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Tom Lanoye
Tombé du ciel
roman
traduit du néerlandais (Belgique)
et préfacé
par Alain van Crugten
Éditions de la Différence
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Vera ne comprenait pas elle-même pourquoi elle
avait laissé pénétrer cette jeune bigleuse aux lèvres
gonflées dans l’habitation qu’elle venait de munir
de nouvelles serrures, du garage à la porte arrière.
Elle avait voulu délimiter son territoire, exclure tous
les intrus et fêter son nouveau statut de propriétaire
exclusive. Et la première chose qu’elle faisait, c’était
de laisser entrer une étrangère totale, qui personnifiait
tout ce qui l’humiliait.
Perte, âge, gêne, trahison – tout cela était réuni en
une personne à la jupe très courte qui se taisait dans
un fauteuil, juste en face d’elle.
Mais bon ! qu’est-ce qu’on peut faire ? Quand
dans le matin frais une enfant à peine plus âgée que
votre fils se présente devant votre porte, tremblante
de froid ? Avec les yeux mouillés de larmes et une
voix chevrotante ? Et qui vous supplie, ne fût-ce que
pour cinq minutes, d’écouter ses excuses et sa version
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de l’histoire ? Vous la faites entrer. Dans un silence
glacial, mais vous la faites entrer. Vous n’êtes pas un
monstre. Et vous nourrissez l’infime espoir qu’elle ne
vous apporte pas seulement son son de cloche, mais
en même temps une parole de délivrance. Avouant
qu’elle, Carla, n’est qu’une passade pour Walter, qu’ils
s’en sont rendu compte tous les deux et que, après cette
conversation, Carla disparaîtra de votre vie à jamais.
Mais dès que la porte avec sa nouvelle serrure
s’est refermée derrière elle et aussitôt que, marchant
derrière elle, vous remarquez ses longues jambes et
ses proportions parfaites et que vous voyez les regards
curieux qu’elle jette sur votre intérieur, l’examinant
en tous sens, violant votre intimité, mesurant votre
douleur avec ses yeux de vingt ans, vous avez compris.
La parole de délivrance ne viendra pas.
Vous la dirigez rapidement vers le salon, avant
qu’elle n’aille évaluer la cuisine et la salle de bains et,
qui sait, le garage. Cette fille continue à jeter, bouche
bée, des regards circulaires.
Dans le salon vous lui indiquez le premier fauteuil
venu. C’est celui, ô ironie, où votre mari s’écroule
volontiers pour regarder des documentaires animaliers
à la BBC. Avant que vous ayez le temps de penser à
cela et que vous puissiez corriger votre offre, elle s’est
déjà assise, hâtive et pourtant intimidée, maintenant.
Elle se retranche derrière ses bras croisés, installée sur
une tête de pont de cuir brun et de coussins de soie.
Des coussins qui portent encore l’odeur de votre mari.
Vous pensez : Bah, qu’elle reste là. Il y a des souvenirs qui collent à tous les meubles, parfois encore plus
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qu’à ce fauteuil. Cette antique chaise-longue, là ? C’est
sur elle que vous vous êtes fait prendre par Walter en
diverses postures, l’année après l’avoir achetée. Elle
avait coûté la peau des fesses, mais Walter la voulait
à tout prix. Après chaque partie de jambes en l’air,
vous vous y endormiez profondément tous les deux,
Walter au-dessus et vous dessous. Après cette première
année, il n’en fit plus usage que très rarement. Et vous
de même. Ce meuble encombrant avait toujours été
inconfortable. Même dans toutes les positions. Et après
y avoir dormi, on était cassé de partout.
Vous ne laissez rien voir de votre dépit à propos
du choix de ce fauteuil et, au contraire, vous offrez
un verre à la fille – ô force de l’habitude et de l’hospitalité flamande. Du whisky le plus cher. Son whisky.
C’est un test. Vous pensez qu’elle va refuser. Que sa
jeunesse va lui dicter de choisir plutôt un modeste
verre d’eau ou de prononcer un repentant « Je ne veux
rien, madame, mais merci de me l’offrir ». La fille
dit : « Donne-m’en un double. Avec deux glaçons. »
C’est tout juste si elle n’ajoute pas : « Et prends-en
un aussi, Vera. » Sa voix est rauque, ce genre de voix
que les hommes trouvent sexy.
Mais l’humilité qui émane d’elle n’est pas
feinte. Cela sape la décision que vous aviez envie
de prendre : la mettre à la porte tout de suite. Cette
conversation ne mènera à rien, vous le savez déjà.
Mais vous ne voulez pas paraître impolie. Même en
cet instant, face à ce genre de pouliche, c’est votre
angoisse, votre cicatrice la plus profonde : que va-ton penser de moi ? Tout compte fait, vous n’êtes que
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le produit de votre éducation. Une civilité confinant à
l’inhibition. Les années soixante n’y ont pas changé
grand-chose.
En outre, vous n’avez pas envie que Carla raconte
tout à l’heure à Walter que vous êtes déstabilisée,
une épave qui change d’avis et d’humeur à chaque
seconde. Si Carla doit rapporter quelque chose à Walter, ce sera le récit de votre solidité morale. De votre
classe en ces moments d’épreuve.
Donc, digne et calme, vous lui versez un whisky.
Mais sans glaçons. Il ne faut pas que cette fille croie
qu’elle peut vous donner des ordres, comme à ce
Walter qu’elle mène par le bout du nez.
Le verre d’eau, vous le prenez vous-même, parce
que vous avez la tête qui tourne après les trois single
malts que vous vous êtes envoyés.
Le silence glacial perdure. La jeune fille, retranchée sur sa tête de pont, se mord la lèvre inférieure et
vous regarde, la tête un peu penchée, balançant dans
sa main frêle le lourd gobelet de whisky.
Pas un muscle de votre visage ne bouge. Toute
votre attitude respire l’attente narquoise, quasi hautaine. Mais vous oubliez de boire votre verre d’eau
que vous tenez devant vous de vos deux mains jointes
comme pour une prière séculière. Par ailleurs, vous
êtes inconfortablement assise, le dos raide sur une
chaise sans coussin. Dieu merci, la petite table basse
du salon est là, entre vous deux, comme une ligne de
démarcation. Un peu de distance ne fait pas de mal.
Carla n’est déjà que trop proche. En Amérique, ils
donnent aussi des noms de femme aux ouragans.
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La fille boit une gorgée, et même une grande gorgée,
sans tousser ni grimacer, comme si c’était une bibine
quelconque, puis elle se décide à parler. « Vera, ditelle, ce n’est pas facile pour moi non plus, hein. » Et,
disant cela, elle s’installe plus confortablement, ramène
coquettement les jambes sous elle, comme pour rendre
les choses bien moins difficiles par cette attitude.
Vous contemplez cela avec horreur. Non pas parce
qu’elle a oublié d’ôter ses chaussures et que ses stilettos
s’enfoncent dans votre coûteux cuir fin, mais parce que
sa jupe est trop courte pour couvrir convenablement
son entrejambe. Sans le vouloir, vous entrevoyez en un
éclair le triangle blanc de son string. Avec un nouveau
sentiment d’horreur, vous comprenez que vous pouvez
vous estimer heureuse qu’elle porte encore un slip après
ce qui a dû être une longue nuit d’amour, de pathos et de
beuverie. Aux côtés de l’homme qui partage votre vie
depuis plus de vingt ans, quoique dans le mensonge et
la tromperie durant les douze derniers mois. « D’abord,
Walter voulait m’empêcher de venir », continue la
jeune fille, avec un sérieux qui vous donne la nausée.
Elle ne se rend même pas compte de ce qu’elle fait là.
Sa voix rauque tremble de dévotion ! « Walter m’a
même suppliée de te laisser d’abord un peu de temps.
Et il a raison, naturellement. Walter a toujours raison.
Mais j’ai insisté pour te faire savoir que je ne voulais
te faire aucun mal. »
Elle prononce le nom de Walter avec respect et,
on ne peut s’y tromper, attendrissement. Vous devez
rassembler toutes vos forces pour ne pas laisser glisser
le verre de vos mains. Ou le lui jeter à la figure.
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DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
La Langue de ma mère, trad. par Alain van Crugten, 2011.
Forteresse Europe, trad. par Alain van Crugten, 2012.
Les Boîtes en carton, trad. par Alain van Crugten, 2013.
Troisièmes noces, trad. par Alain van Crugten, 2014.
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Célibat, trad. par Danielle Losman, Carnières (Belgique),
Éd. Lansman, 1996.
Méphisto for ever, trad. et adapt. par Alain van Crugten, Anvers,
éd. SA Lanoye-Toneelhuis, 2007.
Atropa – La vengeance de la paix, trad. et adapt. par Alain van
Crugten, Anvers, éd. SA Lanoye-Toneelhuis, 2008.
Sang et Roses – Le Chant de Jeanne et Gilles, suivi de Mamma
Medea, trad. par Alain Van Crugten, Arles, Actes Sud, 2011.
Titre original : Heldere hemel.
© Tom Lanoye.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2013,
pour la traduction en langue française.
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