Deuil et adoption. Attentes inconscientes de parents adoptifs sans
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Deuil et adoption. Attentes inconscientes de parents adoptifs sans
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 Article original Deuil et adoption. Attentes inconscientes de parents adoptifs sans problème de fertilité Grief and adoption. Unconscious expectations of adoptive parents without problem of fertility F. Bègue Unité de recherche en psychologie : subjectivité, cognition et lien social, école doctorale sciences de l’Homme et de la société - ED 519, (EA 3071), 46, boulevard de la Victoire, 67000 Strasbourg, France Résumé En 1976 apparaît un nouveau type de famille, constitué d’un couple et de plusieurs enfants, biologiques et adoptés : l’adoption n’est plus synonyme de stérilité. Le but de cette étude est double : connaître les caractéristiques de ces couples et identifier leurs attentes inconscientes dans leur choix de filiation adoptive. Patients et méthodes. – Cinquante-deux couples ont été sélectionnés selon les critères suivants : avoir des enfants biologiques et adoptés, ne pas avoir de difficulté pour en concevoir d’autres. Nous avons rencontré chacun des couples chez eux et conduit un entretien constitué d’une partie semi-directive, d’une partie libre et d’un test projectif (dessin de l’arbre). Résultats. – Le projet d’adopter, même s’il implique deux parents aux caractéristiques psychosociales singulières, est porté principalement par les femmes. Le second résultat a mis en évidence l’existence d’un processus adoptif, composé de six facteurs que va réactiver un phénomène déclencheur. La troisième découverte a identifié le deuil comme étant un marqueur important de l’histoire de chaque couple. Trois attentes inconscientes sont présentes : réparer l’injustice de la mort vécue par le parent adoptif et par l’enfant adopté, payer une dette inconsciente et s’accomplir par la concrétisation d’un projet de vie. Conclusion. – L’adoption se traduit par un lien indéfectible avec un nouvel enfant, étranger au couple par son origine, mais proche par l’écho que produit en eux son deuil. L’adoption est la rencontre de deux histoires de deuils. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Deuil ; Adoption ; Processus adoptif ; Altruisme ; Dette ; Motivation ; Désir d’enfant ; Famille nombreuse Abstract The French Law of December 22nd 1976 favored the appearance of a new type of family, constituted of a couple and several children, some biologically conceived, the others adopted: adoption is no more synonymic of infertility. Objective. – The purpose of this study is double: to understand who are these couples and to identify their unconscious expectations in their choice of adoptive filiation. Patients and methods. – Our research leaned on the study of 52 couples answering the following criteria: to have both biological and adopted children, without difficulty to conceive the others. We met each of the couples and led an interview established with a semi-directive part, a free part and a projective test (drawing of the tree). Results. – These couples (with Franche-Comté and Alsatian origins) present completely singular psychosocial characteristics that distinguish them significantly from the classic population. They have an upper level of studies (more than 3 years), militate in associations and work in sectors of health, social care or education. The project to adopt, even if it involves both parents, is mainly worn by the women. The first result was to notice the existence of an adoptive process, characterized by six factors that are going to reactivate a phenomenon starter. It is about events in the genealogy, about altruism, about the project of adoption in the story of the couple, about the project of starting a large family, of “debts” of the couple and of bereavements. The second discovery was that grief was an important marker of the story of every adoptive couple. These losses were lived during the childhood and the adolescence, but also frequently after the marriage. We counted mainly three unconscious expectations: first of all, repairing the injustice of the loss lived by the couple and by the adopted child, pay an unconscious personal or transgenerational debt, and finally accomplish themselves by the realization of a life program. Adresse e-mail : [email protected] 0222-9617/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2012.04.008 F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 107 Conclusion. – The adoption is built on an indestructible link with a new child, foreign to the couple due to his origin, but close to them by the echo produced in their experience of grief. The adoption is the meeting of two losses and bereavement stories. © 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Bereavement; Adoption; Adoptive process; Altruism; Debt; Motivation; Child desire; Large family 1. Introduction Il y a toujours eu dans le monde des orphelins et des enfants abandonnés. Certains ont été recueillis dans des orphelinats, d’autres ont été adoptés dans des familles où ils ont été inscrits dans une nouvelle filiation. En France, et jusqu’à il y a une quarantaine d’années, l’adoption était synonyme de stérilité : il n’était pas possible d’envisager l’adoption lorsque le couple était fécond. Le droit à l’enfant a été, et reste encore de nos jours un principe fort, pour les couples qui n’ont souvent, malgré l’avancée des techniques de procréation médicalement assistée (PMA), pas d’autres alternatives que l’adoption, pour devenir parent. La loi no 76-1179 du 22 décembre 1976 a permis de franchir une frontière en permettant aux couples avec enfants de pouvoir adopter. Ces « nouveaux parents » ont apporté dans leurs bagages une conception nouvelle : le droit pour l’enfant d’avoir des parents ainsi que le droit « aux déjà-parents » d’avoir un enfant. Une nouvelle population est donc apparue dans les années 1980 : celle des couples qui ont des enfants, qui peuvent en concevoir à nouveau, et qui décident d’adopter. Ceux-ci posent notamment la question du désir d’enfant et de la création d’une famille et diversifient ainsi les différents types de famille : famille traditionnelle, recomposée, monoparentale, homoparentale et adoptive pour cause de stérilité. de Singly [1], l’un des spécialistes de la famille, rappelle que le modèle classique est fondé sur le fait de se marier et d’avoir des enfants, de fait, ces nouvelles familles rentrent parfaitement dans le cadre mais avec une originalité toute particulière : en effet, elles bousculent la logique des liens du sang en intégrant en leur sein un enfant issu d’une autre filiation et originaire d’un autre continent. Ainsi, notre questionnement a donc porté sur les caractéristiques et les motivations qui avaient conduit ces couples français, sans problème de fertilité, à choisir ce mode de filiation. À ce jour et à notre connaissance, à l’exception de quelques rares monographies, aucune recherche ni ouvrage n’ont abordé ce sujet dans le champ des sciences humaines et plus particulièrement en psychologie et sociologie. 2. Le contexte de l’adoption Le nombre de personnes qui font une demande pour adopter un enfant a presque doublé en 15 ans. On compte aujourd’hui plus de 10 000 demandes par an. Environ 90 % des demandes sont déposées par un couple et 90 % des candidats à l’adoption ont entre 30 et 49 ans. L’adoption internationale représente plus de 80 % de l’adoption en France (soit 3504 enfants adoptés à l’étranger en 2010). La France est le troisième État d’accueil d’enfants adoptés à l’étranger, après les États-Unis et l’Italie. Fin 2008, 2231 enfants avaient le statut de pupille de l’État, 36,5 % des pupilles étaient placés dans une famille en vue de leur adoption. Durant ces dernières années, ce sont donc environ 4300 adoptions qui ont été réalisées et réparties en 3500 adoptions internationales et 800 adoptions de pupilles de l’État. 3. Revue de la littérature Nous poserons de façon arbitraire un point de départ en 1976, avec l’ouvrage de Rassat [2], sur la thématique générale de l’adoption en France. Les principaux travaux de recherche concernant l’adoption sont menés par des anthropologues, des sociologues et des juristes ; ils portent sur la filiation (HéritierAugé, 1989 [3]), la pluriparentalité (Le Gall et Bettahar, en 2001 [4]) et la législation (Fine et Neirinck, en 2000 [5]). Mais les études sur les procédures d’adoption et sur les candidats sont relativement rares. En 1992, l’un des tout premiers organismes autorisés pour l’adoption, (OAA), Terre Des Hommes-France [6], a mené une enquête auprès de 710 familles qui avaient adopté par son intermédiaire, de 1968 à 1989. En 1997, le pédiatre Mattei [7], futur ministre de la santé de la famille et des personnes handicapées, à l’origine de la loi de 1996 qui rend les démarches de l’adoption plus simples, plus sûres et plus justes, constatait qu’il n’existait aucune statistique nationale permettant de dessiner le profil des candidats à l’adoption. Une étude menée en Île-de-France par l’association Enfance et Familles d’Adoption (EFA) indiquait tout au plus que les deux tiers des postulants avait moins de 40 ans, que la moitié était mariée depuis plus de dix ans et que les célibataires représentaient 3 à 4 %. En 1999, la sociologue Rude-Antoine [8], réalise un rapport commandité par le ministère de la Justice, sur la base de l’étude de 434 dossiers judiciaires d’adoption internationale des années 1992 et 1993 de quatre tribunaux (Bobigny, Paris, Versailles et Tours) : il s’intitule « familles et jeunes étrangers adoptés, lien de filiation et devenir en 1996 ». L’INED, enfin a effectué en 2003 et 2004 [9], une enquête dans dix départements représentatifs afin de mieux connaître les procédures et savoir qui sont les personnes qui entament les démarches. Ainsi, les mobiles identifiés par ces différents auteurs, poussant les couples vers l’adoption, seraient liés en majeure partie à l’infertilité des parents qui passent par une série de deuils successifs et graduels, puis aux problèmes de santé, de ménopause, à l’âge des parents, à l’adoption de l’enfant du conjoint ou à 108 F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 une adoption intrafamiliale et enfin de façon plus évasive à des raisons humanitaires. Aucune recherche ne s’est consacrée aux familles adoptives composées à la fois d’enfants biologiques et d’enfants adoptés. Pour autant, le pédiatre J.-F. Chicoine [10] indique « qu’il s’agit ouvertement d’un choix philosophique qui consiste à donner une famille à l’enfant déjà existant ; ces parents étant motivés par le désir profond d’agrandir leur famille, mais aussi de devenir un modèle réussi d’intégration des races et des cultures » (2003). Rude-Antoine précise cependant qu’« adopter pour des raisons purement altruistes serait se tromper sur la démarche d’adoption ; celle-ci ne doit pas être inspirée par un sentiment de pitié ». Dans les pays anglo-saxons, on trouve également de nombreux ouvrages qui balayent la question de l’adoption à travers différentes thématiques : la complexité de l’éducation des enfants adoptés, (The psychology of adoption, Brodzinsky, en 1993 [11]), ou encore le développement et les capacités intellectuelles des enfants adoptés (Race, social class and individuel différences in IQ, Scarr, en 1981 [12]). De façon plus générale, on peut consulter The encyclopedia of adoption de Adamec (3e édition en 2007) [13]. Le lien entre le deuil et l’adoption a été étudié particulièrement dans le registre de l’adoption après le décès d’un nouveau-né dans un article de Hopkirk (en 2002) [14]. Dans le contexte de l’adoption, nous avons identifié que les couples infertiles avaient le deuil à faire de leur fécondité avant de se tourner vers la filiation adoptive. Aussi, nous sommesnous demandés si les couples de notre recherche n’avaient pas, eux aussi, un deuil à faire avant d’adopter. Et, c’est donc avec étonnement que nous avons mis à jour la présence de nombreux décès dans leur enfance et leur vie de jeunes parents. La littérature qui traite du deuil est riche et variée, mais apparemment n’évoque pas le rapport que l’on pourrait faire entre le deuil et l’adoption. Des ouvrages tels que Le deuil à vivre (Bacqué, en 1992) [15], Les deuils de la vie, (Hanus, en 1994) [16], Deuils et endeuillés : se comprendre pour mieux s’écouter et s’accompagner (De Broca, en 1997) [17] ou Vivre le deuil au jour le jour (Fauré, en 2004) [18], s’ils analysent le processus de deuil normal et pathologique, ne peuvent en effet pas déterminer la façon dont le sujet va réinvestir la vie à l’issue de son travail de deuil. En revanche, l’ouvrage de la psychanalyste Tisseron (en 1986) [19] qui ne traite cependant pas de l’adoption, fait un lien intéressant entre le deuil et la naissance de la vocation sociale. Le dénominateur commun qui manifestement unit dans l’adoption l’histoire d’un couple et celle d’un enfant issu d’une autre filiation est celui du deuil. Il est vécu dans la petite enfance pour l’enfant promis à l’adoption, et la plupart du temps, à l’âge adulte mais également pendant l’enfance, pour le couple adoptant comme nous le découvrirons dans cette recherche. Retenons avec le pédiatre québécois Chicoine que « L’idée de fonder une famille grâce à l’adoption surgit rarement de façon planifiée. Elle germe tranquillement après des événements imprévus de la vie. La prise de décision finale résulte d’un long processus d’adaptation » (2003). Ce sera précisément l’objet de notre recherche que de comprendre précisément pourquoi et comment les couples avec enfants s’engagent apparemment sans raison dans la voie de l’adoption. 4. Conduite de la recherche La méthodologie utilisée pour conduire cette recherche s’est déclinée à travers trois interrogations principales : combien approximativement sont les familles composées d’enfants biologiques et adoptés ? Qui sont-elles en termes psychosociologiques ? Et enfin, pourquoi font-elles le choix de la filiation adoptive ? 4.1. L’échantillon de population de la recherche Notre objectif était tout d’abord de déterminer même approximativement l’effectif de la population des parents adoptifs ayant déjà des enfants biologiques, puis de disposer d’un échantillon d’une cinquantaine de couples. Ni la Mission de l’Adoption Internationale (MAI), ni l’aide sociale à l’enfance (ASE) du Territoire de Belfort et du Doubs ne sont en mesure de nous renseigner sur l’effectif de cette population ou sur l’existence de travaux sur celle-ci. Nous avons donc mené une enquête auprès des services de l’ASE des 18 départements du grand Est de la France. Cinq départements dont les quatre Franc-comtois nous ont répondu. Il s’agissait simplement d’obtenir le nombre de couples ayant des enfants biologiques et adoptés pour les cinq années civiles de 1998 à 2002. Deux ans après notre enquête, l’Institut national des études démographiques (INED) a publié une étude importante, réalisée par Halifax et Villeneuve-Gokalp [20], sur les candidats à l’adoption et sur l’issue de leurs démarches. L’étude a été réalisée en 2003 et 2004 sur 1857 dossiers issus de dix départements représentatifs de l’ensemble de la métropole et très différents, aussi bien par l’importance de la demande d’adoption que par leurs caractéristiques économiques et leurs particularités régionales. Elles indiquent que 8000 couples sur 10 000 prétendants ont obtenu l’agrément en 2003. Seulement un peu plus de la moitié adoptera, il n’y a eu en effet qu’environ 4500 adoptions par an durant ces années. Pour sept couples sur dix, l’adoption est l’unique possibilité de devenir parent : ils n’ont pas d’enfant biologique et ils ont dû renoncer à l’assistance médicale à la procréation (AMP) qui ne pouvait pas les aider ou devenait trop contraignante. S’y ajoutent 7 % de couples rencontrant également des difficultés de conception et sans enfant biologique mais qui préfèrent recourir directement à l’adoption sans passer par les techniques d’AMP. Pour le quart restant, l’adoption ne constitue pas la seule chance de devenir parent : 12 % des couples la choisissent alors qu’ils ne rencontrent aucun obstacle physiologique pour mettre un enfant au monde et 12 % sont devenus stériles après avoir eu un ou plusieurs enfants biologiques. Par extrapolation, nous pouvons grossièrement estimer à 16 000 le nombre de couples qui correspondent à la population que nous souhaitons étudier. F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 Puis, nous avons sollicité différentes structures afin qu’elles nous communiquent le nom de familles susceptibles de participer à nos recherches. (l’OAA, « Amis des Enfants du Monde », « Enfants et Familles d’Adoption » et le service de l’ASE du Territoire de Belfort et du Doubs). Face à leur légitime refus au titre du principe de confidentialité, nous avons demandé aux quelques couples que nous connaissions dans notre cadre professionnel, de nous aider à trouver d’autres couples acceptant de participer à notre recherche. Nous avions pour notre part informé les couples contactés des règles éthiques que nous nous sommes engagés à respecter dans le cadre de cette recherche : respect des droits fondamentaux de la personne et de la sphère privée, consentement libre et éclairé des sujets partenaires de la recherche, utilisation des données recueillies et restitution des résultats de la recherche. 4.2. Les couples retenus pour notre recherche Les couples que nous avons rencontrés ont adopté leur enfant en moyenne six à huit ans avant nos rencontres : il s’agit donc d’entretiens rétrospectifs, inévitablement marqués par un apparentement qui a déjà eu lieu. Critères d’inclusion : l’échantillon de population que nous souhaitions retenir devait répondre aux variables indépendantes suivantes : • avoir des enfants biologiques et des enfants adoptés ; • conserver la possibilité de mettre au monde d’autres enfants biologiques ; • demeurer dans les régions Alsace et Franche-Comté ; • accepter de rencontrer le chercheur lors d’un ou deux entretiens. Nous disposons donc d’un échantillon de 52 couples répartis en deux groupes : • le groupe A, neuf couples qui se distinguent par le fait qu’ils ont eu des enfants biologiques, mais présentaient des risques liés à une nouvelle grossesse : il ne s’agit donc pas d’une impossibilité physiologique à concevoir, mais d’une prise de risque que les couples n’ont pas voulu prendre ; • le second groupe, groupe BC, est constitué de 43 couples sans problème médical, avec une (C = 31) ou plusieurs adoptions réalisées (B = 12). À noter que l’ensemble de ces couples est né durant les années des Trente Glorieuses (1945 à 1973) qui se caractérisent par une forte croissance économique, le retour vers une situation de plein emploi, une croissance forte de la production et une expansion démographique importante, le baby-boom. 4.3. Les entretiens Les entretiens d’une durée d’environ trois heures, se sont déroulés au domicile des adoptants. Le déroulement de ces entretiens semi-directifs, conduits conjointement auprès des deux 109 parents, a suivi le protocole du guide d’entretien que nous avons élaboré pour l’occasion. Celui-ci s’est décliné ainsi : • renseignements administratifs : nom, date de naissance, date de mariage, diplôme, secteur d’activité, engagement associatif, effectif de la fratrie du couple ; • renseignements concernant les démarches d’adoption : motivations, date de l’agrément, recours à un OAA, conduite du projet, l’enfant adopté (âge, sexe, origine géographique, particularité) ; • entretien enregistré autour de quelques questions ouvertes : le milieu dans lequel ces futurs parents ont été éduqués, le moment où chacun à envisagé d’adopter, l’existence d’un déclencheur, le nombre d’enfants rêvé en couple, la présence de deuils, ce qu’ils auraient souhaité accomplir en tant qu’adulte, des faits marquants dans leur généalogie ; • test de l’arbre de Stora [21] : réalisation non enregistrée des trois dessins de l’arbre, par chaque membre du couple, puis du dessin de l’arbre généalogique de chaque famille. Commentaire enregistré de l’arbre généalogique. 4.4. Les motivations Nous avons effectué une recherche bibliographique et avons envoyé un questionnaire aux 40 OAA afin d’identifier les motivations qui conduisaient les couples à adopter (15 ont participé). Nous avons également questionné les couples de notre échantillon afin d’opérer ensuite un recoupement. 4.5. Dépouillement des entretiens Nous avons tout d’abord dégagé les éléments sociologiques de ces couples (secteur professionnel, niveau d’études, militantisme, nombre d’enfants, âge au mariage, à la demande d’agrément, etc.). Puis, nous avons procédé à une analyse de contenu des 52 entretiens. Nous n’avions pas de grille d’analyse définie au départ, et donc après avoir retranscrit les données qualitatives, nous les avons codées selon une procédure ouverte et inductive de généralisation et d’abstraction, afin de repérer les idées qui apparaissaient fréquemment. Nous avons pu élaborer une grille de codification et contrôler au fur et à mesure l’ensemble des données (l’analyse de contenu Berelson en 1952, et Bardin en 1977). Ainsi, avons-nous pu identifier les motivations de chacun et extraire les éléments marquants de chaque histoire de vie : événements vécus et transmis dans les générations précédentes, évocations de l’enfance, balbutiements du couple, pour s’achever au moment du choix d’adopter : au final, six facteurs ont été identifiés. Nous avons ensuite sollicité l’aide d’une psychologue clinicienne pour le dépouillement des arbres produits par les couples dans le cadre d’un test projectif, celui de Stora (dont l’analyse, très riche fera l’objet d’un article complet, prochainement). L’ensemble de ces données a été consigné dans une fiche de synthèse qui permet de distinguer les données du couple, ainsi que celles de chaque partenaire. 110 F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 4.6. L’analyse des résultats Le regroupement en tableaux de synthèse a facilité l’identification du profil sociologique et psychologique des couples de notre échantillon, ainsi que des caractéristiques communes qui jalonnent les parcours de vie de ceux-ci. Nous avons également pu faire la distinction entre les hommes et les femmes dans les composantes de leur vie ainsi que dans leur implication du projet d’adoption. Enfin, nous avons jugé utile de conduire une étude comparative afin de valider au moins partiellement les données identifiées. En effet, il nous importait de savoir si les résultats que nous allions trouver étaient propres ou non à cette population. Notre difficulté a été de déterminer un échantillon qui aurait présenté sensiblement les mêmes caractéristiques que notre groupe d’étude. L’option que nous avons retenue a consisté à nous adresser aux frères ou aux sœurs des parents adoptifs. Nous avons ainsi pu conduire un entretien téléphonique auprès de 11 couples, parents de ceux du groupe BC (43 couples), ce qui constitue un rapport de 25 %, mais demeure néanmoins un effectif trop faible pour n’avoir ici plus qu’une valeur indicative. 5. Les résultats de la recherche 5.1. Les caractéristiques psychosociologiques des couples adoptifs personnalité pour les hommes et les femmes. Nous pourrions sans doute retenir que les hommes et les femmes présentent sensiblement les mêmes traits de caractère : • quatre vingt-douze pour cent des femmes et 82 % des hommes présentent les traits suivants : des difficultés par rapport au concret, un détachement de la réalité, une faille ou blessure narcissique, la perte des appuis, un aspect infantile et un imaginaire dominant, une certaine immaturité ; • quatre vingt-quatre pour cent des femmes et 74 % des hommes se caractérisent partiellement par le besoin d’assises solides, le désir de se rassurer, le besoin d’appui, la dépendance et une impression d’insécurité ; • enfin, 63 % des femmes et 64 % des hommes manifestent le désir d’être bon, d’accueillir, d’être ouvert vers autrui de façon accueillante, de savoir recevoir et de savoir donner, d’exprimer de la tendresse et de l’intérêt vers autrui et le désir de contact. Ce qui les distinguerait serait qu’il y aurait moins d’hommes (44 % d’hommes contre 66 % de femmes) qui seraient « rêveurs, éveillés, pris par leurs désirs avec peur et désir de les voir réalisés, imaginatifs, qui embellissent ou déforment le réel, fuient le réel, puérils ou attachés à leur enfance ou constatation de régressions dans leurs conduites, dans le jeu ». 5.2. Ce qui conduit les couples à adopter Nous disposons de suffisamment d’éléments pour brosser un portrait succinct des couples adoptifs avec enfants biologiques et enfants adoptés. 5.1.1. Le premier constat Le premier constat que nous pouvons retenir est qu’il s’agit de couples non représentatifs de la population générale : en effet, ils correspondent à peu de standards de la population française. Les conjoints sont nés principalement dans les années 1950 et 1960, se sont mariés à 23 ans pour les femmes et 25 ans pour les hommes et ont obtenu l’agrément une dizaine d’années plus tard. Ces couples ont en moyenne 4,30 enfants, et sont 63 % à avoir quatre enfants ou plus. Il n’y a que 15 % de mères adoptives qui ont moins d’enfants que leur mère. Il faut préciser que ces dernières ont entre cinq et huit enfants, ce qui est difficile à égaler ou dépasser. Elles sont 85 % à en avoir au moins autant, avec pourtant une génération d’écart (27 % à en avoir autant et 58 % à en avoir plus qu’elle). Les trois quarts des couples ont un niveau d’étude supérieur ou égal à la licence, un sur deux est titulaire d’un master ou un doctorat. Chez trois couples sur quatre, l’un des deux conjoints travaille dans le domaine du social, de la santé ou de l’enseignement. Ce sont en grande partie des militants (77 %), des personnes engagées dans des associations de solidarité, syndicales ou religieuses. 5.1.2. Notre second constat Notre second constat vient de l’analyse succincte des tests de l’arbre qui nous a permis de dégager quelques traits de L’étude conduite par Villeneuve-Gokalp et de Halifax (en 2005) nous fournit de précieuses données sociologiques, mais en revanche, aucune indication sur les motivations des couples adoptants. Ces deux auteurs indiquent cependant que « la motivation des candidats et leur détermination à adopter sont des éléments décisifs de la réussite de projet d’adoption, mais difficiles à intégrer dans les modèles de l’étude ; l’impossibilité d’avoir un enfant autrement que par l’adoption constitue la principale motivation de près de huit candidats sur dix et les motivations des autres couples sont trop hétérogènes pour constituer des catégories statistiques ». Nous prenons cette conclusion pour une invitation personnelle à poursuivre notre recherche auprès des « deux autres couples » dont il est question. Chaque conjoint des 52 couples a été invité à évoquer les motivations qui l’avaient conduit à s’engager dans l’adoption. Par ordre d’importance, nous trouvons tout d’abord le désir d’enfant et d’agrandir la famille (32), le besoin de donner, de partager, de faire quelque chose de bien (30), la sensibilité aux enfants orphelins, déshérités, pauvres, malades, malheureux (25), une logique « écologique » et « politique » : pourquoi faire de nouveaux enfants alors que de nombreux orphelins sont en attente de parents, le sentiment d’être en dette vis-à-vis à du Vietnam, d’une injustice vis-à-vis des pays pauvres (14), l’envie de transmettre des valeurs à ses propres enfants, d’être fidèle aux valeurs reçues de ses parents, de vivre une expérience en famille (13), de vivre une expérience différente, un développement personnel, d’être en cohérence avec ses convictions, de réaliser un projet ancien, (11) et de compenser une perte (un seul). F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 Tableau 1 Facteurs. Les facteurs Effectif F1 F2 F3 F4 F5 F6 38 48 45 40 21 47 Total 52 Tableau 2 Processus. Processus adoptif Effectif Processus strict Processus large Pas de processus 34 14 4 Total 52 Les motivations des couples adoptifs avec enfants s’inscrivent pleinement dans ce que les OAA, l’étude de Terre des Hommes auprès de 710 familles (1992), ainsi que des auteurs comme la sociologue Rude-Antoine (en 1999) ou le pédiatre Chicoine (en 2003) ont déjà pu identifier. Ainsi, nous retrouvons des motivations dans le registre de la santé (stérilité, problèmes de santé, de ménopause), dans le registre de la famille (agrandir la famille, l’amour des enfants, le désir d’enfant), dans le registre de la solidarité, d’un acte politique ou philosophique (donner une famille à l’enfant déjà existant, devenir un modèle réussi d’intégration des races et des cultures), des raisons humanitaires et altruistes (aider le tiers-monde), la réalisation d’un projet ancien ou encore l’adoption de l’enfant du conjoint ou adoption intrafamiliale. Il n’y a guère de différence entre notre échantillon ciblé sur les couples sans problème de fécondité et l’ensemble des couples adoptifs, constitué quant à lui principalement de couples sans enfant biologique (74 %). 5.3. Il existe un processus adoptif Notre recherche a permis de mettre en évidence l’existence d’un processus adoptif ; celui-ci se décline en six facteurs distincts qui vont prendre du sens lorsque surviendra un événement déclencheur qui engagera ces couples vers l’adoption. Tableau 3 Deuils. Les deuils Effectif XX Avant Après Les deux 6 9 20 17 Total 52 111 Les Tableaux 1–3 indiquent la fréquence de chacun des six facteurs présents dans le processus adoptif, au sens strict ou large ainsi que la répartition des deuils marquants l’histoire de ces couples. 5.3.1. Les facteurs du processus adoptif 5.3.1.1. Evénements dans la généalogie (F1). Nous avons intitulé ce premier facteur « Héritage ». Dans 73 % des cas, un ou plusieurs événements marquants ont été rapportés par les couples. Dans l’héritage qui est transmis d’une génération à une autre, nous avons noté la présence d’événements régulièrement trouvés dans chacune des familles ; il s’agit d’événements tels que : le décès d’un ou plusieurs enfants, l’existence d’ascendants adoptés, abandonnés ou orphelins, le suicide d’un parent, etc. Le fait que tous les couples n’aient pas évoqué d’événements souligne le caractère marquant pour ceux qui nous ont rapporté des faits familiaux. 5.3.1.2. Altruisme (F2). La sensibilité à autrui est une constante que nous avons identifiée dans beaucoup d’histoires d’hommes ou de femmes, futurs parents adoptifs. Nous ne pouvons occulter le fait que cette valeur était véhiculée par la religion mais il y a là un phénomène culturel reconnu dans la société française, comme dans toutes les sociétés européennes : dans les années 1970, si 80 % des français se déclaraient « d’appartenance catholique », les catholiques « pratiquants » étaient passés de 80 % au début du xxe siècle à 10 % au début du xxie siècle. Aussi, avons-nous retenu la valeur altruiste comme « constitutive », dans l’éducation de nos couples, lorsque l’un ou l’autre des faits suivants était présent : • tout d’abord lorsque ces jeunes, futurs parents adoptifs, étaient engagés dans des mouvements d’église ou assimilés (comme dans le scoutisme, l’Action Catholique des Enfants, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne) ; • par ailleurs, lorsque les parents avaient eu, eux-mêmes, un engagement dans des structures d’église, politique ou syndicale, ou réalisé des actions concrètes altruistes (comme par exemple l’accueil d’un enfant ou d’une personne adulte de la famille ou non, parfois handicapée ou dépendante). Ainsi nous découvrons, dans les entretiens cliniques, que les parents adoptifs, dans leur grande majorité (92 %) ont été éduqués dans des familles où des valeurs telles que « le respect et l’engagement envers l’autre, solidarité ou altruisme », ont été importantes et marquantes dans l’élaboration de la personnalité de ces futurs adoptants. 5.3.1.3. Le projet d’adoption dans l’histoire du couple (F3). L’idée d’adopter est présente dans l’histoire des couples avant même d’avoir des enfants biologiques, dans 87 % des situations. Seuls, six couples n’avaient jamais envisagé ce projet avant de demander l’agrément pour adopter. Dans 75 % des situations, c’est dans la période de l’adolescence, que l’un des deux conjoints, (deux fois 112 F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 plus souvent la femme que l’homme), a songé à l’adoption. Une fois établi en couple, le projet d’adopter est évoqué par 27 couples (52 %). 5.3.1.4. Le projet de former une famille nombreuse (F4). Ce facteur correspond au projet d’avoir « beaucoup d’enfants », c’est-à-dire, arbitrairement, au moins quatre enfants. Il s’agit d’un projet, et non de la concrétisation de celui-ci. Nous considérons pour notre recherche, que la famille nombreuse a deux fois plus d’enfant que la moyenne nationale. Ainsi, ce sont 77 % des couples qui ont imaginé vivre avec une famille nombreuse. Il s’avère que, dans les faits, le nombre moyen d’enfants de notre échantillon est de 4,3, et qu’ils sont 63 % à avoir au moins quatre enfants. 5.3.1.5. Les « dettes du couple » (F5). Nous avons appelé « dettes du couple », des projets non réalisés qui engendrent des regrets, des engagements non tenus ou des choix que les couples ont du mal à assumer : ces dettes peuvent générer une certaine culpabilité. Elles sont contractées principalement avant que les futurs conjoints vivent ensemble ; ainsi ce sont 23 personnes qui présentent une dette individuelle (40 %). Ce sont par exemple, le regret de ne pas avoir réalisé son engagement auprès d’enfants ou de pays, projet d’être maman dans un village d’enfants, d’être coopérant, enseignant ou soignant en Afrique, d’avoir rompu un engagement au service de l’église, de ne pas s’être occupé d’une grand-mère. . . Ils ne sont que trois couples à avoir réalisé un acte qu’ils regrettent amèrement : la décision de stopper une grossesse, un avortement ou la culpabilité de ne pas avoir su éviter un accident se soldant par le décès d’un proche. 5.3.1.6. Les deuils (F6). Dans 90 % des couples, l’un des deux conjoints, et parfois les deux, a vécu un ou plusieurs deuils. Les décès ont eu lieu plus fréquemment après le mariage, c’est le cas pour 38 couples, et avant la décision de faire une demande d’agrément. Avant le mariage, ce sont 26 personnes qui ont vécu la perte de l’un de leurs proches. 5.3.1.7. Les déclencheurs. Nous avons détecté des événements déclencheurs identifiés par les couples eux-mêmes ainsi que des événements que nous présupposons comme déclencheurs. Nous avons appelé « déclencheurs », des événements survenus dans l’histoire des couples, qui ont eu pour effet de demander un agrément pour pouvoir adopter dans les mois qui ont suivi celui-ci. Au total, 92 % des couples présentent un événement déclencheur de la procédure adoptive. Lorsque les couples étaient en mesure d’évoquer l’instant où la décision a été prise, nous avons retenu le terme de « déclencheur identifié ». Il s’agit par exemple de l’annonce du risque d’une nouvelle grossesse ou encore d’un « choc psychologique », c’est-à-dire un événement soudain tel que la lecture d’un article, une émission de télévision évoquant la détresse d’enfants dans le monde, l’annonce, par des amis, de l’arrivée de leur enfant adopté ou une discussion qui déclenche immédiatement la demande d’agrément. Au total, se sont donc 42 % de couples qui présentent un déclencheur identifié : c’est-à-dire, la totalité des couples qui présentaient des risques liés à une nouvelle grossesse (groupe A) et 30 % des couples sans problème médical, ayant adopté une ou plusieurs fois. Nous avons appelé « déclencheur hypothétique » la présence de facteurs qui, selon notre analyse, ont contribué au déclenchement de la demande d’agrément. Ils sont 60 % du groupe BC à avoir engagé la démarche de l’adoption à la suite d’un deuil survenu après la naissance du dernier enfant du couple, et/ou à avoir réalisé le projet qu’ils avaient évoqué au début de leur mariage. 5.3.2. Le processus adoptif Nous soutenons qu’il existe un processus adoptif qui caractérise la démarche des couples qui ont déjà des enfants de leur union et qui s’engagent dans un nouveau mode de filiation. Celui-ci est pris « au sens strict », se vérifiant dans 65 % des cas, lorsqu’il se caractérise ainsi : • présence de paramètres sociaux tels que niveau d’étude supérieur ou égal à trois années, militance et travail dans le secteur social/santé/éducation ; • + présence d’au moins quatre des six facteurs identifiés dont le facteur deuil ; • + présence d’un déclencheur identifié ou hypothétique. Il s’agit du processus adoptif « au sens large » lorsque les couples présentent soit les caractéristiques sociologiques, soit la présence d’au moins quatre des six facteurs. Le processus se vérifie alors dans 92 % des cas. 5.4. L’adoption : une histoire de deuils ! Freud, dans un article publié en 1915 intitulé « deuil et mélancolie » [22] introduit pour la première fois la notion de travail du deuil. Pour lui, le deuil survient à la suite d’une disparition d’un objet d’amour, que ce soit un individu ou une abstraction comme un idéal, la liberté, la patrie. Le Moi est le siège des mécanismes de défense conscients et inconscients élaborés pour se protéger de l’angoisse. Racamier, interrogé en 1995 par Hanus [23], répond que l’on peut avoir deux visions du deuil : l’une qui serait la thèse du deuil restreint, l’autre du deuil élargi. La thèse du « deuil restreint » limite le deuil au processus qui se déroule à partir de la perte par décès d’un être cher. Elle comporte un avantage : c’est la précision. Elle attache un processus interne à un fait vérifiable. Cependant, elle comporte le risque qui est celui d’une restriction réaliste en somme : pas de décès, pas de deuil ! Il s’agit d’un événement qui est subi puis plus ou moins assumé. La thèse du « deuil élargi » s’étend à toute perte d’illusion d’objet interne, à tout renoncement à des positions acquises, tout renoncement potentiellement douloureux à des positions qui sont vitales mais à dépasser. F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 Le deuil restreint est un événement qui est subi puis plus ou moins assumé, alors que le deuil élargi n’est pas seulement un deuil subi, c’est une perte en quelque sorte assumée et tournée vers une découverte. Bacqué apporte un éclairage intéressant sur la distinction à faire entre être en deuil et faire son deuil. « Être en deuil qualifie la situation objective, la réalité extérieure de la perte, quels qu’en soient les effets psychologiques. Faire son deuil est une définition subjective qui évoque l’importance de la perte et la nécessité de passer par le douloureux travail intérieur de détachement progressif de l’objet aimé ». Le travail de détachement à réaliser au cours du travail de deuil est constitué des opérations mentales qui permettent de dénouer progressivement les liens avec l’objet au sens psychanalytique du terme. Ces liens maintenant disponibles pourraient fort bien investir un nouvel objet en la personne d’un enfant, lui-même en attente de liens. Dans notre recherche, nous n’avons retenu que les deuils restreints et avons constaté que cette expérience était présente dans la quasi-totalité des histoires familiales (88 %), et pour trois quarts d’entre eux, survenait alors que le couple était constitué et que les premiers enfants étaient nés. 5.4.1. Répartition des deuils dans l’histoire familiale Les pertes peuvent apparaître à tout moment de la vie. Nous avons ici identifié deux périodes : avant le mariage, c’est-à-dire de la naissance au jeune adulte, et après le mariage jusqu’à la demande d’agrément pour l’adoption. À l’évidence, certains couples ont vécu plusieurs deuils qui surviennent avant et après. Nous constatons qu’il y a une fois et demi plus de situations de deuils vécus en couples que seul avant le mariage (37 et 26) ; 25 couples n’ont vécu qu’un seul deuil, un peu moins, 21 couples en ont vécu à ces deux moments de vie. 5.4.2. Corrélation entre la date des décès et la demande d’agrément Nous avons calculé la durée moyenne du travail de deuil pour les 20 couples concernés. Celle-ci est calculée de la date de la perte à la date de la demande d’agrément. Pour l’ensemble de l’échantillon, elle se situe à trois ans quatre mois. Il n’y a pas de différence entre les deux sous-groupes. 5.4.3. Les parents adoptifs orphelins Les parents adoptifs sont relativement peu nombreux à avoir perdu l’un ou l’autre de leurs parents durant leur enfance, puisqu’ils représentent environ 11 % (12/104 personnes). Notons que les hommes sont deux fois plus nombreux que les femmes (huit contre quatre). 5.4.4. Les pertes d’enfants Un couple sur cinq a perdu un enfant (17,3 %). Ne sont pas comptabilisés dans ces résultats les couples qui ont vécu une ou plusieurs fausses couches spontanées ; celles-ci ne sont pas prises en compte dans la mortalité périnatale qui ne se décompte qu’à partir de la 22e semaine d’aménorrhée jusqu’au 27e jour révolu. 113 5.4.5. Deuils dans l’héritage familial Il y a 27 situations dans lesquelles des pertes sont évoquées par les couples. Il est fait mention pour les ascendants de pertes d’enfants (6/27), de parents orphelins (21/27), ou de pertes parmi la fratrie ou les cousins (8/27). 5.5. L’adoption : une histoire de femmes ! 5.5.1. Un projet d’adoption qui date de l’adolescence Soixante-cinq pour cent des femmes avaient formulé le projet d’adopter dans l’adolescence contre seulement 25 % chez les hommes. 5.5.2. Les femmes, à l’origine de la mise en œuvre du projet d’adoption Il n’y a qu’une seule situation où, dans le couple, l’homme est à l’origine de la procédure d’adoption. Dans 52 % des cas, c’est la femme qui l’a initié et dans la quasi-totalité (51/52), elle est totalement partie prenante de la réalisation du projet. 5.5.3. Les femmes adoptantes ont plus d’enfants que leur mère Nous avons choisi de comparer le nombre d’enfants des mères adoptives avec celui de leur propre mère, sachant qu’il y a une génération d’écart entre les deux. Il n’y a que 15 % de mères adoptives qui ont moins d’enfants que leur mère. Il faut préciser que ces dernières ont entre cinq et huit enfants, ce qui devrait être difficile à égaler ou dépasser. Elles sont donc 85 % à en avoir autant (27 %) ou plus que leur mère (58 %). 5.5.4. Les femmes présentent plus de facteurs que leur conjoint Nous pouvons comparer la quantité de facteurs présents chez les femmes et les hommes dans la période ante-mariage. Cinq facteurs sont alors présents : Héritage, Altruisme, Projet d’adopter, Dette personnelle et Deuil vécu dans l’enfance ou l’adolescence. Nous constatons que les histoires sont plus riches chez les femmes pour quatre des cinq facteurs : seul le facteur Deuil est à peine moins important que celui des hommes (Tableau 4). Les femmes qui ont trois, quatre ou cinq facteurs sont près de 2,5 fois plus nombreuses que les hommes : 59,6 % contre 23 %. La moyenne de l’échantillon femme est strictement supérieure à celui des hommes, 2,7 > 1,7. La différence est précisément de un facteur. Certes, ne sont pas étudiées dans ce constat les possibles problématiques complémentaires qui s’articulent inconsciemment dans la genèse de la construction du couple. Tableau 4 Comparatif femmes/hommes de la présence des facteurs du processus adoptif. Facteurs Femme Homme Héritage Altruisme Projet d’adoption Dette Deuil 29 = 55,70 % 42 = 80,70 % 34 = 65,40 % 19 = 36,50 % 15 = 28,80 % 20 = 38,40 % 34 = 65,40 % 13 = 25,00 % 07 = 13,40 % 17 = 32,70 % 114 F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 5.5.5. Un héritage familial plus souvent marqué par des histoires d’orphelins et d’abandon Cinquante-cinq pour cent des femmes ont une histoire familiale marquée par des deuils contre seulement 38 % chez les hommes. 5.5.6. L’altruisme en commun Soixante dix-sept pour cent des femmes et 73 % des hommes disposent de cette valeur : il n’y a pas de différence significative entre les deux sexes de manière générale et dans chacun des groupes. 5.5.7. Plus de « sentiment de dette » que leur conjoint Les femmes pour l’ensemble de notre échantillon présentent deux fois plus de « sentiment de dette » que les hommes, et trois fois plus dans le groupe des couples sans risque d’une nouvelle grossesse (groupe BC). Il s’agit pour elles du regret de ne pas avoir réalisé un engagement auprès d’enfants ou de pays, comme le projet d’être maman dans un village d’enfants, d’être coopérante, enseignante ou soignante en Afrique, d’avoir rompu un engagement au service de l’église, ou de ne pas s’être occupé d’une grand-mère. 5.5.8. Autant de deuils que leur conjoint C’est le seul facteur où l’homme dépasse légèrement la femme, les deux se situant cependant aux alentours de 30 %. 5.6. Les couples adoptifs avec enfants biologiques : une population différente L’étude différentielle que nous avons conduite nous indique que les couples qui font le choix de l’adoption en ayant déjà des enfants biologiques se distinguent des couples non adoptifs à plus d’un titre. Comme nous l’avons déjà indiqué, les 11 couples que nous avons sollicités ont partagé leur enfance avec les couples de notre groupe BC. Aussi, n’est-il pas surprenant de constater que l’on ne trouve pas de différence significative pour les critères « héritage » (Khi2 = 2,26) et « altruisme » (Khi2 = 0). En revanche, notre échantillon est significativement plus marqué par les trois facteurs suivants : le projet d’adopter (Khi2 = 0), le projet de fonder une famille nombreuse (Khi2 = 0) et la présence d’une dette symbolique (Khi2 = 0). Aussi, nos deux groupes ne présentent-ils pas le même nombre moyen de facteurs : 4,6 pour le groupe BC et trois seulement pour le groupe témoin. Sur le plan sociologique, nous retiendrons que les couples adoptifs sont significativement plus impliqués politiquement (militants) que les autres (Khi2 = 6,87), et qu’ils ont plus d’enfants : 4,4 contre 2,7. Nous n’avons pas noté de différence significative en ce qui concerne le niveau d’études (Khi2 = 2,31), et le secteur professionnel (Khi2 = 0), ce qui reste cohérent puisque les couples du groupe témoin ont été éduqué dans le même milieu familial que les autres. Cependant, lorsque l’on compare notre échantillon avec la population française, nous constatons que les scores sont très largement supérieurs pour chacun des quatre paramètres : 74 % ayant suivi au moins trois années d’études après le bac contre 15 %, 88 % de militants contre 27 % et 79 % travaillant dans le secteur professionnel tels que la santé, le social et l’enseignement, contre 30 % et enfin 4,6 enfants contre 2,1. 6. Pourquoi adopter quand on peut faire ses enfants soi-même ? Il nous faut tout d’abord rappeler qu’au-delà des résultats chiffrés de notre étude, la réponse à notre interrogation se trouve dans le cumul des facteurs que nous avons identifiés : il s’agit d’histoires, tout à fait singulières et originales, marquées par des événements dans la généalogie, des valeurs altruistes, un projet de vie centré sur le désir de fonder une famille nombreuse composée d’enfants naturels et adoptés, des dettes symboliques et enfin des deuils. L’étude de ces histoires de vie nous a permis de déterminer les trois principaux motifs suivants : réparer, payer et s’accomplir. 6.1. Réparer Nous avons identifié de nombreux décès dans les histoires de chacun des conjoints (49 sur 104, soit 47,1 %) ; ainsi, les morts ont pris leur place et se sont inscrits dans le roman familial. « La mort est injuste quand elle frappe des familles en laissant des veuves et des orphelins ! », « On est impuissant et démuni, nous sommes renvoyés à notre mortalité », pourrait être le discours commun de ces personnes. Ce roman est venu « s’enrichir » de nouveaux décès puisque l’on trouve 32 futurs adoptants sur 104 (15 femmes + 17 hommes, soit 30,7 %) qui, enfants ou adolescents, ont perdu l’un de leurs parents ou de leur proche. Il faut également ajouter à ces 31 % de couples frappés par des deuils vécus dans l’enfance, 58 % de couples qui ont vécu ensemble un deuil marquant après la naissance de leur dernier enfant biologique. À l’issue d’un travail de deuil d’environ trois ans, les couples vont investir affectivement un nouvel objet en la personne d’un enfant qui traverse le deuil : ils vont alors faire la demande d’obtention de l’agrément au Conseil Général. Ces parents, à différents moments de leur vie, ont fait l’expérience du deuil. Retenons des entretiens que nous avons eus avec eux, le sentiment d’impuissance et d’injustice comme marqueurs de cette période de vie. Par ailleurs, dans les années 1960/1970, le milieu familial de ces futurs parents adoptifs était immergé dans un contexte général où la religion était beaucoup plus présente et active qu’aujourd’hui avec un taux de croyants d’environ 80 % pour 25 % de catholiques « pratiquants ». Or rappelons-nous, comme le soulignait Solignac [24] dans « la névrose chrétienne », que la religion chrétienne était fondée entre autre sur l’enseignement de la culpabilité. Coupable de ne pas s’entraîner sans arrêt à la perfection, coupable de ne pas s’oublier soi-même, de ne pas sacrifier ses propres désirs et ses propres besoins aux désirs et aux besoins de l’autre, coupable d’être tout simplement heureux ou de vouloir l’être ! (p. 31). Il n’est sans doute pas surprenant de constater que notre échantillon de population est fortement caractérisé par le souci et le F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 service de l’autre, la valeur altruiste, présente chez neuf couples sur dix (92 %). Les fruits de cette éducation vont donner des hommes et des femmes qui seront en grande partie des militants et des professionnels engagés dans des métiers de service, enseignement, santé ou social. Somme toute, des acteurs en quête de justice sociale, avec un idéal de réparation. La rencontre de ces deux composantes que sont d’une part, l’impuissance face à l’injustice de la mort laissant des orphelins dans l’enfance et l’adolescence, et d’autre part, le désir de réparer les injustices de la vie, à l’âge adulte, va amener ces couples à s’engager concrètement dans un acte de réparation. Par ailleurs, un enfant qui est adopté est, par définition, un enfant qui vient de vivre une seconde blessure : la première est le deuil de sa mère qui le conduit à être accueilli dans un orphelinat, et la seconde est la rupture qu’il vit du jour au lendemain, lorsque ses nouveaux parents l’emmènent loin de ses repères affectifs (nourrices et autres orphelins) et culturels (langue, nourriture, environnement). Cette situation pourrait faire écho et réveiller, chez bon nombre de parents adoptifs, leur propre expérience d’endeuillés. Ainsi, accueillir cet enfant leur permettrait de combattre l’injustice de la mort en se libérant de l’impuissance vis-à-vis de celle-ci. Il s’agirait alors de réparer une injustice vécue par soi-même, face à laquelle on ne pouvait rien faire, en réparant celle vécue par un enfant. Adopter un enfant endeuillé concrétise son inscription dans une nouvelle filiation. Celui dont le lien vient de se rompre est à nouveau re-lié dans une chaîne de vie. L’adoption permet ainsi à la fois à ces nouveaux parents de poser un acte qui leur permet de ne plus être impuissant face à la mort et à un enfant de trouver un nouveau lien de filiation. Pour 85 % des couples, adopter un enfant permettrait de réparer l’injustice de la mort. 6.2. Payer L’étude des histoires de ces couples originaux a fait apparaître la présence, pour 40 % d’entre eux, de ce que nous avons appelé des « dettes ». Il s’agira principalement du fait d’avoir renoncé à un engagement au service des hommes ou de Dieu, comme par exemple ces femmes qui auraient voulu devenir « maman » dans les villages d’enfants, ou être infirmière dans les pays du tiers-monde. Ainsi, ces hommes et ces femmes, parce qu’ils n’ont pas réalisé un engagement fort, peuvent se sentir coupable à leurs propres yeux, a minima mal à l’aise, de s’être trahi : ils s’étaient promis de donner leur vie aux autres et n’ont pas tenu leur promesse. L’analyse de contenu des entretiens cliniques nous permet de retenir que pour s’affranchir de ne pas s’être mis au service de tous les hommes, offrir tout son amour à un seul être, certes, mais enfant et orphelin, peut permettre de rétablir un équilibre psychologique. Une autre source de culpabilité est celle de la perte de leur enfant, que l’on retrouve chez quasiment un couple sur cinq (17,3 %). Cet enfant que l’on n’a pas désiré, pas conçu en bonne santé, ou pas su protéger, va entraîner chez ces parents un sentiment de culpabilité. Une remise en question de leur capacité à être parent protecteur, à être de « bons parents ». 115 Une vie perdue pour une vie sauvée ! En aucun cas, l’enfant disparu ne saurait être remplacé, mais retenons que l’accueil d’un nouvel enfant leur permettra de se racheter en prenant la succession de parents qui se sont éclipsés. L’analyse de contenu des entretiens permet d’émettre l’hypothèse que ces couples, un sur deux dans notre échantillon (51,9 %), qui ont développé une certaine culpabilité dans le cours de leur vie d’adulte, peuvent avoir trouvé dans l’adoption le moyen de payer leur dette, de s’en libérer afin de retrouver la sérénité. 6.3. S’accomplir Un peu moins de la moitié des couples (46,1 %) dispose de deux facteurs, qui constituent ce que nous avons nommé « Projet de vie » : il s’agit d’un projet évoqué au début de la vie du couple qui se traduit par le souhait d’avoir une famille nombreuse (77 % des couples) et celui d’adopter (86,5 % des couples). Adopter un enfant relève de l’évidence pour ces couples. C’est en effet ce qui ressort de l’analyse des entretiens pour une majeure partie des couples. Il s’agit pour eux d’une démarche essentielle à accomplir, d’une sorte de mission existentielle. Adopter leur permet d’atteindre la congruence dans les différentes composantes de leur existence, dans leur environnement, leurs capacités, valeurs et croyances, et leur identité. Elle s’inscrit dans une logique de développement personnel, une façon d’être dans le monde, qui se décline pour eux en plusieurs composantes : la réflexion, le fait d’être attentionné, le discernement et l’engagement. L’adoption permet aux couples de se centrer, d’être présents dans leur propre conscience, de se sentir « alignés » avec la transcendance et dans leur rapport au transpersonnel en tant que plus vaste que soi. Ils s’inscrivent dans un principe de cohérence, de justesse, entre ce qui est de l’ordre du projet et de sa concrétisation, d’une solidarité en action. Ainsi, adopter leur permet de s’accomplir. 6.4. Une ou plusieurs raisons d’adopter ? Tout d’abord, nous constatons que l’on peut expliquer pourquoi adopter pour 96 % des couples. 23 % des couples ne présentent qu’un seul motif d’adoption, 46 % de notre échantillon présentent deux motifs et 27 % cumulent ces trois motifs. Ainsi, à la question de savoir pourquoi des couples avec des enfants biologiques adoptent, nous pouvons répondre que pour trois couples sur quatre (73 %), adopter est une combinaison de deux motifs sur les trois que nous avons identifiés : principalement pour réparer l’injustice de la mort (85 %), pour payer une dette symbolique (52 %) et enfin, pour s’accomplir en tant que couple (46,1 %). Il n’y a que deux couples pour lesquels l’explication est sans doute à rechercher ailleurs, notamment par le cumul ou l’originalité des facteurs qui composent leur histoire familiale. 6.5. Vignette clinique Cette vignette clinique illustre particulièrement les motivations inconscientes présentent dans l’adoption. 116 F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 Monsieur et madame X présentent les caractéristiques qui sont propres à beaucoup de couples qui adoptent alors qu’ils ont déjà des enfants. Jeunes mariés, Monsieur et Madame vivent en Afrique dans le cadre de la coopération et vivent un événement traumatisant : le jeune frère de madame va décéder dans un accident en brousse : ils ne parviennent pas à gérer la situation. À leur retour, Madame s’engage dans le secteur social en tant qu’assistante sociale, et s’implique définitivement au sein de la municipalité au service des habitants en difficulté. L’éducation qu’ils ont reçue dans un milieu simple leur a donné des valeurs de service et d’aide aux plus démunis. Le dessin des arbres nous indique que Madame et Monsieur ont en commun une faille narcissique et un besoin d’assises solides, avec le désir de se rassurer. Madame est dans le désir d’être bonne, d’accueillir, et d’être ouverte vers autrui. Il pourrait s’agir de l’événement traumatique vécu en Afrique, qui aurait affecté durablement et négativement l’image du moi de ces deux parents. Ils ont quatre enfants dont une enfant adoptée, dite « à particularité », en raison de sa maladie chronique. Ainsi vont-ils être obligés, à vie, de « gérer une situation grave », comme pour se dédouaner de leur culpabilité africaine. Il s’agit sans doute pour eux de payer une dette inconsciente. À la douleur d’avoir perdu son petit frère, se rajoute la culpabilité ne pas avoir su le protéger et de s’en sentir responsable face à ses parents. Le projet d’adoption avait commencé à se dessiner dans l’esprit de Madame bien avant l’événement tragique. Son père avait vécu la disparition de ses parents. Enfant sans défense qui va pourtant donner vie à trois enfants lorsqu’il sera adulte, père qui va à nouveau être affecté par la disparition de son plus jeune fils. La lignée est altérée en amont et en aval. Si sa fille n’est en rien responsable de la perte de ses ascendants, elle l’est, du moins le pense-t-elle, pour la descendance de son père. Ses parents ont perdu un enfant parti en Afrique : elle va « rapatrier » d’Afrique un enfant pour peut-être combler le vide laissé dans la famille. Enfant qui a perdu ses parents, comme son propre père, à qui elle peut proposer de nouveaux parents. La ligne de vie peut ainsi être réparée. En adoptant cet enfant, elle « répare » à la fois l’injustice subie par son père dans son enfance puis dans sa vie de père, et « paye » la dette inconsciente qu’elle a contractée vis-à-vis de ses parents. Enfin, elle « accomplit » avec son mari leur projet de vie qui était d’avoir une famille nombreuse et d’adopter un enfant. 7. Conclusion Nous avons découvert que les couples nés durant les Trente Glorieuses, qui ont des enfants avant d’adopter, représentent une population originale et atypique. En voici les principales caractéristiques : • ils ont en moyenne 4,30 enfants, soit plus que deux fois la moyenne nationale ; • pour trois quart d’entre eux ils ont un niveau d’étude supérieur ou égal à la licence ; • dans les mêmes proportions (trois sur quatre), l’un des deux conjoints travaille dans le domaine du social, de la santé ou de l’enseignement, et enfin ; • ce sont des militants engagés dans des associations de solidarité, syndicales ou religieuses, à nouveau pour trois quart d’entre eux. Cependant, ce descriptif généralisant ne peut en aucun cas masquer la singularité de chaque histoire. Ainsi, les hommes comme les femmes présenteraient les traits de personnalité qui indiquent un certain détachement de la réalité, une faille ou une blessure narcissique, le désir de se rassurer, le besoin d’appui, la dépendance et une impression d’insécurité. Deux couples sur trois manifesteraient le désir d’être bons, d’accueillir, d’être ouverts vers autrui. Nous consacrerons ultérieurement un article qui traitera plus particulièrement de la personnalité de ces couples adoptifs sur la base du test de l’arbre. Des facteurs préexistants tels qu’une forte valeur altruiste, un projet de famille nombreuse et d’adoption présent bien avant que le couple ne se soit formé, un projet de don de soi à une cause noble et de manière massive l’expérience d’un deuil donnent une couleur particulière à ces couples qui vont demander un agrément à la suite d’un événement déclencheur. Ce processus adoptif étant en lien étroit avec le deuil et le travail de deuil, les interactions entre les conjoints ne seraient-elles pas inconsciemment surdéterminées par la réparation symbolique de pertes dans leurs histoires respectives ? Au terme de cet article, pouvons-nous retenir trois raisons qui poussent des couples avec enfants biologiques à se tourner vers l’adoption : adopter permet de réparer l’injustice subie face à la mort qui les a frappés précocement, adopter permet aussi au couple de payer une dette symbolique liée à une défaillance de parent ou à un choix de vie non conforme à sa vocation première. Enfin, adopter procure l’occasion au couple de s’accomplir, à travers l’ouverture de la famille, à une vie marquée par le deuil, d’être en phase avec ses valeurs et l’idée que l’on peut avoir de sa place dans le monde. Ainsi, l’adoption permet de re-lier un enfant dont la mère est décédée à des parents qui ont eux-mêmes traversé l’expérience du deuil et qui se trouvent en quête de lien et d’accomplissement. Nous ne pouvons conclure cet article sans évoquer l’utilité pour les professionnels impliqués dans les investigations nécessaires à l’obtention de l’agrément, de connaître et de faire connaître aux futurs parents adoptifs la place toute particulière qu’occupe le deuil dans l’aventure adoptive. Deuils présents d’une part, dans leur propre famille, mais d’autre part, dans celles des enfants qu’ils vont accueillir ! Cela leur permettra ainsi d’accompagner la réflexion des couples sur leurs propres deuils ainsi que la tentative inconsciente de réparer la blessure d’un deuil élargi, c’est-à-dire au fond, de la blessure liée à la perte d’un idéal, conjointe avec une perte réelle d’objet. Ce que nous avons identifié dans cette recherche devrait permettre aux différents professionnels des Conseils Généraux, d’être attentifs aux composantes du processus adoptifs. Les couples adoptifs, ou en cheminement vers ce projet, trouveront également un éclairage sur les motivations inconscientes qui les ont poussés à faire le choix de la filiation adoptive. F. Bègue / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 106–117 Il serait par ailleurs important de conduire une nouvelle recherche pour tenter d’identifier les motifs qui peuvent expliquer un phénomène qui prend de l’ampleur : le rejet de l’enfant par ses parents adoptifs après plusieurs années de vie commune. Le manque d’information concernant la situation d’endeuillé de l’enfant adopté peut conduire les parents à ne pas comprendre les comportements de celui-ci, lorsque ce dernier va s’autoriser à engager son travail de deuil. L’adoption est la rencontre de deux histoires d’endeuillés : celle de parents qui ont traversé cette expérience de vie et celle d’un enfant qui, par l’adoption, signe la rupture de sa filiation et de ses racines. Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Singly de F. Le Soi, le couple et la famille. Paris: Coll. Essais & Recherches, Nathan; 1996. [2] Rassat ML. La filiation et l’adoption. Vendôme: PUF; 1976. [3] Héritier-Augé F. De l’engendrement à la filiation. 44 Topique; 1989. [4] Le Gall D, Bettahar Y. La pluriparentalité. Paris: PUF, Coll. Sociologie d’aujourd’hui; 2001. [5] Fine A, Neirinck C. Parents de sang, parents adoptifs. Approches juridiques et anthropologiques de l’adoption : France, Europe, USA, Canada, Maison des Sciences de l’homme. 29 Paris: Coll. Droit et Société; 2000. 117 [6] Péquignat H, Hacques C, Sarlandie B. Terre des Hommes-France. In: Enquête sur l’adoption internationale : bilan dix ans après. TDH-F: Grenoble; 1992. [7] Mattei JF. Le chemin de l’adoption : le cœur et la raison. Paris: Albin Michel; 1997. [8] Rude-Antoine E. Adopter un enfant à l’étranger. Paris: Odile Jacob; 1999. 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