LES INDIENS URO DU DESAGUADERO DR . J. A. VELLARD La
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LES INDIENS URO DU DESAGUADERO DR . J. A. VELLARD La
LES INDIENS URO DU DESAGUADERO DR . J . A . VELLARD L a région centrale de la Bolivie andine, constituée par un vaste plateau d'une altitude moyenne de 4 0 0 0 mètres resserré entre les Cordillères orientales et occidentales, a été habitée à l'époque pré-colombienne par de nombreuses populations indigènes, de races et de langues différentes. Quelques unes ont atteint un haut degré de cuiiurc matérielle et sociale, élevant des monuments comme les célèbre.ruines de Tihuanacu près du lac Titicaca, et établissant des coutumes dont beaucoup sont encore en vigueur. Au cours des siècles ces populations d origine diverse ont subi bien des vicissitudes, cataclysmes, invasions. . . ; elles se sont mélangées, réagissant les unes sur les autres. L'établissement de i'empire inca-sique, puis la conquête espagnole ont achevé de les fusionner. Les populations actuelles du haut plateau bolivien parlent presque toutes soit 1 aymara soit le quéchua, langues générales de vaste distribution : elles ont adopté en grande partie les mêmes coutumes, les mêmes vêtements et chaque jour se mêlent de façon plus intime : elles sont encore peu espagnolisées. M a i s au milieu de ces populations aymaras ou quéchuas subsistent encore quelques petits noyaux ethniques, vestiges des populations primitives, en voie de disparition rapide. L'étude de ces survivants est particulièrement importante pour l'ethnographie américaine. ' J e vous parlerai de deux de ces petits groupes résiduels très intéressants l'un et l'autre, mais à des titres divers. Les indiens l i r o , habitant le rio Desaguadero, sont les derniers survivants d'une très vieille race ; ils ont conservé leur langage et mènent une vie à part au milieu des populations 304 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL aymaras qui les entourent et les ont refoulés dans des marais presque dépourvus de ressources. Au contraire les habitants du village de Collana, dont nous nous occuperons la prochaine fois, ne se distinguent pas en apparence des autres aymaras dont ils parlent la langue. Mais, grâce à des conditions particulières, ils ont en grande partie maintenu jusqu'à nos jours dans leur vallée isolée les coutumes et l'organisation sociale indigènes telles qu'elles existaient dans la plupart des agglomérations du haut plateau à l'arrivée des espagnols. C e sont deux cas de survivance opposés : l'un d un groupe fort primitif, l'autre d'un groupe très évolué nous ramenant à la dernière époque incasique. Il y a quelques années mon collègue Métraux. de passage au Brésil, faisait au Museu Nacional de la Quinta da Boa V i s t a une conférence sur les indiens Chipavas, de la région de Carangas. autre groupe résiduel parent des Uro et parlant presque la même langue. Mais tandis que les Chipayas sont des indiens agriculteurs et pasteurs, habitant aux confins de la du Chili, les U r o sont des pêcheur dont le dernier situé sur bords du rio Desaguadero, non loin du Titicaca. de steppe, Bolivie et village est grand lac Situons d'abord les Uro et leur région. Le rio Desaguadero, long de 3 0 0 kilomètres environ, est un affluent du lac Titicaca dont il déverse le trop plein dans le lac Poopô, vaste nappe d'eau sans profondeur, aux limites indécises et bordée de marécages, au centre du plateau bolivien. Le Desaguadero n'a qu'une pente insignifiante, à peine 0,35m. par kilomètre. Dans la première partie de son cours il forme une série de lagunes et de marais couverts de champs de roseaux, les totorales ; lâ vivent les derniers U r o dans le village d'Iru-Itu, souvent appelé Angoaki par leurs voisins aymaras. Autrefois leur domaine s'étendait tout le long du Desaguadero et leur souvenir s'est peut-être conservé dans le nom de la ville de Oruro ou Uru-uro, grand centre minier près du Poopô. 305 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL Depuis très longtemps les U r o vivent de façon misérable de chasse et de pêche, méprisés par tous leurs voisins, même par ceux qui appartenaient à la même race, comme les Pukinas du T i t i c a c a . Leur nom de U r o n'est qu'un terme de mépris aymara ; eux se nomment les Uchumi. Le même dédain à leur égard se note chez les premiers chroniqueurs espagnols qui les traitent de pouilleux à l'entendement difficile. L'un de ces chroniqueurs, Anello Oliva, raconte que chaque uro devait au temps de l'empire du Cuzco, payer à l'Inca un tribut symbolique consistant en un tube de plume rempli de poux, en signe de pauvreté et du mépris où les tenaient les fiers conquérants. Notons en passant que la même histriette à été rapportée par divers chroniqueurs à propos d'autres populations andines ; si elle n'est pas sortie entièrement de leur imagination elle témoigne chez les Incas d'un sens particulier de l'humour. Peutêtre aussi était-ce une simple mesure hygiénique imposée à ces indiens, un moyen de prophylaxie précolombienne du typhus andin ! D'autres documents de la même époque attestent de façon plus sérieuse la pauvreté des Uro, tout en nous renseignant sur leur genre de vie. En 1559 les indiens aymaras dépendant des encommenderos de Betanzos payaient un tribut annuel de 6 pesos par tête, partie en or et en argent, partie en produit? agricoles ; les Uro de la même région pavaient seulement 3 pesos en poisson. * * + Le village actuel de Iru-Itu n'est éloigné que d'une trentaine de kilomètres, une journée de marche, de la petite ville bolivienne de Guaqui, point terminus du chemin de fer de La Paz sur le lac T i t i c a c a . Le voyagé n'offre aucune difficulté et rarement un ethnographe peut se rendre aussi vite à pied d'oeuvre. Les quelques inconvénients, pas bien graves, inévitables dans les excursions de ce genre sont juste suffisants pour donner un peu de piquant et de pittoresque au v o y a g e . Iru-Itu n'offre aucune ressource. Il faut trouver un guide, des mulets, emporter des vivres, du matériel de couchage. Le climat est rude à près de 4 0 0 mètres dans la plaine du Desaguadero exposée à des vents glacés et à de violents orages de neige B. M. N. F. 20 306 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL et de grêle en é t é . D è s Février ii n'est pas rare de voir la nuit la température tomber au dessous de z é r o . L'amabilité des autorités nationales et locales de Bolivie, que j e ne saurais trop remercier, aplanît toutes les difficultés. L e commissaire militaire de Guaqui envoya réquisitionner des mulets et tint à me mettre lui-même en route en me donnant comme guide un jeune soldat débrouillard parlant l'espagnol, l'aymara et le quichua et qui devait se révéler un excellent informateur. L e chef indigène, le corregidor de Guaqui conduisait notre petit convoi. L e voyage est beau. La piste longe d'abord le lac T i t i c a c a , aux eaux d'un bleu profond ; parmi les roseaux des rives s'ébat tout un peuple de flamands roses, de mouettes blanches, de foulques noirs, d'oies sauvages, de bécassines et de canards, donnant de la vie à ce paysage sévère. Puis la piste franchit par un col étroit, à 3 0 0 mètres au dessus du lac. la petite chaîne de montagnes séparant l'extrémité méridionale du T i t i c a c a de la plaine du D e s a g u a d e r o . À l'est la vue découvre une partie du lac. trois fois grande comme le lac de Genève, silloné de légeres embarcations indiennes en roseaux, bordé par la chaîne blanche de la Cordillère royale dont plusieurs sommets dépassent 6 0 0 0 mètres : à l'ouest la plaîne du Desaguadero s'étend jusqu'au pied de montagnes bleuâtres piquées de quelquer cimes neigeuses, la Cordillère littorale. E t partout la lumière crue, les couleurs violentes des hautes régions andines : bleu intense du ciel et des eaux, tons violacés des lointains, toute la gamme des verts et des rouges des vieux grès dévoniens et permiens formant les montagnes, contrastant avec la teinte grise uniforme de la plaine et des villages ; nuances pourpres des cultures de quinoa mûrissant, vert profond des champs de pomme de terre, jaune doré des céréales . Bien souvent le paysage rappelle L ' A f r i q u e du nord, certains coins familiers du C a p Bon ou du sud tunisien. M a i s le froid vif, l'air coupant ne tardent pas à ramener le voyageur trop rêveur à la réalité. D e l'autre côté de la montagne la piste disparaît. À travers la puna, la plaine dénudée où se joue le mirage comme en Afrique, on suit des petits sentiers à peine tracés par le passage des bestiaux, conduisant à des fermes aymaras, à 307 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL des petites maisons de culture. L e Desaguadero paraissait tout près dans cet air transparent ; plusieurs heures de marche sont encore nécessaires pour l'atteindre. + • * Le village de Iru-Itu est situé sur une petite falaise dominant le D e s a g u a d e r o et ses marais. L a pression des A y m a r a a réduit les U r o à la possession d'une étroite bande de terre d'à peine 1 . 5 0 0 mètres de longueur sur moins d'un kilomètre de profondeur. C'est un petit village sombre, que pas une note gaie ne vient éclairer. Les constructions basses, paraissent se ramasser pour résister au vent de la puna ; faites de blocs de terre grise, elles tranchent à peine sur le sol environnant. Aucune animation dans le village. Les U r o passent presque tout leur temps sur les lagunes ; au repos ils restent inocupés. assis dans leurs pauvres demeures. V i s à vis des étrangers ils se montrent souvent méfiants, presque hostiles : ils ont beaucoup souffert de tous leurs voisins depuis des siècles. La première impression, qui d'ailleurs est fausse, est d'une race profondément triste : c'est le souvenir qu'en a rapporte mon collègue Metraux et qui transparaît à chaque ligne de ses notes de voyage . Il est difficile de comprendre le caractère indigène, surtout celui des montagnards ; et plus difficile encore d'en être compris. Souvent les indiens résistent à toutes les avances, et parfois ils se donnent spontanément. C'est ce qui m est arrivé avec les U r o qui se montrèrent gentils et accueillants, gais et sans défiance, même les femmes et les enfants. Ils se révélèrent de précieux informateurs. * * * D è s le premier abord le village des U r o apparait différent des villages aymaras du haut-plateau, aux maisons régulièrement disposées autour de l'église et de la place centrale. Les maison d'Iru-Itu sont bâties sans ordre, par petits ilotes entourés de murs, sans rues, sans plan défini. L a petite église basse est à la limite du village. 308 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL Seize familles, au sens européen, habitent le village. Elles ne portent en réalité que quatre noms patronymiques, et toutes celles portant le même nom ont tendance à former des groupes distincts. L e nombre total d'habitants ne dépasse pas 8 0 ; la plus nombreuse famille (au sens étroit du mot) compte 12 membres ; d'autres sont réduites à un couple. Chaque petite famille possède une maison d'habitation orientée vers l'est, ouvrant sur une cour entourée d'un mur bas, à côté de constructions de moindre importance servant de dépôts, d'étables et de magasins. Souvent une cour plus petite est réservée au pauvre bétail des uro : quelques vaches et mulets, un ou deux porcs aux poils hirsutes ; ils ne possèdent pas de Hamas. À l'arrivée des espagnols les l i r o vivaient dans des huttes rondes, en partie creusées dans le sol. Leur maison actuelle typique est ovale ou rectangulaire avec les angles arrondis ; mais beaucoup adoptent maintenant la maison franchement rectangulaire à l'instar des aymaras du haut plateau. L absence de matériaux de construction, du bois surtout, pose à tous les habitants des régions andmes un serieux problème. Le plateau bolivien est dépourvu d'arbres d'où l'impossibilité d établir des charpentes et de cuire des briques. Les U r o n'avaient à leur disposition que de la terre fortement argileuse et des roseaux : ils ont dû s'en contenter pour bâtir leur demeure. Les murs sont faits, comme sur tout le haut plateau, de gros blocs de terre, rectangulaires, découpés à même le sol et séchés au soleil. D e s rouleaux, formés de minces nattes de roseaux, fortement serrés et entourés de cordelettes de paille pour leur assûrer une rigidité suffisante remplacent le bois de charpente. T r o i s ou cinq nattes de roseaux, souvent épaisses de 10 centimètres, imbriquées les unes sur les autres, allant d'une extrémité à l'autre de la toiture, forment une couverture imperméab l e . U n réseau de cordelettes de paille fixées à des chevilles enfondées dans les murs ou à de grosses pierres pendant autour du toit, maintient ces nattes en place. Le tout figure assez bien une barque renversée. Le développement des moyens de communication permet aux U r o d'obtenir quelques bois de charpente pour bâtir dés 309 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL maisons rectangulaires à toit normal à double pente ; même celles-ci sont couvertes de nattes. mais L a construction de la maison donne lieu à diverses cérémonies, dont la plus caractéristique est le sacrifice du s a n . Avant la pose de la toiture un jeune mouton est égorgé et la façade de la maison ainsi que ses futurs habitants sont aspergés de s a n g . C'est une très vieille coutume en usage dans grande partie de la Bolivie. Pas de fenêtres, pas de cheminées dans ces pauvres demeures ; la porte est faite d'une natte de roseaux ou d'un panneau de bois. Le mobilier est misérable : une banquette de terre, un foyer également en terre avec deux ou trois orifices, un dépôt pour les crottes séchées de mulet ou de llama servant de combustible. quelques ustensiles de ménage, puis des nattes pour dormir Chaque maison possède en outre une grande couverture de laine faite d'une infinité de morceaux d origine différente : jamais les femmes ne perdent un chiffon de laine : dès qu'un morceau d'étoffe n'a plus d'autre usage possible, il est cousu à la couverture commune. C est un bel exemple d'utilisation des restes. T o u s les membres de la famille pelotonnés les uns contre les autres, s'abritent sous cette loque pour moins sentir ie froid nocturne dans ieurs huttes sans feu . Ni jour, ni nuit les U r o ne quittent leur lourd vêtement de laine : aussi la vermine pullule. Us ont des notions d'hygiène : elles sont seulement différentes des nôtres : comme pour tous les montagnards ils estiment dangereux d'enlever la couche de crasse? qui les protège du froid. Jugez des difficultés que peut rencontrer un anthropologiste désireux de connaître la couleur exacte de leur peau ! Le costume actuel des hommes est à peu de choses près celui de tous les indiens boliviens du haut plateau : pantalon, chemise, petit poncho de laine, passe-montagne et chapeau de feutre. Quelques vieux utilisent encore pour aller à la pêche leur ancien vêtement, le îru, longue tunique de laine grise, tissée d'une seule pièce e sans manches, tombant à mi-jambe. Les hommes vont souvent les pieds nus ; les femmes ne portent jamais de sandales. Le costume féminin a conservé plus d'originalité : les femmes enroulent autour d'elles une pièce d'étoffe laissant li- 310 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL bres les bras et la gorge, le urku ; les deux pans ramenés au dessus des épaules sont fixés sur les seins par deux épingles d'argent à large tête plate, les topo, si fréquents dans toutes les sépultures précolombiennes des A n d e s . U n e ceinture de laine maintient ce vêtement autour de la taille : actuellement beaucoup de femmes cousent le bord inférieur de 1 urku en forme de jupe. P a r dessus portent une longue mante noire ou brune. T o u ces vêtements sont tissés par les femmes uro sur des petits métiers horizontaux posés sur le sol, identiques à ceux du haut plateau. Hommes et femmes témoignent d'un goût prononcé pour les couleurs sombres et les teintes neutres. M a i s la mode se fait sentir même chez les U r o et les jeunes femmes adoptent déjà les jupes superposées et multicolores des aymara. * * * Encerclés par leurs voisins aymara, propriétaires de toutes les terres de la région, les uro n'ont pratiquement pas d'agriculture. L e -'eu! t e r r a i n c u l t i v a b l e d o n t ils d i s p o s e n t , un p e t i t enclos à 1 entree du village, ne pourrait subvenir aux besoins de deux familles. Ils ne possèdent pas davantage de paturâges ; leurs quelques mulets sont nourris de roseaux et leurs boeufs vont paître les herbes aquatiques dans les marais. La terre leur est interdite : mais sur l'eau, sur toute l'étendue du Desaguadero. l'indien uro est maître absolu. E t si les aymara désirent une poignée de joncs pour tresser une natte, ils doivent à leur tour payer une redevance à leur pauvre voisin. U n e description complète de la vie et de la culture matérielle très pauvre des uro serait fastidieuse. J'essayerai plutôt de mettre en relief le trait caractéristique de ce petit groupe humain : leur adaptation très poussée à ce milieu déshérité que représentent les marécages des hautes régions andines, â prés de 4 0 0 0 mètres de hauteur. Il est intéressant de voir comment dans de telles conditions ce peuple pauvre peut subvenir à tous ses besoins et conserver son individualité ethnique au milieu de populations relativement plus riches et plus évoluées. C'est un beau chapitre de géographie humaine. Les U r o passent la plus grande partie de leur existence sur les lagunes partageant leur activité entre la cueillette et la 311 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL préparation des roseaux, la fabrication des barques, la pêche et la chasse. C e genre de vie impose à leur culture matérielle un caractère très spécial et les préserve de l'absorption aymara. D e tout temps, bien avant l'époque coloniale, les U r o ont été d'habiles bateliers. Aujourd'hui encore toutes les populations riveraines du Titicaca s'adressent à eux pour obtenir leurs légères embarcations de joncs employées non seulement pour la pêche, mais même pour le transport des marchandises entre divers points du lac et des îles. Le bateau à vapeur ne les a pas plus fait disparaître que les camions automobiles n'ont fait disparaître ailleurs les lourds chars à boeufs. L'image a popularisé ces embarcations mi partie barques, mi partie radeaux, les balsas en espagnol, et appelées par les uros les tuxa. Leur silhouette élégante, leur quille relevée en pointe aux extrémités, leur voile raide et bruissante, la figure grave d un indien maniant à 1 arrière la longue perche en forme de trident, semblent une évocation des siècles passés. Le jour, lointain encore, où les balsas disparaîtront, le Titicaca perdra une grande partie de son caractère : ce ne sera plus le vieux lac sacré des légendes indiennes, le berceau de l'humanité pour les populations andines . • Le problème de la navigation a ete résolu de façon diverse par les indiens sud-américains : par exemple la jangada, radeau en bois léger, ou la pirogue creusée dans un tronc d'arbre ou faite d une écorce. L'indien uro n'avait pas le choix : en l'asence absolue de bois, les champs de roseaux, de Scirpus totoca, les totorales du Desaguadero. lui ont fourni une matière première abondante. Ici encore apparaît bien l'influence dominatrice du milieu. D'autres peuples de basse culture, placés dans les mêmes conditions, auraient réagi de façon identique ; il ne faut donc pas nous étonner que des restes de balsas semblables à celles des uro aient été retrouvées jusqu'en Argentine : simples phénomènes de convergence n'indiquant pas de parenté obligatoire de culture ni de race. Les totocas jouant un rôle primordial dans l'économie des Uro, leur récolte est soigneusement réglementée. Chaque famille a la jouissance exclusive d'un champ de roseaux dans le Desaguadero ; sur la plage, au pied du villa- 312 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL ge, elle possède de plus un espace suffisant pour faire sécher ses roseaux et construire ses balsas : ce sont des séchoirs et de primitifs ateliers familiaux. L a construction des balsas est simple et rapide. D e u x hommes avec un aide leur préparant les matériaux peuvent terminer une balsa en un ou deux j o u r s . Les constructeurs commencent par faire avec des roseaux bien secs deux gros cylindres, deux énormes cigares égaux, légèrement affilés aux extrémités, maintenus en forme par un enroulement assez lâche de cordes de paille tressées, faites par les femmes ; ils font de même un troisième cigare des roseaux plus petits que les précédents. Les deux gros cigares sont ensuite fixés l'un contre l'autre à l'aide de cordes entrecroisées et le plus petit, le coeur de la balsa selon la pittoresque expression uro, est placé entre les deux et jouera le rôle de stabilisateur. T o u t le travail à partir de ce moment consiste à reserrer progressivement les cordes pour tasser les roseaux, donner à la balsa sa forme définitive et >a rigidité. a>.vûrer sa conservation et la rendre imperméable à 1 eau. C est un travail long et minutieux exigeant une grande habil ité manuelle et ne pouvant être exécuté que par deux hommes opérant en parfait synchronisme de chaque côté de la balsa pour obtenir une tension égale des cordes et un cornplet équilibre des deux grands flotteurs. Les seuls outils dont se servent les uro dans ce travail sont un marteau de pierre fait soit d'un simple galet, soit d'une pierre ronde fixé à un court manche de bois par une gaine circulaire de cuir, et des crochets de bois dur pour soulever et tendre les cordes. L e fuseau central disparaît peu à peu entre les deux gros flotteurs latéraux ; la balsa terminée paraît formée seulement d'un double corps fusiforme relevé en point aux extrémités. L'achèvement est simple : un petit bourrelet de paille autour de la balsa sert de bordage ; un mât de 1.50 à 2 mètres et une petite voile rectangulaire faite des mêmes roseaux complètent l'équipement. Les balsas destinées à naviguer sur le lac T i t i c a c a sont d'ordinaire pouvues de deux mâts latéraux fixés de chaque côté de la partie médiane de l'embarcation et croisés à leur pointe ; ils soutiennent une voile beaucoup plus grande. 313 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL C e s balsas sont imperméables et insubmersibles grâce à la présence du fuseau médian faisant office de stabilisateur et dont l'existence a cependant échappé à quelques, observateurs. Elles sont résistantes au choc et faciles à manoeuvrer. P a r contre elles n'ont pas une bien longue durée ; une fois mouillées il est impossible de les faire sécher et elles pourissent peu à peu. Leur prix de revient est fort bas : elles sont actuellement vendues de 30 à 4 0 bolivianos, 15 à 25 mil reis. Je ne crois pas qu'il soit possible de trouver nulle part des embarcations aussi bien conçues pour un prix aussi minime. L'alimentation des Uro est basée en grande partie sur la pêche. Le Titicaca possède sept espèces de poissons appartenant à deux genres seulement : le genre Orestias {Cyprinodontidés) et le genre Trichomycterus ( S i l u r i d é s ) . Seule une espèce de ce dernier groupe, le suchi, Tr. dispac Tschudi, pouvant atteindre 35c. de longueur, est péché, en abondance dans le Desaguadero. Il faut ajouter des petits crustacés, des Amphipodes du genre Hvalella, que les indiens trouvent en grande quantité sur les plantes aquatiques. Les procédés de pêche des Uro sont simples. L'eau du Desaguadero étant très claire et peu profonde, ils guettent les poissons à l'avant de leur balsa et les capturent à l'aide d'un long épieu terminé par un bouquet de pointes de fer divergentes de 20 a 30c. de longueur. Ils pèchent beaucoup aussi au filet, à la traîne ; plusieurs balsas se réunissent pour tirer dans les canaux et les lagunes un long filet lesté de poids de pierre circulaires, perforées au centre. identiques à ceux trouvés en bien des points de l'Amérique cîu Sud et dont la destination a soulevé tant de controverses parmi les archéologues. Ces grandes pêches collectives sont rares. Les U r o préfèrent pêcher à poste fixe, soit à l'aide d'une épuisette montée sur un long manche mobile, soit à l'aide de grands filets circulaires atteignant jusqu'à trois mètres de diamètre, installés sur des balsas ou établis à demeure sur la rive. Les U r o construisent aussi des enclos de pêche en forme de V ouvert à la pointe et dirigé dans le sens du courant. E n frappant l'eau en amont ils rabattent le poisson vers l'enclos dont ils ferment la pointe avec un filet. T o u t e la famille participe à ce genre de pêche. Montés sur leur balsa ils s'éloignent au crépuscle, posent leurs engins 314 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL et passent la nuit sur place. Les voiles repliées les abritent du vent froid du Desaguadero. L a chassé n'entre par contre que pour une faible part dans leur économie. Les oiseaux aquatiques abondent mais les U r o ne possèdent ni pièges, ni flèches. Leurs seules armes sont la fronde aymara, de peu de puissance, et le boleador, l'arme de jet caractéristique de la partie méridionale de l'Amérique du sud. Chez les U r o cette arme, qu'il appellent skôni est assez particulière : deux des branches sont terminées par des cylindres de bois ; la troisième, servant de poignée pour le lancement, est garnie d'une petite pierre allongée. Les uro s'en servent pour attraper certains oiseaux peu farouches, mais leurs meilleurs chasses sont en hiver, par les matinées froides, quand les animaux à demi engourdis se laissent approcher à peu de distance. A certaines époques ont lieu aussi de grandes battues collectives : les oiseaux aquatiques, à vol rasant, sont rabattus vers un vaste enclos en forme de V terminé par une enceinte en demicercle faite de roseaux inclinés en dedans, ou ils se réfujient épuisés : ils sont alors assommés à coups de gaffe ou captures avec le boleador. La pêche ne fournit pas seulement une nourriture abondante aux Uro : elle leur donne encore des moyens d'échange. Ces indiens refoulés sur les bords du Desaguadero, presque sans terres cultivables, dans une région ne produisant que des roseaux, ont besoin d'une foule de choses : une partie de leurs vêtements et de la laine pour les tisser; un supplément de combustible que le petit nombre d'animaux dont ils disposent ne peut leur fournir ; quelques objets manufacturés tels que des couteaux, des allumettes ; des bêches ; des pointes de fer pour leurs épieux ; du fil pour leur filet, eux mêmes n'en fabriquent plus; de la poterie qu'ils ne savent pas faire, etc. Ils achètent encore aux aymara des produits d'alimentation : le chuïïo ou pomme de terre gelée et conservée, divers tubercules et des grains cultivés sur le haut plateau, de la chicha pour les jours de fête, quelques plantes médicinales et enfin de la coca dont ils ont pris depuis longtemps l'habitude. Que peuvent-ils offrir en échange ? D'abord le poisson pour les petits achats, notament pour les objets d'alimentation ou de ménage. C'est le petit commerce qui se passe tout entier les femmes U r o et des femmes aymara servant de colporteuses 315 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL et venant à pied de Guaqui chercher le poisson qu'elles envoyent jusqu'à La P a z . Le grand commerce, vente des balsas, des nattes et des cordes est réservé aux hommes. C'est lui qui permet aux habitantes d'ïru-Itu de se procurer la plupart de ce dont ils ont besoin. Ainsi toute l'économie uro repose sur les produits tirés du rio Desaguadero et de ses marais. * * * L'organisation sociale des uro a été peu influencée par leurs conditions d'existence. Elle est à peu près dépourvue d'originalité et actuellement calquée sur celle des aymara. Les Uro ont eu la division du village en deux -moitiés, mais son souvenir est presque effacé. Posnansky a été le premier à l'avoir signalé et Métraux a confirmé ce fait. Les désignations de ces moitiés ne concordent pas dans les travaux de ces deux observateurs ; à force de tourmenter mes informateurs, ies obrigeant à arssembler leur souvenirs, j'ai pu obtenir aussi les noms de ces moitiés mais ils ne concordent ni avec ceux de Posnansky ni avec ceux de M é t r a u x . Il faut donc se borner à signaler 1 existence ancienne de cete institution à Iru-ïtu d où elle a disparu depuis longtemps. Le village est administré par un chef, un ilakate, élu en janvier par tous les chefs de famille pour un an : ce dignitaire se reconnaît au collier de grain de verre qu'il porte constamment au cou. Scn véritable nom uro est d'ailleurs "porte collier" : ilakate est un terme aymara désignant les chefs de quartier dans les grosses agglomérations ou les chefs de hameaux dépendant d'un autre village, h'ilakate reconnu par les autorités boliviennes est à la fois le maire, le chef de police et le juge. Le nombre d'hommes,d'un certain âge est faible à Iru-ïtu; presque tous ont déjà exercé une ou plusiers fois ces fonctions. Au point de vue administratif le village et son ilakate dépendent du bourg de Jésus de M a c h a c a dont les habitants aymaras se considèrent depuis longtemps les suzerains des uro de Iru-ïtu. Si l'organisation sociale des U r o a perdu toute originalité, leur langage s'est bien conservé ; ils l'employent exclusivement entre eux bien que la plupart comprennent 316 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL et parlent l'aymara. Leurs conditions spéciales d'existence, leur rélégation au bord des marais et le mépris même où les tiennent pour leur pauvreté leurs voisins ont maintenu entre eux ce lien du langage alors que les groupes Pukina du T i t i caca, leurs parents, plus nombreux et plus riches ont totalement perdu leur langue et ont été assimilés par les aymaras. La même assimilation s'est produite pour tous les autres groupes uro disséminés le long du Desaguadero sur près de 3 0 0 kilomètres; moins isolés que ceux de Iau-Itu ils ont perdu leur langue et sont devenus bien difficiles à discerner des autres populations du haut plateau. Un long séjour à Iru-Itu permettrait sans doute de recueillir des données précieuses sur leurs pratiques religieuses. Aujourd'hui ils sont officiellement chrétiens, d'étranges chrétiens, recevant à peine une ou deux fois par an la visite du curé de Guaqui et pratiquant en temps ordinaire des sacrifices d'animaux même dans leur chapelle. Ils possèdent les pyramides, lieux d offrandes ou adoratorios, faites de segments de pyramides superposes, communes à toutes les populations îctueiies du haut plateau. Ils pratiquent les libations de chicha et de coca. Cependant ils ne paraissent pas reconnaître la déesse terre, la Pachamama ; à mes questions ils ont répondu que "c'était une chose aymara", de même que le culte des morts était "des choses chrétiennes". Leurs pratiques rituelles semblent maintenant bien vagues ; ce sont des souvenirs, des gestes. des formules répétés sans savoir leur signification précise et associées à des pratiques chrétiennes. J'ai recueilli quelques formules d'invocations, presque identiques à celles obtenues par Métraux : " O esprit ( s a m p t i a ) accorde moi un peu de poisson à la pêche ; je te donne de la chicha. Ô samptia, accorde moi cela ; tu sais comme un père''. Quel est cet esprit, cette samptia invoquée? Impossible de le découvrir. La prière est aussi bien faite devant une statue de la V i e r g e dans la chapelle que devant les pyramides rituelles ; eux mêmes ne savent p a s . Leur culte primitif reconnaissait sans doute un grand nombre d'esprits tels que les esprits des pierres, de diverses plantes, de la pêche, des e a u x . Ils ont adopté de nombreuses pratiques aymaras, telle celle d'enterrer des foetus d'animaux, porc, mouton, llama surtout, sous les maisons ou dans les champs pour attirer la fécondité sur leur famille et leurs biens. 317 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL Chose curieuse ils n'ont aucun culte des morts. Au cimetière les tombes ne sont pas même marquées et jamais ils ne viennent y faire des libations. Leurs fêtes sont nombreuses. Elles sont l'occasion de danses, souvent avec des ornements de plumes, et de grandes buveries de chicha. Ni le mariage, ni la naissance ne donnent lieu à des cérémonies particulières. Après l'accouchement, qui se passe en position accroupie avec l'assistance de quelques femmes, la patiente est lavée à l'eau tiède ainsi que le bébé et reste huit jours couchée. L'allaitement dure en moyenne deux ans, mais on m'a cité des cas plus longs, et même un de sept a n s . Les Aymaras ont de réelles connaissances médicales. Les Uro sont d'une profonde ignorance à ce sujet ; ils ne possèdent ni guérisseurs ni sorciers et dans les cas graves s'adressent à leurs voisins. Leurs médicaments propres se bornent à quelques infusions de plantes aquatiques. L infusion de jeunes tiges de Scirpus totora, par exemple, empêche la variole "de rentrer dans le c o r p s " . * » • T o u t cela est pauvre, très pauvre. D è s qu'il ne s agit plus de faits en relation étroite „.\cv L- :nuk-u eu n.s son» oniiges de vivre, la culture actuelle des Uro. toute d'adaptation, perd son originalité. D e leur culture ancienne ne subsistent plus que des souvenirs confus. Bientôt les U r o eux mêmes n'existeront plus. Les derniers habitants de Iru-Itu, les quelques dizaines d individus parlant encore leur dialecte et menant une vie libre dans leurs marais subisse de plus en plus l'influence aymara. Ils sont souvent obligés d'aller prendre femme dans les villages du bas Desaguadero, d'origine uro, mais complètement aymarisés depuis longtemps, ne connaissant plus leur langue et se métissant peu à peu. Bien des jeunes gens, séduits par l'espoir d'une vie plus facile, émigrent vers les villages du haut plateau. Il y a 3 0 ans Iru-Itu était prospère. Chaque année quelque coutume, quelque technique disparaît. Nul se ne sert plus de l'ancienne coiffure plate, en feutre, en usage encore il y a quinze ans, remplacée aujourd'hui par le chapeau européen. La belle technique du tissage de la laine associée à du duvet d'oiseau est 318 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL perdue. La tunique de laine portée à la pêche par les hommes est presque abandonée et les femmes adoptent de plus en plus le costume a y m a r a . Quelle est l'origine de cette race intéressante ? L'anthropologie physique est bien décevante en Amérique du Sud ou les croisements de races ont été si fréquents. Elle n'est guère utile chez les U r o actuels dont beaucoup ont déjà du sang a y m a r a . La linguistique fournit des éléments de comparaison beaucoup plus précieux. D é j à les travaux de Rivet et de CréquiM o n t f o r t ont montré il y a 3 0 ans les analogies existant entre le dialecte uro et les dialectes pukina. Cette parenté linguistique a été confirmée d'abord par Posnansky et le vocabulaire recueilli plus tard par Métraux est décisif. Les U r o eux mêmes interrogés sur le nom de leur langue répondent toujours qu'elle s'appelle le pukina et non le uro ou l'uchumi. C'est un dialecte très voisin de celui des Chipaya également étudié par M é t r a u x . I.v - P u k i r . a o n t o e c u p e u n e v a s t e é t e n d u e du h a u t p l a t e a u bolivien. 11 y a trente ans, au couvent de La M e r c e d à Huarma sur le lac Titicaca. on prêchait encore régulièrement en pukina. Le couvent fut supprimé peu de temps après et l'an dernier je n'ai pu retrouver, dans toute cette régian, d'individus comprenant cette langue. Les LIro eux mêmes ne savent rien sur leur origine. Ils ont seulement conservé la tradition de leur très ancienne existence dans la région du T i t i c a c a où leurs ancêtres habitaient déjà "avant que le soleil ne disparaît sous les eaux pour une longue période", avant que T i h u a n a c u ne fût construit, à une époque où le climat é tait plus doux, ou le lac était plus étendu et abondait en poissons. Cette tradition est profondément enracinée chez eux ; ils me l'ont racontée ainsi qu'à tous ceux qui ont pu les visiter au cour de ces dernières années. P o s n a n s k y les rattache aux premiers fondateurs de T i h u a nacu, à la première époque de cette vieille métropole. Il les fait même remonter beaucoup plus haut, à la période andine préglaciaire, et voit en eux la souche de toutes les populations A r u a k . Ici nous tombons dans le domaine de la pure hypothèse . Je vous proposerai des conclusions plus modestes. 319 BOLETIM DO MUSEIT NACIONAL Les U r o se rattachent à la grande famille pukina dont ils sont, avec les Chipaya, les derniers représentants connus du haut plateau bolivien ayant conservé leurs caractères ethniques. C e sont des pukina pêcheurs, antérieurement répandus depuis le lac T i t i c a c a jusqu'au lac Poopô, le long du D e s a g u a dero. Ils sont réduits aujourd'hui au seul village de Iru-Itu. L a culture des uro acuels de Iru-Itu peut être caractérisée d'un mot : c'est une civilisation des totorales. Les totorales, les champs de roseaux, pourvoient à la plupart de leurs besoins, leur fournissant des nattes pour dormir, la converture de leurs maisons et de légères embarcations pour naviguer sur le fleuve et le lac et se rendre à la pêche et à la chasse ; avec les roseaux ils font encore des enclos pour capturer le poisson et le gibier d'eau. Le moelle de la partie inférieure des tiges de totoras leur sert d'aliment ; les tiges et les feuilles de remèdes. T o u t e l'économie des uro repose sur l'exploitation de ces totorales : la pèche, la fabrication des balsas, des nattes, des corder d.: paille. Leurs bestiaux eux mêmes vont paître dans ces champs de roseaux. C est un bel exemple de 1 influence du milieu sur l'homme . Sans 1 existence des totorales les Uro auraient perdu toute originalité ; comme leurs parents et voisins les Pukina ils auraient été absorbés par les populations avmara Refor:,v: bord des marais ils ont trouve dans ce pauvre milieu des moyens de subsistance qui leur ont permis de conserver jusqu'à nos jours une culture propre et leur indépendence.