Des vies d`oiseaux
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Des vies d`oiseaux
Des vies d’oiseaux Véronique Ovaldé Des vies d’oiseaux A vue d’œil 3 Merci à Alix Penent d’Izarn, si clairvoyante. © Éditions de l’Olivier, 2011. © À vue d'œil, 2012, pour la présente édition. ISBN : 978-2-84666-669-5 www.avuedoeil.fr À vue d'œil 27 Avenue de la Constellation B.P. 78264 CERGY 95801 CERGY-PONTOISE CEDEX Numéro Azur : 0810 00 04 58 (prix d’un appel local) 4 I VIDA TAÏBO 1997 5 La reine en son palais On peut considérer que ce fut grâce à son mari que madame Izarra rencontra le lieutenant Taïbo. Monsieur Izarra avait tenu à appeler le poste de police, un soir d’octobre 1997, malgré l’heure tardive et le caractère sans urgence de son appel, afin de déclarer qu’il leur semblait avoir été cambriolés mais que rien, et il avait insisté étrangement sur ce point, ne leur avait été dérobé. Taïbo, qui était d’astreinte ce soir-là, seul avec un livre sur Valerie Jean Solanas, se permettant de lire parce que justement il était seul et qu’il ne s’attirerait aucune réflexion désobligeante, avait reposé le livre en question dans l’unique tiroir qui fermait à clé, soupiré dans le combiné et demandé pourquoi ils en étaient venus à l’idée qu’ils avaient été cambriolés puisque rien ne manquait. 7 Ce n’est pas qu’il désirait jouer sur les mots. Le lieutenant Taïbo était un homme qui se voulait précis. Mais la voix de monsieur Izarra s’était durcie. Il devait parler avec ce genre de voix à ses collaborateurs. Il devait arriver en réunion toujours en retard, ouvrir la porte de la salle avec brusquerie comme s’il désirait les surprendre à jouer aux cartes ou à passer des appels confidentiels à une société concurrente, et il devait balayer du regard les dits collaborateurs déjà tous assis autour de la table, qui eux faisaient comme s’ils ne l’avaient pas vu, tentant de continuer la réunion sans tenir compte de son irruption, essayant de ne pas être tétanisés par sa soudaine présence si évidemment réprobatrice. Et monsieur Izarra se mettait en condition, il regardait les stores, les fauteuils, les revêtements muraux, l’ordre du jour sur le tableau, il y avait toujours quelque chose qui l’agaçait ou l’offusquait et il commençait à leur parler d’une voix cassante. Il les interrompait et il les brisait. 8 Il avait ce ton quand il a dit : – Rien n’a été visiblement volé, lieutenant. Mais je vous saurais gré de venir tout de suite constater qu’il y a bien eu intrusion. Taïbo a secoué la tête dans son bureau nicotiné. – Je suis infiniment désolé, monsieur Izarra, mais il faut que quelqu’un… L’autre l’a coupé, rétorquant qu’il ne voulait rien savoir et tenait à ce qu’il vînt surle-champ. Il a donné son adresse et Taïbo l’a notée en continuant de secouer la tête. Quand ils eurent raccroché, Taïbo a ressorti son livre du tiroir, il lui était de toute façon impossible de quitter le poste de police ; il était seul et son collègue ne le relèverait que dans deux heures. Il était à l’avance fatigué de la conversation qu’il aurait avec monsieur Izarra. Le lendemain, il est arrivé chez monsieur et madame Izarra très tôt. Ils habitaient sur la colline de Villanueva face à la mer. Taïbo vivait de l’autre côté de la ville. Il n’aurait 9 jamais pu se payer une villa du style de la leur même s’il avait travaillé pendant deux mille ans et cessé de s’alimenter solide liquide pendant tout ce temps. Il habitait dans un mobil-home derrière l’hôpital dans le quartier qu’on appelait Villanueva Nueva parce qu’il était moderne (dans la mesure du possible) et parce qu’on y trouvait l’université et des immeubles bleus en verre. C’était tout ce qu’il pouvait s’offrir compte tenu de son salaire et de l’argent qu’il versait à Teresa quand elle était à sec. Mais au fond ce n’était pas un problème pour Taïbo. Il a tourné un moment dans le quartier des Izarra au volant de sa voiture bicolore, gyrophare éteint, rechignant à débarquer chez eux à six heures du matin, Taïbo n’y pouvait rien, il se levait si tôt qu’il n’avait souvent rien d’autre à faire que de conduire sa voiture de fonction comme s’il faisait des rondes, et ce quartier était magnifiquement tranquille, les rues grimpaient en douceur pour vous permettre à tout instant de voir la mer et ses chapelets d’îlots, les allées étaient 10 larges, aucune voiture n’était garée le long des trottoirs, des Indiens promenaient les chiens des monsieur madame dans le petit matin et bavardaient en fumant des cigarettes, laissant pisser ou forniquer les bestioles pur-sang dont ils avaient la garde, les alarmes des maisons clignotaient rouge en haut des grilles, les arbres étaient soigneusement taillés comme si chaque semaine une armada de garçons coiffeurs venait discipliner la végétation de ce quartier, et Taïbo se disait, « Avant, il y avait une jungle ici », mais là, présentement, on ne pouvait plus rien trouver d’insoumis ou d’exubérant quel que soit l’endroit où se posait le regard, il n’y avait plus que des magnolias luisants et des palmiers exemplaires. À Villanueva, l’hiver est une saison triste, et une grande partie des habitants de la colline (on l’appelait la colline Dollars) partaient en villégiature sous des cieux plus cléments, abandonnant leurs chiens et leurs Indiens sur place. Ils quittaient le pays, s’en allaient vers les montagnes du Chili ou les 11 plages brésiliennes. Et si l’on avait, comme Taïbo, une vague tendance à la mélancolie, le front de mer déserté, les quatorze kilomètres de plage venteuse et la mer gris timbale pouvaient dangereusement agir sur le moral. Aussi valait-il mieux fuir la ville le temps qu’elle recouvrât son soleil au zénith et sa population au monoï. Quand Taïbo a sonné chez les Izarra, l’interphone a bourdonné et une voix de femme lui a répondu. On lui a ouvert. L’allée du jardin était parfaite, la porte d’entrée, les arêtes en béton, les hibiscus, les grenadiers étaient parfaits. Taïbo a repéré une caméra au-dessus de l’angle nord. Il a pensé que c’était un drôle d’endroit pour poster une caméra, il était impossible de là-haut de voir la porte d’entrée à cause de la végétation. Madame Izarra l’a accueilli en disant : – Il est très tôt lieutenant. Elle lui a souri. Elle avait les cheveux blonds, une coiffure compliquée qui semblait prête à s’effondrer, mais qui bien entendu ne 12 s’effondrait pas, et un visage lisse et très pâle, délicatement plastifié, avec des pommettes hautes. On aurait dit qu’on avait mis de minuscules étais sous sa peau pour que ses pommettes puissent être aussi hautes. Ses yeux étaient beiges – impossible de qualifier plus justement la couleur de ses yeux, ils avaient adopté la teinte de sa carnation comme si trouver une autre couleur les avait épuisés et que cette demi-teinte un peu bizarre était ce qu’ils avaient pu faire de mieux. Elle s’est excusée du désordre, ils étaient revenus la veille de voyage. Elle avait une voix aiguë, perchée, tendue. Taïbo a regardé autour de lui. Tout paraissait à sa place, parfaitement à sa place, rien d’approximatif dans l’agencement de cette maison. – Vous prendrez bien un café ? Taïbo a acquiescé et ajouté : – Je ne voulais pas louper votre mari. Elle a haussé les épaules en passant dans le salon : – Il est déjà parti pour le bureau. Mais je vais vous expliquer, vous verrez. 13 Elle s’est éclipsée pour lui apporter un café, la bonne n’était pas là, il est resté debout, incongru au milieu de ce salon où tout ce qui n’était pas en bois foncé était blanc cassé. Taïbo a imaginé les hommes qui coupaient les arbres dans la forêt pour que cette femme déjeune sur cette table, il a bien aimé se faire cette réflexion, la diversité du monde était quelque chose qui le distrayait. Il s’est planté devant un tableau en réfléchissant à cela et quand Madame Izarra est revenue, elle a souri tout miel en disant : – Vous vous intéressez à la peinture lieutenant ? Elle a tendu la main vers le tableau qu’il examinait : – C’est un Bacon. Taïbo ne savait pas précisément qui était Bacon mais il a songé que c’était une drôle d’idée de le laisser pendu au mur pendant qu’on partait en voyage. Elle lui a fait signe de s’asseoir, il a choisi un tabouret en cuir blanc, elle a toussoté : 14 – C’est un repose-pieds, lieutenant, venez sur le canapé. Taïbo s’est levé du repose-pieds et il est allé docilement sur le canapé. Madame Izarra portait une sorte de grande tunique violette brodée qu’elle avait dû rapporter de son séjour à l’étranger. Il a aperçu ses chevilles quand elle s’est assise. – En fait, je peux confirmer qu’ils n’ont rien volé mais quelqu’un a dormi dans mon lit. Taïbo a pensé à Boucle d’Or. Il a sorti son carnet, il a noté Bacon et Boucle d’Or et tout ce qu’elle lui racontait. Apparemment plusieurs personnes avaient habité chez eux pendant deux semaines. Et il y avait au moins une femme, a certifié madame Izarra, l’index sur la lèvre dans un curieux geste qu’elle croyait gracieux mais qui a paru lui intimer le silence. 15