conduite à tenir devant un suicide en entreprise

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conduite à tenir devant un suicide en entreprise
Conduite à tenir
devant le Suicide dʼun salarié
en entreprise
Le suicide réussi est à distinguer de la tentative de suicide en tant quʼil fait
trou dans le réel et quʼaprès, cela ne sera plus comme avant. La tentative de suicide
se distingue du suicide car elle peut permettre de transformer le passage à lʼacte en
Acting-out. Cʼest-à-dire quʼune interprétation correcte de ce qui sʼest passé permet
une prévention efficace et lʼévitement dʼune récidive.
La question de lʼinterprétation dʼun tel acte, réussi ou pas nécessite de ne pas
tomber dans le piège de ne sans tenir quʼà la sphère privée. Les problèmes
relationnels intrafamiliaux, les soucis financiers etc., venant expliquer la déprime et le
passage à lʼacte. Tout suicide doit à mon avis interroger la question du travail parmi
les hypothèses déclenchantes et ceci dʼautant plus si cela se passe sur la scène du
travail.
Là, cela sʼadresse directement aux collègues, à la hiérarchie, cʼest un cri. Cri,
dans le sens que des mots, nʼont pas pu être performatifs et supportés par le collectif
de travail, ne laissant plus de place à la parole partagée. Parole partagée de ses
difficultés au travail qui permet de tenir et, surtout, si elle compte cette parole,
dʼinventer des modalités de travailler autrement.
Ce passage à lʼacte sur le lieu du travail est à entendre comme un grave
dysfonctionnement du collectif de travail.
Les nouvelles méthodes de management détruisent les collectifs de travail.
Ces collectifs de travail élaborent en permanence les règles de métier, partagent
leurs expériences et leurs inventions pour faire face au réel du travail. Car le travail
réel résiste à lʼaction humaine et nécessite dʼinventer en permanence.
Yves CLOT1 nous dit à ce sujet :« La santé se dégrade en milieu de travail
lorsquʼun collectif professionnel devient une collection dʼindividus où chacun
est exposé à lʼisolement. Cela arrive lorsque cède, pour des raisons chaque fois à
retrouver, lʼaction de civilisation du réel à laquelle doit procéder un collectif
professionnel quand le travail, par ses inattendus, le met à découvert ».
Le travail prescrit cʼest comme les protocoles cʼest la logique du général et pas
du singulier.
Une infirmière doit faire une injection IM en tant de temps, plus le temps
dʼenregistrer son acte sur lʼordinateur, la tarification à lʼacte lʼexige. Manque de
chance, ce jour-là, cʼest lʼinjection retard de Monsieur Rétif, il nʼen veut pas.
1
CLOT, Yves. Le travail à coeur. Pour en finir avec les risques psychosociaux. La
découverte: Paris, 2010.
1
Ah oui, ce problème va être réglé par le nouveau projet de loi relatif aux soins
sans consentements. On va protocoliser la contrainte à la piqûre. Deux costauds
pour lʼimmobiliser et la gentille infirmière pour lui piquer les fesses.
Il faut rentrer cela dans le décompte du temps de travail, mais cela nʼest pas
pour toutes les injections retard que cela se passe comme cela. Pour simplifier on va
regrouper ces malades ensembles, il nʼy aura pas besoin de faire des comptes
complexes, homogénéisons les malades par pathologie.
La logique managériale sʼappuie sur une logique gestionnaire qui régule les
humains comme des machines. On ne peut pas programmer la logique du singulier
qui va amener notre charmante infirmière à faire appel à tel autre par ce quʼelle sait
quʼavec lui, cela peut marcher en parlementant tranquillement sans sortir une grosse
artillerie répressive et sécuritaire. Sa position éthique de tenir compte de lʼautre en
tant quʼexistant nʼest possible que si lʼorganisation du travail lui permet. Lʼexemple du
permis à point présenté ce matin par Fabienne Bardot en est une illustration
magistrale.
Si lʼindividualisation du travail, lʼidéologie de lʼauto- entrepreneur prédomine,
plus aucune défense nʼest possible à mettre en place et le chacun pour soi fragilise
celui qui est en échec dans la mission demandée. Pourtant, la plupart du temps, ceux
qui se suicident semblent être très investi dans leur travail et dʼailleurs « travaillent
comme des malades ».
Devant les échecs, ils décompensent car ils ne peuvent adhérer aux défenses
si celles-ci sont intenables éthiquement.
Pour échapper à cela, une position de retrait est possible. En faire le moins
possible, sʼinvestir dans le sport, par exemple. Cʼest une défense individuelle qui
peut tenir un moment. Cʼest aussi pour cela que ce sont qui bossent le plus qui sont
les plus touchés.
En tant que psychiatre, je voudrais aussi apporter quelques éléments de
réflexion qui ne concernent pas le suicide au travail mais lʼaccueil, des personnes
atteintes dʼune maladie psychiatrique étiquetée, dans le milieu du travail.
Pour ces gens-là, le travail peut être aidant ou pas, comme chez tout le
monde. Le sentiment dʼutilité sociale apporté par le travail (et surtout un emploi
salarié) ne fait aucun doute sur sa fonction stabilisante au niveau psychique par un
effet de renforcement de l'estime de soi d'un côté et par le sentiment d'appartenance
à un collectif d'un autre côté.
En contre point, l'absence de travail précipite plus facilement vers des
décompensations psychiatriques. Par exemple, vous le mesurez en pemanence chez
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les travailleurs « mis au placard ». Mais bien sûr quand les conditions de travail se
détériorent, les gens les plus fragiles psychiquement décompensent en premier.
Donc là aussi on pourrait dire aux médecins du travail qu'il faut peut-être
penser à interpréter ses décompensations comme un signal d'alarme précurseur
d'un collectif de travail en souffrance. Je pense par exemple à un patient en ESAT
depuis plus de 15 ans, stabilisé, opérationnel à son travail qui a gravement
décompensé du jour ou un nouveau directeur a appliqué de nouvelles méthodes de
management.
LʼOMS promeut la santé mentale positive, le bien-être pour tous, en même
temps on assiste à une destruction programmée de la psychiatrie.
Mathieu BELLAHSEN2 dans sa thèse de Doctorat, La santé mentale à lʼépreuve
de la folie, sʼinterroge à ce sujet :«Créer une population en bonne santé et productive
cʼest sʼintéresser à lʼespérance de vie en bonne santé, dans une logique économique
prédominant sur les autres valeurs. Quelles seront les garanties pour que cette
politique qui favorise le bien-être ne connaisse pas les tournants eugénistes ? Quel
sera le sort réservé aux improductifs récalcitrants échappant à cette promotion de
normes positives, malgré les discours consensuels de bon aloi ? »
Le bien-être psychique de la population générale devient la préoccupation
essentielle de nos bio-politiques, reléguant les fous dans un nouvel enfermement
pour cause de dangerosité.
On déplace de plus en plus de moyens (Cellules d'Urgence Médico
Psychologiques) pour traiter les "traumatismes" des gens ordinaires et de moins en
moins de moyens pour les « fous » que le médicosocial se doit de plus en plus
d'assumer. Il y a un glissement sociétal vers la victimologie.
La victime nʼest pour rien dans ce qui sʼest produit.
Lʼinfirmier reçoit un coup de poing parce que le protocole est dʼenfermer le
patient désobéissant qui refuse dʼêtre assujetti à son pouvoir quasi totalitaire. Cʼest le
patient qui est violent mais surtout pas les effets institutionnels qui poussent
lʼinfirmier dans cette position de toute puissance.
On peut toujours appeler les « souteneurs psychologiques » que lʼon rameute
et réclame aux moindres événements traumatisants. Il me semble que les médecins
du travail doivent être particulièrement vigilants à ce type de réponses quʼils peuvent
choisir et qui risquent de masquer la question du travail.
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BELLAHSEN Mathieu, thèse de doctorat en médecine, Paris 7
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Travailler avant tout la question du travail dans le milieu du travail me semble
incontournable dʼautant plus dans le contexte actuel.Les nouvelles méthodes de
management et dʼévaluation isolent les individus du collectif et les fragilisent dʼautant
plus sʼils sont passionnés par leur métier.
Il y a une nécessité que les médecins du travail connaissent parfaitement les
effets des nouvelles organisations du travail. Je dois dire, pour ma part que les
travaux de Christophe Dejours, de Pascale Molinier, de Lise Gaignard mʼont
particulièrement éclairé.
Bien des psychiatres se laissent prendre aussi, en ne considérant pas
suffisamment lʼinfluence du travail sur lʼétat psychique de leurs patients. Réduisant
leur approche à une dimension purement psychanalytique ou psychologisantes, ils
cherchent aux niveaux des conflits infantiles lʼorigine de la souffrance psychique.
Cela peut avoir des effets paradoxaux en renforçant la mésestime de soi, inaugurée
par des échecs au travail mal analysé.
La personne la mieux placée dans les suites de lʼévénement violent nʼest pas
je pense un « souteneur psychologique » mais le médecin du travail armé dʼune
connaissance suffisante de la psycho dynamique du travail. Il est alors le plus
compétent pour être en capacité de mettre en débat et en lien, dans les suites de
lʼévénement violent, le geste ou sa tentative avec quelque chose du travail.
Des conditions altérées de travail peuvent déclencher des actes violents
contre soi-même mais aussi contre les autres. Prendre un fusil pour tirer sur ses
collègues ou sur son patron relève du même mouvement pulsionnel de désintrication
face à la violence engendrée par le milieu du travail.
Ceux qui se suicident sont gentils car ils préfèrent retourner la violence, qu'ils
ont subi contre eux-mêmes, plutôt que d'en profiter pour débarrasser certains
collègues de leurs bourreaux occasionnels (je dis occasionnel car chacun peut-être
le bourreau ou la victime de l'autre en fonction du contexte collectif). Ou alors ils sont
comme les scorpions encerclés de flammes qui se piquent eux-mêmes pour abréger
leurs souffrances.
Bien sûr le travail et ses difficultés nʼest sans doute jamais la seule raison qui
pousse à lʼacte. Mais étant avec des médecins du travail, je me devais de partager
ces réflexions qui sʼappuient à la fois sur une expérience clinique et aussi sur les
apports de la psycho dynamique du travail. Sans vouloir faire de publicité à Pascale
Molinier je vous recommande vivement la lecture de son livre « les enjeux
psychiques du travail ».
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Si je devais vous proposer des actions qui me semblent importantes quand un
tel événement dramatique se produit, je vous en proposerais quatre de niveaux
différents, mais qui me paraissent indissociables :
1° Demander que des déclarations dʼaccidents de travail soient faites pour ceux qui
auraient assisté à la scène ou à une scène postérieure à lʼacte de suicide (par
exemple, voir le corps).
2° Proposer de recevoir individuellement ceux qui en exprimeraient le besoin. Pour
parler, entre autre, du travail et de ce qui peut sʼêtre passé.
3° Envisager un retrait temporaire si le syndrome traumatique est mal supporté (en
orientant vers le médecin généraliste).
4° Proposer une réunion collective des collègues (volontaires) du salarié qui sʼest
suicidé pour mettre le travail en débat dans les jours qui suivent.
Merci de votre attention.
Dr Philippe Bichon
« INDICATEURS DE RISQUES PSYCHOSOCIAUX ;
SUICIDE EN ENTREPRISE»
Journée de lʼI.M.T.V.L 15/10/2010
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