La Recherche Développement dans le jeu vidéo
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La Recherche Développement dans le jeu vidéo
La Recherche Développement dans le jeu vidéo Alain Le Diberder PDG de CLVE (Communication and Life in Virtual Environments) Résumé : Le développement de jeux vidéo est une activité très intense en RD. Depuis trente ans ce secteur a fourni une contribution majeure au développement des nouvelles technologies d’information, bien au-delà du seul domaine des industries de loisirs. Pourtant, il n’est généralement pas retenu parmi les secteurs innovants et ne bénéficie pas de la politique publique d’aide à la recherche. Par ailleurs, un cadre juridique et comptable inadéquat gêne le développement des entreprises. Plan : 1 : Brève présentation du secteur des jeux vidéo 2 : Poids de la RD dans l’économie du secteur 3 : Contribution des jeux vidéo au développement d’ensemble des NTIC 4 : Les problèmes de l’industrie des jeux dans la gestion de leur RD 1 : Brève présentation du secteur des jeux vidéos L’industrie des jeux vidéo est à la charnière de l’informatique et de l’audiovisuel. Comme l’informatique elle repose sur le développement de logiciels fonctionnant sur des ordinateurs. Ceux-ci peuvent être spécialisés (consoles de jeux ou bornes d’arcade) ou non (microordinateurs). Mais comme l’audiovisuel, c’est une industrie de programmes destinés au grand public. Ces programmes relèvent en partie du droit d’auteur et reposent sur une commercialisation dans des réseaux de commerce de détail : boutiques spécialisées, généralistes des produits culturels, magasins de jouets et hypermarchés. Plus © CLVE précisément cette industrie pourrait être décrite comme un hybride de la filière vidéo grand public (cassettes VHX et DVD) et de la filière microinformatique. Pour les programmes de jeux, ce caractère hybride se reflète malheureusement dans le droit français : ce sont des « logiciels » au sens de la loi de 1985 (ils n’ont ainsi pas droit à la rémunération pour copie privée), mais ils sont très souvent assimilés à des œuvres audiovisuelles, comme par exemple au titre du dépôt légal (délégué ici par l’INA à la Bibliothèque Nationale). Les jeux vidéo sont apparus sur les gros systèmes informatiques au début des années soixante (Brookhaven Institute en 1958, MIT en 1962) et ont connu un premier succès commercial considérable en 1972 avec la sortie du jeu de tennis Pong sur borne d’arcade. Ils se sont depuis développé sur trois types de terminaux : les consoles de salon (Atari en 1974), les micro-ordinateurs (dès l’Apple 2 en 1977) et les bornes d’arcade (Atari en 1972). En 2001, le marché mondial des jeux vidéos, logiciels et matériels spécialisés confondus, représentait entre 18 et 21 milliards de dollars selon les sources. Ce marché est dominé par quatre sociétés. Trois produisent à la fois des matériels et des logiciels, Sony, Nintendo et Microsoft, et la quatrième est un éditeur de programmes, Electronic Arts. Ces quatre sociétés concentrent environ la moitié des ventes mondiales. Depuis trente ans, le secteur connaît une progression à la fois forte et régulière en tendance de longue période (croissance de 13% l’an en moyenne aux Etats-Unis sur la période 1977-2001) mais marquée par des cycles violents d’une période moyenne de six ans. Ces cycles s’expliquent par l’introduction de générations successives de matériel dans un cadre oligopolistique. Pour comprendre le rôle de la RD dans le secteur, il faut distinguer deux sous-ensembles, aux caractéristiques très différentes, les programmes de jeux vidéo et les matériels. La sous-filière des programmes est une industrie de main d’œuvre dans laquelle on peut distinguer, en amont, les développeurs de jeux (indépendants ou internes aux éditeurs) et les éditeurs. Ces derniers sont essentiellement des commerçants, ils n’ont presque pas, en tant qu’éditeurs, d’activité de recherche et développement, même si en pratique ce sont eux qui financent celle des développeurs. Les fabricants de matériels relèvent de l’industrie électronique, il s’agit donc d’une activité à forte intensité capitalistique. Pour l’essentiel, aujourd’hui, ce sont des assembleurs de composants développés ailleurs (mais cela n’a pas toujours été le cas) et des distributeurs grand public. La RD est effectuée à la fois par ces assembleurs (RD spécifique au secteur) et par les fabricants de © CLVE 2 composants. Cette dernière n’est pas forcément spécifique au secteur, comme par exemple dans le cas des micro-processeurs. 2 : Poids de la RD dans l’économie du secteur. Les jeux vidéo sont peut-être la seule industrie grand-public dans laquelle la quasi-totalité des ventes se réalise sur des produits nouveaux. La durée de vie commerciale d’une console est au maximum de 6 ans (à l’exception de la première génération de la console portable de Nintendo, la Gameboy, produite pendant neuf ans), et quant aux programmes, 99% d’entre eux disparaissent des rayons en moins d’un an. Il n’existe pratiquement pas dans les jeux vidéo de « fonds de catalogue ». Ainsi par exemple, la console Playstation 1 de Sony, apparue en France à la fin 1995, n’était pratiquement plus en vente à l’été 2002. Bien qu’elle représente encore à cette date plus de la moitié du parc de consoles installé en France, la plupart des magasins avaient réduit considérablement la place accordée à ses programmes. Les distributeurs prévoient qu’ils ne représenteront que moins de 20% des ventes sur l’année, et moins de 10% à Noël. Aucun nouveau titre n’est prévu pour 2003. Encore s’agit-il d’une machine qui a connu un succès extraordinaire. Le reste des machines contemporaines de la Playstation 1 (Saturn de Sega, Jaguar d’Atari et même N64 de Nintendo) et tous leurs jeux ont disparus des magasins depuis longtemps. Dans ce secteur, la quasi-totalité des produits, tant logiciels que matériels incorporent donc une forme de RD, et cet aspect est généralement leur principal argument de vente. A) La RD dans les programmes Elle recouvre aujourd’hui principalement les aspects suivants : - Développement et adaptation de nouvelles techniques d’affichage (les moteurs 3D notamment). - Gestion de bases de données graphiques. En particulier, compte tenu des limites de la mémoire vive des machines cibles, développement de techniques de gestion dynamique de la mémoire. - « Intelligence artificielle » : la notion d’IA dans les jeux vidéo est souvent utilisée à tort et à travers, mais pas toujours. Des programmes d’échec ou de go aux jeux de stratégie © CLVE 3 - - complexes (wargames) certains développements ont acquis leur lettres de noblesse. Dans les jeux de sports, la simulation du comportement d’un joueur ou d’une équipe de football, par exemple, ou encore d’un peloton de pilotes de Formule 1 pose des problèmes assez complexes. Simulation : de mobiles (simulateurs d’avions, de trains, de navires, etc.), de trafic (Midtown Madness), d’entreprises (parc de loisirs, constructeurs automobiles), de ville, etc. Systèmes de sons et de dialogues contextuels et interactifs. Gestion on-line de communautés de joueurs en temps réel. Ergonomie : des écrans, des commandes (joysticks à multiples boutons), dispositifs à retour de force. Gestion et optimisation des nouvelles caractéristiques des matériels supports, et notamment des cartes graphiques, mais aussi des nouveaux systèmes d’exploitation. Le développement d’un jeu vidéo d’ambition internationale coûtait environ 5 millions d’euros en 2001, et ces dépenses s’étalent en général sur trois ans. La RD est en principe concentrée en début de période, mais court en pratique sur toute la durée, d’une part pour tenir compte des changements de contexte (apparition d’une nouvelle génération de consoles ou de cartes graphiques pour PC, changements de systèmes d’exploitation en cours de développement, percées techniques de la concurrence), et d’autre part en raison des interactions entre les développements éditoriaux du jeu et les techniques qui le supportent. Au total, environ un quart des dépenses en moyenne relèvent de la RD, soit 1,25 millions d’euros pour un jeu ambitieux. Au niveau mondial, on peut estimer, très grossièrement, que le montant des dépenses de RD des développeurs de jeux est de l’ordre de 200 millions d’euros. Les postes de dépenses qui ne sont pas de la RD, en tout cas au sens classique, dans le développement d’un jeu sont les suivants : - Les dépenses artistiques : graphismes essentiellement, mais aussi scénario, musique et sons. Elles représentent aujourd’hui environ la moitié des budgets. - Les travaux de programmation simple (portage) et de tests, représentent environ 10% des budgets. - La gestion d’ensemble du projet représente environ 15% des dépenses, dont une partie pourrait être réattribuée à la RD. © CLVE 4 Cette RD a fortement évolué, en volume comme en nature, au cours du temps. Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, les développements étaient beaucoup moins coûteux, compte tenu de limites techniques des machines supports, notamment en termes de mémoire de stockage (l’apparition des cd-roms a fait exploser les coûts), de mémoire vive et de capacités audiovisuelles. En 1992, un jeu ambitieux ne coûtait pas plus d’un million d’euros. En revanche, la part de la RD était plus élevée, et corrélativement celle des dépenses artistiques était beaucoup plus faible. Mais c’est surtout la nature de cette RD qui a changé. Jusqu’en 1998-1999, la quasi-totalité des jeux étaient produits avec des outils de développement propriétaires, généralement conçus spécialement pour cette occasion. La majeure partie de la RD était absorbée par ce développement d’outils de développement. Depuis, une tendance très nette à la division du travail a permis l’émergence d’un secteur dit du « middleware » (sociétés comme Criterion ou Discreet, ou Virtools en France). Ces entreprises proposent des outils de développement standard qui permettent à la fois une meilleure efficacité des studios de développement et l’accès à un marché du travail plus fluide, avec l’apparition de personnels formés sur ces standards. ainsi qu’un redéploiement de la RD des studios et des éditeurs vers des domaines plus éditoriaux. B) La RD dans les matériels Bien que souvent développée avec la collaboration de développeurs de jeux, cette RD est pour l’essentiel le fait d’assembleurs (Sony, Nintendo, Microsoft) et de fabricants de composants pour micro-ordinateurs (Intel, AMD, Creative Labs, Nvidia, ATI, Guillemot, Microsoft à nouveau). Il faut lui ajouter les travaux de Microsoft autour de DirectX, notamment les versions successives de Direct 3D. Ces développements représentent des dépenses plus difficiles à saisir que celles des logiciels de jeux. Sony ou Nintendo par exemple communiquent parfois des chiffres sur la RD liée à l’introduction d’une nouvelle console, mais ils incorporent beaucoup de dépenses de marketing. D’autre part, s’il est difficile d’imputer uniquement aux jeux vidéo la RD des fabricants de micro-processeur, l’exclure totalement du champ serait erroné quand on sait que les jeux représentent la principale motivation du renouvellement de parc dans le grand public. Une chose est sûre cependant, c’est que même en se limitant aux matériels spécialisés pour le jeu (consoles et leurs périphériques, cartes © CLVE 5 graphiques et joysticks pour PC) l’ordre de grandeur de la RD dans les matériels est entre trois à six fois supérieur à celle des logiciels, soit entre 600 millions et 1,2 milliards d’euros par an. La tendance est cependant là encore à une profonde modification de la nature de cette RD. Dans les années quatre-vingt, les fabricants de consoles et de micro-ordinateurs familiaux commandaient un grand nombre de composants spécialisés : circuits graphiques et sonores, bus destinés à gérer le slot de la cartouche, voire processeurs spécialisés. Aujourd’hui, un double phénomène fait rentrer dans le rang les industriels du jeu vidéo. Leur succès d’une part, qui fait que des périphériques qui au départ d’avaient d’intérêt que pour le jeu font partie de l’équipement de base d’un PC même professionnel : la carte son par exemple, mais aussi les cartes graphiques 3D. Et d’autre part, une disparition progressive des spécificités des consoles : elles n’utilisent plus de cartouches (sauf la Gameboy) mais des cd-roms ou des DVD, et leur architecture tend à converger vers celle du PC. L’essor des jeux on-line va encore accentuer cette tendance dont la X-Box de Microsoft (en fait un PC spécialisé) n’est qu’une avant-garde. De ce fait la RD des fabricants tend à se concentrer sur des aspects pour l’instant marginaux des jeux (périphériques à retour de force, lunettes 3D, commandes vocales) ou sur des questions d’intégration de composants banalisés. Il s’agit pourtant bel et bien de RD. 3 : Contribution des jeux vidéo et de leur RD au développement d’ensemble des techniques de communication et d’information. Au-delà des chiffres, et comme on le verra plus loin, de leur comptabilisation, la contribution qualitative des jeux vidéo a été à la fois considérable et sous-estimée. On peut distinguer trois contributions majeures : la définition progressive du micro-ordinateur, la popularisation d’Internet, l’invention du multimédia. A: le rôle des jeux vidéo pour la micro-informatique La première contribution des jeux vidéo a été de donner aux micros ce qui fut longtemps leur seule application grand-public, à côté des applications de programmation et de bureautique, évidemment © CLVE 6 insuffisantes pour élargir leur public. On a oublié qu’à l’époque (78-82), à côté de commentaires enthousiastes de spécialistes, un procès beaucoup plus médiatisé leur était fait au sujet de leur utilité. Même IBM, au moment du lancement de son IBM PC en août 1981, prit soin de proposer également son PC Junior, qui, bien que proposant des jeux, fut un échec total. Pour la petite histoire rappelons que Steve Jobs et Steve Wozniak, avant de fonder Apple étaient des employés d’Atari, où ils avaient notamment développé le jeu de casse-briques Break-Out. Ce sont donc les jeux qui ont été la base du public des micros et ont formé à l’ordinateur de nouvelles générations d’adolescents qui plus tard sont devenus programmeurs. Aujourd’hui encore, la plupart des enquêtes sur les usages des micros montrent qu’ils servent à jouer régulièrement dans plus d’un cas sur deux. Mais les jeux n’ont pas eu que ce rôle sociologique, ils ont eu également un rôle technologique. Le plus spectaculaire fut d’amener les micros à la couleur. Les PC de la première moitié des années quatre étaient monochromes, et même le Macintosh de 1984, vanté pour son caractère ludique, était en noir et blanc. Ce sont les jeux, et uniquement les jeux qui ont créé le marché des cartes graphiques en couleur, qui d’ailleurs ne devinrent un équipement de base d’un micro qu’en 1990. Jusqu’à cette date, c’était une option coûteuse, aux performances très limitées (maximum de 256 couleurs). On se souvient également que l’essor des compatibles PC, à partir de 1983, s’est effectué avec l’argument publicitaire suivant : « cette machine permet de faire fonctionner Flight Simulator », ce jeu étant considéré comme l’application la plus exigeante de l’époque. A partir de 1993, la carte-son (Sound Blaster), jusque là considérée comme un accessoire purement « jeu vidéo », commence à faire partie des PC de bureau. Il en ira ainsi, à partir de 1997, des cartes graphiques dites « 3D », qui équipent aujourd’hui la majorité du parc professionnel. A partir de 1993, la définition par Microsoft et Intel de ce qu’était un « PC multimédia » dans des spécifications destinées aux assembleurs et constructeurs, ressembla très étroitement à une configuration haut de gamme pour un joueur. Bien entendu, il ne s’agit pas d’affirmer que les jeux vidéo auraient tout inventé : la souris par exemple ne leur doit rien, ni l’idée d’une interface graphique, ni le cd-rom, et les besoins des entreprises auraient de toute manière impulsé une croissance des performances des processeurs et © CLVE 7 des mémoires. Mais d’une part ils ont ajouté à ce dont les entreprises avaient besoin des extensions originales qu’elles-mêmes ont ensuite adopté, et d’autre part ils ont souvent accéléré le développement de ce qu’ils n’avaient pas inventé. Depuis quelques années, environ 1999, l’architecture des micro-ordinateurs n’évolue plus guère. Le graveur de CD et le lecteur de DVD ont été les derniers périphériques majeurs à incorporer la panoplie du micro. Mais cette forme standard a été définie progressivement en grande partie à partir des besoins en ressources des jeux vidéo. B : Les jeux vidéo et l’essor d’Internet dans le grand public. Les bases techniques d’Internet ont été fixées à la toute fin des années soixante. Au-delà des cercles universitaires et militaires, les premières applications visant le grand public ont été lancées à partir de 1977 (CompuServe). Ce n’est cependant qu’à partir de 1993 que leur succès commercial s’est affirmé. Entre-temps ce succès avait été préparé sur la base des particuliers équipés de micros et d’un modem. Mais, même si cette base n’était pas négligeable aux Etats-Unis au début des années quatre-vingt-dix, elle ne ressemblait pas à ce qu’on appelle d’ordinaire le grand public : il s’agissait d’un public jeune, très éduqué et masculin. C’est-à-dire le cœur du cible des jeux vidéo sur micros. Et si on regarde les services offerts ou promis par CompuServe, Prodigy ou Sierra OnLine, les leaders de l’époque, on découvre le rôle dominant des extensions on-line de l’univers des jeux : services de téléchargement de patches (correctifs ou extensions de jeux), organisation de concours online, jeux on-line (les MUDs ou Multi-Users Dungeons), bases de données de trucs et astuces, et surtout l’essor du shareware, mode de distribution du logiciel intimement lié aux services on-line. Au-delà des informaticiens et des chercheurs, ce sont les amateurs de jeux qui ont formé les premiers bataillons des clients véritablement grand public des offreurs. Et c’est sur cette base-là qu’a démarré la dite « révolution Internet ». C : L’invention du multimédia Des bornes interactives dans les musées aux cd-roms éducatifs, des encyclopédies multimédia aux services interactifs proposés par la télévision interactive, en passant bien entendu par les sites web, il y a aujourd'hui une sorte de continuum multimédia dont les bases ont été d’abord explorées et souvent fixées par les jeux vidéo. C’est © CLVE 8 particulièrement évident pour la base technique cartes et écrans couleur haute définition + carte son + interface grand public. Mais on sait moins que les premiers vidéodisques interactifs, vers 1981, étaient destinés au jeu (adaptation de Star Wars), avant qu’on leur trouve des applications professionnelles ou culturelles, ou bien que, dès 1983, des jeux commençaient à intégrer la musique (à l’époque en pilotant un lecteur de cassettes), la photo et même la vidéo, malgré les limites techniques des machines. L’idée, banale aujourd’hui dans les encyclopédies, de mêler des images fixes, des diagrammes, des textes, des vidéos, de la musiques, des sons au sein d’une application interactive s’est d’abord matérialisée dans des jeux vidéo. Les problèmes de taille mémoire, de stockage, de synchronisation, de gestion du parcours de l’utilisateur ont d’abord été traitée et maîtrisée par le développeurs de jeux. Ces solutions sont ensuite été utilisées dans les entreprises pour la formation ou la promotion, puis se sont répandues sur le web. Il n’est donc pas possible de considérer le paysage actuel des techniques d’information et de communication, du web au micro-ordinateur, du multimédia culturel aux industries de composants en passant par les systèmes d’exploitation, sans reconnaître que la RD qui les amené à leur degré de développement actuel n’a pas été faite que par des centres de recherches « sérieux » et professionnels mais aussi par les saltimbanques marginaux de l’industrie des jeux vidéo. 4 : Les problèmes de l’industrie des jeux dans la gestion de leur RD La mauvaise situation de l’industrie européenne des jeux vidéo, totalement absente du marché des consoles, et de plus en plus marginale dans l’industrie des programmes, s’explique en partie par l’absence d’une politique de RD, tant au niveau des entreprises qu’à celui des Etats. a) les politiques publiques Le secteur souffre encore d’une part d’une mauvaise image, d’autre part d’un statut hybride, qui loin de lui permettre de cumuler des aides l’a laissé à l’écart des politiques publiques. Longtemps le secteur a eu l’image d’une activité marginale, non-professionnelle, un peu mystérieuse. Malgré l’évidence du succès commercial des jeux, et leur © CLVE 9 place croissante dans la grande distribution, le secteur n’a pas été considéré comme important, et encore moins comme un secteur innovant. Alors qu’au début des années quatre-vingt le ministère de la culture français, à travers l’agence Octet, avait fait œuvre de pionnier en considérant les jeux vidéo comme une partie des nouvelles industries de la culture, l’évolution ultérieure des politiques des ministères de la culture et de l’industrie a été de moins en moins favorable aux jeux. La loi de 1985 rénovant le droit de la propriété artistique et littéraire (loi Lang), était très « moderne » dans sa partie audiovisuelle, par la prise en compte de technologies à l’époque dans l’enfance, en France en tout cas, comme les cassettes vidéo ou le câble, voire inexistantes, comme la télévision par satellite. En revanche, les jeux vidéo n’ont pas été considérés, ou du moins assimilés implicitement aux logiciels professionnels. Du côté du ministère de l’industrie, face aux secteurs lourds, comme les télécommunications, l’informatique ou les biotechnologies, les jeux vidéo n’existaient pas non plus. Cause ou conséquence de cette absence de politique publique, le secteur n’a d’ailleurs songé à s’organiser en créant un syndicat professionnel, le SELL (Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs) qu’en 1995. Au niveau européen, si quelques ouvertures ont été proposées dans les années quatre-vingt-dix dans le cadre des programmes Media, il s’agissait d’avances remboursables dispersées, d’ailleurs distribuées essentiellement dans le cadre du soutien à l’industrie des matériels, et notamment le CD-I de Philips. A notre connaissance, aucune réflexion d’ensemble au sujet de l’intérêt éventuel pour l’Europe de disposer d’une industrie des jeux vidéo n’a été conduite, en tout cas rendue publique. Il faut toutefois nuancer le propos. De nombreuses sociétés ont bel et bien bénéficié d’aides, que ce soit par l’Anvar, ou le CNC, en France, ou par les programmes européens, notamment Media. Mais ces aides ont été aléatoires, faibles et incohérentes. Aléatoires, car l’industrie des jeux n’étant pas reconnue en tant que telle, c’est toujours « par la bande » que des sociétés les ont obtenues, notamment en prétendant produire des « œuvres multimédia », sous-entendu « culturelles », alors que le marché réclamait des jeux. Ces aides ont été de toute manière faibles, généralement bien inférieures au million d’euros, par entreprise, et même au million de francs en France. Et surtout incohérentes, faute de vision à moyen terme, car dénuées d’objectifs. Au lieu d’aider soit la recherche-développement, soit la constitution d’un tissu industriel, la plupart de ces aides ont aidé des produits, à condition qu’ils aient une © CLVE 10 dimension « culturelle », c’est-à-dire qu’ils n’aient – malheureusement pas de marché. Il est vrai que les jeux vidéo en Europe ont longtemps présenté le visage d’un secteur de PME poussées par un marché mondial en forte croissance. Il n’entrait pas dans leur culture, ni de solliciter des aides publiques, ni de développer une vision à moyen terme. Les marchés financiers européens se sont intéressés à elles assez tardivement, à partir de 1996, et leur ont apporté un financement aussi abondant qu’éphémère. A partir de 2000 et l’éclatement de la « bulle Internet » les jeux vidéo ont été, abusivement, associés à la « nouvelle économie », et on a même vu, à partir de 2001, les banques locales recevoir l’instruction de ne plus financer les découverts courants. © CLVE 11 b) La RD des entreprises de programmes En s’internationalisant, les sociétés européennes ont adopté les normes américaines de comptabilité qui, dans ce secteur, ont une conséquence fâcheuse : la nécessité de passer en charges les frais de développement des programmes. Or, le développement d’un jeu s’étale souvent sur trois exercices, voire parfois plus. Ce système est de facto une très efficace barrière à l’entrée, puisque seules les grosses sociétés installées, avec un flux de sorties de jeux important, ont des chances de faire apparaître des bénéfices. Les sociétés en forte croissance, qui développent beaucoup, ont des charges de développement qui, par définition, ont peu de chances d’être couvertes par les revenus des jeux anciens. Au-delà d’éventuelles erreurs de gestion, c’est sur ce problèmelà qu’ont buté les sociétés françaises cotées en Bourse comme Kalisto (liquidation en mars 2002), Cryo (dépôt de bilan en août 2002) ou Infogrames (action divisée par 15 lors de neuf premiers mois de 2002). L’industrie britannique, les éditeurs d’abord, les développeurs ensuite, a connu des évolutions similaires, mais moins dramatiques en termes d’emploi, puisque que une grande partie des sociétés ont été en fait rachetées par des entreprises étrangères. Aujourd’hui, un développeur indépendant n’a pas les moyens comptables d’isoler et d’immobiliser sa RD. Dans le cas d’Infogrames, c’est l’annonce d’un retraitement d’une partie de sa RD qui a provoqué, le 19 septembre 2002, une baisse de 25% en un jour de la valeur de la société : « Les [analystes] notent cependant que le résultat d'exploitation 2001-2002 a été pénalisé par une dépréciation des avances de recherche et développement d'un montant de 33,5 millions d'euros. "Sans cette dernière, le résultat d'exploitation serait à l'équilibre, traduisant une nette amélioration des coûts de structures", poursuivent les analystes d'Aurel Leven. » (Site Boursorama, 20 sept 2002) Ce problème renvoie à son tour à la nature hybride des jeux vidéo. En tant que logiciels, ils ne sont pas brevetables. Pourtant ils incorporent souvent un certain nombre d’éléments, notamment les « licences », soit des droits d’adaptation d’œuvres cinématographiques ou d’usage de l’image de personnalités, qui pourraient être immobilisés. Une voie serait d’assimiler un jeu vidéo à une œuvre audiovisuelle et de faire bénéficier © CLVE 12 l’industrie des systèmes de protection dont le cinéma, en particulier, bénéficie, et notamment l’accès aux Sofica et à l’IFCIC. Mais il faudrait d’une part que la loi de 1985 soit modifiée, et d’autre part tenir compte de deux inconvénients de l’économie des jeux vidéo : la longueur du processus de production d’abord, près de trois fois supérieure à celle du cinéma, et la faible durée de vie économique des titres, due à leur rapide obsolescence technologique. En caricaturant, un film se fait en un an et s’amortit sur dix, un jeu se fait en trois ans et s’amortit sur un. Mais c’est peut-être une raison de plus pour développer une politique à leur sujet. Conclusion : L’industrie des jeux vidéo repose de manière essentielle sur la recherche et développement. Outre son importance interne dans la vie du secteur, cette RD a eu, et très probablement continuera à avoir, un effet externe d’entraînement de l’ensemble de la filière des technologies de l’information et de la communication. Pourtant, cette situation n’est pas reconnue en Europe, et notamment en France. L’industrie européenne des jeux vidéo est en voie de marginalisation sur le marché mondial. Dans la mesure où les traditions industrielles existent cependant ici, avec notamment une main d’œuvre hautement qualifiée, une politique dans ce domaine aurait des chances de réussir. Le noyau dur de cette politique reposerait précisément sur la RD, qu’il s’agirait de développer au niveau européen dans le cadre d’un plan d’aides à moyen terme, et d’autre part de mieux isoler et comptabiliser au niveau des entreprises. © CLVE 13