Méthodiques » contre « École des Annales

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Méthodiques » contre « École des Annales
Olivier Lévy-Dumoulin
Méthodiques vs Annales ?
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Olivier Lévy-Dumoulin,
Professeur d’histoire contemporaine, IEP de Lille
« Méthodiques » contre « École des Annales » : un schéma caricatural ?
L’une des séquences canoniques de l’histoire de l’historiographie oppose « l’école
méthodique » à « l’école des Annales ». Cette opposition qui nourrit les manuels prend
nécessairement un tour caricatural quand le lecteur se penche sur la singularité des œuvres et
des itinéraires individuels. Toutefois sa remise en cause radicale implique autant de perte de
sens que de gains en matière d’histoire intellectuelle et d’histoire de la discipline. A
démontrer, avec justesse, qu’Ernest Labrousse et Georges Lefebvre n’appartiennent à
« l’école » que par une reconstruction a posteriori, à établir que la thèse de Lucien Febvre est
aussi un modèle de la « méthode » selon Seignobos et Langlois, on risque de diluer une
opposition qui ordonnerait la transformation de l’écriture de l’histoire.
Aussi est-ce sous la forme de lectures plurielles que j’entends éclairer une opposition assignée
par certains, revendiquée ou bien récusée par d’autres. Comment trancher entre l’appel à
l’esprit des Annales que Lucien Febvre invoque dès la veille de la seconde guerre mondiale et
le constat désabusé de Charles Seignobos aux yeux de qui rien de neuf n’est advenu depuis la
querelle qui l’opposa dès 1903 à François Simiand.
Afin d’éclairer, sous une forme cursive (pas de notes infrapaginales ), la question à partir de
ma pratique d’historien de l’historiographie j’entends tester les deux hypothèses opposées ici :
la prétendue opposition entre « méthodiques » et « l’école des Annales », la thèse de l’éternel
recommencement, ou le bien fondé de la dite opposition, la thèse de la « révolution »
intellectuelle ou scientifique.
1 Une « Caricature »
11 La caricature par « anachronisme d’outillage mental »
En premier lieu la chronologie demeure un repère essentiel. Les acteurs des « Annales » ne
sont pas les mêmes avant 1914, avant 1945, avant 1969. Chacune de ces étapes peut se
démultiplier et engendrer un positionnement passablement différent des prises de position et
des pratiques historiographiques.
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Si l’opposition caricaturale de Lucien Febvre a été relevée comme témoignant d’une stratégie
de rupture afin de marquer la nouveauté et la portée de l’entreprise des Annales, si les
comptes rendus au vitriol (Seignobos, Jasmin) entendaient asseoir par la polémique les
ambitions de l’entreprise, il convient de noter que même Lucien Febvre ne dénonce pas les
« méthodiques » ou les « positivistes » comme un tout.
Sur le plan conceptuel, il ne peut lui venir en tête de classer ses adversaires avec cette
taxinomie. C’est se rendre coupable de téléologie et « d’anachronisme d’outillage mental »
que de prêter à Febvre une formulation qui résulte de la rupture qu’il contribua à susciter.
« Méthodiques » est une invention à posteriori dont le sens semblerait ridicule au Marc Bloch
du Métier d’historien.
« Positivistes » ne saurait être affecté de discrédit quand la catégorie est assumée par une
sociologie durkheimienne qui a fourni aux Annales une partie de son substrat critique. Mais
cette première réserve impliquerait seulement une mauvaise formulation de l’opposition
binaire et non son inadéquation.
La deuxième réserve tient à un oubli de l’effet prescriptif des termes ; les écoles en question
existent avec un siècle ou un demi-siècle de distance, dans l’après-coup, quand Lucien
Febvre, par exemple, ne saurait réunir sous la même bannière son admiré directeur de DES
(Gabriel Monod) et l’abhorré Seignobos.
La critique de l’opposition caricaturale peut donc être soutenue dans la mesure où elle
entendrait historiciser une opposition rendue fixe au prix de l’ignorance des représentations
contemporaines des débats et des faits considérés.
12 Caricature oubli de la singularité des positions.
L’opposition des deux écoles apparaît aussi caricaturale dans la mesure où la rupture
revendiquée, proclamée, n’a pas du tout la même formulation pour Bloch et Febvre ; on sait
fort bien que Bloch trouve injustes les propos de Febvre à l’endroit de Seignobos qui a été
son professeur. La lecture du métier d’historien par Duby (réédition U prisme de 1971)
témoigne d’ailleurs de ce que la seconde génération des Annales, avant l’héroïsation savante
et civique de Bloch, le perçoit, en un sens, comme un positiviste un peu frileux sur le plan
épistémologique et méthodologique. Comme j’entends le montrer par la suite, même cette
« déconstruction » de l’école peut prendre des couleurs qui nuancent le tableau final selon le
point de vue adopté.
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13 Caricature par effet du point de vue épistémologique
En effet, la divergence critique de Febvre et Bloch met en lumière la différence de
perspective qui, sans disjoindre leurs positions vis-à-vis de l’establishment historiographique,
les colore très différemment. Si Bloch est souvent critique, il est aussi, et peut-être d’abord,
sensible au processus d’accumulation des procédures, des façons de faire, et des
connaissances (Le métier) qui constituent l’histoire en savoir cumulatif quand Lucien Febvre
est d’abord hostile à la « science normale » de son temps.
Là aussi la caricature guette et Gérard Noiriel a démontré combien la « Franche-Comté » est
aussi, avant tout, une somme d’histoire positiviste dont la bibliographie et l’appareil critique
obéissent bien mieux aux préceptes de Seignobos que celui-ci ne le fit dans sa thèse sur la
Bourgogne médiévale.
A l’inverse, le premier grand livre de Bloch (si on laisse de côté sa thèse abrégée en vertu des
droits accordés aux anciens combattants), les Rois thaumaturges, par sa dimension
comparative, par son dialogue avec l’anthropologie (même s’il s’agit de celle fort datée à nos
yeux de Frazer) bouscule bien davantage les us et coutumes de la profession.
On pourrait décliner à loisir les réserves quant à l’opposition frontale des pères fondateurs et
des novateurs. Tout d’abord Lucien Febvre s’inscrit lui-même dans une lignée
Michelet/Monod/Febvre dont on comprend qu’elle réussit à lier par des affinités foncières
l’historien le plus « habile à se tromper » selon Seignobos, le fondateur de l’école méthodique
pour la doxa, et le destructeur de la dite école pour la même doxa.
Inversement, la généalogie intellectuelle de celui que j’évoquais ci-dessus, comme le
prolongement de la tradition méthodique s’énonce ainsi Fustel/Durkheim/Bloch ; soit le
pourfendeur l’école méthodique construite sur le modèle germanique, le bâtisseur d’ une
science du social par le biais de la comparaison et enfin l’historien révolutionnaire des
Annales. A nouveau, la caricature est à dénoncer : non seulement Febvre et Bloch ne parlent
pas de la même voix vis-à-vis des méthodiques, mais selon les points d’observation, on peut
intervertir leurs positions.
Conclusion provisoire
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Ainsi une réécriture de la vulgate historiographique finit par diluer judicieusement
l’irréductible opposition des deux temps de l’historiographie .
Et pourtant l’opposition avait en même temps le caractère brutal, frontal et définitif que lui
prêtent les schémas « caricaturaux ». Toutes les réserves émises ci-dessus n’empêchent en
rien de décrire un combat manichéen : le noir contre le blanc, l’ouverture contre le
conservatisme, la réduction versus l’ouverture de l’entreprise historienne …
2 La vision manichéenne de l’affrontement à ses raisons, en dépit de la relativisation qui
précède.
21 La diffusion du savoir : enjeu d’affrontement frontal.
Quand on y regarde de plus près on s’aperçoit que les écrits les plus virulents des directeurs
des premières Annales touchent toujours au processus de formation, de sélection et de
reproduction de la discipline.
Marc Bloch, qui rechigne à tirer sur Seignobos, est cependant (la correspondance des deux
directeurs et l’analyse stylistique le prouvent) celui des deux directeurs qui tient la plume dans
les deux articles au vitriol que les Annales consacrent « au problème de l’agrégation
d’histoire ». Quand Lucien Febvre s’en prend au chartiste Jasmin (1933/34) pour sa thèse sur
la chambre des comptes de Paris ce qui est en cause c’est le modèle historiographique offert
aux futurs chercheurs.
En d’autres termes, la dénonciation du « Seignobisme », voire du « pagésisme » (Professeur d
‘histoire moderne à la Sorbonne et président du jury d’agrégation de 1935 à 1938 inclus) tient
à une mise en évidence du repli sur le plus petit commun dénominateur de l’historiographie
universitaire, à sa retraite dans le pré carré de l’histoire politique la plus étatique. Ainsi se
constitue un cercle vicieux : pas de sujets d’histoire économique à l’agrégation parce que
celle-ci n’est encore un objet d’enseignement avec des synthèses, pas d’enseignement
d’histoire économique parce que celle-ci ne prépare au succès à l’agrégation…
En d’autres termes l’affrontement épistémologique, méthodologique et interprétatif est loin de
présenter les lignes de front claires et nettes que la « caricature » offre d’habitude. En
revanche quand il s’agit de la mise en oeuvre d’un système de reproduction intellectuelle, la
« caricature » coïncide avec les pratiques intellectuelles et institutionnelles comme le
démontre la brutalité du changement provoqué par Fernand Braudel lors de son passage à la
présidence du jury d’agrégation au début des années cinquante.
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22 L’institutionnalisation facteur de « caricature »
Sans entrer dans les détails de l’institutionnalisation progressive de la VIè section (puis de
l’EHESS), il est aisé dans la perspective d’une sociologie des sciences de démontrer que cela
entraîne un durcissement des oppositions. À partir du début des années cinquante chaque
nouveau chercheur est assigné aux positions théorique de l’institution qu’il représente : un
thésard devient « Annales » ou « sorbonnard » selon les cas. L’opposition se durcit d’autant
plus, qu’à l’exception majeure d’Ernest Labrousse, elle se colore d’un antagonisme politique
tacite (La VIè à gauche, la Sorbonne à droite) qui a permis à certains analystes de voir dans
les Annales les fourriers du marxisme (affirmation qui confond l’itinéraire de certains de ses
acteurs et les attendus théoriques de la supposée école)
Bien sûr tous les acteurs du champ historiographiques savent qu’il s’agit d’enjeux
symboliques. Ce sont les élèves de Labrousse en Sorbonne qui porte très haut les ambitions
des premières Annales (Agulhon, Perrot, Corbin … la liste est longue), quand le partenaire de
Lucien Febvre pour l’histoire du livre est l’héritier de la vénérable école des chartes ; le
lecteur reconnaît ici Henri-Jean Martin.
Conclusion temporaire
S’il y a eu « caricature » elle n’est pas le fait des seuls analystes à posteriori, elle fut le fait des
acteurs eux-mêmes pour des raisons stratégiques dans la lutte pour le pouvoir académique,
moyen d’action pour certains, véritable ambitions pour d’autres, parfois les deux
indissociables (voir Braudel).
Paradoxalement l’historicisation de cette question justifie les deux points de vue perçus
comme antithétique au point de départ. L’opposition caricaturale est remise en question
quand on se plonge dans les filiations intellectuelles et savantes, quand on s’attarde sur
l’éclatement de la supposé école ou sur l’évolution des acteurs.
Et pourtant ces mêmes acteurs, aux prises avec les implications sociales du savoir
académique, ont proclamé, prescrit et, parfois, effectivement suscité un affrontement
historiographique frontal, manichéen.
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Conclusion de conclusions
Ce point de vue n’étaye pas une lecture centriste, rad-soc, de l’histoire. Il entend mettre en
évidence que l’histoire de l’historiographie est une histoire à part entière qui suppose de
mettre en œuvre des niveaux de lecture variés, qui contraint à user des disciplines voisines
(comme la sociologie des sciences). Consternante quand il s’agit d’analyser la généalogie
intellectuelle de Febvre et Bloch, l’opposition caricaturale devient pertinente quand on entend
rendre compte de l’opposition des conceptions du système d’enseignement supérieur. Réduite
à néant par les divergences intellectuelles entre les deux pères fondateurs, l’opposition
« caricaturale » retrouve toute sa pertinence quand les institutions rivalisent ….

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