L`approche psychologique du sujet âgé et malade

Transcription

L`approche psychologique du sujet âgé et malade
par Anne Lahaye (1)
Mots-clés : personne âgée,
psychologie, dépendance,
désafférentation, pulsion.
La pulsion est, selon Freud, «un
processus dynamique consistant
en une poussée qui fait tendre
l’organisme vers un but. ... C’est
dans l’objet ou grâce à lui que la
pulsion peut atteindre son but.»
(1) Psychologue, Logopède.
Cliniques Universitaires de MontGodinne, Service de médecine
gériatrique,
av. G. Thérasse, 1, B-5530 Yvoir.
Tél. : ++ 32 (0)81 42 40 21
Institut Libre Marie Haps, rue d’Arlon,
11, B-1050 Bruxelles.
Bulletin d'Education du Patient,
Vol. 17, n°2, Juin 1998.
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Après une approche de quelques notions fondamentales de psychologie
(notion de pulsion, désir, angoisse de castration, objet), l’article aborde
la question du Sujet âgé et malade, comme étant pris dans un engrenage
de pertes physiques et psychiques. Les atteintes organiques et psychiques
sont étroitement liées chez la personne âgée et interpellent également
l’entourage familial.
L’approche médicale se doit de prendre en compte l’ensemble des aspects
pour comprendre ce qui se joue chez le Sujet, au-delà du symptôme
organique ou comportemental.
On ne peut aborder la question du Sujet âgé et malade sans d’abord se confronter à ses questionnements
sur son propre devenir, son propre vieillissement, sa
propre finitude.
La position que nous prenons vis-à-vis de cette personne âgée qui est notre patient, sera fonction de toute
notre expérience personnelle au travers de nos rapports avec les générations qui nous ont précédés,
rapports fondés sur notre milieu, notre éducation,
notre histoire, ...
Avant d’être des thérapeutes, nous sommes d’abord
sujets qui portons en nous nos propres questions
existentielles avec leur cortège plus ou moins grand
de peurs, de croyances, de certitudes.
C’est bien à partir de l’héritage de notre propre histoire, héritage plus ou moins inconscient, que nous rencontrons, dans une relation de soins, le Sujet âgé et
malade, mais aussi les questions importantes sur ce
qu’est la santé, le sens que peut prendre la maladie
dans la vie de quelqu’un et plus largement la notion
de «qualité de vie.»
Comme soignants, nous naviguons sans cesse, en
tant qu’êtres humains nécessairement concernés,
entre ce que l’on entend, ce que l’on croit entendre,
ce qu’on voudrait entendre et ce qu’on a peur d’entendre.
Réfléchir à ces questions nécessite autant une analyse de soi-même qu’une compréhension de l’autre,
en fait, cela nécessite de réfléchir sur soi-même pour
arriver à une meilleure compréhension de l’autre.
Par ailleurs, tenter de définir qui est le Sujet âgé et
malade relève de l’impossible si on ne veut pas tomber dans un moule. D’un point de vue psychologique,
c’est bien l’individu qui nous importe, avec son histoire propre, son entourage particulier et sa façon personnelle de faire face à ce qui lui arrive.
On peut cependant donner quelques lignes générales des difficultés liées à l’avance en âge, pour comprendre la dynamique intra-psychique telle qu’elle a
été modifiée par le vieillissement, la maladie et le handicap, tout en sachant que, face à cela, il y a beaucoup de manières différentes de réagir.
A un niveau conscient, chaque personne acceptera
plus ou moins bien les déficits, selon ses ressources
psychiques et son histoire plus ou moins harmonieuse. On pourra observer des sentiments d’angoisse
diffuse chez les uns, des réactions somatiques chez
les autres ou encore un repli sur soi.
Quelques notions
psychologiques
Il faut, pour comprendre ce qui peut se jouer dans
notre vie psychique quand on devient très âgé, aborder quelques notions de psychologie.
Il se joue sans nul doute des choses spécifiques au
grand âge mais plus fondamentalement, c’est dans
les premières années de la vie que se créent les fondements de notre psychisme.
Bien sûr, beaucoup de possibilités d’évolution, d’élaboration, de capacités au changement nous restent
toute notre vie durant mais cela ne se fera qu’à partir
des bases acquises dans les toutes premières expériences de la vie.
La notion de pulsion est une première notion importante à comprendre. Elle est, selon Freud, «un processus dynamique consistant en une poussée qui fait
tendre l’organisme vers un but. Elle a sa source dans
une excitation corporelle (état de tension). Son but
est de supprimer l’état de tension qui règne à la source pulsionnelle; c’est dans l’objet ou grâce à lui que
la pulsion peut atteindre son but. C’est donc une conception limite entre le psychique et le somatique.»
Ce sont bien les pulsions qui nous poussent à faire
tout ce que nous faisons, à entrer en contact avec le
monde environnant, à chercher la satisfaction de nos
désirs et qui, par leur présence, obligent le Moi à tout
un travail d’équilibre entre le principe de plaisir (principe premier des pulsions) et le principe de réalité, ce
dernier nous amenant parfois à retarder, à renoncer
ou à sublimer la satisfaction recherchée.
La notion de désir est une notion également importante à comprendre : chez le tout petit, se créent des
expériences de satisfaction : il a faim, sa mère lui donne à manger, ce qui entraîne une diminution du
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L’approche psychologique du
sujet âgé et malade
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besoin et une sensation d’apaisement et de bien-être.
Cette expérience laisse des traces mnésiques : l’excitation qui résultait du besoin (ici la faim) a pu être
satisfaite d’un certaine manière. Dès que le besoin
surgit à nouveau, grâce à la liaison qui a été produite
dans sa mémoire, l’enfant cherchera à retrouver cette première satisfaction. C’est ce qu’on appelle le désir.
Il faut donc bien différencier le besoin qui naît d’un
état de tension interne et trouve sa satisfaction d’une
certaine manière et le désir qui est, lui, lié aux traces
mnésiques des expériences positives et qui peut trouver son accomplissement dans la reproduction hallucinatoire des perceptions dont il se souvient.
C’est également le fait que le désir n’est pas toujours,
loin s’en faut, réalisable immédiatement (et parfois pas
du tout) que l’on est amené à développer sur le plan
psychique des mécanismes très élaborés qui nous
permettent de ne pas souffrir.
La notion d’objet est une notion particulière en psychologie. L’objet, tel que nous l’entendons, est ce en
quoi et par quoi la pulsion cherche à atteindre son
but, à savoir un certain type de satisfaction. Il peut,
dans ce sens-là, s’agir d’une personne, d’un objet
concret ou fantasmatique.
Un objet n’est pas lié à la pulsion dès l’origine mais il
ne vient s’y ordonner qu’en fonction de son aptitude à
permettre la satisfaction.
Cet objet est marqué par l’histoire infantile de chacun
et est donc singulier pour chaque personne. Il change et évolue, d’ailleurs selon l’évolution psychique de
l’enfant.
La capacité de liaison est une fonction psychique importante et permanente toute notre vie.
Dans l’évolution de l’enfant, il y a nécessité à un moment que celui-ci prenne en compte le fait qu’il est
bien distinct de l’objet (par exemple sa mère ou plus
exactement «le sein »), qu’il n’a pas toute-puissance
sur cet objet, qui peut être animé d’une autre volonté
que la sienne. C’est une première reconnaissance de
la perte, un deuil narcissique à faire, qui ne se fait pas
sans mal mais qui est fondamental pour l’évolution
de l’enfant, fondamental pour la constitution progressive de l’identité et de l’estime de soi.
Devant toute perte d’objet, il y aura également un travail de déliaison à faire, travail douloureux qui accompagne nécessairement tout deuil. Il faut arriver à délier l’objet en tant que permettant la satisfaction de la
pulsion pour pouvoir réinvestir un autre objet, un nouvel objet. Quand ce mouvement ne se fait pas, on se
trouve devant un deuil pathologique.
Une dernière notion importante pour comprendre la
manière dont nous pouvons psychologiquement vivre notre vieillissement et les pertes qui s’y rattachent,
c’est le complexe de castration.
Complexe centré sur le fantasme de castration, celuici venant apporter, selon Freud une réponse à l’énigme que pose à l’enfant la différence anatomique des
sexes (présence ou absence du pénis) : cette différence est attribuée à un retranchement du pénis chez
la fille.
Le garçon redoute la castration comme réalisation
d’une menace paternelle en réponse à ses activités
sexuelles, d’où l’angoisse de castration.
Chez la fille, l’absence de pénis est ressentie comme
un préjudice subi qu’elle cherche à nier, compenser
ou réparer et plutôt amené par la mère que par le
père (dans le contexte de l’oedipe).
Le fantasme de castration et l’angoisse qui l’accompagne marquent notre psychisme de façon fondamentale, à un niveau inconscient.
En fait, tout au long de notre vie, tout ce qui représentera une perte pour nous pourra, pour notre inconscient, représenter une castration symbolique et réactiver l’angoisse de castration de la petite enfance.
Ce fonctionnement reste actif toute notre vie, l’inconscient n’a pas d’âge. Ainsi, chaque fois que nous sommes confrontés à un échec, à une atteinte physique,
à la perte d’un être cher, à une perte d’autonomie pour
les plus âgés, c’est cette angoisse de castration qui est
réactivée à un niveau inconscient avec la même force.
Quoiqu’il en soit, pour comprendre ce qui peut se jouer
chez la personne très âgée, il faut replacer cette période comme l’aboutissement de toute une vie psychique dans laquelle le travail autour de l’angoisse de
castration reste un élément fondamental et fondateur.
La personne très âgée
Ce qu’on peut observer, dans notre manière d’aborder les sujets très âgés, c’est qu’ils ne sont plus approchés, ainsi que le dit le Dr L. PLOTON, gérontopsychiatre, sur un pied d’égalité. «Repérés comme
vulnérables, ils sont de fait placés hors rivalité vis-àvis des autres adultes, c.-à-d. aussi hors registre de
la castration et, ce faisant, ils peuvent sembler hors
du temps. Ils sont comme entrés vivants dans l’histoire, ce qui signifie qu’ils n’en sont plus les acteurs,
sur le mode adulte» (PLOTON L., 1996).
Ils sont en fait en quelque sorte sacralisés, ce qui
permet de faire l’économie, pour les plus jeunes, de
penser qu’ils peuvent avoir des désirs, c.-à-d. plus
que des besoins. Chacun sait que sur le plan institutionnel, l’émergence des désirs est beaucoup plus
difficile à gérer, à la fois sur le plan de l’organisation
pratique de la collectivité mais également sur un plan
symbolique, la personne âgée étant plus aisément
pensée comme se situant au-delà des désirs, dans
une forme de «sagesse.»
On pourrait dire avec L. PLOTON «qu’est considéré
comme vieux celui vis-à-vis duquel il n’y a plus de
rivalité concevable et dont on se sent spontanément,
de fait, responsable de tout ce qui pourrait lui arriver.
C’est-à-dire aussi celui qui s’en remet implicitement
aux autres, fût-ce à son insu.»
Il se fait objet de nos soins et n’est plus Sujet dans
une relation d’interdépendance. La dépendance n’est
plus qu’à sens unique.
Dans cette optique, et on pourrait sans doute trouver
là une des raisons de cet état de fait, le Vieux est
aussi celui qui se présente avec «un pied dans la
tombe» ou qui se laisse enfermer dans ce rôle. C’est
Devant toute perte d’objet, il faut
arriver à délier l’objet en tant que
permettant la satisfaction de la
pulsion pour réinvestir un nouvel
objet, ... travail douloureux qui
accompagne nécessairement tout
deuil.
Tout au long de notre vie, tout ce
qui représentera une perte pour
nous pourra, pour
notre
inconscient, représenter une
castration symbolique et réactiver
l’angoisse de castration de la petite
enfance.
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Ce faisant, les pulsions ne pourront plus s’exprimer
que sous des formes agressives qui, elles-mêmes,
ne peuvent s’exprimer qu’au travers de conduites
symptomatiques, de plaintes diffuses continuelles
puisque non entendues, voire de maladies somatiques
ou d’états de confusion si fréquents chez les très âgés.
Qu’en est-il de leur vie psychique lorsqu’on peut s’arrêter et les écouter ?
Il me semble que le patient très âgé (c.-à-d. celui qui
a ce qu’on appelle le profil gériatrique), c’est quelqu’un qui, à un moment donné, est pris dans un processus circulaire que je vais essayer de décrire sans
rechercher ce qui est la cause et ce qui est l’effet.
Plusieurs facteurs sont présents, agissant les uns sur
les autres :
- diminution des capacités physiques;
- diminution du champ spatial et temporel;
- augmentation de la dépendance et du besoin d’aide;
- diminution des investissements psychologiques, de
l’énergie pulsionnelle à disposition;
- et donc diminution des capacités physiques, etc.
On pourrait partir de la notion de perte des capacités
physiques : problèmes cardiaques, respiratoires limitant la mobilité, restreignant de façon importante l’endurance à la marche, la capacité de monter les escaliers, voire même la capacité de changer de position
dans l’espace (par ex. : se lever), l’obligation de marcher avec un rolator pour éviter le risque de chute,
tout cela marque des limites.
La baisse de l’acuité visuelle et auditive provoque également un isolement, une diminution d’une forme de
protection et une perte des relations, donc mène à
une réelle désafférentation en même temps qu’une
exposition plus grande aux risques de la vie.
Ce qui est certain, c’est que, quand elle arrive en gériatrie, la personne âgée est déjà depuis longtemps
dans un processus de pathologies diverses qui, prises une à une, n’ont pas d’effet fondamental sur l’autonomie mais qui, cumulées, font, qu’à un moment donné, il y a basculement dans la dépendance. Selon l’entourage et sa disponibilité, selon aussi les valeurs de
vie de la personne âgée, ce basculement sera plus
ou moins long à se faire. Il y a là un aspect très subjectif, avec une part importante du psychologique.
Chez la personne âgée, les
diminutions physiques entraînent un rétrécissement du champ
spatial et temporel dans lequel
symboliquement la personne
peut porter son désir, avec le
risque que puisque les désirs ne
peuvent plus être satisfaits, la
personne va renoncer progressivement à ceux-ci. On observe
parfois un retrait, un retour sur
soi, un rétrécissement des
possibilités et une pulsion de mort
plus envahissante.
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La question peut se poser, ici, de ce qui est de l’ordre
de la perte supportable et de ce qui est intolérable :
pour l’un, ne plus pouvoir marcher sera impossible à
vivre, pour un autre ce sera de devoir assumer un
petit tremblement sénile, insupportable parce que l’empêchant d’écrire.
«J’enrage que ma volonté ne soit pas plus forte que
mes tremblements» me disait récemment une patiente
qui voyait en cela le signe inéluctable de son vieillissement. Un autre patient encore, de 90 ans, était, lui,
ravi d’avoir pu, pour un temps, récupérer les 5 pas
qui lui permettaient d’aller jusqu’à la porte de sa chambre. Il arrivait à adapter le niveau de ses désirs à ses
capacités réelles et prenait un plaisir, si minime fut-il,
aux quelques petites choses encore possibles.
Souvent, ce qui est vécu comme insupportable, c’est
le fait de ne plus pouvoir être dans une relation
d’échange avec son entourage, de ne plus pouvoir se
sentir utile et on observe alors parfois un renoncement à une vie qui ne répond plus aux critères de
qualité minimale.
Symboliquement, on peut dire que ces pertes s’inscrivent dans un rétrécissement du champ temporel
c.-à-d. que l’âge est là, que la projection dans l’avenir
est forcément beaucoup plus limitée, beaucoup plus
à court terme. Les pertes physiques sont également
un rappel d’un temps fini. Ce n’est peut-être pas pour
rien que les personnes âgées retournent volontiers
vers leur passé, l’avenir étant difficile à investir.
On peut dire aussi, à côté de ce rétrécissement temporel, qu’il existe aussi un rétrécissement spatial, et
ce, à la fois symboliquement et dans la réalité. La
perte d’énergie physique et la perte d’autonomie font
qu’on ne peut plus envisager de se déplacer facilement à une distance donnée comme on pouvait le
faire auparavant. Telle personne, par exemple, ne peut
plus marcher facilement, donc la recherche de plaisirs qu’elle s’offrait en faisant du lèche-vitrines, doit
passer par d’autres voies plus difficiles à gérer.
En quelque sorte, les diminutions physiques entraînent un rétrécissement du champ spatial et temporel
dans lequel symboliquement la personne peut porter
son désir, avec le risque que puisque les désirs ne
peuvent plus être satisfaits, la personne va renoncer
progressivement à ceux-ci. On observe parfois un
retrait, un retour sur soi, un rétrécissement des possibilités et une pulsion de mort plus envahissante.
Donc, sur le plan psychologique, ces diminutions entraînent une diminution du champ des investissements
possibles. Investir, c’est mettre son énergie au service de projets qui nous apportent une satisfaction psychologique.
L’énergie pulsionnelle qui nous pousse à «aller
vers» les autres, vers des projets, vers le plaisir etc.
trouve sa source dans le physique. Si le physique
s’épuise, la source d’énergie psychique s’amenuise.
Donc moins de capacités physiques et moins de possibilités matérielles et pulsionnelles de faire des investissements psychologiques. C’est le retrait comportemental, la passivité, la dépendance, voire la dépression.
Ceci peut très vite faire cercle vicieux : la diminution
des désirs entraînera une baisse de l’activité physique qui, elle-même, limitera rapidement les ressources physiques et donc les ressources psychiques.
Sur le plan psychologique, le patient très âgé et malade nous renvoie souvent à beaucoup de questions
parce que c’est une personne en mal de mots, qui ne
sait pas se dire, qui est dans l’agir : par la maladie,
par les troubles comportementaux; une personne qui
se trouve sur la corde raide, en équilibre instable, qu’un
rien suffit à faire basculer vers le syndrome de glissement, vers l’affaiblissement homéostasique.
Ce «rien» est aussi bien une maladie organique de
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peut-être, comme le disent certains psychanalystes
parce que le vieux préfigure la mort qu’il nous fait peur.
Bulletin d'Education du Patient, Vol. 17, n°2, Juin 1998.
plus sur un organisme qui en présente d’autres (polypathologies), maladie organique de trop, ou encore
une difficulté psychologique face à laquelle les ressources pulsionnelles s’avèrent insuffisantes et face à quoi
la personne s’écroule physiquement et psychiquement.
Le moment où la somme des déséquilibres devient
intolérable est lié autant aux maladies organiques elles-mêmes qu’au débordement vécu par les familles
dans la prise en charge de la personne âgée. C’est
autant l’épuisement de la famille que de la personne
elle-même qui amène le déclenchement de la crise et
la nécessité d’une hospitalisation comme entre-deux.
Entre-deux c.-à-d. entre une vie passée qui ne peut
plus se vivre telle qu’elle a toujours été et un avenir à
définir. L’entre-deux servira à acter cette perte, à la
métaboliser psychologiquement si c’est possible, pour
relancer un aménagement de vie plus satisfaisant
selon les lignes de force encore mobilisables. Ce sera,
par exemple, introduire une aide extérieure pour permettre un maintien à domicile. Dans certains cas, cette
aide ne pourra se faire qu’après l’acceptation du deuil
de son autonomie, démarche qui n’est pas facile à
faire. Pourtant, accepter une forme de dépendance
reste la première étape indispensable à un aménagement de l’environnement et des conditions de vie.
Ce qui me semble important de comprendre, c’est
que l’équilibre est fonction de l’intégration de différents aspects : le somatique, le psychologique, le familial, le social, le cognitif, etc.
L’amenuisement des relations avec l’entourage (parce que celui-ci s’épuise, par exemple) joue finalement
aussi son rôle dans le renoncement de la vie.
On constate souvent que l’engrenage et l’emballement
des difficultés entraînent un non-dit, donc une impossibilité de réflexion et de compréhension des phénomènes qui sont occupés à se jouer. Qui dit non-dit,
dit anxiété et donc risque accru de pathologies et
d’épuisement. Le non-dit peut être extrêmement toxique pour la personne âgée et déboucher sur des états
confusionnels voire démentiels.
Avec l’altération des processus de pensée, l’histoire
de la personne, ses références, sa capacité à s’autoguider, la réflexion qu’on a tous sur soi-même et qui
permet d’être et d’être en relation, finalement ce qui
fonde en partie l’identité de quelqu’un, tout cela s’effrite, se
fragilise et entraîne une dépendance à l’entourage.
On peut dire que, sur le plan psychologique, vieillir et
être malade, c’est être amené à gérer la perte.
Il y a dans toute vie, une succession de deuils à mener. Le deuil, selon Freud, implique un premier moment où les investissements que l’on avait portés sur
une personne (ou sur un objet, un projet, un travail,
une image de son corps, un équilibre somatique) se
retrouvent sans objet, libres. Ce moment est générateur d’angoisse. Il est nécessaire qu’un certain travail
psychique puisse se faire pour que cette énergie «déliée» puisse se réinvestir vers d’autres objets.
Le problème, pour la personne très âgée, est de trouver d’autres objets satisfaisants et suffisamment porteurs que pour amener une satisfaction et donc un
élan de vie.
Chaque intervenant peut, à ce niveau, jouer un rôle
d’écoute, de soutien.
Gérer la perte permet de relancer une dynamique de
vie. Tant qu’une source de plaisir reste possible, en
tenant compte des incapacités et limitations dues à
l’âge, une vie est possible.
Chez la personne très âgée, le moment de rupture
est sans doute celui où les réinvestissements sont
devenus impossibles, par manque de capacités, de
ressources psychologiques et par manque de perspective.
On peut aussi relever que, parmi les angoisses les
plus fréquentes chez les très âgés, existe surtout la
peur de l'abandon liée à cette dépendance et au sentiment d’inutilité, et également la peur de l’aliénation.
Beaucoup de comportements d’agitation, d’agressivité ou d’apathie peuvent trouver leur source dans
ces craintes et ceci d’autant plus fortement qu’elles
ne sont pas conscientes, donc non exprimées.
En tant que soignants, nous pouvons, en mettant des
mots sur ces difficultés, apaiser quelque peu les peurs
et la souffrance psychologique qui y est liée.
Conclusion
L’approche de la personne âgée, qui s’institue au travers de soins corporels d’abord, nécessite de façon
régulière un temps d’arrêt pour réfléchir à ce qui se
joue chez chacun, aux enjeux qui existent, aux objectifs posés à moyen terme.
Il ne s’agit pas de faire tout à la place de l’autre mais
il ne s’agit pas non plus de pousser aveuglément à
l’autonomie maximale. Il est important de repérer le
sens des gestes posés dans la relation soignant/soigné actuelle et quotidienne, et également le sens que
prend une stimulation par rapport au devenir d’une
personne.
Il est certain que passer par des moments de régression plus importants durant lesquels une personne
se fait soigner et aider là où elle pourrait rester autonome peut représenter une thérapeutique nécessaire
sur le plan psychologique pour passer un cap, faire le
deuil d’un proche ou accepter des limitations physiques narcissiquement difficiles à vivre.
A l’inverse, il est parfois nécessaire de pousser en
avant une personne qui se fige dans un état de régression, que ce soit par peur de la limitation physique à laquelle elle devra se confronter ou par réaction
dépressive devant sa situation.
Le travail multidisciplinaire est important à ce niveau,
pour permettre de prendre en compte tous les aspects intervenant dans une situation de crise et comprendre le sens des réactions parfois difficiles à vivre
pour les soignants.
En conclusion, il est important de souligner que, jusqu’au dernier souffle, ce qui importe, c’est la vie psychique c.-à-d. le comment s’aménage cette vie psychique, comment aider la personne à trouver les ressources en elle pour supporter et intégrer les diverses pertes. A chaque niveau de soins, prendre en
compte cette dimension psychique permettra de donner sens aux gestes posés, de rendre à la personne
âgée son statut de Sujet.
Chez la personne très âgée, le
moment de rupture est sans doute
celui où les réinvestissements sont
devenus impossibles, par manque
de capacités, de ressources
psychologiques et par manque
de perspective.
Jusqu’au dernier souffle, ce qui
importe, c’est la vie psychique et
donc comment aider la personne
à trouver les ressources en elle
pour supporter et intégrer les
diverses pertes. A chaque niveau
de soins, prendre en compte cette
dimension psychique permettra
de donner sens aux gestes posés,
de rendre à la personne âgée son
statut de Sujet.
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