La possibilité d`une île

Transcription

La possibilité d`une île
« La possibilité d’une île»
d’aprés le texte eponyme de Michel Houellebecq
mise en scéne d’aurore Fattier
La possibilité d’une ile ::: www.apoptose.org ::: jean-benoît ugeux
Acte 1, Scène 1
Entre le comique, portant un masque de singe. Il enlève son masque. Il épluche une
banane. Il la mange en entier.
Sans doute ai-je, dans mes rapports avec les gens, eu tendance à surestimer un
peu mon état de désespoir.
Pour la première fois de ma vie, je me sens animé à l’égard d’autrui d’intentions
charitables et amicales, j’aimerais que tout le monde soit heureux, comme je le
suis moi-même.
Il y a quelques temps encore, j’étais fini, lessivé, inerte. J’avais beau faire
l’élégant, j’étais en train de me recroqueviller comme un vieux singe.
Je dirais simplement, sans exagération ni métaphores, qu’Esther m’a rendu la
vie.
Et ma vie entière, dans sa présence, sous son regard est devenue bonheur.
Quelque chose en moi savait, a toujours su que je finirais par rencontrer l’amour,
je parle de l’amour partagé, le seul qui vaille, le seul qui puisse effectivement
nous conduire à un ordre de perception différent, où l’individualité se fissure, où
les conditions du monde apparaissent modifiées, et sa continuation légitime.
Vivre des moments de bonheur intense. Cette phrase si simple, c’est peut-être la
première fois que j’ai l’occasion de la prononcer. C’est à l’intérieur d’elle, ou un
peu à côté. C’est quand je suis à l’intérieur d’elle, ou un peu avant, ou un peu
après.
Aujourd’hui, je ne suis plus du tout un bouffon, j’ai laissé loin de moi l’attitude
humoristique. Aujourd’hui, pour la première fois, je me sens heureux d’être un
homme. Je veux dire un être humain de sexe masculin, parce que, pour la
première fois, j’ai trouvé une femme qui s’ouvre complètement à moi ; qui me
donne totalement, sans restrictions, ce qu’une femme peut donner à un homme.
Pour la première fois… A quarante-sept ans. La vie est étrange !
Si l’on s’en tient aux circonstances, le début de mon histoire avec Esther a été
d’une banalité extrême : Elle a vingt-deux ans. Je suis riche, elle est belle. En
plus elle est actrice, et les actrices couchent avec les réalisateurs, c’est bien
connu.
J’avais commencé à prospecter pour mon projet de film « Les échangistes de
l’autoroute ». Ma note d’intention se limitait à une phrase : réunir les avantages
commerciaux de la pornographie et de l’ultra-violence. C’était bien, m’avait dit mon
agent.
Je me suis rendu compte assez vite que je n’aurais plus la force, que je ne
terminerais jamais ce scénario. Pas plus qu’aucun autre. Mais mon agent a
insisté et j’ai été contacté par une dizaine de producteurs européens qui
souhaitaient en savoir un peu plus. J’ai reçu trois dvd émanant des principaux
agents artistiques espagnols à qui j’avais indiqué que le film avait un éventuel
contenu sexuel.
Voilà, c’est ainsi qu’a débuté la plus grande histoire d’amour de ma vie.
De manière prévisible, convenue, et même si l’on veut vulgaire.
J’ai introduit un dvd au hasard dans le lecteur. C’était une séquence avec Esther.
Elle était nue, debout, dans une pièce assez peu définissable - sans doute un
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atelier d’artiste. Dans la première image, elle était éclaboussée par un jet de
peinture jaune. On la retrouvait ensuite allongée dans une mare éblouissante de
peinture. Un homme versait sur elle un seau de peinture bleue, puis l’étalait sur
son ventre et sur ses seins. Il la guidait ensuite en la prenant par la main, elle se
retournait sur le ventre, il versait à nouveau de la peinture au creux de ses reins,
l’étalait sur son dos et sur ses fesses ; ses fesses bougeaient, accompagnaient le
mouvement des mains.
Il y avait dans son visage, dans chacun de ses gestes, une innocence, une grâce
sensuelle bouleversante… J’ai regardé l’extrait dix fois de suite.
Notre premier rendez-vous a eu lieu à Madrid, dans un bar de la Calle Obispo de
Leon, un bar assez typique. Elle portait un jean serré, taille basse, et un top rose
moulant. Au moment où elle s’est levée pour aller commander, j’ai aperçu son
string, rose également, qui dépassait du jeans.
Je me suis assis en face d’elle un peu avec la même sensation que j’avais eue
quelques années plus tôt lorsque j’avais subi une anesthésie générale:
l’impression d’un départ léger, consenti, l’intuition qu’au bout du compte la mort
serait une chose très simple. Je lui ai immédiatement expliqué que j’avais non
seulement renoncé au film mais à à peu près tout, que ne ressentais plus la
moindre ambition, rage de vaincre, ni quoi que ce soit de ce genre, et que j’étais
vraiment fatigué. Elle m’a regardé avec perplexité. Je n’ai plus la foi, j’ai dit,
finalement…
Puis elle a enfoncé sa tête au creux de mon épaule, elle a posé une main sur mon
sexe et a pressé doucement la bite entre ses doigts ! Nous sommes restés dans
une chambre d’hôtel jusqu’au lendemain matin, onze heures.
Je revis.
Nos premières heures ensemble justifient ma vie ! Je n’exagère pas, je suis
maintenant dans l’absolue simplicité des choses. La sexualité, est bien entendu
un thème que j’ai abordé à de multiples reprises dans mes sketches ; que
beaucoup de choses en ce monde tournent autour de la sexualité, j’en suis
conscient comme tout autre. Dans ces conditions, en comique vieillissant, j’ai pu
parfois me laisser gagner par une sorte de doute sceptique : la sexualité était
peut-être, comme tant d’autres choses et presque tout en ce monde, surfaite. Il ne
s’agissait peut-être que d’une banale ruse destinée à augmenter la compétition
entre les hommes…
Esther m’a montré que j’avais tort et m’a ramené à une vision plus élémentaire
des choses : L’Homme à un cerveau de trop grande taille, un cerveau
disproportionné par rapport aux exigences primitives engendrées par le maintien
de la survie, par la quête élémentaire de la nourriture et du sexe. Et la peau
fragile, glabre, mal irriguée des humains ressent affreusement le vide de caresses.
Après cette première nuit, de retour ici, je suis descendu jusqu’à la Playa de
Monsul. Observant la mer, et le soleil qui se levait, j’ai écrit un poème...
Le fait était déjà en soi curieux : non seulement je n’avais jamais écrit de poésie
auparavant, mais je n’en avais pratiquement jamais lu, à l’exception de
Baudelaire. La poésie d’ailleurs, pour ce que j’en sais, est morte. Elle a
définitivement déserté le monde des hommes. Elle se situe dans un en deçà
primitif intimement lié à l’état magique de l’esprit humain auquel nous n’aurons
plus jamais accès.
En tous cas, encore baigné de l’odeur d’Esther, j’ai écrit mon premier poème ce
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matin–là. Ce poème, le voici.
Il sort un petit carnet. Et lit :
Au fond j’ai toujours su
Que j’attendrais l’amour
Et que cela serait
Un peu avant ma mort.
J’ai toujours eu confiance,
Je n’ai pas renoncé
Bien avant ta présence
Tu m’étais annoncée.
Voilà, ce sera toi,
Ma présence effective
Je serai dans la joie
De ta peau non fictive
Si douce à la caresse,
Si légère et si fine
Entité non divine,
Animal de tendresse.
Je suis au paradis… Et je n’ai aucune objection à continuer à y vivre pour le
restant de mes jours. Peut-être des gens vivent-ils ainsi pendant de longues
années, mais moi je n’ai jamais connu un tel bonheur et je me demande comment
j’ai pu vivre jusque là.
Musique.
Acte 1, Scène 2
Lorsque je me suis installé ici la région était très sauvage. C'était la seule de toute
la côte espagnole à avoir été épargnée par le tourisme.
A présent, des travaux ont commencé partout autour de ma maison, à des
kilomètres à la ronde.
Il y a des grues, des bétonneuses, il est devenu presque impossible d’accéder à la
mer sans avoir à contourner des tas de sable, des piles de poutrelles métalliques.
Au milieu des bulldozers et des camions de chantier qui foncent sans ralentir.
J'ai l'impression qu'ils font exprès de me frôler et de terroriser mon chien Fox.
Quand Esther vient me voir nous sortons rarement.
Parfois nous allons prendre un cocktail dans un lounge bar de San José, mais là,
très vite elle se rapproche de moi, pose la tête sur mon épaule, ses doigts pressent
ma bite à travers le tissu mince et souvent nous allons tout de suite baiser dans
les toilettes.
…J’ai renoncé à porter des sous-vêtements, elle n’a jamais de culotte.
Parfois, lorsque nous sommes seuls dans un bar, elle s’agenouille entre mes
jambes sur la moquette et me suce -tout en terminant son cocktail à petites
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gorgées.
Un jour, nous avons été surpris dans cette position par le serveur : elle a retiré
ma bite de sa bouche, mais l’a gardée entre ses mains, a relevé la tête et lui a fait
un grand sourire tout en continuant à me branler de deux doigts.
Etre en elle est une source de joie infinie. Pendant des minutes entières, je crie et
je pleure en même temps.
Lorsqu’elle se referme sur moi, je sens chacun des mouvements de sa chatte,
doucement ou plus fort sur mon sexe.
Généralement je me réveille avant elle, mon premier mouvement est de la lécher ;
très vite sa chatte est humide et elle m’ouvre les cuisses pour être prise : nous
faisons l’amour dans les lits, sur les divans, à la piscine, à la plage.
Elle a d’instinct les mimiques, les petits gestes - s’humecter les lèvres avec
gourmandise, serrer ses seins entre les paumes pour vous les tendre - qui
évoquent la fille un peu salope et portent l’excitation de l’homme à son plus haut
point.
Parfois, je me demande ce qu’une jolie jeune fille comme elle peut bien me
trouver. Ca doit sûrement être mon humour… Après tout, je suis drôle ? Elle rit
beaucoup en ma compagnie. Les femmes manquent d’humour en général, c’est
pourquoi elles considèrent l’humour comme faisant partie des qualités viriles.
C’est peut-être la même chose qui me sauve aujourd’hui, comme avec Sylvie, il y
a trente ans.
Chère Sylvie…
Comme ils restent présents à ma mémoire, les premiers instants de ma vocation
de bouffon! J’avais alors dix-sept ans, et je passais un mois d'août plutôt morne
dans un club all inclusive en Turquie. C'était au petit déjeuner ; comme chaque
matin, une queue s'était formée pour les œufs brouillés, dont les estivants
semblaient particulièrement friands.
À côté de moi, une vieille Anglaise sèche, méchante, du genre à dépecer des
renards pour décorer son living-room, qui s'était déjà largement servie d'œufs, a
raflé sans hésiter les trois dernières saucisses garnissant le plat de métal.
Il était onze heures moins cinq, c'était la fin du service du petit déjeuner, il
paraissait impensable que le serveur apporte de nouvelles saucisses.
L'Allemand qui faisait la queue derrière elle s’est figé sur place; sa fourchette déjà
tendue vers une saucisse s'est immobilisée à mi-hauteur ; le rouge de
l'indignation a empli son visage.
C'était un Allemand énorme, un colosse, plus de deux mètres, au moins cent
cinquante kilos.
J'ai cru un instant qu'il allait planter sa fourchette dans les yeux de l'octogénaire,
ou la serrer par le cou et lui écraser la tête sur le distributeur de plats chauds.
Elle, comme si de rien n'était, avec cet égoïsme sénile -devenu inconscient- des
vieillards, est revenue en trottinant vers sa table. L'Allemand a pris sur lui, j’ai
senti qu'il prenait énormément sur lui ; son visage a retrouvé peu à peu son
calme et il est reparti tristement, sans saucisses, en direction de ses congénères.
À partir de cet incident, j’ai composé un petit sketch relatant une révolte
sanglante dans un club de vacances, déclenchée par des détails minimes
contredisant la formule all-inclusive: une pénurie de saucisses au petit déjeuner,
suivie d'un supplément à payer pour le minigolf. Le jour même, j’ai présenté ce
sketch lors de la soirée Vous avez du talent ! en interprétant tous les personnages
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à la fois, débutant ainsi dans la voie du one-man-show, que je ne devais
pratiquement jamais quitter tout au long de ma carrière de comique.
Ma prestation a obtenu un succès très vif, beaucoup riaient aux larmes et il y a
eu des applaudissements nourris.
Le soir même, à la discothèque, une jolie brune appelée Sylvie m’a dit que je
l'avais beaucoup fait rire, et qu'elle appréciait les garçons qui avaient le sens de
l'humour.
Chère Sylvie…
C'est ainsi que j’ai perdu ma virginité, et que s’est décidée ma vocation.
Ce matin, Esther est rentrée à Madrid.
Je pourrais soigner mes azalées. Je pourrais me consacrer à la natation. Relire
Balzac.
Entre le chien.
Je pourrais sortir avec Fox, fuir le chantier. Je pourrais aller admirer la plage de
Rodalquilar. C’est une plage splendide, presque toujours déserte, d’une platitude
géométrique au sable immaculé, environnée de falaises aux parois verticales d’un
noir éclatant.
Un homme d’un réel tempérament artistique pourrait sans nul doute mettre à
profit cette solitude, cette beauté… Mais moi, pour ma part, je me sens face à
l’infini comme une puce sur une toile cirée. Toute cette beauté, ce sublime
géologique, je n’en ai rien à foutre. Je les trouve même vaguement menaçants.
« Le monde n’est pas un panorama » note sèchement Schopenhauer.
Le seul endroit où je me sente bien, c’est blotti dans les bras d’une femme, blotti
dans son vagin, et à mon âge je ne vois aucune raison que ça change.
L’existence de la chatte est déjà en soi une bénédiction et le simple fait que je
puisse y être et m’y sentir bien constitue déjà une raison suffisante pour
prolonger ce pénible périple.
« La vérité, c’est que rien ne peut me convenir sur cette terre » note Kleist juste
avant de se suicider sur les bords du Wannsee.
Faut-il être né sous un ciel uniformément gris pour comprendre ? Ici le ciel est
d’un bleu éclatant et nulle végétation ne rampe sur les falaises de Carboneras ; ça
n’y change pas grand-chose.
Non décidément, je n’exagère pas l’importance de la femme.
Aujourd’hui, jouer avec Fox : lancer la balle dans les escaliers, la rattraper.
Musique
Acte 1, Scène 3
« Puisque nous sommes des hommes, il convient, non de rire des malheurs de
l’humanité, mais de les déplorer. » Démocrite d’Abdère.
J’ai quarante-sept ans maintenant et cela fait trente ans que j’ai entrepris de faire
rire mes semblables.
Racisme, Pédophilie, Cannibalisme, Parricide, Actes de torture et de barbarie…
En moins de deux décennies, j’ai écrémé la quasi-totalité des créneaux porteurs.
2005 : Mon premier spectacle « On préfère les partouzeuses palestiniennes » a
largement contribué à ma renommée. Celui-ci etait flanqué des deux courts
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métrages : « Parachutons des minijupes sur la Palestine » et « Broute-moi la
bande de Gaza, mon gros colon Juif »
Ça se déroulait à Jérusalem-Est. Il s'agissait d'un dialogue entre un terroriste du
Hamas et un touriste allemand.
Le terroriste palestinien commençait par établir que, sur le plan métaphysique, la
valeur de l'otage était nulle - puisqu'il s'agissait d'un infidèle. Elle n'était
cependant pas négative - comme ç'aurait été le cas, par exemple, d'un Juif. Sa
destruction n'était donc pas souhaitable, elle était simplement indifférente. Sur le
plan économique, par contre, la valeur de l'otage était considérable puisqu'il
appartenait à une nation riche et connue pour se montrer solidaire à l'égard de
ses ressortissants.
Ces préambules posés, le terroriste palestinien se livrait à une série
d'expériences : d'abord, il arrachait une des dents de l'otage, à mains nues, avant
de constater que sa valeur négociable en restait inchangée. Il procédait ensuite à
la même opération sur un ongle en s'aidant, cette fois, de tenailles.
Un second terroriste intervenait, une brève discussion avait lieu entre les deux
Palestiniens sur des bases plus ou moins darwiniennes.
En conclusion, ils arrachaient les testicules de l'otage, sans omettre de suturer
soigneusement la plaie afin d'éviter un décès prématuré.
D'un commun accord, ils concluaient que la valeur biologique de l'otage était
seule à ressortir modifiée de l'opération, sa valeur métaphysique restait nulle et
sa valeur négociable très élevée.
Ce show avait déjà un ton de burlesque islamophobe léger ; mais j'ai eu l'idée
d'introduire un soupçon d'antisémitisme, destiné à contrebalancer le caractère
globalement anti-arabe du spectacle. C'était la voie de la sagesse.
Il a eu des plaintes d’associations musulmanes, des menaces d’attentat à la
bombe, enfin un peu d’action. L’espace d’une saison, je me suis retrouvé dans la
peau d’un héros de la liberté d’expression.
2007 : « Diogène le cynique »
Les cyniques - c'est un point en général oublié de leur doctrine - préconisaient
aux enfants de tuer et de dévorer leurs propres parents dès que ceux-ci, devenus
inaptes au travail, représentaient des bouches inutiles. Une adaptation
contemporaine aux problèmes posés par le développement du quatrième âge
n'était guère difficile à imaginer.
Je mettais en scène le combat entre les cyniques et un réseau de vieillards tueurs
d’enfants, le MEN : Mouvement d’Extermination des Nains.
Inspiré par des thèses proches de l’écologie fondamentale, le MEN prônait la
disparition de la race humaine et son remplacement par une espèce d’ours
supérieurement intelligent.
C’est Depardieu qui a joué le rôle de chef des ours.
2008 : « Deux mouches plus tard »
Manuel de civilité à l’égard des petites filles, à l’usage des maisons d’éducation…
C’était cette fois un film qui relatait la vie d’un homme dont la distraction favorite
était de tuer des mouches à l’élastique. En général, il les ratait.
On avait quand même à faire à un long métrage de trois heures.
La seconde distraction de cet homme cultivé grand lecteur de Pierre Louys, était
de se faire sucer la pine par des petites filles prépubères, quatorze ans au
maximum. Ca marchait mieux qu’avec les mouches !
« Une peu reluisante pantalonnade » avait titré le Monde…
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Certes, il s’agissait d’une comédie et la plupart des gags étaient faciles voire
vulgaires, mais il y avait quand même certains dialogues qui me paraissent, avec
le recul, être ce que j’ai produit de meilleur. En particulier en Corse, dans le long
plan séquence tourné sur le col Bavella où le héros, que j’interprétais, faisait
visiter sa résidence secondaire à la petite Aurore, neuf ans, dont il venait de faire
la conquête au cours d’un goûter Disney au Marinland de Bonifaccio :
« C’est pas la peine d’habiter en Corse, lançait la fillette avec insolence, si c’est
pour être dans un virage ». « Voir passer les voitures, c’est déjà un peu vivre »,
répondait-il.
2010 : Dans « Le combat des minuscules », je mettais en scène des arabes
rebaptisés Vermine d’Allah, des juifs qualifiés de Poux circoncis, et même des
chrétiens libanais affligés du plaisant sobriquet de Morpions du con de Marie.
Comme le notait le critique du Point, les religions du livre étaient renvoyées dos à
dos.
Ce spectacle était composé également d’une série de morceaux de rap,
notamment « Nique les bédouins, tribute to Ariel Sharon » et « Défonçons l’anus
des nègres », dont j’étais particulièrement satisfait, Nègre rimait tantôt avec pègre,
tantôt avec intègre, anus avec lapsus, ou bien cunnilingus… En somme de bien
jolis lyrics, lisibles à plein de niveaux.
Enfin, potentiellement je tenais un hit et en plus j’avais un bon buzz.
Le relatif insuccès public était imputable à la médiocrité de la musique de
Bertrand Batasuna, un compositeur indépendant. Non seulement ce type était
d’une stérilité créatrice totale - il se contentait pendant les sessions
d’enregistrement de ronfler sur la moquette en pétant tous les quarts d’heure mais en plus, il était très désagréable, un vrai nazi.
Son précédent projet, une polyphonie de brebis pyrénéenne, samplée sur de la
techno hard-core, s’était d’ailleurs soldé par un échec commercial cuisant.
On aurait dû prendre Obispo ou Goldman, comme tout le monde.
Heureusement, Bernard Kouchner s’est déclaré personnellement écœuré, ce qui
m’a permis de terminer à guichets fermés. Merci Bernard !
Bref ça se passait bien, vraiment bien.
Toujours est-il que deux semaines après la première de mon dernier spectacle :
En avant Milou, en route vers Aden, sous titré « 100% dans la haine », j'ai
commencé à être gagné par un malaise de plus en plus vif, allant parfois jusqu'à
la nausée.
La raison de ce malaise m'est apparue de plus en plus clairement au fil des
représentations: ce que je ne parvenais plus à supporter c'était le rire, le rire en
lui -même, cette subite et violente distorsion des traits qui déforme la face
humaine, qui la dépouille en un instant de toute dignité.
Si l'homme rit, s'il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce
déformation faciale, c'est également qu'il est le seul, dépassant l'égoïsme de la
nature animale, à avoir atteint le stade infernal et suprême de la cruauté.
À chaque fois que le public riait, j'étais obligé de détourner le regard pour ne pas
voir ces gueules, ces centaines de gueules animées de soubresauts, agitées par la
haine.
L’Homme parle comme le chien aboie. Pour manifester crainte ou colère.
Depuis que j’ai rencontré Esther j’ai définitivement abandonné l’idée de reprendre
ma carrière. Le plaisir est silencieux tout comme l’est l’état de bonheur.
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Et c’est cela, cette saveur de la vie vivante, qu’Esther m’a rendue.
Je ne peux, après tant d’autres finalement vaincus par leurs grimaces, que
m’incliner : immense et admirable, décidément, est la puissance de l’amour.
Toute énergie est d’ordre sexuel, et lorsque l’animal n’est plus bon à se
reproduire, il n’est absolument plus bon à rien. Il en va de même pour les
hommes; lorsque l’instinct sexuel est mort, écrit Schopenhauer, le véritable
noyau de la vie est consumé. Ainsi note-il dans une métaphore terrifiante de
violence, « l’existence humaine ressemble à une représentation théâtrale qui,
commencée par des acteurs vivants, serait terminée par des automates revêtus des
mêmes costumes. »
Je ne veux pas devenir un automate.
Acte 2, Scène 1
Esther et moi nous sommes revus très souvent au cours des dernières semaines.
Je passe presque tous les week-ends à Madrid.
J’ignore complètement si elle couche avec d’autres garçons en mon absence, je
suppose que oui, mais je parviens assez bien à chasser la pensée de mon esprit.
Après tout elle est chaque fois disponible pour moi, heureuse de me voir et elle
fait l’amour avec autant de candeur et aussi peu de retenue et je ne vois pas
vraiment ce que je pourrais demander de plus.
Si elle a d’autres amants, leur présence est singulièrement discrète et à défaut
d’être le seul - ce qui est après tout également possible - je suis sans nul doute le
préféré.
Ce n’est certainement pas ma célébrité qui plait à Esther, ni mon argent : Elle
connaît des gens de toutes sortes ; les uns très riches, les autres très pauvres et
n’y voit rien à redire. Elle accepte cette inégalité comme toutes les autres avec
une parfaite simplicité.
Ma génération a encore été marquée par différents débats autour de la question
du régime économique souhaitable, débat qui se concluait toujours par la
supériorité de l’économie de marché.
Dans la génération d’Esther, ces débats mêmes ont disparu. Le capitalisme est
pour elle un milieu naturel où elle se meut avec l’aisance qui la caractérise dans
tous les actes de la vie. Toute idée de revendication collective lui est
complètement étrangère. Il lui parait évident depuis toujours que sur le plan
financier comme pour toutes les questions essentielles de la vie chacun doit se
défendre seul, et mener sa propre barque sans compter sur l’aide de personne.
La seule chose que je m’explique mal, c’est l’espèce de gêne qu’éprouve Esther
quand sa sœur lui téléphone et que je suis avec elle.
J’ai rencontré presque tous ses amis, mais je n’ai jamais rencontré sa sœur aînée,
avec qui pourtant elle vit. Je me demande pourquoi…
Ce n’est certainement pas le contenu de mes productions, show ou films, qui sont
en cause, sa sœur a mené une vie elle-même passablement débridée. Toutes les
drogues ont droit de cité chez elle. Lorsqu’Esther avait deux ans, sa sœur vivait
avec deux hommes, eux-mêmes bisexuels ; tous trois couchaient dans le même lit
et venaient lui dire bonsoir avant qu’elle ne s’endorme. Plus tard, sa sœur a vécu
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avec une femme, sans cesser de recevoir de nombreux amants. Je vois très bien
le genre de femme que c’est : en matière artistique, elle est certainement
partisane d’une liberté d’expression totale. En tant que journaliste de gauche, elle
doit respecter la thune.
…Mais il doit y avoir quelque chose de plus secret, de moins avouable.
Je pense qu’elle trouverait que je suis trop vieux. Elle trouverait ça malsain. Pas
normal. Pas normal qu’Esther ne soit pas avec un garçon de son âge.
Oui, c’est ça !
La différence d’âge est le dernier tabou. L’ultime limite d’autant plus forte qu’elle
est la dernière et qu’elle a remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne, on
peut être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il est interdit d’être vieux !
Hé bien oui ! Je suis un homme vieillissant. J’ai cette disgrâce, pour reprendre le
terme employé par Coetzee. Cette liberté de mœurs si charmante, si fraîche si
séduisante chez les adolescents ne peut être chez moi, que l’insistance
répugnante d’un vieux cochon qui refuse de passer la main.
C’est ce que pense sa sœur et ce que tout le monde penserait à sa place !
A ce propos, nous avons eu notre première dispute avec Esther.
Elle a tenu à voir Ken Park, le film de Larry Clark. La scène où cette sale petite
ordure bat ses grands parents m’est en particulier insupportable.
Esther aime ses films par habitude, par conformisme, parce que c’est cool
d’approuver la représentation de la violence dans les arts. Elle l’aime sans
discernement, comme elle aime Haneke, par exemple, sans même se rendre
compte que le sens des films de Haneke, douloureux et moral, est aux antipodes
de ceux de Larry Clark.
Après le film, nous sommes ensuite allés dans un bar bizarre, très kitsch rempli
d’homosexuels paroxystiques qui s’enculaient sans retenue dans des backrooms
adjacentes. Aux tables voisines, des groupes de garçons et de filles sirotaient des
cocas.
L’ensemble de ma carrière et de ma fortune, je l’ai bâti sur l’exploitation
commerciale des mauvais instincts, sur cette attirance absurde de l’occident pour
le cynisme et pour le mal, je me sens donc bien placé pour dire que parmi tous
les commerçants du mal, Larry Clark est le plus commun et le plus vulgaire
simplement parce qu’il prend le parti des jeunes contre les vieux.
Tous ses films n’ont pour objectif que d’inciter les enfants à se comporter envers
leurs parents sans la moindre humanité, sans la moindre pitié. Et cette tendance
prétendument culturelle ne dissimule en fait que le désir d’un retour à l’état
primitif où les jeunes se débarrassaient des vieux sans ménagements, sans états
d’âme, simplement parce qu’ils sont trop faibles pour se défendre. Elle n’est qu’un
reflux brutal, typique de la modernité, vers un stade antérieur à toute civilisation.
Car toute civilisation peut se juger au sort qu’elle réserve aux plus faibles, à ceux
qui ne sont plus ni productifs, ni désirables.
Larry Clark et son immonde complice Harmony Korine ne sont que deux des
spécimens les plus pénibles et artistiquement les plus misérables de cette racaille
nietzschéenne qui prolifère dans le champ culturel depuis trop longtemps.
Ils ne peuvent en aucun cas être comparés à Haneke, ou à moi-même par
exemple, qui me suis toujours arrangé pour introduire une forme de doute,
d’incertitude, de malaise au sein de mes spectacles, même s’ils sont - je suis le
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premier à le reconnaître - globalement répugnants.
Non seulement les vieux n’ont plus le doit de baiser mais ils n’ont plus le droit de
se révolter contre un monde qui les écrase sans retenue, en fait la proie sans
défense de la violence des délinquants juvéniles avant de les parquer dans des
mouroirs ignobles où ils sont humiliés et maltraités par des aides soignants
décérébrés, et malgré tout cela la révolte leur est interdite. La révolte elle aussi comme la sexualité, comme le plaisir, comme l’amour - est réservée aux jeunes, et
n’a aucune justification possible en dehors d’eux !
En somme, les vieillards sont en tous points traités comme de purs déchets
auxquels on n’accorde qu’une survie misérable, conditionnelle et de plus en plus
limitée.
Dans mon scénario « Le déficit de la sécurité sociale », j’ai incité les vieux à se
révolter contre les jeunes, à les utiliser, à les mater. Pourquoi par exemple, les
adolescents mâles ou femelles, consommateurs voraces et moutonniers, toujours
friands d’argent de poche, ne serait-ils pas contraints à la prostitution, seul
moyen pour eux de rembourser dans une faible mesure les efforts et fatigues
immenses consentis pour leur bien être ?
Voilà un vrai problème moral, pas du Larry Clark !
Ca a été notre première vraie conversation. Et c’est d’ailleurs, me semble-t-il, la
première vraie conversation que j’aie eue avec qui que ce soit depuis des années.
Musique
Acte 2, Scène 2.
Aujourd’hui, Esther devait me rendre visite mais elle est trop occupée. Elle
interprète le rôle principal dans un court-métrage. C’est un coup de chance, m’at-elle dit, elle a été prise au dernier moment.
Parfois je me laisse aller… à des rêveries involontaires, en général d’ailleurs plutôt
déplaisantes : je pense aux castings où Esther doit embrasser des garçons, aux
scènes de sexe qu’elle doit interpréter dans différents courts-métrages.
Elle a si peu d’inhibitions.
Il sort son carnet et lit :
Il n’y a pas d’amour
(Pas vraiment, pas assez)
Nous vivons sans secours,
Nous mourons délaissés.
L’appel à la pitié
Résonne dans le vide,
Nos corps sont estropiés
Mais nos chairs sont avides.
Disparues les promesses
« La possibilite d’une ile » -­‐ Version Phénix – Novembre 2014 11
D’un corps adolescent,
Nous entrons en vieillesse
Où rien ne nous attend
Que la mémoire vaine
De nos jours disparus,
Un soubresaut de haine
Et le désespoir nu.
Je me demande ce qu’elle peut faire en ce moment. Si son petit vagin souple se
contracte sur d’autres queues.
Je sais qu’elle sort souvent en boîte, mais jamais elle ne me propose de
l’accompagner. Je l’imagine répondant à ses amis qui lui offrent de sortir : Non,
pas ce soir, je suis avec Daniel. Je connais maintenant la plupart de ses amis.
Beaucoup sont étudiants ou acteurs souvent dans le genre groove, cheveux milongs et vêtements confortables ; certains au contraire, surjouent sur un mode
humoristique le style macho et latin lover mais tous sont, évidemment, jeunes…
Comment peut-il en être autrement ? Combien d’entre eux ont été ses amants ?
Elle ne fait jamais rien qui puisse me mettre mal à l’aise. Mais je n’ai jamais eu,
non plus, le sentiment de faire véritablement partie du groupe. Je me souviens
d’un soir, nous étions une dizaine réunis dans un bar et tous parlaient avec
animation des mérites de différentes boîtes certaines plus house, d’autres plus
transe… J’avais horriblement envie de leur dire que je voulais moi aussi entrer
dans ce monde, m’amuser avec eux, aller jusqu’au bout de la nuit. Puis, j’ai
aperçu mon visage se reflétant dans une glace, et j’ai compris… J’ai la
quarantaine bien sonnée ; mon visage est soucieux, rigide, marqué par
l’expérience de la vie, les responsabilités, les chagrins. Je n’ai pas le moins du
monde la tête de quelqu’un avec qui on pourrait envisager de s’amuser !
Par moments, en marchant à côté d’Esther, dans un parc, ou le long de la plage,
je suis envahi d’une ivresse extraordinaire, j’ai l’impression d’être un garçon de
son âge, et je marche plus vite, je respire profondément, je me tiens droit, je parle
fort.
A d’autres moments par contre, en croisant nos reflets dans un miroir, je suis
envahi par la nausée et, le souffle coupé, je me recroqueville sous les
couvertures... D’un seul coup je me sens si vieux, si flasque !
Dans l’ensemble pourtant mon corps n’est pas mal conservé, je n’ai pas un poil
de graisse, j’ai même quelques muscles… Mais mes fesses pendent, et surtout
mes couilles, mes couilles pendent de plus en plus, et c’est irrémédiable, je n’ai
jamais entendu parler d’aucun traitement. Pourtant, elle les lèche, ces couilles,
elle les caresse – sans paraître en ressentir la moindre gêne.
Oh, je suis une petite biche sentimentale et je vais en crever !
Je vais crever dès qu’Esther cessera de m’aimer, parce que quand même il y a des
limites. Chacun d’entre nous a beau avoir une certaine capacité de résistance, on
finit tous par mourir d’amour ou d’absence d’amour, c’est au bout du compte
inéluctablement mortel. Je l’ai toujours su, mais cette prémonition ne m’a
nullement fait hésiter.
Tant il est vrai qu’on doit rencontrer sa propre mort, la voir au moins une fois en
face, il est à tout prendre préférable que cette mort, plutôt que celui, habituel, de
l’ennui et de l’usure, ait, par extraordinaire, le visage du plaisir.
« La possibilite d’une ile » -­‐ Version Phénix – Novembre 2014 12
Musique.
Acte 2, Scène 3.
Depuis le début du mois d’Août, une zone de haute pression s’est installée sur la
plaine centrale. La chaleur est devenue à peine soutenable…
Les bulldozers ont nivelé la zone, il n’y a plus de dunes. La construction de la
station balnéaire va maintenant pouvoir commencer.
Chaque jour l’endroit me devient un peu plus insupportable.
Non seulement, j’ai l’impression que les ouvriers n’ont aucune sympathie pour
moi, mais qu’ils me sont franchement hostiles, qu’ils font exprès de me frôler au
volant de leurs camions énormes et de terroriser Fox.
Je suis un étranger, un homme du nord, et de plus ils savent que je suis plus
riche qu’eux, beaucoup plus riche. Ils éprouvent à mon égard une haine sourde,
animale, d’autant plus forte qu’elle est impuissante. Le système social est là pour
protéger des gens comme moi, et le système social est solide. Je n’ai jamais
éprouvé de sympathie pour les pauvres et aujourd’hui moins que jamais.
La supériorité que mon fric me donne sur eux pourrait constituer une légère
consolation : je pourrais les regarder de haut, alors qu’ils pellettent leurs tas de
gravats, qu’ils déchargent leurs cargaisons de madriers et de briques ; je pourrais
considérer avec ironie leurs mains ravinées et leurs muscles, les calendriers de
femmes à poil qui décorent leurs engins de chantier... Ces satisfactions minimes,
ne m’empêcheront pas d’envier leur virilité non contrariée, simpliste ; leur
jeunesse aussi, la brutale évidence de leur jeunesse prolétarienne, animale.
Comme Esther ne porte jamais de sous-vêtements, la transpiration colle le tissu
de ses robes contre son corps. On distingue alors parfaitement l’auréole de ses
seins, la raie de ses fesses… Tous les ouvriers la regardent, certains même lui
sourient !
Esther va partir. Elle a été acceptée dans une académie de piano prestigieuse à
New York et a l’intention d’y passer une année scolaire. En même temps, elle a
été retenue pour un petit rôle dans une grosse production hollywoodienne sur la
mort de Socrate ; elle y incarnera une servante d’Aphrodite. Le rôle de Socrate
sera tenu par Robert De Niro.
Je pense qu’Esther rentrera vite des Etats-Unis ; il me paraît peu vraisemblable
que sa carrière de pianiste puisse connaître de grands développements. Elle n’a
quand même pas le talent nécessaire, ni la dose de folie qui l’accompagne.
Comme toutes les très jolies jeunes filles, Esther n’est au fond bonne qu’à baiser.
Il serait stupide de l’employer à autre chose, de la voir autrement que comme un
animal de luxe.
Malheureusement, Esther est loin d’être cette infernale petite salope que sont la
plupart des très jolies jeunes filles. Non seulement elle est compatissante et
douce, mais elle est suffisamment intelligente et fine pour se mettre à ma place.
Peut-être pourrais-je lui proposer de partir aux Etats-Unis, de m’installer là-bas
avec elle. Je me rend bien compte qu’elle n’a même pas envisagé la possibilité.
Elle ne m’a pas non plus proposé de venir lui rendre visite.
C’est une nouvelle période de sa vie, un nouveau départ, des nouveaux amis, un
nouveau boy-friend…
« La possibilite d’une ile » -­‐ Version Phénix – Novembre 2014 13
Elle va partir début Septembre. Personne n’est encore au courant, à l’exception
de sa sœur. Elle compte l’annoncer à ses amis lors de sa fête d’anniversaire, le
quinze Août.
Le quinze août, Fête de la vierge.
Entre le chien.
Le bienfait de la compagnie d’un chien tient au fait qu’il est possible de le rendre
heureux.
À travers les chiens, nous rendons hommage à l’amour, et à sa possibilité.
Qu’est ce qu’un chien sinon une machine à aimer ? On lui présente un être
humain, en lui donnant pour mission de l’aimer, et aussi disgracieux, pervers,
déformé soit-il, le chien l’aime.
Musique
Acte 3, Scène 1.
Esther portait un petit haut transparent, noué sous ses seins, qui en laissait
deviner la courbe. Ses bas dorés, maintenus par des jarretières, s’arrêtaient à un
centimètre de sa jupe –une mini-jupe ultra-courte, presque une ceinture, en
vinyle doré. Elle ne portait pas de culotte.
Les premiers invités sont arrivés vers vingt-trois heures mais la fête n’a
commencé véritablement qu’à trois heures du matin. Esther embrassait tous les
nouveaux arrivants avec effusion, elle était resplendissante. Tout le monde a été
mis au courant de son départ à New York. Il y avait à peu près deux cent
personnes, j’étais sans doute le seul à avoir dépassé vingt-cinq ans…
Au début je me suis comporté correctement, de façon semi nonchalante.
Beaucoup me connaissaient ou m’avait vu au cinéma, j’avais un peu peur de
paraitre ridicule: après tout j’étais dans la position du mec qui se fait larguer,
mais l’alcool m’a aidé a calmer la montée d’angoisse.
Vers dix heures du matin, la house a cédé place à la transe et je commençais à
être un peu fatigué. J’ai observé des mouvements en direction des chambres. J’ai
pris un couloir au hasard, j’ai ouvert une porte : des garçons et des filles à demi
dévêtus étaient affalés en travers d’un lit. Dans le coin, une adolescente blonde,
au t-shirt relevé, faisait des pipes. Je me suis assis au pied du lit, près d’une
brune à la peau mate, aux seins magnifiques. Esther est entrée. Elle était vive, en
pleine forme, accompagnée d’un ami - un petit tout blond, tout mignon. Elle s’est
accroupie pour préparer des lignes de coke, sa jupe est remontée très haut sur
son cul. Elle a sniffé rapidement, puis elle s’est redressée d’un bond et est
repartie en direction de la fête.
Lorsque j’ai atteint la pièce principale elle était déjà au milieu des danseurs. Je
me suis mis à danser près d’elle. Ses cheveux tourbillonnaient autour de son
visage, son chemisier était complètement trempé de sueur, le bout de ses seins
pointait sous le tissu. Le beat était de plus en plus rapide et j’avais de plus en
plus de mal à suivre. Nous avons été séparés par un groupe de garçons. Je me
suis accroché à elle, je l’ai prise par la taille, elle s’est dégagée pour aller vers ses
amis. Elle me parlait mais je ne comprenais rien, le vacarme des basses
recouvrait tout. Et j’ai vu leurs visages se fermer autour de moi, sans doute me
parlaient-il également mais je ne comprenais rien. Je l’ai enfin entendue qui
« La possibilite d’une ile » -­‐ Version Phénix – Novembre 2014 14
répétait : « Please Daniel, PLEASE… It’s a party ! Stop that ! »
La fête a continué toute la journée. Vers cinq heures de l’après midi, je me suis
réveillé avec l’impression que des milliers de vers couraient sous ma peau et
l’envie presque irrésistible de me déchirer jusqu’au sang. La musique était plus
calme, plusieurs filles dansaient en bougeant lentement les bras comme de
grandes ailes. La chaleur était suffocante.
Je suis allé m’asseoir près d’Esther mais elle ne m’a prêté aucune attention.
Plus tard, quelqu’un a remis de la techno. J’ai erré dans des zones intérieures
pénibles, confinées, comme une succession de pièces sombres. A un moment
donné, j’ai dit à une fille : « Ca n’a au trou-du-cune importance », elle m’a regardé
bizarrement. Je me suis rendu compte que plusieurs personnes me regardaient
bizarrement, et que je parlai tout seul, apparemment depuis plusieurs minutes.
J’ai fini par retrouver Esther allongée au milieu d’un groupe dans une des
chambres du fond, elle n’avait plus que sa mini jupe retroussée jusqu’à la taille.
Un grand brun allongé derrière elle lui caressait les fesses et s’apprêtait à la
pénétrer ; elle parlait à un autre garçon et en même temps, elle jouait avec son
sexe, le tapotait en souriant contre son nez, contre ses joues.
La jeunesse est le temps du bonheur, sa saison unique ; les jeunes sont le sel de
la terre, tout leur est donné, tout leur est possible. J’ai erré parmi eux, comme
une sorte de monstre préhistorique avec mes niaiseries romantiques, mes
attachements, mes chaînes. Ce sentiment d’attachement exclusif qui me torture
ne correspond absolument à rien pour Esther, n’a aucune justification, aucune
raison d’être. Esther ne veut pas être amoureuse, elle n’aime pas l’amour, elle
refuse ce sentiment d’exclusivité, de dépendance et c’est toute sa génération de
kids définitifs qui la refuse avec elle.
Il n’y a pas d’amour dans la liberté individuelle, dans l’indépendance; il n’y a
d’amour que dans le désir d’anéantissement, de fusion, de disparition
individuelle, dans une sorte de sentiment océanique qui est, au moins dans un
futur proche, condamné. Je suis sans doute un des derniers hommes de ma
génération à m’aimer suffisamment peu pour être capable d’aimer quelqu’un
d’autre.
Qu’Esther rentre ou pas, je sais que ça n’y changera rien, qu’elle n’aura pas envie
de me revoir. Pour elle, je suis de l’histoire ancienne.
Plus tard, alors que le jour se levait sur Madrid, je me suis masturbé rapidement
près de la piscine. A quelques mètres de moi, il y avait une fille vêtue de noir au
regard vide. J’ai pensé qu’elle n’avait même pas remarqué ma présence, mais elle
a craché de côté au moment où j’ai éjaculé.
Et j’ai dormi probablement longtemps, parce qu’à mon réveil il n’y avait plus
personne. Je me suis levé avec difficulté, j’ai traversé la terrasse au milieu des
reliefs de nourriture et des bouteilles vides. Je me suis accoudé au balcon et j’ai
observé Madrid en contrebas. Le soleil avait déjà entamé sa descente dans le ciel,
la nuit n’allait pas tarder à tomber.
Ce matin, en rentrant de la fête, j’ai pris le chemin qui monte par les collines avec
Fox, en évitant le chantier situé en face de la maison, puis je suis redescendu
jusqu’aux falaises pour contempler la mer. Je me suis arrêté à chaque virage
adoptant le rythme de Fox, il était joyeux, je le voyais, de notre longue
promenade.
« La possibilite d’une ile » -­‐ Version Phénix – Novembre 2014 15
En arrivant à la porte de ma résidence, je me suis aperçu que Fox n’était plus là.
Je ne l’ai retrouvé que tard dans l’après-midi ; il n’était qu’à trois cent mètres de
la maison, j’ai dû passer plusieurs fois sans le voir, il n’y avait que sa tête qui
dépassait, légèrement tâchée de sang, la langue sortie, le regard immobilisé dans
un rictus d’horreur. J’ai dégagé son corps, qui avait éclaté comme un boudin de
chair, les intestins étaient sortis ; il était largement sur le bas côté ; un camion a
dû faire un écart expressément pour l’écraser.
Je suis rentré chez moi, le visage ruisselant de larmes, détournant les yeux pour
ne pas croiser le regard des ouvriers qui s’arrêtaient sur mon passage, un sourire
mauvais aux lèvres.
Mais il n’y a pas d’inquiétudes à avoir.
Le code génétique de Fox a été conservé. Il est stocké dans de bonnes conditions.
Malheureusement, pour l’instant, l’opération de réplication est aussi impossible
chez les chiens qu’elle l’est chez les hommes. Mais peu de choses nous séparent
du but. Ce n’est qu’une question d’années, de mois probablement ; l’opération a
déjà été réussie chez les rats, et même, quoique de manière non reproductible,
chez un chat domestique. Le chien, bizarrement, semble poser des problèmes
plus complexes. Mais on m'a promis de me tenir au courant, on m’a promis que
Fox serait le premier à bénéficier de la technique.
Un temps.
Daniel se recroqueville sur lui-même couché par terre sur son sac.
Je ressens pour la première fois, encore obscure, lointaine, voilée, comme une
émotion qui s’apparente à l’espérance.
J’ai grandi, j’ai vieilli dans l’idée de la mort, et dans la certitude de son empire,
mais je commence à comprendre la Promesse.
Le monde n’aura plus le pouvoir de nous détruire. Nous allons retrouver
l’immortalité.
Musique.
Voix off d’Esther.
Elle apparait en transparence derrière le rideau.
Les êtres vivants sont composés de matière et d’information. La composition de
cette matière nous est aujourd’hui connue au gramme près : il s’agit d’éléments
chimiques simples, déjà largement présents dans la nature.
L’information, elle, repose entièrement sur l’ADN, celui du noyau et celui des
mitochondries. Cet ADN contient non seulement l’information nécessaire à la
construction de l’ensemble, à l’embryogenèse, mais aussi celle qui pilote et
commande les fonctions de l’organisme.
Dès lors, pourquoi devrions-nous nous astreindre à passer par l’embryogenèse ?
Pourquoi ne pas fabriquer directement un être humain adulte à partir des
éléments chimiques nécessaires et du schéma fourni par l’ADN ?
Tant que nous resterons tributaires du développement biologique normal, il
faudra à peu près dix-huit ans pour construire un nouvel être humain; lorsque
l’ensemble des processus seront maîtrisés, nous pourrons ramener ce délai à
moins d’une heure.
Les hommes du futur naîtront directement dans un corps d’adulte, et c’est ce
modèle qui sera reproduit par la suite.
Elle traverse le rideau. Il se lève. Elle s'assied sur la chaise. Il s'assied sur ses
« La possibilite d’une ile » -­‐ Version Phénix – Novembre 2014 16
genoux.Elle le prend dans ses bras. Il pleure dans ses seins.
Image de Pietà consolatrice.
Esther:
Plus tard au réveil, alors que tu seras traversé par un frisson de joie à l’idée que
nous descendrons à la plage ensemble, sur une plage sauvage et difficile d’accès,
je t'apparaîtrais vêtue d’un mini short blanc dont j'aurais laissé ouverts les deux
premiers boutons, découvrant la naissance de mes poils pubiens; sur mes seins,
j'aurai noué un châle doré, en prenant soin de le remonter un peu pour qu’on
puisse apercevoir leur base. La mer sera très calme. Une fois installée, je me
déshabillerai complètement, ouvrirai largement mes cuisses, offrant mon sexe au
soleil. Sur les plages évidemment, nous croiserons des jeunes filles nues, qui se
feront bronzer. Et même en très grand nombre. Tu les retrouveras la nuit au
centre d’orgies dont tu seras le héros, et moi l’organisatrice.
Demain ou après demain au crépuscule, sur la terrasse du lounge bar, je poserai
les pieds sur une chaise en face d’elle, j'écarterai les jambes, et puis soudain je
m’essuiera la chatte avec une des serviettes en papiers du bar, et tout cela
semblera naturel et logique, une simple conséquence de la température ambiante.
L'immortalité est comme une deuxième chance, une troisième chance, ou des
chances multiples, à l'infini.
Fin de la musique.
Noir.
Le texte suivant apparait projeté :
« Soyez les bienvenus dans la vie éternelle, mes amis. »
Le chien traverse le plateau.
« La possibilite d’une ile » -­‐ Version Phénix – Novembre 2014 17