Interview de Jacques Taquet

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Interview de Jacques Taquet
Ac tu a l it é
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AVOCATS
« Nous sommes des ingénieurs
de l’organisation sociale »
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Entretien avec Jacques Taquet, bâtonnier du barreau des Hauts-de-Seine
Jacques Taquet
Avec ses 2 100 avocats en exercice, le barreau des Hauts-de-Seine est le troisième barreau de France. Il
abrite notamment les sièges des grands cabinets internationaux, ce qui lui confère une forte identité en droit
des affaires et fiscalité. Son bâtonnier, Jacques Taquet, s’inquiète précisément des nouveaux risques pesant
sur les fiscalistes. Néanmoins, il demeure confiant dans l’avenir de la profession.
Gazette du Palais : Le barreau des Hauts-de-Seine
est un peu particulier dans la mesure où il abrite la
plus forte concentration de grands cabinets. N’y-at-il pour autant que des avocats d’affaires ?
Jacques Taquet : Nous avons dépassé les 2 100 avocats
en exercice, hors avocats honoraires, ce qui place le
barreau des Hauts-de-Seine en troisième position
derrière Paris qui compte 27 000 membres et Lyon
3 000. Notre barreau est composé à 70 % d’avocats
exerçant dans des grands cabinets : Fidal, CMS-BFL,
EY Société d’Avocats, PwC Société d’Avocats et TAJ.
Ces cabinets développent des stratégies internationales
puisqu’ils sont membres de réseaux, mais aussi
régionales car ils ont tous plusieurs bureaux en province.
À côté d’eux, on trouve la profession traditionnelle qui
exerce en individuel dans les domaines du droit de la
famille, du droit pénal, de l’aide juridictionnelle…
On a exactement de ce point de vue-là le même profil
que les autres barreaux français, c’est-à-dire deux
populations qui se côtoient et pour lesquelles l’ordre
s’emploie à être un lieu d’échange et de solidarité.
Gaz. Pal. : On sait que Paris exerce une forte
attraction sur les jeunes avocats, qu’est-ce que vous
pouvez leur dire pour leur donner envie de s’installer
à Nanterre ?
J. Taquet : Le barreau des Hauts-de-Seine a
de nombreux atouts mais j’ai le sentiment que
nous ne sommes pas assez offensifs en termes de
communication. Résultat, Paris compte 27 000 avocats
pour 2,3 millions d’habitants, quand nous n’en avons
que 2 100 sur une population de 1,6 millions ! Nous
devrions être au moins 6 000 ! Paris grandit en partie
grâce à la multipostulation de la petite couronne et au
dynamisme des TGI périphériques. Mais venons-en
aux attraits de notre barreau. Il présente l’avantage
de permettre à ses membres de postuler devant les
quatre TGI du ressort de la cour d’appel de Versailles
(Versailles, Chartres, Pontoise et Nanterre), ainsi qu’à
Paris, Bobigny et Créteil. Pour autant, il reste à taille
humaine, ce qui permet par exemple d’organiser une
fois par mois un dîner de colonne qui rassemble une
quarantaine de confrères. Mais le plus important,
si on se projette dans l’avenir, c’est que Nanterre
est l’épicentre économique du futur Grand Paris en
raison de l’importance des surfaces de bureau. Nos
cotisations sont également beaucoup moins élevées,
notamment en raison du fait que les cabinets d’affaires
paient 380 € par an et par avocat ne faisant pas de
commission d’office, soit environ 500 000 € affectés
au fonctionnement des services de l’ordre pour l’AJ.
Quant à La Défense, elle n’effraie que ceux qui ne la
connaissent pas. L’aménagement de la coulée verte,
le marché sur la place près du Palais, les efforts divers
et variés d’aménagement la rendent de plus en plus
agréable à vivre. Il faut venir à Nanterre ! Le congrès
du Conseil national des barreaux (CNB) du 14 octobre
2016 sur le secret et la transparence se tient d’ailleurs à
la Grande Arche.
Gaz. Pal. : Vous êtes associé chez PwC Société
d’Avocats. Votre prédécesseur exerçait aussi dans
un grand cabinet. Existe-t-il une place pour les
avocats en exercice individuel dans la gouvernance
du barreau des Hauts-de-Seine ?
J. Taquet : Tout à fait. Le bâtonnier qui prendra ma
suite est un pénaliste qui exerce à titre individuel. Deux
bâtonniers sur trois sont issus des grands cabinets. Un
bâtonnier sur trois est issu de l’exercice individuel et
pour cette élection, les grands cabinets s’abstiennent
de présenter un candidat. Cette règle mise en place
par mes prédécesseurs lors de la fusion des professions
existe depuis 25 ans ! C’est une gouvernance non
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écrite mais très vivante et démocratique dont nous
sommes particulièrement fiers. Elle permet à toutes
les sensibilités du barreau de s’exprimer et d’exercer
leur influence, mais aussi de découvrir et gérer les
problématiques des autres modes d’exercice.
“ On fait semblant de ne pas faire
la différence entre optimisation fiscale
et fraude fiscale
”
Gaz. Pal. : Votre barreau compte une forte proportion
de fiscalistes. Que pensez-vous des nouveaux
risques qui pèsent sur les avocats exerçant dans
cette spécialité ?
J. Taquet : Il faut d’abord préciser de quoi l’on
parle. Il est évident que l’avocat qui propose un
montage « illégal » se rend auteur ou complice d’une
infraction et peut être sanctionné. Le problème n’est
pas là, mais plus au niveau de l’exercice quotidien
du métier et plus particulièrement lorsque l’on est
contacté par un nouveau client que l’on ne suit pas
depuis l’origine. Avec la circonstance aggravante de
« bande organisée », l’avocat fiscaliste peut désormais
se retrouver vite mis en cause. Fort heureusement, les
grands cabinets ont mis en place depuis longtemps des
cellules de « risk management » et « d’acceptation de
clients » qui n’hésitent pas à conseiller à l’avocat de
se déporter en cas de difficulté. Mais cela nous met
dans une situation plus inconfortable que les autres
avocats et suscite l’inquiétude de la profession. Quand
j’ai pris mes fonctions, j’ai demandé à rencontrer le
procureur national financier Éliane Houlette. Je
souhaitais lui proposer qu’on identifie ensemble les
zones à risque pour définir des « bonnes pratiques » un
peu à l’américaine. Elle n’a pas souhaité s’engager dans
cette voie à ce moment-là car elle jugeait préférable
d’attendre que la jurisprudence se stabilise. J’imagine
que le temps viendra… La France a conclu plus de
120 conventions fiscales, mis en œuvre un arsenal de
dispositifs anti-abus impressionnant, mais le sujet est
devenu politique. Le droit fiscal contemporain se place
beaucoup sur le terrain des libertés d’établissement et
de circulation des capitaux de l’Union européenne.
On fait semblant de ne pas faire la différence entre
optimisation fiscale et fraude fiscale. Si le consentement
à l’impôt fait partie du pacte républicain, rien n’exige
de choisir la solution la plus onéreuse. Tant qu’il y aura
des pays pour proposer une fiscalité attractive, il y en
aura toujours d’autres pour s’en plaindre. J’organise le
premier colloque de droit pénal des affaires du barreau
le 18 octobre 2016 pour que fiscalistes et travaillistes
se préoccupent de droit pénal – et inversement – car il
faut fonctionner en binôme pour assurer une défense
efficace en cette matière.
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Gaz. Pal. : Le CNB a adopté récemment le projet
de bureau secondaire en entreprise qui devrait
permettre aux avocats d’exercer au sein de
l’entreprise tout en conservant leur indépendance.
Le texte est sur le bureau de la Chancellerie. Faitesvous partie de ceux qui ont voté cette réforme ?
J. Taquet : Nous côtoyons au quotidien les directeurs
juridiques et fiscaux des grands groupes. Ce sont
souvent d’anciens avocats ou magistrats, voire d’anciens
collaborateurs de nos cabinets. L’idée que ces juristes
d’entreprise rejoignent la profession d’avocat n’est plus
d’actualité. À la place, le CNB a proposé de permettre
aux avocats d’exercer au sein des entreprises à l’instar
d’autres professions libérales. L’idée consiste à « sortir
des cabinets », à adopter une attitude dynamique pour
ne pas laisser le terrain libre aux experts-comptables
dont on dit que la proximité avec les dirigeants leur
assure une prééminence dans l’attribution des missions
de conseil. L’idée nous a paru d’autant plus intéressante
que cela se pratique déjà via les détachements de
collaborateurs en entreprise et qu’il s’agissait en
quelque sorte d’institutionnaliser la pratique en lui
donnant un cadre juridique et surtout en permettant
de la sécuriser via le contrôle des ordres. En revanche,
nous n’étions pas favorables au bureau principal pour
des raisons d’indépendance. Le sujet a toujours été
polémique et une fois de plus la profession se déchire
cette fois-ci sur les modalités du vote au CNB et plus
particulièrement sur la manière dont le président
exerce sa voix prépondérante. Ce qui m’étonne au
fond, c’est qu’on se déchire sur cette question alors que
l’interprofessionnalité d’exercice va poser aux ordres
des difficultés beaucoup plus importantes.
“ L’interprofessionnalité d’exercice
est beaucoup plus innovante
qu’on ne le perçoit
Gaz. Pal. : Pourquoi ?
”
J. Taquet : Parce que tout reste à inventer ! Dans des
structures rassemblant plusieurs professions libérales,
mille questions vont se poser sur l’indépendance de
l’avocat, le respect du secret professionnel, le partage
du secret, la sécurité des systèmes d’information en cas
de saisie, la répartition du résultat, etc. Les barreaux
vont devoir établir leur jurisprudence sur tous ces
sujets. Nous avons créé un groupe de travail avec le
barreau de Paris. L’interprofessionnalité d’exercice
est beaucoup plus innovante qu’on ne le perçoit et va
nécessiter beaucoup de réflexion quant à son mode
d’organisation. Une autre innovation qui, celle-là,
est passée également inaperçue, c’est la possibilité
ouverte aux avocats par des décrets Macron du 29 juin
2016 sur les incompatibilités, d’exercer des missions
Actual ité
commerciales accessoires. Là encore, il va y avoir du
travail pour les ordres pour encadrer ces nouvelles
activités, car ils seront simplement notifiés de ces
activités nouvelles sans avoir à donner d’autorisation
préalable.
Gaz. Pal. : La profession d’avocats traverse des
moments difficiles depuis quelques années en
raison de la crise économique mais aussi d’une
concurrence exacerbée. Comment voyez-vous son
avenir ?
J. Taquet : Il ne faut pas être pessimiste. Nous sommes
des ingénieurs de l’organisation sociale. La demande
de droit est très forte. Mais dans une société aussi
technocratique que la France, l’avocat, en raison de
sa culture libérale, peine à trouver sa place. Il faut
donc qu’elle se renforce, ce qui suppose notamment
l’unité. C’est pourquoi en termes de gouvernance,
nous sommes très attachés au rôle du CNB en tant que
seul organe national représentatif de la profession. Je
trouve d’ailleurs que le CNB fait un excellent travail
en particulier sur l’extension des domaines d’activité.
Il faut continuer à structurer de manière pédagogique
les missions nouvelles de l’avocat en leur conférant des
dénominations et des règles propres. Et puis, il faut
sauvegarder le périmètre du droit. Le monopole de
la consultation juridique s’applique à l’interprétation
d’une règle de droit en vue de son application à un
cas particulier. Ceci, nous sommes les seuls à pouvoir
bien le faire. Celui qui dans la vie rencontre un vrai
problème de droit – ou de santé – ne prend pas une
décision en consultant un ordinateur. Pour le reste, il
faut accepter de faire évoluer la profession d’avocat vers
une plus forte valeur ajoutée.
Gaz. Pal. : En tant que bâtonnier, que pensez-vous du
rapport polémique de la Chancellerie qui dénonçait
avant l’été la violence des avocats à l’égard des
magistrats ?
J. Taquet : J’ai été très choqué comme toute la
profession. J’ai parfois à gérer des incidents d’audience.
La défense de rupture existe. Mais vous savez, les
magistrats commettent eux-aussi des erreurs. Les
avocats sont viscéralement contestataires. Nous
ne sommes pas là pour plaire. Nous sommes des
auxiliaires de justice ; pas des fonctionnaires de justice.
Au civil, on voit de plus en plus de magistrats prendre
l’initiative de demander aux avocats de ne pas plaider,
contrairement aux dispositions du Code de procédure
civile. Ceci étant, à Nanterre, les relations avec les chefs
de juridiction sont bonnes et de confiance et lorsque
nous avons rencontré des difficultés, nous avons su
dialoguer pour les aplanir.
Propos recueillis par Olivia Dufour
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