Théâtre du blog - La Commune - Aubervilliers

Transcription

Théâtre du blog - La Commune - Aubervilliers
Théâtre du blog
Viejo, solo y puto de Sergio Boris, spectacle argentin en
espagnol surtitré
La plupart des créations de Sergio Boris, artiste de la scène
indépendante Portena à Buenos Aires, sont empreintes d’une «
volonté de réalisme » sans détour. « Le temps de la création,
(c’est pour lui, essentiel), doit être, dit-il, celui où règnent
l’obsession, l’inutile et la vacance ». Et il aura fallu deux ans de
répétitions et un travail d’improvisation conséquent pour que le
spectacle soit enfin présenté… Viejo, Solo y Puto est un huisclos. Dans un quartier périphérique de Buenos Aires, se
retrouvent, à l’arrière-boutique d’une pharmacie, deux amies
travesties, Yulia et Sandra, deux frères, Evaristo et Daniel, et
Claudio, un visiteur médical. L’écriture de cette fiction s’inscrit
dans une parole au présent et l’action est une suite d’instants
discontinus, parfois répétés, s’assemblant de façon
contingente. On se trouve ici en présence d’une « piècepaysage où la parole est essentiellement action »», pour
reprendre les mots de Michel Vinaver. Le public découvre une
scène envahie par des étagères de médicaments, et adossés
aux étagères, un fauteuil, et une table minable, faisant office de
bureau-comptoir dans cette boutique encombrée et
labyrinthique où cette bande d’individus paumés, tous blessés
de l’existence, va pendant soixante-dix minutes, échanger des
propos disparates, tour à tour triviaux et/ou tendres, mais
brûlants de vérité. Comme le précise le metteur en scène: « La
pharmacie n’apparaît jamais dans sa globalité mais par
fragments (…) Cet espace permet de raconter de nombreuses
histoires ». Solitude, rupture sentimentale, argent, sexe,
drogue, échec professionnel, rivalité entre classes sociales
différentes… Tout y passe. Pour qu’en définitive, la violence
finisse par triompher… Dès le début, il y a un désir de faire la
fête dans la pharmacie familiale de Daniel; Evaristo, le frère
aîné, veut acheter des pizzas, et boire de la bière… Oublié le
souhait de Sandra, un des travestis, d’embarquer la petite
troupe au Magica, une boîte de nuit. Mais, brusquement, une
bagarre éclate. Jalousie, frustration, addiction viennent à bout
de chacun. Pourtant, par moments, le réalisme disparait et la
poésie se glisse dans cette pharmacie qui se transforme en
bistrot sordide mais chaleureux, voire en boîte de nuit, comme
Le Magica peut-être, espace de toutes les dérives, de tous les
fantasmes et comme l’espoir d’un instant de bonheur… La
tension dramatique ne cesse de monter, et les personnages
finissent tous par craquer. «Nous voulons parier sur un théâtre
dont le jeu procède d’une multiplicité de plans, plutôt que de
modèles comportementaux ou de caractères donnés », dit
Sergio Boris, dont les intentions esthétiques et dramaturgiques
sont tout à fait abouties dans ce spectacle créé en 2011 à
Buenos Aires, et présenté ici pour la première fois en
France. Viejo, solo y puto progresse avec beaucoup de
sensibilité et de justesse et le metteur en scène a su mettre en
lumière des thèmes comme ceux-ci: à quoi tient notre désir
dans un monde où priment les rapports d’argent ? Qu’est-ce qui
nourrit encore nos rêves? Malgré l’absence d’événement
central, on est comme emporté et fasciné par la langue et les
mots incarnés par Patricio Aramburu, Jorge Eiro, Marcelo
Ferrari, Dario Guersenzvaig et Federico Liss. Gestes, regards,
déplacements, silences, moments musicaux, théâtralement
forts, dominent en effet l’espace textuel et donnent au spectacle
une force organique, charnelle et tragique. « Le sujet, dit Sergio
Boris, est plus à percevoir comme un flux et non comme une
référence; (…) l’acteur n’interprète ni un texte, ni même une
idée (…) l’acteur doit être un acteur poétique» Cette pharmacie,
avec ses diverses potions magiques et ses travestis, comporte
déjà une théâtralité dense: le choix des personnages et du lieu
n’est évidemment pas un hasard… Pourtant aucun cliché,
aucune lourdeur, alors qu’à la lire, la pièce n’a rien de très
original, et on se dit même que l’ennui pourrait gagner le
spectateur. Mais la magie du théâtre opère ici. Moment
artistique émouvant, perturbant, moment esthétique et politique
marquant dans le spectacle contemporain. Pour le metteur en
scène, «l’acteur alterne avec la musicalité du récit et fait
irruption dans ses multiples couches qui coexistent. Il n’est pas
habité par des personnalités, mais par des flux, des rythmes,
des images, des états. La dernière grimace » ! C’est à voir
absolument.
Elisabeth Naud
Théâtre de la Commune, 2 rue Edouard Poisson 93300
Aubervilliers. T: 01 48 33 16 16, jusqu’au 29 janvier. Relâche le
dimanche 18 janvier.