Pour Taguieff, la complotologie est un sport de combat

Transcription

Pour Taguieff, la complotologie est un sport de combat
Mauvaise Nouvelle - Pour Taguieff, la complotologie est un sport de combat
Pour Taguieff, la complotologie est un sport
de combat
Par Maximilien Friche
Pierre-André Taguieff vient de sortir un livre pour renouer avec la sagesse. Son ouvrage, simplement intitulé
« Court traité de complotologie », permet de comprendre les mécanismes de ce qui n’est qu’idéologie de comptoir
assise sur une couche faite d’un mix de philosophie, religion, littérature et sciences humaines, formant un joyeux
pot-pourri au marketing des plus efficaces. En fait, dans sa générosité, Taguieff nous livre deux livres en un, fallait
pas, c’est presque trop. Après son explication de ce que sont les théories du complot, il nous livre une illustration
très concrète, l’histoire du fameux complot judéo-maçonnique, de ses origines à aujourd’hui, polymorphique et
caricatural. Dans sa fougue de vouloir être sage, il en oublierait presque l’existence réelle des lobbies.
Une facilité au service d’un combat
Il était logique que l’auteur donne dans le néologisme pour caractériser l’étude de ce phénomène consistant à
produire des théories de complots. Complotologie est immédiatement adopté pour disposer de cette hauteur
scientifique minimum, cette mise à distance salutaire vis-à-vis de l’irrationalité par excellence. Et pourtant « Ce qui
caractérise, ici comme ailleurs, les explications conspirationnistes, ce n’est pas leur irrationalité, c’est au contraire
la démesure dans la quête d’une vision rationnelle… » 1 . Taguieff nous rappellerait donc que la sagesse implique
d’accepter qu’une part du monde reste le fruit du fortuit. Les adeptes du complot n’y croient pas. Ils ont besoin de
se raccrocher à une intentionnalité préexistant au mal. Ils nient les effets pervers. Ils croient en l’efficacité et la
performance de ce mal. Comme le mal ne peut venir que du mal, le but est d’établir une généalogie systématique
jusqu’à Satan. Le conspirationniste cherche donc la corporéité du diable dans une société sans Dieu maintenant. Il
cherche l’incarnation du démon.
Taguieff identifie l’origine de ce réflexe conspirationniste dans les ruptures profondes de l’Histoire, les scissions de
la société. 1789 est évidemment un point central pour le travail des conspirationnistes. C’est le départ de
l’excitation réciproque. Il y a d’ailleurs une alimentation double, révolutionnaire et contrerévolutionnaire des
théories. À l’origine de la création du complot, Taguieff débusque systématiquement des sentiments collectifs,
d’abord la peur, puis la haine. Il suffit après de se raconter des histoires pour dissiper la peur et assouvir la haine,
ces histoires, ce sont les complots. Et pour que cela marche, le marketing est ainsi défini par l’auteur : « trois
qualités sociocognitives dont la combinaison semble assurer le succès d’une rumeur sur le marché cognitif :
l’évocabilité, la crédibilité et la mémorabilité. »2.
Par la multiplicité des exemples qu’il donne, Taguieff montre à quel point ceux qui sont à l’origine de la théorie du
complot sont aussi souvent ceux qui fantasment d’exercer par eux-mêmes ce complot. Il n’y a pas pire comploteur
que celui qui prête à autrui ses propres désirs. On prête au camp adverse une intentionnalité et une efficacité qui
représente en fin de compte notre intention première et finalement notre fantasme. D’autant que le camp adverse
peut ne pas être enclin à nier, y trouvant une opportunité pour créer sa propre mythologie. Le conflit de société
nourrit le conspirationnisme, et quand la société devient mondialisée, il y a emballement.
Pour Taguieff, ce qui a permis l’explosion des théories du complot à la fin du XXème siècle et au début du notre, est
lié à l’influence de la sociologie. Cette dernière postulant régulièrement que l’individu n’est qu’un pion mu et pensé
par des déterminismes sociétaux, produit automatiquement des thèses visant à identifier l’origine de ces
déterminismes. Et ceux qui sont à l’origine sont faciles à débusquer, puisque c’est nécessairement ceux « à qui
profite » la société. La sociologie est la science où le monde pense l’individu et non l’inverse. Les opportunistes
deviennent donc les comploteurs sous la logique « À qui profite le crime ? » Le crime profite bien souvent à ceux
que l’on identifie comme les plus forts. La CIA, les banques, la finance internationale, les états… Ceux-là ont les
moyens d’agir, bénéficient des problèmes de ce monde puisqu’ils en sont les privilégiés, ils ont donc eu l’intention
de produire ce mal et y sont parvenus. Être conspirationniste, c’est donc à partir de là, défendre le plus faible, lui
faire prendre conscience des rouages du monde et le préparer au combat. Bourdieu qualifiait bien la sociologie de
sport de combat, les aficionados du conspirationnisme font de leur théorie une arme facile pour combattre les
puissants et pour servir leur idéologie. Tout devient prétexte à l’exercice de ce combat intellectuel : 11 Septembre,
guerre d’Irak, Madoff, grippe H1N1, mort de Ben Laden, DSK… L’actualité est digérée par ce ventre
conspirationniste résolu à combattre les puissants. Taguieff ironise ainsi sur Assange, sympathique complotiste :
« Si sympathique que son personnage de Robin des Bois de l’âge du web fait oublier le théoricien complotiste.
C’est qu’il a réussi à convaincre le grand public qu’il était du côté du peuple et des peuples, contre les puissants,
les cyniques, les méchants » 3.
Complot judéo-maçonnique, une théorie virale mutante
La deuxième partie de ce court traité, ou plus exactement, le deuxième livre, porte exclusivement sur le complot
judéo-maçonnique, son histoire, sa construction et son « enrichissement » au fil des siècles. On a l’impression qu’il
décrit l’évolution d’un poison ou d’un virus. Pas très dangereux au début, il ne cesse de renforcer son efficacité
Mauvaise Nouvelle - Pour Taguieff, la complotologie est un sport de combat
jusqu’à la Shoah. Pour autant, il y a une vie de ce virus après la Shoah. Plus subtile mais pas moins efficace que
dans les années 30. Taguieff traque toutes les récupérations de la théorie du complot judéo-maçonnique, son
caractère de mutant. Cette théorie mute pour survivre. Le complot judéo-maçonnique a l’avantage d’être malléable
à l’excès. Il passe de mains en mains pour être incorporé à l’idéologie d’étagère qui l’attend pour s’enfler. Il est né
dans les rangs contre-révolutionnaires de ceux qui désemparés face au violent changement de société cherchaient
des responsables à cette mise en œuvre diabolique. Pour Taguieff, tout semble fabriqué. Pourtant il semble tout
autant sage et essentiel de reconnaître les lobbies et leur degré d’influence que d’évacuer le conspirationnisme.
Taguieff ne parvient pas à cette double sagesse. Il évacue et déboulonne, tout simplement. Ce serait presque
vexant pour Philippe Égalité, grand maître qui organisait la propagation des idées révolutionnaires dans son palais
royal inaccessible par nature à toute intervention de la force publique. Taguieff s’est juste laissé un petit peu
emporté dans son désir de pureté. Son essai sur le complot judéo-maçonnique possède tout de même l’intérêt de
nous en raconter l’histoire et surtout de nous révéler ses actualisations récentes.
Pierre-André Taguieff explique le lent processus de développement du complot judéo-maçonnique dans l’esprit
occidental. Tout au long du XIX ème siècle, à force d’écrits riches en style et en détails, en créativité également,
puisque c’est à cette époque que l’on produit le faux « protocole des sages de Sion », la droite nationaliste
naissante se fonde sur le combat acharné du complot judéo-maçonnique en fusionnant d’ailleurs les deux figures
stéréotypées du juif et du franc-maçon. Cette voie va engendrer les nihilismes d’extrême droite que nous
connaissons tous et conduire aux camps. Ce qui est surprenant, c’est la robustesse de ce conspirationnisme, sa
récupération après guerre, sa recréation à l’époque moderne et encore maintenant. Une bonne théorie du complot
est avant tout une théorie pâte-à-modeler. Le complot judéo-maçonnique est donc preuve à l’appui « le complot
pour tous. » Il faut noter qu’aucune synthèse n’effraie les adeptes du complot. L’internationale révolutionnaire et
l’internationale de la finance sont les deux faces d’une même monnaie qui ne peut être autre que l’internationale
juive. Le complot judéo-maçonnique sert aujourd’hui aussi bien aux altermondialistes et aux milieux d’extrême
gauche, qu’aux islamistes les plus verts. Et dans cette veine, l’Histoire embarrasse, les faits sont des obstacles, la
théorie du complot justifie donc tout négationnisme.
Une fois lu ce court traité sur la complotologie, de fait le plus complet, nous avons le sentiment d’avoir reçu un
cours magistral relativement libérateur. Taguieff le dit, il y a une « toxicomanie de la haine » dans la croyance au
complot. Cette dernière est excitée par certaines caractéristiques de notre monde : prolifération des minorités,
règne du doute sans limite, diffusion ultra rapide de l’information (qui parfois précède l’événement) et enfin la
surabondance de cette information. « La plupart de ces mythes sont des mythes répulsifs, qui expliquent le cours
de l’Histoire en alimentant l’inquiétude de ceux qui y croient. Ils fournissent du sens mais ne suppriment pas la
peur. » 4 Pierre-André Taguieff nous réveille donc de notre cauchemar. Avec son livre, il nous conduit à respirer
profondément, à redevenir sages. Il livre une sorte de thérapie de groupe pour ceux qui se sont trop adonnés à ce
sport de combat appelé sociologie. Mais ne restons pas naïfs trop longtemps, et reconnaissons tout de même
l’existence de ces lobbies qui tirent dans tous les sens, selon des stratégies très variées et permettant au final de
peut-être re-créer les conditions du hasard.
1. P. 154 - Court traité de complotologie - Pierre-André Taguieff
2842057503
2. P. 46 - Court traité de complotologie - Pierre-André Taguieff
2842057503
3. P 172 - Court traité de complotologie - Pierre-André Taguieff
2842057503
4. P. 411 - Court traité de complotologie - Pierre-André Taguieff
2842057503
– Editions Mille et une nuits - ISBN-10:
– Editions Mille et une nuits - ISBN-10:
– Editions Mille et une nuits - ISBN-10:
– Editions Mille et une nuits - ISBN-10: