LA COMPAGNIE DE L`INNOMMABLE ENTRE RÉALITÉ ET FICTION

Transcription

LA COMPAGNIE DE L`INNOMMABLE ENTRE RÉALITÉ ET FICTION
Biljana S. Tešanović*
Univerzitet u Kragujevcu
Filološko-umetnički fakultet
Katedra za romanistiku
UDK 821.133.1.09 Beket, S.
Originalni naučni rad
LA COMPAGNIE DE L'INNOMMABLE
ENTRE RÉALITÉ ET FICTION
Résumé: C'est dans L'Innommable que Beckett pousse à l'extrême ses recherches formelles sur la fonction référentielle et invente l'abstraction littéraire. Deux décennies plus tard, Compagnie revisite ses interrogations de façon plus lisible: le narrateur vide l'espace fictionnel de toute référence au monde et finit par se retirer lui-même
des niveaux projetés en éloignement de la réalité, effectuant un retour vers celle-ci, une
remontée du paradigme indiciel vers (le je de) l'auteur – et sa solitude – avant l'écriture.
Mots-clés: narrateur, projection, objectivation, niveaux narratifs, circularité.
Il faudrait [...] distinguer l'énonciation parlée de l'énonciation écrite. Celle-ci se meut sur deux plans: l'écrivain s'énonce en écrivant et, à l'intérieur de son écriture, il fait des individus s'énoncer. De longues perspectives s'ouvrent à l'analyse des
formes complexes du discours, à partir du cadre formel esquissé
ici (Benveniste 1974: 88).
É. Benveniste a le mérite d'avoir attiré l'attention sur la complexité du
système de projection en distinguant deux niveaux fondamentaux : celui du narrateur, le représentant fictionnel de l'écrivain, et celui des personnages. Or la
Trilogie beckettienne, dans laquelle ce système atteint les limites du lisible, était
terminée depuis déjà une vingtaine d'année. Basant son travail formel principalement sur le jeu de miroirs des projections successives, Beckett en multiplie les
reflets, tout en insistant ironiquement – par le biais des commentaires métadiscursifs de ses narrateurs – sur l'incohérence des images ainsi brouillées; d'ailleurs, le brouillage textuel est l'un des procédés dont il a le secret et dont les subtilités échappent aisément même aux lecteurs professionnels. Parallèlement, Beckett relie directement le système de projection à ses recherches formelles sur le
rapport entre la réalité et la fiction, visant un empiétement de la fiction sur le
réel, voire son encrage dans le réel: la fameuse déclaration que l'œuvre de Joyce
n'est pas sur quelque chose, mais est cette chose elle-même, dévoile aussi ses
propres aspirations d'écrivain. Ainsi, dans Compagnie, il pointe l'illogisme des
conventions littéraires en les soumettant à l'épreuve de la raison, afin de signaler
la présence d'un second narrateur („En ajoutant simultanément d'une même haleine à part soi“):
*
[email protected]
Biljana S. Tešanović
Le créateur rampant dans le même noir créé que sa créature peut-il créer
tout en rampant? [...] Et si la réponse évidente s'imposait à l'esprit il n'en allait
pas de même de la plus avantageuse. Et il lui fallut maintes et maintes rampades
[...] avant de pouvoir finalement se faire une imagination à ce sujet. En ajoutant
simultanément d'une même haleine à part soi sans conviction qu'aucune réponse
de sa part n'était sacrée. [...] Tout en déplorant une imagination si entachée de
raison [...] il ne put à la fin que répondre que non il ne le pouvait pas. Ne pouvait pas raisonnablement créer tout en rampant dans le même noir créé que sa créature (Beckett 1985: 72–74).
Les critiques ont été sensibles à ces indications. Ainsi, S. Meitinger distingue
„[n]arrateur, personnage et intermédiaire“ (1994: 110), alors que J. den Toonder
(1996: 145–147) parle de „différents niveaux narratifs” décelés par plusieurs
commentateurs, généralement au nombre de trois: descriptif, où le narrateur
anonyme présente le personnage principal, „l'entendeur“; narratif, où la voix du
passé raconte des fragments autobiographiques; réflexif, où le „créateur“ apparaît dans des passages métatextuels. Il y a donc quatre instances qui sont: „voix“, „entendeur“, „narrateur“ et „métanarrateur“, dont aucune ne s'énonce par le
je, produisant un embrouillement entre les niveaux respectifs des acteurs.1 Pourtant, la projection (la multiplication du „métanarrateur dans un jeu abyssal“) tendrait vers l'infini:
Car, si Compagnie est une réflexion métatextuelle qui fait preuve d'une
mise en abyme du genre autobiographique, le texte est aussi et surtout une réflexion narratologique qui multiplie à l'infini le métanarrateur dans un jeu abyssal.
Ce phénomène a été indiqué par le terme d'„autoréflexion narratologique“ et il
se présente le plus clairement dans la phrase: „Inventeur de la voix et de l'entendeur et de soi-même“. Par l'infinité du jeu, le métatexte s'élimine soi-même; l'inventeur est lui-même sa propre invention qui tend à disparaître dans la fiction.
La réflexion infinie au niveau métatextuel aboutira au vide. Ainsi, le texte entier
conduit dans le sens du silence et de la solitude (den Toonder 1996: 145).
Traduisons en termes déjà adoptés (v. Tešanović 2009: 65) la multiplication
du
„métanarrateur dans un jeu abyssal“ par le système de projection du narrateur,
et la „mise en abîme du genre autobiographique“ par le rapport d'englobement
qui en découle. Quoi que l'idée de l'ouverture à l'infini soit essentielle pour la
compréhension de la Trilogie,2 le passage du texte en question: „Imaginant imaginé imaginant le tout pour se tenir compagnie. Dans le même noir chimérique
1
„Aussi bien l'entendeur que son créateur sont indiqués par le pronom il; il en
résulte que les différents niveaux narratifs ne peuvent à aucun moment être distingués
l'un de l'autre. La première personne reste hypothétique; l'emploi de je s'avère être impossible“ (den Toonder 1996: 145–147).
2
Évoquons seulement la projection verticale qui relie entre eux ses champs romanesques, grâce au retour du (même) narrateur, dont l'identité est confirmée par ses
compétences transtextuelles relatives aux oeuvres antérieures, v. note.7
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La Compagnie de L'Innommable entre réalité et fiction
que ses autres chimères“ (Beckett 1985: 63), mentionne seulement deux narrateurs et plusieurs personnages. Les mêmes articulations que nous avons déjà décelées dans Molloy réapparaissent (v. Tešanović 2009: 68–69): un premier narrateur, „Imaginant“, plus proche de l'auteur et de la réalité, qui prétend créer le texte
en cours – le narrateur-„auteur“ situé au niveau compositionnel; un second
narrateur (l'objectivation du premier, un personnage dans le rôle du narrateur),
„imaginé imaginant“ – le narrateur- „auteur“ projeté situé au niveau compositionnel projeté. Ajoutons que les autres personnages du narrateur-„auteur“,
„ses autres chimères“, y compris lui-même qui se met aussi en scène comme
personnage, sont à situer au niveau structural, le récit à proprement parler (donc
le niveau fictionnel le plus éloigné de la réalité (et) de l’auteur).
Or, lorsque J. den Toonder affirme que l'„inventeur” tend à disparaître
dans la fiction et que tout aboutit au vide, au silence et à la solitude, elle confond en réalité les niveaux et la visée, car c'est la fiction (le niveau structural et
le niveau compositionnel projeté) qui est d'abord présumée disparaître. L'espace
de la fiction se vide puisque narrateur-„auteur” se tait, ne créant plus de personnages. Alors, le fait de passer à un nouvel alinéa pour inscrire un mot unique
qui termine le texte, „Seul“, marque la sortie de la fiction et la solitude de l'Écrivain qui en découle. Le texte ne „conduit [pas] dans le sens du silence et de la
solitude“, il en protège („Se créant des chimères pour tempérer son néant“ [Beckett 1985: 63]). La sortie du récit se fait graduellement: niveau structural („La
fable d'un autre avec toi“); niveau compositionnel projeté („La fable de toi fabulant d'un autre avec toi“); niveau compositionnel, ou plutôt la clôture compositionnelle3 („Seul“).
Mais le visage renversé pour de bon peinera en vain sur ta fable. Jusqu'à
ce qu'enfin tu entendes comme quoi les mots touchent à leur fin. Avec chaque
mot inane plus près du dernier. Et avec eux la fable. La fable d'un autre avec toi
dans le noir. La fable de toi fabulant d'un autre avec toi dans le noir. Et comme
quoi mieux vaut tout compte fait peine perdue et toi tel que toujours.
Seul (Beckett 1985: 87–88).
Compagnie est un „mémorial de tous les textes écrits antérieurement“
(J. den Toonder 1996: 144), avant tout du dernier volet de la Trilogie. Le niveau
compositionnel de celui-ci a deux courts paragraphes (moins de deux pages et
demie); au début du second, le narrateur réfléchit sur l'univers à créer. La fin de
Compagnie que nous venons de citer s'est indéniablement faite l'écho de ces lignes, écrites plus de trente ans auparavant:
3
On peut parler également d'une „ouverture compositionnelle“ très brève:
„Une voix parvient à quelqu'un dans le noir. Imaginer“ (Beckett 1985: 7).
„Imaginer“ marque le passage au niveau de la fiction (ce qui précède l'incipit
n'est pas supposé être imaginé). Comme dans L'Innommable, le refus de la première personne se traduit par l'usage d'un style impersonnel et l'infinitif dès l'ouverture, alors que
„[l]a voix métatextuelle du créateur met en évidence la réflexion sur l'écriture“ (den Toonder 1996: 145).
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Je ne serai pas seul, les premiers temps. Je le suis bien sûr. Seul. [...] Je
vais avoir de la compagnie. Pour commencer. Quelques pantins. Je les supprimerai par la suite. Si je peux (Beckett 1953: 8).
Le récit se manifeste par l'apparition de Malone, le narrateur-„auteur“
projeté du roman précédent, Malone meurt, qui est devenu personnage secondaire4: la preuve, s'il en faut une, que les narrateurs investissent les trois niveaux.
Une fois ces strates établies, revenons sur le rapport entre la réalité et la
fiction, plus explicite au niveau compositionnel de L'Innommable. Les questions
de son fameux incipit, „Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant?
Sans me le demander. Dire je. Sans le penser“ (Beckett 1953: 7), supposent la
connaissance des textes antérieurs opposés à celui qui est en train de se faire
„maintenant“ en tant que leur suite. Autrement dit, son narrateur est une instance énoncée, un narrateur-„auteur“, puisqu'il a des compétences transtextuelles
que seul l'auteur peut avoir: son je équivaut à un „je“5; d'où le refus de cette instance sans nom d'assumer l'indicateur formel d'un sujet de fiction, „je“. Elle
n'appartient pas au récit, elle en énonce seulement les modalités indispensables,
réfléchissant sur quelques règles à observer pour écrire et sur l'univers à créer,
conçu au départ comme complètement vide.6 D'ailleurs, la critique beckettienne
s'accorde à dire que le début de L'Innommable n'est pas vraiment de la fiction.
Un récit qui ne prétend plus en être un, débute sans lieu, sans date, sans
personne, par des interrogations sur les trois conditions traditionnellement nécessaires à son instauration. Ces questions ne sont celles d'aucun narrateur [...].
Elles sont impersonnelles et générales. [...] Parce que ces questions sont cellesmêmes du récit, et parce que les ambiguïtés mises en place dans Molloy subsistent ici entières, ce début a rarement été considéré comme un texte, ni d'ailleurs, par voie de conséquence, le livre qu'il ouvre. Il paraît impensable qu'un critique entreprenne l'étude de ce commencement comme il aborderait celui d'un
roman de Flaubert: en en considérant tous les éléments comme imaginaires,
comme produits par l'activité laborieuse d'un écrivain qui a son histoire et ses
fantasmes. Ce n'est pas un personnage fictif, qui est censé parler ici, ni sans doute Samuel Beckett; c'est l'Écrivain lui-même qui parle ici de l'Écriture, d'un moment donné de la Littérature. Et ce début est lu par les critiques, ordinairement,
comme théorie de la littérature, comme métatexte (Clément 1994: 130).
Les premières lignes de L'Innommable occultent même le (prétendu)
début abandonné du niveau structural7, inséré dans le texte du niveau compositi4
„Malone est là. [...] Il passe devant moi à des intervalles [...] réguliers [...]“
(Beckett, 1953: 9).
5
Notons que c'est aussi le cas des deux premiers romans de la Trilogie.
6
Allusion à la page blanche ?
„Et les objets [...] Tout d'abord, en faut-il? Quelle question. Mais je ne me cache pas qu'ils sont à prévoir“ (Beckett 1953: 8).
7
Le début abandonné est marqué par l'italique:
„Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant? Sans me le demander.
Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l'avant, appe-
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La Compagnie de L'Innommable entre réalité et fiction
onnel pour embrouiller la lecture. Il y a bien, au commencement de ce roman,
comme dans les deux premiers volets, un „auteur“ plongé dans une „réalité“ intermédiaire (entre réalité et fiction), l'objectivation de Beckett écrivain – c'est
même plus évident ici qu'ailleurs8; de même qu'un système de projection qui
crée une „réalité“ projetée (récit) et le récit. Chacun de ces niveaux est un éloignement progressif de la réalité de l'auteur. Ainsi, l'affirmation qui suit le récit interrompu („J'ai l'air de parler, ce n'est pas moi [...] ce n'est pas de moi“), dénonce l'existence d'un narrateur-„auteur“ projeté9, un acteur dans le double rôle de
l'„auteur“ et du personnage. Dans cette même logique, les énoncés impersonnels
qui précèdent immédiatement ce récit „Qui maintenant? Sans me le demander.
Dire je. Sans le penser“, concernent déjà ce personnage et ce narrateur, dont le
„je“ équivaut à un il, puisque ces énoncés font partie des „questions et
hypothèses“ sur le travail d'écriture auquel se prépare le narrateur-„auteur“.
De plus, le niveau compositionnel projeté de L'Innommable devient envahissant, au détriment du niveau structural, imposant le réexamen de la notion
même de récit. La fixité, l'incapacité du narrateur-„auteur” projeté de produire le
moindre mouvement dès le début du roman, annoncent la cessation de sa fonction de personnage. Son rôle de narrateur, resté en retrait sur la scène du récit
jusqu'à L'Innommable, devient désormais prépondérant: son faire est désormais
verbal, son action est de parler.
A sa manière, Beckett retrouve une inspiration de Descartes et de Husserl: si vous voulez mener une enquête sérieuse sur l'humanité pensante, il faut
d'abord suspendre tout ce qui est inessentiel [...]. Le dénuement des „personnages“ de Beckett, leur pauvreté, leurs maladies, leur étrange fixité, ou aussi bien
leur errance sans finalité perceptible, tout ce qu'on a souvent pris pour une allégorie des misères infinies de l'humaine condition, n'est que le protocole d'une
ler ça aller, appeler ça de l'avant. Se peut-il qu'un jour, premier pas va, j'y sois simplement resté, où, au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin
que possible de chez moi, ce n'était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de question. [...] Mais je n'ai rien fait. J'ai l'air de parler, ce n'est pas moi, de
moi, ce n'est pas de moi. Ces quelques généralisations pour commencer“ (Beckett 1953:
9).
8
Les références transtextuelles mentionnant les personnages des autres romans
de Beckett, sont très nombreuses dans le dernier roman de la Trilogie:
„[...] alors il dit Murphy, ou Molloy, je ne sais plus, comme si j'étais Malone
[...] c'est toujours lui qui parle, Mercier n'a jamais parlé, Moran n'a jamais parlé, moi je
n'ai jamais parlé, c'est parce qu'il dit je comme si c'était moi [...]“ (Beckett 1953: 195; v.
aussi 10, 28, 42, 65, 103, 173–174).
9
Plus loin dans le texte, L'Innommable, comme Compagnie (comme Malone
meurt), insiste sur la distinction entre parler et écrire, donc, entre narrateur-„auteur“ projeté et narrateur-„auteur“:
„Comment, dans ces conditions, fais-je pour écrire, à ne considérer de cette
amère folie que l'aspect manuel? Je ne sais pas. Je pourrais le savoir. Mais je ne le saurai
pas. Pas cette fois-ci. C'est moi qui écris, moi qui ne puis lever la main de mon genou“
(Beckett 1953: 24).
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expérience, qu'il faut comparer au doute par lequel Descartes ramène le sujet à
la vacuité de sa pure énonciation, ou à l'épochè de Husserl, qui réduit l'évidence
du monde à celle des flux intentionnels de la conscience.
Dans la première partie de l'œuvre en français de Beckett, cette ascèse
méthodique isole trois fonctions: le mouvement et le repos (aller, déambuler, ou
s'affaler, tomber, gésir); l'être (ce qu'il y a, les lieux, les apparences, et aussi la
vacillation de toute identité); le langage (l'impératif du dire, l'impossibilité du silence) [...].
Quand Beckett veut se concentrer sur une des fonctions, il s'arrange pour bloquer les autres. C'est ainsi que le „parleur“ de L'Innommable, enchaîné
dans une jarre à l'entrée d'un restaurant, est soustrait à la mobilité, et que son gigantesque monologue n'a plus pour matière que l'impératif du dire. Il ne s'agit
pas d'une image tragique (Badiou 1995: 19–21, souligné dans le texte).
Les deux romans précédents portaient les noms des narrateurs-„auteurs”
en tant que personnages. Dans Molloy, le niveau compositionnel projeté fait de
brèves irruptions dans la trame du récit, qui a l'orientation rétrospective. Avec
l'orientation prospective de Malone meurt, le récit au présent sur la vie du narrateur-personnage devient aussi important que les récits au passé du niveau structural à proprement parler. Le titre de L'Innommable déplace l'accent sur le narrateur-„auteur“ en tant que personnage de narrateur,10 dont témoigne l'abandon
du titre initial, „Mahood“. L'histoire de ce personnage irreprésentable devient,
au niveau compositionnel projeté qui envahit le champ romanesque, le théâtre
abstrait d'une opposition dynamique entre l'obligation et le désir, l'inanité de la
parole et l'impossibilité du silence11: le manque d'identité réelle empêche la constitution d'une histoire personnelle, irreprésentable elle aussi, en même temps
que sa relation autobiographique. La tension et le mouvement ainsi créés don10
A. Heumakers estime que L'Innommable englobe l'écriture de tous les textes
du corpus beckettien:
„On peut, en effet, considérer L'Innommable comme le pivot de l'œuvre de
Beckett: tous les textes ultérieurs en sont issus. En outre, et encore plus, le livre exerce
également un effet de choc en retour sur les textes qui l'ont précédé. Les premiers romans, grâce aux aveux du narrateur, apparaissent alors sous un tout autre jour. Ils perdent leur statut autonome et s'insèrent après coup dans son „discours” pour devenir les
récits du narrateur“ (Heumakers 1992: 80).
11
Comparez le personnage de narrateur de L'Innommable avec le narrateurpersonnage de Malone meurt:
„C'est moi qui écris, moi qui ne puis lever la main de mon genou“.
„[...] quelqu'un qui écoute, pas besoin d'une oreille, pas besoin d'une bouche, la
voix qui s'écoute [...] elle reste dans la gorge, revoilà la gorge, revoilà la bouche, elle
remplit l'oreille, puis quelqu'un rend [...] ça doit se passer comme ça [...] la virgule viendra où je me noierai pour de bon, ce sera le silence, j'y crois ce soir [...]“ (Beckett 1953:
24, 203).
„Mon petit doigt, couché sur la feuille, devance mon crayon, l'avertit en tombant des fins de ligne. [...] Je ne voulais pas écrire, mais j'ai fini par m'y résigner“ (Beckett 1951: 55).
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La Compagnie de L'Innommable entre réalité et fiction
nent l'une des réponses de Beckett sur ce qui rend l'écriture possible. En l'occurrence, il élabore un nouveau récit (niveau compositionnel projeté limité à sa discursivité) où la fonction référentielle n'est pas écartée comme on a tendance à
le croire, mais détournée de ses références traditionnelles. Celles-ci sont encore
présentes dans L'Innommable dans des fragments de récits „figuratifs“12 au présent ou au passé. Alors, le détournement référentiel s'opère par un autre biais,
puisque ces fragments textuels sont la plupart du temps fantastiques.
Pourtant, Beckett a opéré en littérature une révolution aussi radicale que
celle de Duchamp en art. Son projet d'une littérature véritablement autonome, libérée des impératifs de la représentation, obéissant au seul principe de la combinatoire d'éléments ayant rompu presque tout lien avec le réel (ou les conventions censées représenter le réel), et la mise au point d'une syntaxe littéraire inédite sont à la mesure des grandes ruptures esthétiques du siècle. Mais son invention de l'abstraction littéraire ne lui a jamais été vraiment reconnue (Casanova
1997: 169–170).
En réalité, le plus important dans le nouveau récit beckettien, ce n'est
pas la disparition du système référentiel, mais la tendance du texte à devenir sa
propre référence, à devenir autoréférentiel. Or, l'autoréférence comprend un dispositif circulaire13 (la fameuse métamorphose à rebours dont parle Arsène à propos de Watt en est la préfiguration dans l'œuvre beckettienne), de même qu'une
structure en abyme, qui nous ramène au système de projection. Dans Molloy, le
récit se ferme logiquement dans Molloy I (v. Tešanović 2009: 67) et explicitement dans Molloy II, sur le niveau compositionnel projeté. Dans L'Innommable
c'est le niveau compositionnel projeté qui se ferme sur lui-même, ce qui ne surprend pas, puisqu'il occupe la place qui est celle du récit au passé dans les deux
autres romans.14 Quel est le rapport de la circularité avec le système de projection? Il y a toujours une surimpression d'images chez Beckett, qu'elle soit située
ou pas au même niveau de lecture, ce qui est „la marque des effets d'une écriture
qui dépense moins d'énergie pour mobiliser le sens qu'inversement pour s'opposer à sa fixation“ (Weber-Caflisch 1994: 49). Pour H. Schwalm – qui réfléchit
sur le bien-fondé des tentatives d'interprétation déconstructiviste de Beckett
(mais dont le critique se doit de faire une analyse structurelle) – la circularité touche à l'identité du narrateur du point de vue de la représentabilité du moi.
12
Fin connaisseur de la peinture, Beckett oppose le récit „abstrait“ au récit „fi-
guratif“.
13
„D'après D. Hofstadter, chaque fois qu'une proposition fait référence à ellemême à l'intérieur d'un système, on se trouve en présence d'un nœud dialectique: la boucle est bouclée, le système se referme“ (Beausang 1984: 163).
14
Le texte dit explicitement que le narrateur de ce niveau revient au début de
son histoire, qui n'a probablement jamais commencé:
„[...] il faut dire des mots [...] jusqu'à ce qu'il me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me
disent [...] ils m'ont peut-être déjà dit, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça m'étonnerait, si elle s'ouvre, ça va
être moi, ça va être le silence [...]“ (Beckett 1953: 213).
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Thus, in self-reflection the Beckettian subject/self endeavours to see itself, to turn itself into an object. It is this circularity which Molloy's and Moran's
narratives enact in the temporal dimension of their quests and in their retrospective narratives; in Malone Dies and The Unnamable it is further and further contracted into the self reflecting upon the impossibility of self-reflection [...]
(Schwalm 1997: 184).
L'irreprésentabilité dont fait état le narrateur beckettien relève effectivement
d'une
„impossibilité de l'autoréflexion“. Cependant, ce n'est pas l'impossibilité de réduire le sujet à „son propre objet“, comme le pense H. Schwalm, mais au contraire d'échapper à l'objectivation. Conformément à sa lecture de Joyce, Beckett
a pu réfléchir sur un sujet énonçant qui ne soit pas la représentation d'un je mais
ce je lui-même et bâtir sa fiction (dès Molloy) à partir de cette hypothèse de travail, présentée comme une utopie scripturale. Compagnie suggère cette interprétation:
Pourquoi dans un autre noir ou dans le même. Et qui le demande? Et qui
demande, Qui le demande? Et répond, Celui qui qu'il soit qui imagine le tout.
Dans le même noir que sa créature ou dans un autre. Pour se tenir compagnie.
Qui demande en fin de compte, Qui demande? Et en fin de compte répond comme ci-dessous. En ajoutant tout bas longtemps après A moins que ce ne soit un
autre encore. Nulle part à trouver. Nulle part à chercher. L'impensable ultime.
Innommable. Toute dernière personne. Je. Vite motus (Beckett 1985: 31, souligné par nous).
Il est difficile de voir dans ce passage une réflexion sur le sujet qui n'arrive pas à devenir son propre objet, au contraire, son „entrée“ dans le texte l'objective. „Celui qui qu'il soit qui imagine le tout. Dans le même noir que sa créature ou dans un autre“ renvoie au narrateur-„auteur”. C'est encore un être de fiction, un „je“. „Et en fin de compte répond comme ci-dessous“ ramène l'idée du
texte écrit, du bas de la page, et sous-entend que ces réponses concernent un
espace de fiction. Le sujet n'est pas représentable en tant que tel, il lui est impossible de ne pas devenir son propre objet une fois énoncé – aussi est-il innommable. Ainsi, „En ajoutant tout bas, longtemps après“, annonce la révélation du
secret que le texte détient, c'est-à-dire, le je, la „[t]oute dernière personne“ dans
le système de projection, ne peut pas être dans l'espace de la fiction („Nulle part
à trouver. Nulle part à chercher“.). Cependant, ce je est présent dans les textes
par l'intermédiaire de ses objectivations, qui sont le narrateur-„auteur“ et le narrateur-„auteur“ projeté en tant que narrateurs sans nom, de façon à ne pas être le
seul „innommable“, mais „L'impensable ultime“. C'est encore un point de vue
de la fiction: le dernier en remontant le paradigme indiciel, en allant de la fiction
vers le réel, devient le premier en prenant le sens opposé.
Ajoutons, sans pouvoir nous y attarder, que les niveaux compositionnels
projetés et les niveaux structuraux des romans de la Trilogie sont autant de „noirs“ créés par le même narrateur-„auteur“ à partir du même niveau composition-
264
La Compagnie de L'Innommable entre réalité et fiction
nel.15 Le mouvement circulaire des niveaux compositionnels projetés et structuraux du triptyque donne une spirale avec le mouvement linéaire des niveaux
compositionnels qui le relie; et la spirale n'est autre qu'une mise en abîme des
cercles (des anneaux ouverts). Ainsi, dans la Trilogie, la circularité se relie aussi
au système de projection. C'est pourquoi les récits se ferment toujours sur le niveau d'où ils ont été projetés.
La portée des recherches formelles de Beckett, d'abord dans l'Innommable, plus tard dans Compagnie, sur la possibilité d'un récit abstrait – recherches
qui atteindront leur plus parfaite expression dans Cap au pire (v. Tešanović
2010) - est probablement aussi peu connue et reconnue, parce qu'elle heurte tellement nos habitudes de lecteur, que nous préférons l'ignorer. Que dire en conclusion, sans avoir l'impression de réduire son oeuvre à sa seule dimension formelle? Reprenons la remarque, si juste, d'A. Weber-Caflisch à propos de Dépeupleur „que nous avons affaire à une œuvre qui suscite nos interprétations et qui
en supporte une étonnante diversité“ (1994: 38). C'est parce qu'elle est d'une
étonnante richesse et que sa complexité formelle, d'une précision mathématique,
n'entame nullement son exquise poésie,16 au contraire; ses divers plans ne peuvent pas vraiment être séparés et lorsque nous le faisons nous nous astreignons à
une – „ascèse méthodique“, à l'instar de l'auteur.
Bibliographie
Badiou 1995: A. Badiou, Beckett: l'increvable désir, Paris: Hachette.
Beausang 1984: M. Beausang, Watt - Logique, démence, aphasie. Beckett avant
Beckett. Essais sur les premières œuvres, Paris: P.E.N.S.
Beckett 1951: S. Beckett, Malone meurt, Paris: Les Editions de Minuit.
Beckett 1953: S. Beckett, L'Innommable, Paris: Les Editions de Minuit.
Beckett 1985: S. Beckett, Compagnie, Paris: Les Editions de Minuit.
Benveniste 1974: E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, Paris:
Gallimard.
Casanova 1997: P. Casanova, Beckett l'abstracteur, Anatomie d'une révolution
littéraire, Paris: Seuil.
Clément 1994: B. Clément, L'oeuvre sans qualité. Rhétorique de Samuel Beckett, Paris: Seuil.
Fournier 1990: E. Fournier, Samuel Beckett mathématicien et poète. Critique,
519–520, 660–669.
15
A. Heumakers a relevé que ces personnages sont des métonymies:
„Dans L'Innommable, les personnages des premiers romans gravitent autour du
narrateur comme les planètes autour du soleil – échos visualisés de l'histoire qu'il a racontée en leur nom. Leurs voix se révèlent avoir été autant de fragmentations de sa propre voix [...]“ (1992: 80).
16
É. Fournier (1990) intitule son analyse formelle de la structure de Sans: „Samuel Beckett, mathématicien et poète“.
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Heumakers 1992: A. Heumakers, L'enfer abstrait de Samuel Beckett, Rodopi, 1,
79–86.
Meitinger 1994: S. Meitinger, La spirale de l'écriture, d'Igitur au dernier Beckett, Rodopi, 3, 97–115.
Schwalm 1997: H. Schwalm, Beckett's trilogy and the limits of self-deconstruction, Rodopi, 6, 181–193.
Tešanović 2009: B. Tešanović, Système de projection et programmes d'écriture
dans Molloy de Samuel Beckett, Filološki pregled, 36, 65–72.
Tešanović 2010: B. Tešanović, Beckett et Sarraute: à la recherche d’un nouvel
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den Toonder 1996: J. den Toonder, Compagnie : Chimère autobiographique et
métatexte, Rodopi, 5, 145–147.
Weber-Caflisch 1994: A. Weber-Caflisch, Chacun son dépeupleur, Paris: Les
Editions de Minuit.
Biljana S. Tešanović
DRUŠTVO NEIMENLJIVOG IZMEĐU REALNOSTI I FIKCIJE
Rezime
Beket istražuje odnos između realnosti i fikcije zahvaljujući složenom
sistemu projekcije pripovedača, kao i ispitivanju mogućnosti korišćenja jezika u
književnosti, oslobođenog referencijalne funkcije. Kritika se slaže da je početak
Neimenljivog zapravo teorija književnosti, metatekst koji uvodi poslednji roman
njegove Trilogije, poprište i pozornicu dramatizovane borbe za referencijalnu
autonomiju dela. Međutim, slojevitost beketovskog romanesknog polja i njegov
stupnjevit odnos prema realnosti su najčitljiviji u noveli Društvo, napisanoj tri
decenije kasnije. Povodom krajnjeg rezultata Beketovog briljantnog rada na preispitivanja formalnih mogućnosti pisanja, koji je tema jednog našeg članka objavljenog u Nasleđu, P. Kazanova govori o malo poznatoj, „radikalnoj književnoj revoluciji“, to jest apstrakciji u književnosti.
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