Affaire d`Etat Ben Barka mobilise les jeunes veut

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Affaire d`Etat Ben Barka mobilise les jeunes veut
Affaire d’Etat
Ben Barka mobilise les jeunes
veut révolutionner le Maroc
Maâti Monjib
Depuis l’accès du Maroc à l’indépendance, Mehdi Ben Barka ne cesse de
prendre des initiatives d'envergure nationale qui concurrencent celles du
gouvernement. Ainsi, il organise personnellement, durant l'été 1957, le plus
grand rassemblement de jeunes jamais vu au Maroc. Un peu plus de onze mille
personnes sont sélectionnées sur les cinquante mille candidats ayant répondu à
l’appel auquel a été associé le roi Mohammed V. Ils viennent de toutes les
régions du Maroc pour construire une route de soixante kilomètres reliant
Taounate (situé dans l’ex-protectorat français) à Ketama (dans l’ex-sousprotectorat espagnol). Cet événement entrera dans l’histoire sous le nom
opérationnel de Route de l'Unité. L'action a une teneur avant tout politique et
symbolique mais elle vise également à désenclaver cette région isolée. L'un des
objectifs économiques de la Route de l'Unité est de relancer l'activité du port
d'Al-Hoceima, sur la Méditerranée, tout en décongestionnant celui, atlantique,
de Casablanca.
Ben Barka s'y inspire des expériences de régimes socialistes de mobilisation de
la jeunesse notamment celui de Yougoslave et de la Chine populaire. Il veille à
ce que toutes les provinces, toutes les sensibilités politiques et toutes les
couches de la société soient représentées. Les Israélites côtoient les musulmans
et les Amazighs, les Fassis. Près de 90% des jeunes sont membres ou
sympathisants de l'Istiqlal et 6% appartiennent à d'autre partis : il s’agit de
matérialiser l'unité du pays recouverte en même temps que l’indépendance, il y a
un peu plus d’un an. Seize camps jalonnent la piste reliant Taounate à Ketama.
Travail le matin, formation l’après-midi
Le travail commence très tôt pour profiter de la fraicheur matinale. Ben Barka,
surnommé la dynamo du Maroc, pense à tout, même à la beauté des sites
choisis. «Le camp est installé sur un plateau à flanc de montagne. Le paysage
est remarquable, des massifs de lauriers roses, couverts de fleurs, nous
accueillent à l’entrée. Au centre, tentes dont les flancs relevés laissent voir
l'impeccable ordonnancement. Un mât se dresse vers le ciel. Le drapeau
chérifien claque au vent », raconte un témoin. Une partie de la journée est
consacrée aux activités éducatives et récréatives (formation politique, lecture,
projection de films). Les jeunes sont même soumis à un entrainement quasimilitaire et certains d'entre eux se voient décerner un diplôme au terme de leur
stage.
Ben Barka, qui entend aussi faire œuvre civique et intellectuelle, espérait
pendant les préparations que les lycéens et étudiants participassent massivement
afin que la jeunesse rurale qui est à plus de 90% illettrée soit « conscientisée »,
mais il très déçu du faible nombre de ceux-ci parmi les volontaires. « Nous
voulons que la route soit une école où se rencontre la jeunesse du Maroc afin
que son esprit s’ouvre aux nouvelles idées. Celles-ci atteindront toutes les
régions du pays lorsque les volontaires rentrent chez eux», affirme-t-il dans un
de ses exposés aux participants.
M. Thiébaut, fonctionnaire français chargé de la formation des cadres à la
Direction de la Jeunesses et du Sport, qui a participé à l’organisation de la Route
de l'Unité, souligne les desseins futuristes de l'initiateur du chantier : «Il est
évident que Mehdi pensait surtout à l'avenir. Il avait en vue un type de citoyen,
le citoyen-militant (il employait couramment le terme), dont le Maroc avait
besoin- le Maroc, et dans son esprit, je pense, les autres pays du tiers monde qui
en étaient au même point. Un type d'homme axé sur des réalités concrètes bien
connues par ce que soigneusement étudiées, par l’ enquête, la discussion, par le
contact entre différentes sortes de producteurs …. Et cette connaissance devait
éclairer une action au service du pays qui soulèverait littéralement toutes les
couches sociales. (Le) citoyen-militant (…) a une influence déterminante sur
ses concitoyens, une connaissance précise des problèmes qu'il a à résoudre et à
présenter. (Il a) la passion et la foi. Le citoyen-militant est d'abord un
convaincu. Le citoyen militant est un créateur, il se distingue, par l'effort
constant de compréhension des hommes, des choses, des idées. »
Ben Barka pense également aux militaires. Ils s’occupent des domaines qui
exigent une certaine compétence technique. Les jeunes israélites, en général
mieux instruits que les musulmans à l’époque, sont affectés à la menuiserie,
l'électricité, l’intendance etc. Concernant ces derniers Ben Barka tient à vérifier
personnellement que leurs traditions religieuses, culinaires et de calendrier
soeint scrupuleusement respectées.
Le prince héritier s’invite sur le chanitier
Lors des plages horaires réservées à la formation civique et éducative, le cerveau
de l’Istiqlal veille à ce que les valeurs universelles de solidarité, de liberté et
d’égalité soient mises en avant. Ainsi quand le Prince Hassan (proclamé héritier
du trône en ce moment même) annonce sa venue sur le chantier, Ben Barka tient
à rappeler aux jeunes « que son altesse royale désir vivre cette expérience
comme n’importe quel jeune (…). Par conséquent, il veut être traité … comme
un simple volontaire. »
Le prince Hassan participe pour quelques jours à la Route de l’Unité. Il s’impose
en fait comme conférencier. Il n’ a nulle envie de laisser le champ libre à Ben
Barka et ses partisans pour influencer l’esprit de la jeunesse dans un sens qu’il
trouve trop « démocratiste ».
Le désir frénétique d’arracher le pays au sous-développement qui anime les
organisateurs et les participants trouve son expression dans la « Nashrat al
Moutatawwiê (Bulletin du volontaire) qui écrit, dans son numéro du 6 juillet
1957 : « Frappe ! frappe !... jusqu’ au jaillissement de l’impossible ». (Le verbe
« frapper » fait allusion au travail de ceux des volontaires qui creusent la terre et
cassent les rochers…)
L’impossible a de fait eu lieu d’une certaine façon puisque les résultats du
chantier ont démenti les prévisions plutôt pessimistes du ministère des Travaux
publics (MTP) dirigé par le premier polytechnicien du Maroc M’hammed
Douiri : une route en bonne et due forme est percée, elle fait une soixantaine de
kilomètres. Non seulement le délai de trois mois fut respecté mais l'opération
fut menée à bien avec moins de la moitié du montant prévu par les experts du
MTP qui trouvaient Ben Barka un peu trop optimiste.
Les ferments d’une révolution sociale
Une enquête sociologique est réalisée auprès des volontaires du chantier : 88%
d'entre eux ont entre dix-neuf et trente ans et plus d’un tiers lit Manar elMaghrib (le phare du Maroc) l’hebdomadaire des nouveaux alphabétisés
également animé par Ben Barka. Les chantiers finis, Ben Barka inspire la
création d’une association dite des Bâtisseurs de l’indépendance. Celle-ci doit
avoir des sections partout au Maroc. Il veut faire de ces jeunes qui ont subi un
stage intense pendant de longues semaines dans le domaine du patriotisme, du
civisme et de la « valeur travail », les ferments sinon les agents de la révolution
sociale et culturelle dans le bled, le pays profond. Cela fait froid au dos des
forces conservatrices qui ont peur que le Maroc bascule imperceptiblement dans
le camp des pays révolutionnaires car en règle générale, à cette époque,
révolution et républicanisme allaient de pair. Il faut rappeler que pendant que
Ben Barka supervisait le chantier gigantesque de la Route de l’Unité, Bourguiba
abolissait la monarchie beylicale et lançait des campagnes de mobilisation des
jeunes pour réaliser ce qu’il appelait le jihad du développement.
Cette opération populaire à la fois sociale et économique et dont les dimensions
idéologiques et culturelles sautent aux yeux, ne manque pas d’inquiéter donc
ceux qui craignent pour la stabilité politique du pays. Ce sera une pièce de plus
qui vient s’ajouter au dossier-Ben Barka dont certains commencent déjà à
instruire.
Texte 1
Ben Barka appréhendait la rupture entre peuple et dirigeants
Selon Ben Barka, l'affaiblissement du lien idéologique et politique, dans les pays
récemment indépendants, peut s’avérer fatal pour la cohésion du corps social et
civique composé des classes dirigeantes et des masses. Car cet affaiblissement
atteindra également l'enthousiasme soulevé par l'euphorie de la liberté retrouvée
et de l'indépendance arrachée, souvent de haute lutte. En juillet 1959, Ben Barka
déclare à la Raymond Jean : « Le plus grand danger qui guette les responsables
des pays en voie de progrès, est le manque de résultats sensibles et tangibles en
matière de relèvement du niveau de vie » Ainsi, Ben Barka tire la sonnette
d'alarme dès ces premières années d'indépendance. Cette rupture (que craignait
tant le dirigeant socialiste marocain) entre le discours du pouvoir et de la classe
politique et l'essentiel du corps social éclate au grand jour au Maroc, en 1965,
avec les manifestations populaires du 23 mars. (…)
Cette sensibilité à la demande venant de la base et ce souci de prémunir l'Etatnation renaissant contre les méfaits, désastreux pour le développement, de la
rupture entre décideurs et société civile, on la retrouve quand Ben Barka évoque
la planification. Il précise que celle-ci se doit de suivre deux voies parallèles, en
se fixant deux buts : l'un à long terme qui sera réalisé quand l'entreprise multiple
du «développement réel» sera menée à bien, l'autre à court terme, doit se
manifester par « des réalisation secondaires permettant au peuple de prendre
patience et de se rendre compte du chemin suivi dans le sens de son
développement».
Ben Barka met là le doigt sur une question essentielle négligée par certains
leaders progressistes de l'époque, qui ont concentré les efforts de leurs Etats sur
le long terme, faisant ainsi payer très cher aux générations contemporaines une
prospérité, toute hypothétique d'ailleurs, pour les générations à venir. La
sociologie du développement donnera raison au fondateur de l’Unfp. Ses
enquêtes démontrent durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du
Vingtième siècle qu'il est difficile de faire d'une génération laissée pour compte,
négligée par la politique sociale de l’Etat, une génération-pont, une génération
médiatrice de développement.
C'est pour cette raison que Ben Barka, tout au long de sa vie d'acteur
politique et social responsable insistera sur deux leviers du développement :
- L’instruction publique, y compris l'alphabétisation des adultes. Il déclare,
dans une conférence qu'il prononce à l'université d'été organisée par les
Bénédictins à Tioumliline dans l’Atlas en 1957, que «l'éducation n'est pas une
chose fondamentale, elle est la chose fondamentale». Homme d'action il
participe dès les années 40 à l'animation d'associations populaires
d'alphabétisation. L'Unesco lui rendra hommage à Paris pour ses efforts dans ce
domaine en novembre 1959. Quand en décembre 1958, Allal el Fassi, chargé par
Mohammed V de former une gouvernement de sortie de crise, demande à ben
Barka d’en faire partie celui-ci ne revendique ni le prestigieux ministère des
Affaires étrangères, ni la formidable structure de pouvoir qu'est l'Intérieur, mais
l'Education nationale, Aussi, quand il évoque, dans ses entretiens avec Raymond
Jean durant l'été 1959, la question de l aide étrangère, il affirme qu'elle demeure
très insuffisante car, par exemple : « pour résoudre les problèmes que pose
l'enseignement ou la formation des cadres on ne peut agir par petits efforts qui
s’ accumulent et ne donnent pas les résultats désirables.»
- La mobilisation populaire.
Ben Barka faisait l’éloge de campagnes populaires pour réaliser des objectifs
précis, aux effets immédiats et qui ont des retombées visibles et concrètes sur la
vie de ceux qui y participent. L'opération dite « Route de l'Unité » est l'exemple
le plus connu dans ce domaine. Il s’agissait de créer un cadre de socialisation
intense dans lequel la jeunesse du pays, non seulement se devrait d'assimiler de
nouvelles méthodes de travail et d'organisation mais encore d'intérioriser de
nouvelles normes, dans la perspective de l'édification de ce que le fondateur de
l'Unfp appelle une «nouvelle société» Les quelque milliers de jeunes
représentaient pour lui le microcosme ou l'épure de la nation moderne en
construction : a tribale, trans-ethnique et plurielle .(…) »
Référence : Maâti Monjib : « Du Développement et de la direction politique
dans la pensée de Mehdi Ben Barka » in Mehdi Ben Barka : de l’indépendance
marocaine à la Tricontinentale, (sous la direction de René Galisso tet Jacques
kergoat, Paris, Editions Karthala, 1997. Texte remanié et actualisé par l’auteur.
Texte 2
Evoquant Mehdi Ben Barka tel qu’il l’a connu à l’occasion de la
construction de la Route de l’Unité et à d’autres moments de sa courte vie,
Thiébaut, haut cadre français, spécialiste du développement, témoigne :
« Il (Ben Barka) n'hésitait pas, à parler des périodes les plus humbles de son
enfance. Il en parlait seulement, il n'en faisait pas du tout étalage (…). Ce n'était
pas du tout de la démagogie (…). Il lui arrivait alors de dire ''je'' mais c'était
tellement rapide ! Il se présentait comme un exemple parmi d'autres lorsque des
jeunes viennent solliciter son avis, il ne refusait jamais de le donner, mais il le
faisait toujours avec énormément de discrétion et de gentillesse. Il avait quelque
chose d'extrêmement rare : une capacité de considération envers les individus
qui en faisait, à l'égard même des gens qui ont seulement traversé sa vie, un ami
absolument délicieux. Et ne l'aurait-on connu que sous cet aspect, on garderait
de lui un souvenir ineffaçable. (…). Il manifestait toujours une extrême
gentillesse dans le travail. Il était très exigent, certes, mais demeurait affable et
cordial.»
Références bibliographiques : Abdelkader Ben Barka, Mehdi Ben Barka, mon
frère, Paris, Editions Robert Laffont, 1966, pp.139 et suiv.

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