pas seulement s’intéresser à la crédulité de l’opinion, c’est aussi découvrir une autre réalité cachée ou déguisée, entourée le plus souvent d’un silence embarrassée. La falsification, la contrefaçon, le maquillage, le trucage, la dissimulation, le mensonge, l’imposture, la forfaiture sont quelques mots qui rendent compte de comportements détournés qui n’avouent pas en général leur finalité. Celle-­ci ne consiste certainement pas à élaborer tel ou tel produit mais à assouvir un désir fort dont l’objet est la matérialité. »62 Il ne semble donc pas recevable que la seule bonne intention du patrimoine olfactif suffise à l’identifier comme authentique. Tout au contraire, si l’on se fie aux dires de Umberto Eco, le patrimoine olfactif relèverait même de la notion de « faux absolu. » L’auteur écrit en effet que « saturé d’hyperréalité, l’imaginaire d’aujourd’hui réclame la simple réalité des choses et, pour l’atteindre, doit fabriquer le faux absolu. […] Ailleurs, le désir spasmodique du Presque Vrai naît simplement d’une réaction névrotique devant le vide des souvenirs : le Faux Absolu est fils de la conscience malheureuse d’un présent sans épaisseur. »63 La notion de Faux Absolu renvoie à celle de Real thing proposée par Duncan Cameron en 1968 et traduit par André Desvallées de « Vraie chose » à l’occasion du Dictionnaire encyclopédique de muséologie en 2011. Duncan disait de cette notion que « Très souvent, les musées sont décrits comme étant des lieux où l’on peut voir des vraies choses. C’est cette présentation de la réalité, bien qu’elle soit échantillonnée et structurée selon des modèles arbitraires de réalité, qui distingue le système de communication muséal de tous les autres systèmes de communication. […] Les vraies choses sont des choses que nous présentons 61 LENAIN Thierry, « Le faux en art », http://ceroart.revues.org/2947. 62 Ibid. p.242. 63 ECO Umberto, La guerre du faux, éd. Livre de Poche, 1987, Paris, chap.1. telles qu’elles sont et non comme des modèles, des images ou des représentations de quelque chose d’autre. »64 Desvallées détaille la notion de Vraie chose comme comprenant simultanément la notion d’authenticité et d’originalité des objets, les témoins matériels et les concepts immatériels, mais également la connotation émotionnelle permettant d’attester de l’authenticité de l’expérience, qu’importe la teneur de l’objet dont elle provient. C’est par la notion d’Expérience authentique que l’idée de Vraie chose rejoint et complète celle du Faux absolu de Eco et participe à l’appréhension d’une certaine authenticité du patrimoine olfactif. Sur le plan artistique, il apparaît peut pertinent de chercher à revendiquer une authenticité matérielle du patrimoine olfactif, et ce pour plusieurs raisons. La première étant que conséquemment aux nombreuses recherches ayant été menées sur la question du faux, ce qualificatif s’est progressivement vu attribuer une certaine forme de tolérance, voire de compréhension. Mohen cite à ce propos Brandi sur le fait que « La copie, l’imitation ou la falsification reflètent la situation culturelle du moment dans lequel elles sont produites et possèdent une double historicité par le fait d’être exécutées à un moment donné et de témoigner, même par inadvertance, du goût et de la mode de cette période. »65 La seconde raison consiste en ce que la notion d’authenticité fut récemment révisée au regard des cultures orientales. « La réunion de Nara, au Japon, en 1994, à proximité des temples sacrés, avait pour but de préciser « le test d’authenticité » auquel est soumis tout bien culturel proposé pour être inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Venus de vingt-­six pays, les représentants de l’UNESCO, de l’ICOMOS (Conseil international des monuments et des sites) et de l’ICCROM (Comité international de conservation-­restauration des musées) aboutirent à la conclusion que la conservation des patrimoines monumentaux ne pouvait plus être assurée selon les principes théoriques trop stricts des chartes d’Athènes puis de Venise (1964) mais devait s’intégrer dans des habitudes culturelles locales. Knut Einar Larsen, coordinateur scientifique de la conférence de Nara, confirme « que la recherche de l’authenticité est universelle, mais… que les moyens de conserver l’authenticité du patrimoine dépendent de la culture à laquelle il 64 DESVALLEES André, MAIRESSE François, Dictionnaire encyclopédique de muséologie, éd. Armand Colin, 2011, art « Chose et vraie chose. » 65 Ibid. p.253. appartient. » »66 Mohen insiste de surcroit sur le fait que « les japonais n’ont pas dans leur vocabulaire de mot équivalent à « authenticité », dont l’étymologie est grecque. Ils n’ont pas non plus les mêmes pratiques patrimoniales qu’en Occident, où l’authenticité a été définie à partir de la notion d’intégrité matérielle, ce qui implique que le matériau est d’origine. Or les temples de Nara construits en bois ont souvent été brûlés et reconstruits. […] La maintenance et la conservation sont assurées depuis le VIIIe siècle avec minutie et compétence, incluant des reconstructions, des restaurations, des créations. La notion d’authenticité est ici moins une authenticité des matériaux qu’une authenticité de fonction et de tradition à laquelle les experts réunis jusqu’alors par l’UNESCO n’avaient pas apporté toute l’attention nécessaire. »67 Cette prise de conscience a conséquemment engendré l’adaptation des critères d’authenticité afin de permettre à des patrimoines reconstruits comme ceux du Japon – ou comme le patrimoine olfactif – d’être malgré tout légitimes au regard de l’Unesco. Demeurant propres aux considérations occidentales, ces caractéristiques permettent néanmoins d’approcher – au regard de l’interculturalité – une idée de l’authenticité patrimoniale plus cohérente avec la réalité. L’ICCROM arrête donc en 1995 les critères d’authenticité suivants : « Un site de patrimoine culturel devrait conserver un haut niveau d’authenticité dans le cadre d’attributs significatifs définissant sa valeur. L’authenticité dans la conservation du patrimoine culturel est une mesure de la véracité de l’unité interne du processus créatif et de la réalisation concrète de l’œuvre, ainsi que des effets de son passage à travers une période historique. Le patrimoine culturel à un caractère universel en ce sens qu’il est une expression spontanée des valeurs de la culture concernée. Une structure historique qui a acquis des valeurs culturelles reconnues à l’état de ruine doit être respectée comme le témoignage d’une culture disparue. L’identification de traitements appropriés pour conserver et expliciter les valeurs du patrimoine exige la définition d’indicateurs pour chaque groupe d’attributs définissant les 66 Ibid. p. 266.
67 Ibid. p. 268. valeurs relatives aux secteurs de la Forme et de la conception, de la Tradition et de la technique, de la Fonction et de l’utilisation, de l’Environnement et du contexte. »68 Si l’on tente d’adapter la notion de patrimoine olfactif de l’Osmothèque à ces critères, elle conquerrait son authenticité du fait, premièrement, que les parfums consultables au sein de l’institution sont posés comme incarnant respectivement l’entité d’un parfum. L’Osmothèque présente par exemple son Jicky comme étant référent de toutes les versions existantes ou ayant existées de ce parfum. En suivant, l’authenticité serait avérée du fait que le processus de réalisation du parfum observe une véracité d’exécution. Fait que l’on peut postuler comme étant vrai puisque la création du parfum relève d’impératifs chimiques plus délicats à transgresser que ceux de la peinture ou de la photographie. Le patrimoine olfactif serait successivement authentique puisqu’il exprime la valeur de la culture au sein de laquelle il s’épanouit. Ce qui renvoie à l’ensemble des usages qui ont pu être fait du parfum par le passé et qui, de façon plus contemporaine, s’incarnent dans le marché de la parfumerie qui évolue bien selon les tendances de la consommation culturelle. Il s’agit ensuite de consentir à la disparition des « ruines » de la parfumerie, à savoir l’ensemble des parfums perdus. Est considéré comme condition d’authenticité, l’admission de l’irrémédiable absence de certains parfums. Enfin, le statut authentique s’acquiert par la documentation du patrimoine. Nous renvoyons pour cela le lecteur à la section concernant le patrimoine documentaire. Ainsi, malgré l’ensemble des altérations contemporaines appliquées au parfum en vue de sa patrimonialisation, il semble désormais possible d’évoquer une authenticité du patrimoine olfactif tel qu’il est notamment figuré dans le cadre de l’institution de l’Osmothèque. Il demeure toutefois un panel d’altérations du parfum à visée proprement lucrative dont l’appellation de patrimoine ne suffit pas à compenser la non authenticité des objets présentés. Ce cas se retrouve en plusieurs lieux depuis le début de l’inflation patrimoniale qui a eu pour effet de transformer la notion d’authenticité en produit et de fait, de la rendre fabricable. Marie Blanche Fourcade écrit à ce sujet : « Je conclurai sur cette idée : fabriquer l’authenticité. Si ce concept ne pose pas de difficultés pour les créatifs 68 JOKILEHTO Jukka, Point de vue : le débat sur l’authenticité, ICCROM Chronique 21, 1995, pp. 6-­‐ 8.
marchants que sont les publicitaires, il va de soi qu’elle soulève beaucoup d’interrogations déontologiques pour les acteurs du patrimoine. […] Si l’authenticité n’est qu’une « prophétie auto réalisante », la construction de sa présentation au public pose plus de questions qu’elle n’offre de réponses, et nous interroge fondamentalement sur les modalités de transmission des patrimoines triviaux, quotidiens et sensoriels. »69 Le constat se vérifie aisément. Ce n’est pas parce que de nos jours le patrimoine est partout que tous les patrimoines accessibles se valent les uns les autres. Dans des secteurs patrimoniaux émergents, il n’est pas rare d’avoir une majorité d’objets fabriqués pour l’occasion. Le domaine de la parfumerie le prouve avec l’exposition Miss Dior sur laquelle nous reviendrons. Cette rétrospective se donnait à lire comme la quintessence d’un parfum ayant été crée pour la sœur de Mr Christian Dior après la seconde guerre mondiale. Or, aucun élément historique ou olfactif n’était présent lors de cet évènement. Il s’agissait purement d’une exposition spectacle – du même gabarit que certains parfums dits « pornographiques »70 par les critiques – présentant des œuvres d’art commandées pour l’occasion, de belles robes, quelques croquis et des clips vidéos de Nathalie Portman, l’égérie du parfum. Cette typologie expographique est analysée par Serge Chaumier dans Expoland, ce que le parc fait au musée : ambivalence des formes de l’exposition. Le point important ici est que le parfum s’inscrit plus que jamais sous l’aura d’une économie du luxe où patrimoine et authenticité ne sont que prétextes au rendement d’une maison de prestige. Henri-­‐Pierre Jeudy insiste sur le fait que « le concept de patrimoine culturel tire sa signification contemporaine d’un redoublement muséographique du monde. Il faut, pour qu’il y ait du patrimoine reconnaissable et gérable, qu’une société se saisisse en miroir d’elle-­même, qu’elle prenne ses lieux, ses objets, ses monuments comme des reflets intelligibles de son histoire et de sa culture. Il faut qu’une société opère un dédoublement spectaculaire qui lui permette de faire de ses objets un moyen permanent de spéculation sur l’avenir. »71 Dans le cas présent, la maison Dior se saisit et cristallise les utopies 69 FOURCADE Marie Blanche, Patrimoine et patrimonialisation : entre le matériel et l’immatériel, éd. Presses Universitaire Laval, 2008, p. 143. 70 Le terme « Parfum pornographique » s’emploie par les amateurs du parfum comme l’antagonisme de la « Belle parfumerie ». Il renvoie à l’ensemble des créations olfactives à but consensuel, tablant principalement sur des agencements frais et sucrés suscitant l’adhésion olfactive comme on suscite l’appétit. Les parfums pornographiques aspirent principalement à la consommation de masse. 71 JEUDY Henri-­‐Pierre, La machine patrimoniale, éd. Circé, 2008. véhiculées autour du parfum Miss Dior afin d’en instaurer un patrimoine idéal, non pas composé d’archives poussiéreuses, mais de belles pièces d’art et de couture où la modernité flirte avec le vintage. Nous prolongerons cette idée en distinguant la notion de patrimoine de celle du capital des maisons de luxe. Au delà de la projection d’un patrimoine olfactif indépendamment des catégories patrimoniales répertoriées, la notion d’authenticité permet de distinguer deux parties opposées. Une bienveillante, voyant dans l’émergence de cette nouvelle notion, une percée intellectuelle et symbolique, et une plus intéressée, discernant dans l’inflation patrimoniale une nouvelle dynamique économique. SECTION 2 – Altération de la mémoire Plusieurs formes d’altération de la mémoire sont possibles dans la visée d’élaborer un patrimoine olfactif. En nous appuyant sur un modèle de mémoire propre à la psychologie, nous en discernerons deux dualités, les mémoires volontaire et involontaire pensées par Proust, ainsi que les mémoires de transmission et de répétition plus particulières au processus de patrimonialisation. Emeric Fiser écrit sur l’œuvre de Proust : « Cette résurrection envahissante du passé se produit grâce à la mémoire involontaire que Proust sépare nettement de la mémoire volontaire, qui ne nous donne du passé que « des faces sans vérité. » La mémoire volontaire est la mémoire de l’intelligence et des yeux, elle est, uniquement au service de notre personnalité sociale, incapable de recréer un moment véritable de la vie. Seule la mémoire involontaire est réellement féconde et créatrice, car elle est fonction de la sensibilité et non de l’intelligence. »72 Les spécificités de la mémoire involontaire s’adaptent particulièrement à la dimension olfactive, Proust en fait la démonstration dans A la recherche du temps perdu avec le passage portant sur la manière dont le goût et l’odeur d’une madeleine trempée dans le thé lui rappellent un souvenir d’enfance.73 Plus largement, nous avons tous eu l’occasion de sentir une odeur qui a rappelé à notre esprit l’image ou le sentiment d’un moment antérieur. Ce phénomène témoigne d’une mémoire 72 FISER Emeric, L’esthétique de Marcel Proust, préfacé par Valéry Larbaud, éd. Alexis Redier, 1933, p. 96. 73 PROUST Marcel, À la recherche temps perdu, Du coté de chez Swann, éd. Gallimard, 1999, pp. 65-­‐68. olfactive involontaire que nous avons développée au fil des années, et plus particulièrement au cours de notre enfance qui est un temps fort de l’appréhension sensorielle du monde. Cette mémoire varie selon la sensibilité de chacun, l’environnement des individus mais également leurs modes de vie. Un enfant qui a grandi à la campagne parmi des odeurs de plats longuement mijotés, de fruits et légumes du potager, de forêts et d’animaux ne développera pas la même mémoire olfactive involontaire qu’un enfant né dans la capitale, habitué aux odeurs de transpiration et d’urine, des rues humides, de la pollution et des plats préparés. Elle fait office d’emprunte olfactive individuelle. Du fait de la diversité de chaque parcours de vie, nous avons tous une mémoire olfactive involontaire unique qui permet simultanément de mieux comprendre ses goûts, mais également de mieux se comprendre soi-­‐même. Benoist Schaal s’est essayé à penser la notion de patrimoine olfactif relativement à la mémoire involontaire dans Le « matrimoine olfactif » : Transmissions odorantes entre générations. Il écrit notamment que « pour que la constitution d’un patrimoine olfactif soit possible, il faudrait pouvoir inventorier la séquence des effluves significatives que traversent les individus au cours de leur vie, comprendre les moyens perceptifs, affectifs et mémoriels qu’ils mettent en œuvre pour les comprendre. Décrire les pôles attractifs aussi bien que répulsifs de l’espace des senteurs, répertorier les lieux de mémoire olfactive qui ont marqué les générations passées et marquent les générations actuelles. Fixer les odeurs de communautés dans leurs activités humaines quotidiennes et festives, construire une Osmothèque d’odeurs individuelles et partageables parce qu’engendrées par et pour les communautés à des moments privilégiés de leur vie. »74 Conséquemment l’auteur conclut un peu plus loin que « malgré la toute puissance de l’inscription des odeurs et leur pouvoir d’évocation, la mémoire des sens n’est pas transmissible. Par delà l’expérience propre qu’un individu peut en faire dans le cours de son histoire personnelle et sociale, cette mémoire est par définition, impossible à communiquer et vouée à l’effacement. Elle est au cœur, seulement dans le cœur de chacun. »75 Malgré l’incapacité dénoncée par l’auteur de la mémoire involontaire à faire émerger le patrimoine olfactif, il importe de rappeler que c’est toujours grâce à elle que nous sommes tour à tour réceptifs à certains stimuli olfactifs, sensibles à certaines 74 SCHAAL Benoist, « Le « matrimoine olfactif » : Transmissions odorantes entre générations », Olfaction & Patrimoine, quelle transmission ? éd. Edisud, 2005, p. 71. 75 Ibid. odeurs, amoureux de certains parfums et de fait, tous potentiellement aptes à intégrer la dynamique de la patrimonialisation des odeurs. Parallèlement, la mémoire volontaire se retrouve dans le principe d’apprentissage appliqué par les écoles de parfumerie. Il s’agit ici de sciemment mémoriser un nombre important d’odeurs de matières premières, de molécules ou encore de bases. Selon une interview de Dimitri Weber, expert en parfum, un bon parfumeur peut garder en mémoire plus de 3500 odeurs différentes. Nécessitant une méthodologie rigoureuse, ce type de mémoire volontaire – à si grande échelle – ne se retrouve que dans les métiers relatifs à la création de parfumerie. A échelle réduite, nous pouvons en retrouver des bribes dans des métiers attenant à l’œnologie et plus largement à la cuisine. Quoi qu’il en soit, la maitrise d’une mémoire volontaire dans un contexte olfactif ne concerne que trop peu de personnes pour encrer les fondements d’un patrimoine. Les mémoires dites de « transmission » et de « répétition » renvoient à la linéarité révolue du patrimoine culturel. Nous avons auparavant cité Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle afin d’indiquer que le paradigme patrimonial contemporain au Japon ne vise plus la persistance des formes anciennes, mais l’aptitude de chaque génération à savoir reproduire ces formes à l’identique. Cet exemple illustre le passage d’une mémoire de transmission occidentale et linéaire – où chaque génération transmet un patrimoine en l’état qu’elle l’a reçu à la génération suivante – à une mémoire de répétition orientale – où la matérialité perd sa valeur au profit des connaissance permettant de la dupliquer. Comme le souligne Jacques Le Goff, « le trop peu de mémoire relève sans cesse de la même réinterprétation. Ce que les uns cultivent avec une délectation morose et ce que d’autres fuient avec mauvaise conscience, c’est la mémoire de répétition. Les uns aiment s’y perdre, les autres ont peur d’y être engloutis. »76 Pour revenir à l’Osmothèque, nous pouvons ici relever un paradoxe puisque se revendiquant patrimoine olfactif selon un modèle occidental, l’institution obéit paradoxalement à des paradigmes orientaux qui favorisent la mémoire de répétition plutôt que celle de transmission. L’auteur explicite ce point en écrivant : « L’originalité française est dans ce trafic, ce jeu d’opérations. Elle est liée à une dynamique 76 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.25.
de l’assimilation et de la transformation. Elle éprouve un besoin d’appropriation sans nationalisme excessif et refuse de choisir un style dominant. […] Ce qui compte c’est de voir comment une manière française adapte les leçons de l’étranger. […] Il n’y a pas de style français, seulement des lectures à la française. »77 Force est de constater que la dimension olfactive ne permet pas – ou de façon très approximative – une mémoire de transmission. Tout comme la mémoire involontaire ne permet pas de fonder un patrimoine olfactif. Seules les mémoires volontaire et de répétition sont aptes à côtoyer cette dimension, mais une nouvelle fois, leur exploitation ne permet pas l’élaboration d’une structure patrimoniale cohérente. C’est ainsi que nous aboutissons à la notion généralisée d’altération de la mémoire au sein du patrimoine olfactif. Turgeon Debary écrit dans Objets et mémoires que « la fonction et la valeur mémorielles sont soumises à l’incertitude de l’identité des artefacts. La mémoire, comme art d’accommoder les restes, relève d’un travail de requalification attributive synonyme d’invention. Dans cette perspective, la culture comme les traditions s’inventent non pas au titre d’une authenticité, d’un continuum ontologique mais d’un dialogue entre les valeurs attributives que nous nommons le passé et le présent. »78 La modélisation de la mémoire du parfum, de son histoire et de ses anecdotes se constate au quotidien, qu’il s’agisse de discours d’institutions telles que l’Osmothèque ou de grandes maisons de parfumerie. Chacun pour ses intérêts, déforme plus ou moins le passé peu connu de la parfumerie afin d’en véhiculer une mémoire plus fidèle aux marques qu’à elle-­‐même. Tant et si bien qu’il devient difficile de discerner les faits attestés de ceux fictionnels, la preuve est qu’aujourd’hui, il est impossible d’affirmer avec certitude quel fut le premier parfum de synthèse depuis l’insertion des composants chimiques dans la création artisanale. Cela ne remonte pourtant qu’à deux siècles, ce qui est dérisoire à l’échelle de l’ensemble du patrimoine culturel. De fait, l’altération de la mémoire patrimoniale dans le cas de l’olfactif tend à renouveler l’hypothèse qu’il serait éventuellement préférable de faire table rase de toute spéculation non avérée, afin d’encrer le patrimoine olfactif dans une mémoire qui soit la moins attaquable possible. Debary développe notamment l’idée que « la mémoire de l’objet perdu est plus forte que 77 Ibid. pp. 47-­54. 78 DEBARY Turgeon, Objets et mémoires, Presses Universitaires Laval, 2008, p. 6. celle suscitée par une présence. Dans cette perspective, la notion de résurgence involontaire de l’objet disparu fournit un cadre heuristique pour penser les liens entre objets et mémoires. Peut-­on faire un musée sans collections ? […] Une histoire sans objet est-­elle possible ? »79 Nous souhaitons garder ces questions ouvertes afin d’inviter le lecteur à s’interroger sur la possibilité de véhiculer une mémoire des parfums sans parfum ? Cette idée n’est au demeurant, pas si saugrenue qu’elle y paraît. Il nous semble effectivement qu’il est possible de parer – ou tout du moins de compenser – la perception olfactive dans son aspect pratique, par son évocation littérale. Si l’on se reporte à des ouvrages tels que A rebours de Joris-­‐Karl Huysmans, Les fleurs du mal de Charles Baudelaire ou A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, il est possible de constater que la description romancée voire poétique des odeurs, peut suffire à en évoquer une idée et parfois même, des impressions chez le lecteur. Ce phénomène est notamment rendu possible par la mémoire olfactive involontaire. Cette mémoire que l’on pourrait dire « par procuration » pourra s’expérimenter par le biais de critiques de parfums qui, nous le verrons, suscitent bien d’avantage la curiosité de l’expérience olfactive qu’elles ne la remplacent, mais parviennent en certains cas à susciter une appréhension d’un parfum relativement juste. D’approches respectives des notions d’authenticité et de mémoire appliquées à la dimension olfactive, nous réalisons que la remise en question des potentialités du patrimoine culturel à comprendre l’olfactif, s’étend jusqu’à la redéfinition de ses propres limites. Nous poursuivrons par conséquent en tachant de définir les principaux constituants d’un patrimoine non spécifié, de sorte à pouvoir y soumettre – comme nous venons de le faire pour l’authenticité et la mémoire – des adaptations de l’olfaction. Cette entreprise permettra à son terme, d’envisager une esquisse théorique du patrimoine olfactif. 79 Ibid. p.1 CHAP III – THEORIE DU PATRIMOINE OLFACTIF Nous nous appuierons ici sur une idée du patrimoine basée sur des ensembles relatifs à l’objet, l’identité, la mémoire ainsi qu’à la transmission. Nous formulerons des propositions d’adaptation de chacun de ces ensembles au domaine du parfum afin de constituer une structure théorique du patrimoine olfactif. SECTION 1 – Composants patrimoniaux PARTIE 1 – Un patrimoine : des Objets
Nathalie Heinich écrit que « la fonction patrimoniale consiste en un traitement conservatoire des objets satisfaisant la double hypothèse de leur communauté d’appartenance et de la pérennité de leur valeur, qui se compose elle-­même des caractères d’authenticité, d’ancienneté, de significativité et de beauté qu’elle soit artistique ou naturelle. »80 Il apparaît en effet délicat de prime abord, de dissocier la notion de patrimoine de sa transposition objectale. Evoquer le patrimoine c’est implicitement susciter l’idée d’objets perçus en héritage à l’échelle familiale, nationale ou culturelle. Point qui n’était d’ailleurs pas à démentir jusqu’à l’émergence du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 1990, et qui fut officialisé en 2003 avec l’adoption par l’Unesco de la Convention pour la sauvegarde du dit patrimoine. La dimension immatérielle ne s’étant instaurée qu’il y a un peu plus de dix ans, il est donc aisé de comprendre pourquoi les néophytes du patrimoine le relient systématiquement au devenir objet. Pierre-­‐Henry Frangne développe l’idée que « l’émergence d’un patrimoine s’accomplit par trois étapes : la production par la société d’objets dont elle à besoin et, la prise de conscience qui place l’objet hors de l’utilitaire afin qu’il conquiert un statut patrimonial justifiant un caractère de gestion collective. »81 L’auteur évoque ici un 80 HEINICH Nathalie, La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, éd. Maison des Sciences de l’Homme, 2009. 81 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 125. processus de patrimonialisation culturel selon lequel les objets sont d’abord produits afin de servir à une communauté sans paradigme autre que l’utilitaire. Du fait des progrès techniques, ces objets quittent progressivement la sphère pratique car sont remplacés par des moyens plus modernes. C’est alors que s’opère un transfert de l’utilitaire à l’historique, voire au symbolique. Les objets se dotent d’une dimension emblématique appelant une forme de commémoration et s’inscrivent de fait dans un devenir patrimonial s’intensifiant au fil du temps. Ce nouveau statut leur confère une aura comprenant un fort potentiel esthétique. Frangne écrit à ce propos qu’il «existe trois principes esthétiques qui gouvernent notre conception du patrimoine, celui de la valeur, celui de la présence et celui du goût. »82 Quel qu’ait été ses attributions premières, l’objet avoisine au travers de la patrimonialisation, un caractère et des impératifs semblables à ceux de l’œuvre d’art, voire à ceux des objets sacrés comme l’évoquait Heinich dans La fabrique du patrimoine. A l’origine de techniques de conservation et de restauration variées, l’objet est progressivement amené à se muséifier. C’est ainsi que naquit en 1937 sous l’égide de George Henri Rivière, le Musée National des Arts et Traditions Populaires dont la dynamique impulsa les ouvertures successives de plusieurs musées des civilisations en Europe. A titre d’exemples, le musée de la Civilisation romaine ouvre ses portes en 1955, l’Institut du monde arabe en 1987, le musée du Quai Branly – dit aussi musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques – est inauguré en 2006, enfin, plus récemment, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée ouvre en 2013. Selon une étude statistique du DEPS83 datant de 2003, les musées d’antiquités et d’archéologie représentent 22% de la fréquentation des visiteurs, les musées d’histoire, 26%, et ceux d’ethnologie 16%, soit 64% des visites muséales cumulé par des institutions à caractère patrimonial. Frangne explique ce phénomène par le fait que « le patrimoine méthodiquement conservé et explicité dans un musée est l’opérateur qui permet à l’individu de construire la conscience critique de son appartenance à l’humanité et à sa propre culture. »84 L’objet patrimonial deviendrait une forme de repère permettant de se positionner à échelle individuelle mais également nationale et internationale. Bernard 82 Ibid. p. 281. 83 Les notes statistiques du DEPS, Les musées de France en 2003, Ministère de la culture, n°17, Mais 2006, p. 18. 84 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 277. Schiele a pourtant tendance à nuancer la valeur de repère avec celle de refuge en écrivant notamment que « surgissement du passé dans le présent, le patrimoine exprime l’espoir vain de pouvoir figer une mouvance sur laquelle aucune prise n’est possible. Il est une valeur refuge. »85 L’auteur exprime le fait que le patrimoine s’est progressivement instauré comme un besoin plus que comme un simple repère temporel et culturel. Comme nous allons le voir, si l’identité des populations est la source première de la valeur patrimoniale, l’inflation de cette dernière a conduit à un retournement de schéma qui veut qu’aujourd’hui, les gens ont besoin du patrimoine pour se rappeler qui ils sont. Ainsi, comme l’indique André Chastel « ce n’est pas la matérialité qui compte mais la prise en charge du sujet par ce dispositif. […] Le patrimoine nous possède bien autant sinon plus que nous le possédons. »86 De cet aspect découle l’idée que la dimension objectale seule est insuffisante à incarner le patrimoine. Les notions d’identité, de mémoire et de transmission découlent naturellement du pouvoir que s’est octroyé le patrimoine, ainsi que de l’angoisse qu’il a su instaurer en occident. Conséquemment, Frangne pose la question de « comment trouver un équilibre entre vouloir tout conserver au point d’être étouffé et la volonté de ne rien conserver au prix d’une liberté créatrice sauvage qui ne se comprend plus elle-­même parce qu’elle oublie tout au fur et à mesure de sa course ou de sa fuite en avant ? »87 Cette interrogation est au cœur de l’inflation patrimoniale. Sur quels critères doit-­‐on se baser pour élaguer et renforcer la légitimité patrimoniale ? On constate que de tels impératifs conduisent à la formation d’une sorte d’élite du patrimoine qui refuse aux néophytes la possibilité de se faire entendre. Jacques Le Goff en fournit un exemple dans son ouvrage Patrimoine et passions identitaires : « Dans certains cas, l’amateurisme peut conduire à une perte qualitative d’autant plus inacceptable que le patrimoine est fragile, limité et non renouvelable. Toute perte est irrémédiable. »88 A terme, la dimension objectale du patrimoine semble diviser plus qu’elle ne réunit. C’est ainsi que se place la nécessite d’une entité transcendant la matérialité patrimoniale. 85 SCHIELE Bernard, Patrimoine et identités, éd. MultiMondes, 2005.
86 CHASTEL André, La notion de patrimoine, éd. Liana Levi, 2008. 87 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 271. 88 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p. 130. PARTIE 2 – Un patrimoine : une Identité
Frangne développe les articulations entre identité et patrimoine dans Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité. Il écrit notamment : « Comment le patrimoine peut-­il être autre chose qu’un jeu de rôle confondu avec une revendication identitaire ? »89 L’auteur s’inscrit dans l’idée que « le processus de patrimoine est un infini retour à soi. »90 Nous allons premièrement nous attacher à définir l’essence de l’identité en vue d’une insertion patrimoniale. L’auteur distingue l’identité d’un objet de celle d’une personne et expose que « l’identité est ce qui fait d’une chose qu’elle est ce qu’elle est, elle, son unité et sa permanence dans le temps et l’espace, ce qui fait qu’elle reste égale à elle-­même. Elle est la relation d’une chose avec elle-­même tout au long de son existence : c’est la mêmeté. »91 La notion de « mêmeté » renvoie pour Frangne à l’essence de l’identité des objets. Il la différencie de la notion « d’ipséité » qui consiste selon lui au propre de l’identité humaine. « La différence entre l’identité de la chose et l’identité de l’homme c’est que l’identité de l’homme n’est plus sa mêmeté (identité stable) mais son ipséité (l’homme dans une coïncidence immobile de lui, mais il intègre pourtant des choses qui ne sont pas à lui à l’intérieur de lui-­même.) Les moments passés font qu’un homme est lui-­même s’il diffère de lui à chaque instant et qu’il fasse de cette différence le lieu et le moyen contradictoires de sa propre possession de soi. »92Ainsi le propre de l’identité des objets consisterait à demeurer immobile, tandis que l’identité de l’homme se définit par le fait de ne jamais rester la même, de se contredire et d’opérer une évolution constante. Pour Frangne, l’identité de l’homme « est aussi l’ensemble des propriétés qu’elle partage avec les autres choses d’une même sorte. L’identité est donc un fond sur lequel les différences peuvent se multiplier et créer une identité partagée. »93 Il en dégage une idée selon laquelle l’identité des objets est définitivement prévisible tandis que la nature de celle de l’homme se définit comme imprévisible, désunie et contradictoire. D’où un premier paradoxe – ou tout du moins une limite – de la capacité de l’identité humaine à s’incarner dans des objets patrimoniaux, et conséquemment, de la matière à s’auto-­‐suffire dans un 89 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 281. 90 Ibid. p. 281. 91 Ibid. p. 267. 92 Ibid. p. 268. 93 Ibid. p. 268. paradigme patrimonial. Limite qui appelle le complément d’une dimension immatérielle capable de retranscrire l’instabilité permanente de l’identité de l’homme trouvant un certain équilibre dans les traditions culturelles. L’auteur écrit que « parce qu’elle n’est pas un moi-­même entièrement sédimenté mais un moi-­même en mouvement, notre identité est toujours en déséquilibre, récapitulation et construction. N’étant jamais acquise, elle est toujours un travail et un problème. »94 Cette instabilité, nous le verrons, trouve une forme d’accomplissement adéquate dans le champ du patrimoine olfactif. Car une difficulté patrimoniale consiste en la non pertinence – et en l’impossibilité technique – de restituer des identités individuelles autrement que de façon culturelle. Le patrimoine valorise des ensembles, des groupes, des communautés. Or, il serait intéressant de pouvoir étudier les relations antérieures s’étant tissées entre l’individuel et le culturel. Cette idée se retrouve dans des questionnements qui « tournent autour du problème de savoir si l’identité et le patrimoine doivent être conçus sous la forme purement conservatrice d’un mouvement de repli sur soi, d’une communauté centrée sur elle-­même, ou s’ils doivent contenir une dimension d’altérité, d’ouverture vers ce qui est autre et nouveau. Le patrimoine est-­il un instrument frileux d’identification conçu comme une adéquation ou pure égalité avec soi-­même, ou bien est-­il un outil de décentrement ? »95 Ce point développé par l’auteur invite à se demander si le patrimoine doit se limiter à nous conforter au sein de notre propre identité culturelle, où si sa présence peut impulser la dynamique successive de nous ouvrir à la divergence et la nouveauté. Le patrimoine nous recentrerait pour nous rendre plus aptes à nous affranchir de nos dogmes culturels. Frangne illustre cette idée par l’esquisse d’une identité – et conséquemment d’un patrimoine – qui serait soit ulysséenne soit narcissique. « L’identité articulée sur le souci de patrimoine est-­elle une identité narcissique ou une identité ulysséenne ? Narcissique au sens de rapport à soi mortifère car fondé sur l’unique volonté d’identifier ce qui nous est propre. L’identification narcissique est illusoire car est un enfermement dans un espace intérieur sans extérieur ni altérité. […] Ulysséenne au sens de rapport à soi vivifiant car fondé sur le voyage. Le voyage d’Ulysse est un anti Narcisse puisque dans ce parcours s’engage un rapport tumultueux à l’autre avec toute son étrangeté et son 94 Ibid. p. 268.
95 Ibid. p. 272. hostilité. C’est en devenant autre qu’Ulysse sait qui il est. »96 L’auteur penche explicitement en faveur d’un patrimoine favorisant une identité ulysséenne qui trouvera à se définir au contact de l’altérité d’identités et de cultures autres que la sienne. Cette typologie identitaire semble être la seule capable de convenir à la nature de l’homme. Le caractère narcissique appliqué au patrimoine se traduit par une forme d’élitisme appauvrissant la dimension patrimoniale qui, demeurant condamnée à se laisser vieillir, perd l’opportunité d’actualiser sa médiation et de demeurer accessible. L’insertion de la dimension identitaire dans le processus patrimonial participe d’un complément de la matérialité en ouvrant le caractère concret des objets à l’enrichissement interculturel. Le Goff insiste sur le fait que « Patrimoine et identité ne sont pas des notions et des réalités molles et tranquilles, ce sont des passions »97 et impulse ainsi la spécificité de l’identité que nous apposerons au patrimoine olfactif. PARTIE 3 – Un patrimoine : une Mémoire
Le paradigme de mémoire est un fil conducteur du processus de patrimonialisation. Nous avons déjà évoqué la notion de « refuge » proposée par Bernard Schiele qui pose le patrimoine comme moyen de souvenir. C’est par le souvenir que l’on se conforte dans le présent afin de mieux se tourner vers l’avenir. Pris sous cet angle, la dimension patrimoniale est une intentionnalité tendue vers le souvenir. La mémoire touche à la dimension immatérielle et rejoint ainsi la notion identitaire. Le but n’étant pas tant de se souvenir d’objets dans leur dimension concrète mais de se remémorer l’ensemble des pratiques dont ils sont les réceptacles. Frangne précise que « la mémoire n’est pas la connaissance objective d’un passé qui nous détermine à être ce que nous sommes (c’est l’histoire qui détermine les causes que nous n’avons pas choisies et dont nous sommes les effets involontaires.) La mémoire est le choix de notre passé, la sélection libre des moments dont nous sommes les effets. Nous projetons sur notre passé la lumière du présent et c’est cette lumière que nous remodelons. »98 Cette idée vient se confronter à la notion d’authenticité patrimoniale que nous avons précédemment développée. Comment le 96 Ibid. p. 272. 97 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.12. 98 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 278. patrimoine peut-­‐il se revendiquer d’une quelconque vérité si son principal paradigme consiste à perpétuer une mémoire dont le propre est d’être une articulation de faits sélectionnés ? L’auteur explique pour nuancer ce propos que « le patrimoine est à la fois histoire et mémoire. S’il n’était qu’histoire, il serait mort et objet d’étude froid qui ne concerne plus le présent. S’il n’était que mémoire, il serait une reconstruction idéologique et pourvoyeur d’une identité narcissique, mystifiée et mystifiante. »99 Mimétiquement à l’identité, le patrimoine opère un jeu d’équilibre entre les entités historiques et mémorielles, n’étant ni complètement véridique, ni complètement utopique. Ce point engendre une interrogation quant aux intentions du patrimoine. Que compte t-­‐il accomplir par la promulgation d’une mémoire toute relative ne relatant qu’une vision partielle et sélective du passé ? « Le patrimoine est-­il plutôt du côté de la mémoire irrationnelle ou de l’histoire raisonnée ? Le passé à travers lui est-­il nostalgique, paralysant ou inspirant et captivant ? Se construisant dans la durée et s’y référant, est-­il figé dans le passé ou vivant dans le présent et propulseur vers l’avenir ? »100 L’importance de la mémoire au sein du processus patrimonial incite à se demander si le rôle de ce dernier ne se focalise finalement par sur l’appréhension de l’avenir plutôt que sur la redécouverte du passé. Par l’explicitation et la valorisation de certains anciens éléments de notre culture, le paradigme patrimonial ne consiste t-­‐il pas tout entier à nous conforter et nous prémunir face à des phénomènes tels que la mondialisation ? L’on peut également s’interroger sur les capacités de l’histoire et de la mémoire à s’inscrire de façon complémentaire au sein d’un processus dont on ne saurait définir la nature des intérêts. Il semble difficile de croire qu’un phénomène aussi croissant que celui du patrimoine soit uniquement motivé par le désir humanitaire de permettre aux individus de se rappeler qu’ils appartiennent à une même culture. La mobilisation de l’ensemble des communautés autour de valeurs centrales ne se fait jamais de façon gratuite. Toutefois dans le cas de l’inflation patrimoniale, on peut constater qu’une certaine forme de gratuité tend à se propager. On multiplie les patrimoines et les mémoires sans autre explication que celle de parer à la perte de connaissances indifférenciées. Le Goff écrit à propos de la mémoire que « parmi les multiples voies d’accès à son problème philosophique, il en est deux qui conduisent au cœur des rapports entre mémoire et 99 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 279. 100 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p. 11.
histoire. La première rejoint la mémoire au point où son destin se dissocie de celui de l’imagination. L’accent tombe ici sur le vœu de fidélité attachée à la visée de la mémoire en tant que gardienne de la profondeur et de la distance temporelle. Ce vœu fait la différence de principe entre mémoire et imagination, qu’elles que soient leurs interférences ultérieures : la visée de l’imagination c’est l’absent en tant qu’irréel, celle de la mémoire, l’absent comme antérieur au récit qui en rend compte. La seconde voie rejoint la mémoire au point où elle tombe sous le pouvoir de l’exercer selon l’un ou l’autre projet pratique. Se croisent ici la perspective de la mémoire véritative et celle de la mémoire d’usage. »101 L’auteur insiste sur le fait que la mémoire patrimoniale s’applique à ne pas tomber dans la totale imagination de faits passés dans le simple but de figurer une utopie du passé. Il distingue également les notions de véritatif – qui renverrait à une mémoire relatant des faits avérés – et d’usage – qui pourrait faire échos à des éléments dont on se souviendrait par commodité sans pouvoir attester de leur véracité. Le Goff convient donc que bien que n’ayant pas d’intentionnalité à manipuler les récepteurs du patrimoine, la mémoire ne peut s’affranchir des aléas de sa nature qui la gardent subjective et relative. La difficulté est ici que malgré l’éventuelle authenticité des objets et des identités appartenant au mouvement patrimonial, leur transfert de génération en génération peut être faussé par la seule intervention de la mémoire qui, bien que doublée d’histoire, suffit à rendre le patrimoine manipulable et manipulant. Nous allons donc nous intéresser à la notion de transmission afin de constater si la promotion du patrimoine participe effectivement d’une forme de manipulation des individus ou si ces derniers sont au contraire libres de l’appréhension qu’ils ont de l’ensemble patrimonial. PARTIE 4 – Un patrimoine : une Transmission
Comme nous l’avions cité en introduction, Henri-­‐Pierre Jeudy coupe rapidement à l’idée d’une transmission patrimoniale libre et désintéressée en écrivant « la fin du XXe siècle n’a t-­elle pas réussi à abolir l’acte même de la transmission en lui supprimant sa possibilité d’être accidentelle ? Au delà de son objet, c’est donc le principe de la transmission lui-­même qui est transmis comme un acte et un devoir collectifs.102 » Les années 1980 marquent une 101 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.17. 102 JEUDY Henri-­‐Pierre, La machine patrimoniale, Editions Circé, 2008. accélération du processus de mondialisation et conséquemment, le début de l’inflation patrimoniale qui se pose comme moyen de modération du précédent phénomène. La gratuité de la transmission culturelle et patrimoniale est abolie car relève désormais d’un devoir citoyen permettant de connaître et de revendiquer ses racines. La transmission patrimoniale telle qu’elle se pensait à la fin du XXe siècle relève d’une dynamique narcissique dont nous avons précédemment développé les influences néfastes pour le patrimoine lui-­‐même. Comme nous l’avons signalé, le phénomène de patrimonialisation se pense actuellement selon un rapport ulysséen aux autres cultures et prône un enrichissement par la confrontation à l’altérité. Ce renversement va de paire avec une mondialisation désormais orientée vers une idéologie mondiale dominante, principalement caractérisée par la liberté des échanges. La difficulté actuelle étant que de la démocratisation exacerbée du patrimoine, ont découlé des réactions élitistes telles que celle de Le Goff que nous avons évoquée relativement à la possibilité des amateurs à agir sur le patrimoine, ainsi qu’aux divers risques que cette liberté favorise. Paradoxalement, le même auteur évoque dans le même ouvrage le « Risque de confiscation de la mémoire au profit de quelques uns (clubs d’initiés accaparant une mémoire collective) et nul n’est à l’abris d’une utilisation abusive du patrimoine pour alimenter quelques esprits de clocher ou particularisme. On peut même assister à une manipulation consciente au profit de causes philosophiques ou politiques douteuses, voire franchement condamnables. »103 Ainsi l’on constate que les caractères narcissiques et ulysséens peuvent également s’appliquer aux modalités de transmission patrimoniale. Il en découle qu’une transmission narcissique telle qu’il s’en est vu lors de l’accélération du processus de mondialisation en 1980, conduit au renfermement d’un pays sur lui-­‐
même, à l’hermétique des discours dont le sens s’appauvrit à mesure qu’il est isolé, ainsi qu’à la dévalorisation progressive du patrimoine national et culturel. Parallèlement, une transmission ulysséenne amènerait la menace d’une dénaturation du patrimoine du fait que tout individu est désormais légitime à y intervenir. Cette dernière typologie de transmission engendrerait la montée d’une certaine forme d’élitisme – retour d’un narcissisme patrimonial – agissant sous l’égide d’une certaine forme de bienveillance. Cet élitisme aurait finalement vocation à user de la parole patrimoniale de sorte à véhiculer des idéologies hors de propos. La question d’une transmission patrimoniale 103 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.132.
adéquate demeure par conséquent entière puisque dépendante de l’actualité des relations internationales. Elle ne relève pas du patrimoine en lui-­‐même mais de l’usage que le pays a besoin d’en faire. Elle est une dimension clef du patrimoine tout en étant parfaitement autonome et incarne de fait, un des aspects les plus complexes de son appréhension. SECTION 2 – Articulation simultanée des composants Des suites d’une première appréhension des notions sur lesquelles nous allons tenter de fonder le patrimoine olfactif, nous nous attacherons à développer leurs articulations communes. En conséquence de son autonomie vis à vis du devenir patrimoine, nous ferons ici fi de la transmission. Nous écarterons également la dimension objectale dont le rôle tient d’avantage à la matérialisation du processus qu’à le déterminer d’une quelconque manière que ce soit. Seront donc principalement traités les points relatifs à l’identité ainsi qu’à la mémoire. Nous avons pu noter que l’identité et le processus patrimonial ont la particularité de s’auto-­‐engendrer. L’identité peut être source d’émergement d’un patrimoine comme un patrimoine peut contenir en lui-­‐même l’essence d’une identité. Parallèlement l’instabilité de l’identité humaine est source de perturbations notamment ressenties dans le cadre de la mémoire patrimoniale, mais également à l’échelle du processus dans sa globalité. L’identité est tout autant capable d’engendrer le patrimoine et la mémoire qui lui est relative, que de les fragiliser par l’instabilité de son essence. La structure patrimoniale ainsi émergente se distingue par un caractère aléatoire et incertain. A l’inverse, Le Goff cite que « Locke fit de la mémoire un critère d’identité. Le cœur du problème consistant en la mobilisation de la mémoire au service de la quête, requête et revendication de l’identité. »104 Ainsi, si le patrimoine peut également se faire source d’identité, cette dernière nécessite le recours de la mémoire afin d’attester de sa cohérence interne. Le patrimoine seul ne suffit pas à assurer la véracité d’une identité quelle qu’elle soit. Cette dernière doit parvenir à s’ancrer au sein d’une mémoire patrimoniale confirmant son bien fondé. 104 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.38. La mémoire constitue également un des principaux mouvements du patrimoine, celui d’un regard sans cesse renouvelé vers le passé. Le second mouvement étant celui effectué par la transmission qui renvoie – selon une plus ou moins forte portée – à une propulsion en avant. Mémoire et transmission œuvrent ensemble à maintenir le patrimoine dans un permanent état d’anticipation de l’avenir au regard du passé. Ainsi, l’identité étant à la fois la source et l’aboutissement du processus de patrimonialisation, la mémoire et la transmission en étant les mouvements respectifs et contraires, le patrimoine semble finalement pouvoir se penser selon un système de boucle dont le trajet s’effectue d’avant en arrière en ne sachant jamais qui du patrimoine ou de l’identité engendrera l’autre, ni selon quelle dynamique – conservatrice ou anticipatrice – le mouvement sera perpétué. SECTION 3 – Equivalences olfactives PARTIE 1 – Le patrimoine olfactif : des Objets
La transposition des quatre dimensions évoquées au contexte olfactif ne peut s’effectuer que par un certain degré de transfiguration. Comme nous l’avons précédemment évoqué, la parfumerie prend conjointement pied au sein de plusieurs divisions patrimoniales, ainsi qu’à des niveaux tout aussi matériel qu’immatériel. De fait, les critères habituels semblent insuffisants à convenablement délimiter le devenir patrimonial du parfum et de l’olfaction en général. Concernant par exemple la dimension objectale du patrimoine, Denis-­‐Michel Boell écrit en vue d’une transposition à l’olfactif que « ce qui constitue l’objet patrimonial, c’est moins sa nature intrinsèque, sa réalité et ses qualités matérielles concrètes que la conscience collective que cet objet fait partie d’un héritage commun et acquiert une valeur d’usage nouvelle, différente de sa fonction primitive. »105 Par là, il atténue les limites évidentes du parfum à se poser en tant qu’objet patrimonial du fait de l’instabilité de son matériau. André Holley soutient cette 105 BOELL Denis-­‐Michel, « Musée de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.8. idée en argumentant que « l’œuvre du parfum est dans l’abstraction de la forme olfactive plus que dans la matérialité de la substance qui, grâce à la formulation, donne une expression concrète de cette forme. »106 En considérant le patrimoine comme une œuvre d’art, Holley s’inscrit en rupture avec les référents ethnologiques et historiques sur lesquels nous nous étions précédemment appuyés. Mais par cette analogie, il fait écho à l’esthétique d’Hegel que nous avions évoquée relativement à la production artistique et olfactive contemporaine, ainsi que sur le rapport entretenu entre l’idée et la forme de l’œuvre d’art. Pensé sous un angle hégélien, l’épuration de la forme olfactive au profit de l’idée qu’elle contient, s’inscrit dans une raison et une cohérence contemporaines qui confortent les potentialités du parfum à devenir œuvre. Holley assoit ce point en précisant que « le parfum comme œuvre d’art n’est assimilable entièrement à aucun des cas habituels. Il représente sans doute l’exemple de la plus forte dépendance de la dimension esthétique de l’œuvre à l’égard de la matérialité de son support. »107 Ainsi, les trois procédés de relation esthétique patrimoniale évoqués par Pierre-­‐Henry Frangne, à savoir, la valeur, la présence et le goût sont mis au banc d’essai de l’olfactif. Comment estimer la présence d’un parfum, comment en apprécier la valeur et conséquemment, en développer un goût ? Telles sont les interrogations – au demeurant ouvertes – par lesquelles un parfum peut se penser selon une visée patrimoniale. En éléments de réponse, nous pouvons avancer que la non matérialité apparente du parfum n’est en rien un frein à son expérimentation, ni son apprentissage. Tout comme la musique et la gastronomie, l’appréhension olfactive se code en critères d’évaluation et modalités d’appréciation qu’il est possible d’assimiler jusqu’à la critiquer. Nous ne nous attarderons toutefois pas d’avantage sur ce point – que nous ne saurions que trop peu développer – afin de laisser le lecteur libre d’y ancrer ses propres réflexions. Nous verrons également que, malgré tout, l’olfactif possède une matérialité partielle dont il use afin de devenir support de projections sociales. Il ne se restreint donc pas à la forme de l’idée et ne s’appréhende pas uniquement selon la modalité d’une adhésion croyante. C’est simplement que, comme l’indique Marylène Delphis-­‐Delbourg, « Pour 106 HOLLEY André, « L’art du parfum, son histoire et son public » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 17. 107 Ibid. p.18. susciter les fibres mystificatrice du parfum sans les annihiler, on a parfois choisi d’en suggérer les fonctions plutôt que les contenus. »108 Il demeure en suivant, un parallèle à faire entre la disposition du patrimoine et du parfum à se laisser penser comme des « objets temps » et « objets personne. » De prime abord, l’objet patrimonial semble s’instaurer en tant qu’ « objet temps » puisque sa raison est de demeurer un témoin culturel identique à travers les siècles. Or, cette prétention d’imperméabilité au temps se voit démentie par la condition de la matérialité même. Un objet, du fait qu’il est justement un objet concret, ne peut être un « objet temps. » Conséquemment, les écrits d’Heinich signalent la conversion du patrimoine «d’objet temps » en « objet personne » en écrivant que « ce ne sont pas de nouvelles œuvres d’art qui sont instituées par le regard collectif, mais de nouveaux « objets personnes », reliques du passé que leur insubstituabilité dote d’une charge émotionnelle109 La notion « d’objet personne » a également été attribuée au parfum par Delphis-­‐Delbourg, point que nous approfondirons lors de l’appréhension de l’identité olfactive. C’est relativement à la potentialité de «l’objet personne » que la dimension olfactive va se légitimer au devenir d’objet patrimonial. PARTIE 2 – Le patrimoine olfactif : une Identité
L’ouvrage Le sillage des élégantes retrace l’accroissement du marché de la parfumerie au XXe siècle relativement à la notion de construction identitaire des consommateurs. L’idée directrice de l’auteur est que le parfum permet de construire une identité car participe d’une auto perception de soi. De fait, on adopterait un parfum pour sa capacité à figurer la personne qui le porte, mais également à actualiser plusieurs facettes d’une personnalité, à combler un désir narcissique, à valoriser socialement ainsi qu’à stimuler le désir. Delphis-­‐Delbourg pense la construction de l’identité olfactive comme un collage hybride de plusieurs éléments marketing. D’après elle, un parfum ne se vend que parce qu’on lui accole la possibilité de transmettre une forme identitaire. Pour elle, « le parfum est une sorte d’œuvre ouverte dont chacun des éléments, flacon d’emballage, odeur, 108 DELBOURG-­‐DELPHIS Marylène, Le sillage des élégantes : Un siècle d’histoire des parfums, éd. JCLattès, 1983, p. 125. 109 Op.cit.
publicité, est lui-­même un multiplicateur d’idées. Constellation des constellations, l’univers parfumé ne serait qu’un décor en attente de personnages. »110 Nous retrouvons ici la notion de jeu de rôle que Frangne avait précédemment évoquée à propos du patrimoine. Face au patrimoine, l’individu se projette dans le rôle d’un personnage atemporel, simultanément conscient de son état présent, projeté dans le déroulé passé de son histoire, et anticipant ses aptitudes évolutives en tant qu’être de culture. Ce jeu d’acteur se retrouve exacerbé dans le cas du parfum puisque nous sommes ici libre de choisir le personnage que nous souhaitons interpréter, et d’en changer aussi facilement que l’on change de parfum. Delphis-­‐Delbourg s’appuie sur la dimension du théâtre-­‐roman proposée par Louis Aragon afin d’illustrer l’ampleur du devenir identitaire fantasmagorique que le parfum déploie. « Consommatrice, la femme est la figure centrale d’un genre complexe que Louis Aragon a baptisé le théâtre-­roman, dans lequel le héros entretient un rapport de connivence avec son double, lui-­même, selon un processus d’identification propre au genre romanesque traditionnel, mais en se mettant en scène comme s’il n’était dans la vie qu’un acteur regardé par un spectateur. Il se découvre tout autre de ce qu’il avait imaginé de lui-­même. Lorsqu’une femme se met à aimer un parfum, elle y sent comme une image d’elle-­même, mais aussi comme à une redisposition de sa subjectivité sur une autre scène, imaginaire, où elle se découvre un autre visage, spectatrice d’elle-­même comme actrice. »111 Devenu simultanément et intrinsèquement acteur et spectateur, le porteur de parfum fait l’expérience de ses propres aptitudes identitaires. Mimétiquement au voyage d’Ulysse, il s’applique à toujours s’éloigner de lui-­‐même dans un désir refoulé de savoir qui il est. Le parfum est un lieu de possibles identitaires. L’auteur de Sillage des élégantes explique que « vus sous l’angle du théâtre-­
roman, les quelques six mille noms de parfums distribués en France ces cents dernières années semblent autant de titres d’une librairie imaginaire, organisée en sections, où se dispensent les visas pour d’autres vies, celles qui ne sont jamais réservées qu’aux autres, et qu’on ne soupçonnait pas en soi. Ces vies sont générées selon deux processus majeurs, soit le parfum donne un contenu aux tentatives informulées, soit il métamorphose la réalité en l’irradiant. Dans le premier cas, le parfum semble fixer le désir sur des versions idéales ou des images types de l’amour, de la femme, des voyages et des mythes. Dans le second il 110 DELBOURG-­‐DELPHIS Marylène, Le sillage des élégantes : Un siècle d’histoire des parfums, éd. JCLattès, 1983, pp. 93-­‐94. 111 Ibid. p. 94.
dévoile des secrets, supprime du réel ce qui en fait le prosaïque : la nature se fait sublime, le temps sans fatalité, Paris, une carte postale aux innombrables fenêtres. »112 N’étant pas proprement à même d’agir sur la réalité, le parfum procède d’une persuasion de l’individu à croire qu’il est, lui, capable d’intervenir de façon significative sur le monde qui l’entoure. Faisant ainsi la démonstration d’une conséquente transfiguration de l’individu, l’auteur va jusqu’à évoquer la dimension d’un baptême quotidiennement renouvelé. « Avoir un prénom est le signe qu’il peut, comme aux autres avec qui vous le partagez, vous arriver quelque chose. Universel commun, il semble m’appartenir en propre si je le choisis. Le rituel du baptême par la parfumerie a tout l’air d’une seconde naissance, un décalage par rapport à la première. »113 On décide soi-­‐même de renaitre dès lors que l’on change de parfum et que l’on troque ainsi une identité olfactive pour une autre. A sa manière, le parfum procède d’une sorte de transcendance humaine qu’il est possible de mettre en parallèle de celle temporelle couramment attribuée au patrimoine. Par la transfiguration identitaire, le parfum fait acte d’une démarche ulysséenne, nous l’avons déjà évoqué. Néanmoins Delphis-­‐Delbourg vient à évoquer une transposition narcissique du parfum masculin qu’il est ici intéressant de relever puisque participe d’une distinction entre les parfums de genre. « Peut être y a t-­il en toute femme une nymphe Echo et en tout homme un Narcisse. Le nom des senteurs masculines montre assez l’obsession de l’homme à se chercher, à trouver son double ou son homologue. Le nom des senteurs féminines éparpille l’univers en une multiplicité d’espaces dans lesquels on se perd pour se retrouver différente, et convertit le réel en « Mascarade. » […] C’est en effet parce que le réel n’est plus qu’une vaste simulation qu’il devient attirant. »114 Procédant ici d’une distinction marketing des sexes, la dimension narcissique d’isolement sur soi se retrouve – trop simplement – assimilé à l’ensemble des parfums masculins, tandis que l’ouverture ulysséenne sur le monde prétend uniquement caractériser les parfums féminins. Remercions par conséquent la parfumerie de niche d’avoir asexué ses fragrances et ainsi aboli une distinction économique et caricaturale des identités sociales. 112 Ibid. p. 100. 113 Ibid. p. 114. 114 Ibid. p 147. De fait l’on retrouve dans la nature de l’identité olfactive les aspects de la manipulation précédemment prêtés à la mémoire patrimoniale et appliqués ici à la suggestion identitaire de l’individu. Il convient toutefois de nuancer que les manipulations identitaires du parfum relèvent entièrement de la lubie et du plaisir. Rien d’assimilable aux impératifs politiques auxquels se soumet plus généralement le patrimoine. L’auteur le souligne d’ailleurs en soulignant que « reflet des intérêts, des lubies d’un moment, le parfum tire partie de tout. L’univers parfumé est une utopie dont l’idée de contrainte est – jeu oblige – totalement exclue. »115 Mais également qu’il « est sûr que le vagabondage mental suscité par le parfum est balisé par le discours de l’idéologie publicitaire. »116 La dimension de l’identité olfactive ne s’accomplit définitivement qu’au sein d’un paradigme économique favorisant le plaisir, voire la jouissance d’une facilité toujours plus amplifiée. « Ce qui m’ensorcèle peut être plus encore, c’est ma complaisance à me laisser ensorceler. C’est la gratuité de mes amours. »117 PARTIE 3 – Le patrimoine olfactif : une Mémoire
Il existe une mémoire olfactive. Nous y avons fait référence introduction relativement aux recherches scientifiques s’intéressant à l’odorat – et plus particulièrement au travail de Christine Perchec sur Les modèles de la mémoire118 – ainsi que lors de l’évocation de la mémoire involontaire développée par Proust. Toutefois la mémoire des odeurs ne peut entrer dans un processus de patrimonialisation du fait de son individualité. La mémoire olfactive au sens large est propre à chacun de nous et ne peut par conséquent s’abstraire et s’universaliser afin de servir le devenir patrimonial. Dans le secteur de la parfumerie, nous avons eu l’occasion de l’anticiper en exploitant quelques aspects de l’Osmothèque : est admis que l’on participe d’une mémoire du parfum lorsque l’on compose des 115 Ibid. p. 135. 116 Ibid. p 72. 117 Ibid. p. 148. 118 PERCHEC Christine, Les modèles de la mémoire olfactive : revue des études sur l’olfaction et proposition d’un modèle de la mémoire olfactive, Revue Social Science information, Septembre 1999. fragrances fidèlement à certains modèles olfactifs. Il n’est pas seulement question ici de regroupement par familles. On ne participe pas d’une telle mémoire en créant un parfum intentionnellement chypré, mais en retravaillant un type de structure chypre, par exemple celle de Mitsouko – parfum crée par Jacques Guerlain en 1919 – qui est une référence pour l’ensemble de la communauté du parfum. C’est en revisitant des structures emblématiques que les parfumeurs entendent instaurer une mémoire patrimoniale olfactive. La plupart des grands parfums le sont devenus parce qu’ayant perfectionné une structure déjà expérimentée par d’autres. Ce procédé de reprise améliorée s’exemplifie avec la maison Guerlain qui a régulièrement retravaillé des teneurs olfactives proposées en amont par la maison Coty. Delbourg-­‐
Delphis spécifie à ce propos que « contrairement à l’histoire de la mode, celle de la parfumerie ne vit pas du désir de négation du passé. Elle l’intègre, l’adapte, ou lorsqu’elle menace à un moment donné de te détrôner, c’est dans l’espoir d’être elle-­même, pour l’avenir, indétrônable. »119 Pensée selon la redécouverte des grandes structures de la parfumerie, la mémoire patrimoniale peut également trouver une forme d’aboutissement dans la notion de signature olfactive. Cette dernière renvoie au maintien, par une maison de parfumerie, d’un même accord au sein de toutes ses compositions. Cette signature permet de suggérer la provenance d’un parfum. L’exemple le plus connu est celui – une nouvelle fois – de la maison Guerlain qui parfait chaque composition d’un accord baptisé Guerlinade et principalement composé de bergamote, fève tonka, jasmin, vanille, de rose et d’iris. Cette touche entretient une impression olfactive identifiable engendrant des réactions telles que « On dirait un Guerlain. » ou encore « Ca fait Guerlain. » La particularité de ce type de mémoire appliqué au patrimoine olfactif est – contrairement à celle précédemment développée dont nous avons souligné l’influence aléatoire pouvant aboutir à une forme de méfiance à l’égard du patrimoine – qu’il ne se revendique d’aucune véracité, tout du moins dans l’idéal. La mémoire patrimoniale olfactive est une mémoire active qui incite à s’approprier les éléments du passé par l’action afin de continuellement renouveler le processus mémoriel. De fait, la mémoire patrimoniale olfactive n’obéit pas à des paradigmes d’exactitude et de véracité mais suit une directive selon laquelle permettre aux parfums de traverser le temps, c’est 119 Ibid. p. 184. également leur offrir de s’actualiser en conséquence. Cette mémoire permet ainsi de collecter différentes versions d’un même parfum, n’ayant pas toutes été conçues à la même époque, avec les mêmes moyens ni selon les mêmes idées. La mémoire olfactive ne prétend pas comme les mémoires patrimoniales classiques que l’objet est capable de rester le même au fil du temps. Elle admet la finitude de la matérialité du parfum en tant qu’objet, et opte pour un patrimoine permettant de comparer les transformations d’une même structure au fil des années. De même que pour l’identité, le parfum effectue une opération de démultiplication et projette son patrimoine dans un caractère de mise en abyme qui lui est propre. PARTIE 4 – Le patrimoine olfactif : une Transmission
Les possibles transmissions du patrimoine olfactif ont longuement été débattues lors du colloque Patrimoine et Olfaction s’étant tenu au MIP au début des années 2000. Les principales idées ayant été retenues touchent à l’initiation des publics qui apparaît comme essentiel et prioritaire par rapport à toute autre forme de médiation. Boell explique que « le musée est de plus en plus considéré comme un lieu de partage des savoirs populaires et scientifiques, un lieu d’expérimentation et d’échange des cultures. Il conviendra donc, de plus en plus souvent de partir de l’expérience du visiteur, de ses connaissances préalables et de ses représentations, de sa culture, pour l’amener à parcourir de nouveaux territoires de connaissance et d’expérience. Et puisque dans le domaine de l’olfaction, nous sommes sur le terrain de l’émotion et de l’expérience sensorielle, l’initiation des publics et la médiation devront sans doute très largement faire appel à leur vécu, à leur bagage d’expériences en matière d’odeurs et de parfum. Car c’est pour et avec les publics que se constituera le patrimoine olfactif. »120 Amener le public à l’appréhension voire la compréhension olfactive sous-­‐tend des démarches élaborées par validation successives de divers protocoles. Du fait de nombreux éléments précédemment évoqués, nous pouvons affirmer qu’une médiation olfactive serait plus efficace si elle pouvait s’effectuer de façon individuelle. Or, une telle idée est BOELL Denis-­‐Michel, « Musée de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.11. 120
statistiquement irréalisable. La véritable difficulté consiste donc à mettre en place une médiation commune – idéalement en groupes restreints – pouvant satisfaire des exigences d’efficacité à l’égard du public, et de rentabilité au profit du musée. A cette fin, le recours synesthésique est généralement le plus exploité. On le constate dans des expositions telles que The Olfactive project121 où chaque composant issu de l’odeur du café avait été associé à une couleur, de sorte à faciliter l’appréhension et la mémorisation des visiteurs. On retrouve également une forme inversée du procédé synesthésique dans la création de la table multisensorielle par le musée des Beaux Arts de Valence que nous avons présentée dans la section relative au patrimoine artistique. Holley souligne qu’il « faudra du temps et un effort soutenu de formation des publics pour que les formes olfactives soient considérées pour elles-­mêmes sans devoir être transposées dans une forme d’expression graphique accessible au système visuel. »122 Joël Candau apporte plusieurs éléments de réponse à la dépendance olfactive du sens de la vue. Selon lui, « le langage naturel des odeurs est holistique, plus émotionnel ou prototypique qu’analytique, ce qui est significatif de l’absence d’un référentiel commun. […] La dépendance entre l’odorat et la vision lors de la dénomination d’un stimulus olfactif a été confirmée par l’imagerie cérébrale qui a mis en évidence l’activation d’une partie du cortex visuel primaire. Par ses attributs multisensoriels et synesthésiques, l’espace sémantique des odeurs offre alors dans le champ d’évocation ce qu’il n’a pas en précision. C’est le constat fait par Cassirer lorsqu’il souligne « l’élasticité caoutchouteuse des odeurs. » »123 Pour l’auteur, la relation de l’odorat au visuel ne relève pas tant d’une forme de dépendance que de complémentarité profitable et exploitable dans le cas du patrimoine olfactif. Pour brièvement conclure sur les moyens de transmission patrimoniale, nous tenons de nouveau à attirer l’attention sur l’importance de la médiation auprès des publics afin de sensibiliser l’odorat de manière collective. Dans un second temps, si l’éventualité d’une appréhension olfactive autonome est bien évidemment espérée, il convient de reconnaître que le public contemporain n’y est actuellement pas préparé, et qu’il serait par conséquent risqué pour les musées de s’y engager sans un minimum de repères 121 Op.cit. 122 HOLLEY André, « L’art du parfum, son histoire et son public » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 19. 123 CANDAU Joël, « Le langage naturel des odeurs et la transmission culturelle » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 27. synesthésiques. Quant aux contenus de la transmission du patrimoine olfactif, Daniel Sibony appuie sur le fait qu’il « s’agit de transmettre l’esprit et le souffle qui ont fait que ce fond a réussi à exister, l’inspiration, la chance, le succès qui ont produit ce capital, lequel n’est pas seulement un effet cumulatif où le même s’additionne au même. Il s’agit de transmettre à travers ce capital un potentiel de différence, de mutation, d’investissement, un pouvoir d’affronter la perte et d’accueillir le refoulé qui fait retour. »124 Ainsi l’on confirme que la seule matérialité du parfum renvoie à sa capacité d’être support, idée que l’on retrouvera dans la notion de « patrimoine intangible. » Support de démultiplication des identités, support de réappropriation de structures emblématiques. C’est peut être également en cela que le parfum pourrait être conçu en tant qu’objet patrimonial, car ce n’est finalement par un parfum que l’on transmet, mais les valeurs dont il est résultant. Debray explicite à juste titre que « Si l’on transmet c’est pour faire souche, pour faire sens et culture, non seulement pour faire lien comme dans la communication. Une transmission idéale n’est pas un simple transfert de savoirs. Elle est un projet d’éducation totale.»125 C’est finalement relativement à cette même notion d’éducation que nous souhaitons légitimer l’importance du patrimoine olfactif. Wittgenstein véhicule l’idée que « qui enseigne aujourd’hui ne choisit pas pour son élève une nourriture à son goût mais celle qui sera capable de changer son goût. »126 Cette idée nous apparaît fondamentale dans la projection du patrimoine olfactif au sein du musée. Ce dernier, parce qu’innovant au sein du processus de patrimonialisation, s’inscrit pleinement dans une volonté d’enrichissement de la visite muséale, aussi bien sur le plan intellectuel qu’expérientiel et culturel. 124 SIBONY Daniel, « Un parfum de transmission » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 48. 125 DEBRAY Régis, Transmettre, éd. Odile Jacob, 1997, p. 204. 126 WITTGENSTEIN Ludwig, Remarques mêlées, trad. Gérard Granel, éd. Flammarion, Paris, 2002, p.72.
CONCLUSION A l’issue d’une première étape de notre recherche, nous avons tenté d’inventorier les principes théoriques permettant de structurer le patrimoine culturel. En vue de pouvoir les appliquer à la conception du patrimoine olfactif, nous avons souhaité insister sur les divergences des philosophies du patrimoine en occident et en orient, sur les spécificités des divisions du patrimoine culturel en Europe, ainsi que sur la teneur des notions de mémoire et d’authenticité. Dans un second temps, nous avons choisi – pour la structuration théorique d’un patrimoine olfactif – de nous référencer aux dimensions patrimoniales respectives à l’objet, l’identité, la mémoire et la transmission. Ces notions ont premièrement été approfondies selon un contexte patrimonial non spécifié, puis ont été transposées au devenir olfactif. De cette conversion a pu émerger une notion théorique du patrimoine olfactif reposant sur les caractères de « l’objet personne », de l’identité fantasque, de la mémoire de répétition et de la transmission éducative. Nous nous attacherons en suivant à l’étude de transpositions pratiques du patrimoine olfactif contemporain, afin de discerner dans quelle mesure ces propositions correspondent ou divergent de la théorie que nous venons de formuler. 

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