Un qUarteron de templiers à la retraite

Transcription

Un qUarteron de templiers à la retraite
cinéma
Un quarteron de templiers
à la retraite
Les Templiers constitue
un des points forts de la
mythique émission La caméra
explore le temps. Réalisé
(et largement scénarisé) par
Stellio Lorenzi, présenté par
le tandem Alain Decaux et
André Castelot, le film aborde
le délicat et fascinant sujet du
procès de l’ordre du Temple
voulu par le roi de France
Philippe le Bel. D’emblée,
l’accent est mis sur l’aspect
inquiétant des templiers
(fig. 1 à 4). Filmé dans la
Conciergerie, le premier plan
montre la vaste salle voûtée
occupée par une pléthore
de chevaliers sombres (le
casque intégral masque
leur visage) et immobiles,
en un mot déshumanisés.
Stellio Lorenzi, militant
communiste affirmé, ne
fait là que reprendre une
image courante des ordres
militaires médiévaux par
d’autres réalisateurs de
gauche. La reprise en fond
sonore du thème angoissant
écrit par Sergueï Prokofiev
pour l’Alexandre Nevski
de Sergueï Eisenstein (1938),
pour décrire l’occupation
par les chevaliers
teutoniques de la ville de
Pskov (fig. 7), identifié pour
l’occasion à des soldats nazis,
confirme cette impression.
Une image qui était, un
an avant Les Templiers de
Lorenzi, le leitmotiv des
Chevaliers teutoniques
d’Aleksander Ford, film
produit en Pologne, autre
pays socialiste.
Fig. 1
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Histoire et Images Médiévales
Fig.2
Mais les templiers de Lorenzi
ne sont pas les envahisseurs
teutoniques d’Eisenstein et
de Ford. Alain Decaux, en
introduisant le film, explique
que les templiers étaient en
France une « force armée
colossale » établie dans des
« forteresses ». Tout cela est
faux, mais cette réputation
d’ennemis de l’intérieur
permet de leur opposer un
Philippe le Bel champion de
la primauté de l’État face à
l’Église et aux féodalités. Une
thèse relayée par la mise en
scène de Lorenzi.
La première apparition du
roi (superbement interprété
par Jean-Pierre Marielle)
se fait ainsi dos à la caméra,
mais face à une rangée
(toujours inquiétante) de
templiers déshumanisés
(fig. 5) qui constitue, selon
ses propres paroles, « un État
Fig. 3
dans l’État. » Une image qui
colle parfaitement à la vision
qu’avait de Gaulle, à la même
époque, de Philippe IV. Le
général, en 1969, écrira ainsi
que « la grande querelle de
la France fut de tout temps
celle de l’indépendance. Ses
champions, tel le roi Philippe
le Bel, ont pu payer cher
le rôle national ! En fin de
compte, ils ont triomphé. »(1)
Lorenzi n’épouse pas
seulement des thèses
gaulliennes. Philippe
le Bel reste un roi
apprécié par la gauche
républicaine, notamment
par anticléricalisme(2). Mais
l’essentiel pour le réalisateur
n’est pas là. En effet, peu
avant la fin du film, un
dialogue oppose Guillaume
de Plaisians (interprété par
Jean Rochefort, magistral)
et Jacques de Molay (le
Fig. 4
Fig. 5
William Blanc
Doctorant en Histoire médiévale, université Paris 1 - Lamop
dernier grand maître des
templiers, incarné par Louis
Arbessier). D’un côté, le
politique, de l’autre le vieux
soldat prisonnier, accusant la
« Métropole » de s’être mêlé
de ses affaires d’avoir oublié
la Terre sainte : « Les Français
[...] s’intéressent à eux seuls.
À quoi bon conserver une
possession au-delà de la mer ?
Les templiers sont des gens
d’un autre âge (...) La Terre
sainte nous coûte trop cher.
Voilà ce que l’on entendait
autour de Philippe ! » tonne
avec regrets de Molay. Pour
les spectateurs de l’époque,
le parallèle avec la guerre
d’Algérie est sans doute
évident. Or, l’émission est
diffusée en direct le 22 avril
1961, en plein putsch des
généraux (déclenché la veille)
à Alger par des éléments
de l’armée de métier afin
Fig. 7
Fig. 6
de conserver l’Algérie
française. D’où le message
sans ambiguïté délivré par
Lorenzi par la bouche de
Plaisians-Rochefort : « Vous
vous acharnez à défendre
quelque chose qui n’existe plus.
(...) Je sais que si l’ordre s’est
isolé du reste des Français,
c’est parce que vous avez cru
que l’État l’avait abandonné.
Mais vous ne deviez en aucun
cas vous lever contre cet État.
(...) C’est désormais tout le
royaume qui vivra en discipline
et obéissance avec un seul
maître.» (fig. 6) Un discours
qui convint Jacques de Molay
d’avouer des crimes qu’il n’a
pas commis et de se sacrifier
pour la raison d’État.
Le Moyen Âge, là encore, était
convoqué en parallèle à une
actualité brûlante. Lorenzi ne
fut ni le premier, ni le dernier
à le faire. On pourra par contre
lui reprocher d’avoir fait passer
son propos politique pour de la
vulgarisation historique.
(1) Charles de Gaulle, « Lettre du 22 février 1969 », in
Lettres, notes et carnets, tome XI, Pion, 1987, p. 296.
(2) Voir cet exemple récent : Vive la banqueroute.
Comment la France a réglé ses dettes de Philippe
Le Bel à Raymond Poincaré, Fakir éditions, 2013.
Retrouvez les extraits des Templiers,
des analyses complémentaires et la bibliographie
sur le site d’Histoire et Images médiévales :
www.histoire-images-medievales.com
D’autres épisodes de l’émission
« La caméra explore le temps » sont visibles
sur le site de l’INA : www.ina.fr
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