Récit de soi, engagement social et émancipation

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Récit de soi, engagement social et émancipation
COM 38, Axe 2
Processus de métissage culturel et transmissions transgénérationnelles.
Une approche par les récits de vie auprès de mères d’origine marocaine engagées dans une
association
Catherine Laviolette1
Cette communication repose sur une recherche ethnosociologique de longue durée, analysant
le processus de construction identitaire de femmes d’origine marocaine, à la croisée de leur
maternité et de leur engagement social. Agées de 35 à 50 ans, ces femmes se sont engagées
comme bénévoles dans une association d’éducation permanente tout en assurant leur rôle de
mères de familles nombreuses et pour la plupart, menant en outre une activité professionnelle
(Laviolette, 2010). Il est question plus particulièrement de relever le processus de métissage
culturel et la transmission transgénérationnelle qu’elles mettent en œuvre et qui influencent
leur vie et celle de leurs enfants (Laviolette, 2009). Cette recherche a été réalisée dans une
association féminine et urbaine d’éducation permanente entre 2003 et 2009. Elle repose sur
l’analyse approfondie d’une dizaine de récits de vie et sur un Groupe Paroles de Femmes dont
la réflexion porte sur le thème « Etre mère et militante ».
Selon Ricœur (2004), c’est la fonction narrative qui assure le lien étroit entre identité et
reconnaissance de soi. Je voudrais partir ici du cheminement accompli dans l’étude de la
construction identitaire pour relier quatre dimensions propres à la quête identitaire des
femmes de cette étude : le fait de se raconter et de se connaître pour confirmer son
engagement social et s’émanciper. Nous verrons que ces deux dernières dimensions
entraînent du métissage culturel dans la vie personnelle des femmes mais aussi dans celle de
leur couple et de leur famille.
I. Une approche ethnosociologique, historique et culturelle
Plus qu’une approche biographique, la démarche méthodologique de cette étude est
d’inspiration ethnosociologique : « ethno »2 pour ce qui est du rapport au terrain ; il s’agit en
effet d’un type de recherche empirique s’inspirant de la tradition ethnographique pour ses
techniques d’observation et « sociologique » par le questionnement et les références
théoriques, c’est-à-dire qui construit ses objets par référence à des problématiques
sociologiques (Bertaux-Wiame, 1986, Bertaux, 2001). J’ajoute à ces deux dimensions deux
autres éléments également constitutifs des phénomènes sociaux : la dimension historique et la
dimension culturelle qui touche à l’aspect valeurs.
Il s’agira de présenter la méthode des récits de vie développée à partir des points de vue de
Bertaux (2001), de Desmarais (2009), mais aussi de Céfaï (2003) et de Laplantine (2005),
enrichis par le contexte original de ma propre recherche.
II. Femmes et mères, des acteures-sujets engagées et réflexives
1
Docteure en sciences politiques et sociales, chercheure à l’Institute of Analysis of Change in Contemporary
And Historitical Societies (IACCHOS), assistante à la Faculté ouverte de politique économique et sociale
(FOPES), Université Catholique de Louvain.
2
Comme le souligne Laplantine (1996), « le préfixe ethno renvoie ici non pas aux phénomènes d’ethnicité, mais
à la coexistence au sein d’une même société de mondes sociaux développant chacun sa propre sous-culture »
(cité par Bertaux, 2001).
1
En montrant combien la narration de soi a été une démarche et un processus révélateur de soi
pour les narratrices de cette étude, quelques réflexions font l’objet de cette communication.
La première relève que l’identité narrative des femmes par rapport à leur engagement dans
l’association reflète, de manière plus ou moins importante pour chacune, un renforcement de
soi en tant qu’« acteures-sujets » engagées et réflexives (Dubet, 1994 ; Kaufmann, 2004).
Cette notion d’acteures-sujets n’est pas fortuite et elle relève d’une construction théorique de
la place des femmes et des mères d’origine immigrée en tant que citoyennes, actives et
impliquées dans une société hypermoderne. Il s’agit en fait de retracer sociologiquement la
construction de ces acteures-sujets et d’analyser la réflexivité qu’elles développent par rapport
à leur parcours de vie, et plus précisément dans leur rapport à leurs enfants et au monde. En
outre, leur récit les a confirmées dans leur choix de s’engager dans l’association et renforcées
dans leur identité individuelle et collective.
II. Bricolages et stratégies : le métissage culturel
A travers les différents récits de vie, dans les stratégies identitaires (Lipiansky, 1990 ;
Kastersztein, 1990) mises en place par les acteures-sujets pour se construire jour après jour et
donner du sens à leurs pratiques, il s’est avéré que les femmes ont élaboré différents
métissages culturels, se détachant du modèle parental de manière plus ou moins forte selon les
parcours, le métissage culturel s’opérant d’une culture à l’autre mais aussi entre générations.
Cette notion conceptuelle a été élaborée à travers la lecture de sociologues arabo-musulmanes
principalement (Laala Hafdane, 2003 ; Beski Chafiq, 2008).
Ainsi, le parcours de vie des interlocutrices est constitué de nombreux bricolages identitaires
(Kaufmann, 2004), surtout à partir de la migration, qu’elles mettent en place pour tenter de se
reformuler dans une société autre, avec des repères implicites et explicites auxquels elles
n’accèdent que progressivement. Mais il est un fait certain que pour la quasi-totalité des
narratrices, la maternité constitue un pilier de leur identité individuelle et collective sur lequel
elles peuvent s’appuyer pour prendre des forces, se consolider, voire se restaurer. Leurs
expériences dans le champ identitaire de la maternité sont multiples et riches, mais elles se
vivent pour la plupart d’entre elles dans une rupture, parfois très radicale, par rapport au vécu
de leur propre mère.
III. Le récit qui émancipe
La troisième réflexion touche aux récits des femmes meurtries pour qui la violence paternelle
et conjugale a fait partie (ou fait encore partie) de leur quotidien et qu’elles dénoncent
radicalement dans leurs récits. Ainsi, raconter leur parcours de vie a permis de déposer les
faits de violence, de les relire avec du recul et de les dénoncer. Leur identité narrative s’est
alors renforcée par le fait d’avoir raconté la honte, la souffrance, la peur et la solitude et a
engendré un processus d’émancipation (de Gaulejac, 2000 ; 2009). Celle-ci renforce aussi le
métissage culturel que les femmes élaborent dans leur vie et celle de la famille. Ainsi, le refus
d’intervenir dans le choix des conjoints et le mariage de leurs enfants est une décision tout à
fait neuve pour les femmes de cette génération, en comparaison avec leur mère qui ont bien
souvent choisi comme stratégies : soit le silence, soit la « collaboration » active avec l’autorité
de leur mari, voire la prise de décision irrémédiable et bien souvent malheureuse du choix du
conjoint pour leur(s) fille(s).
IV. La transmission transgénérationnelle : une rupture radicale
2
Dans une dernière réflexion, je soulignerai la communication que les femmes ont développée
avec leurs enfants, et le métissage culturel opéré dans la transmission de valeurs et
l’éducation. Ainsi, la communication des mères sur de nombreux sujets considérés depuis
toujours comme tabous pour l’idéologie patriarcale semble intarissable ! En effet, tout ce qui
touche à la sexualité, la découverte de la puberté, les rapports de couple, le choix des
conjoints, etc., ne présente plus de barrières pour ces acteures-sujets mères qui ont décidé de
ne pas être avares dans les informations à donner à leurs enfants. L’apparition des règles au
moment de la puberté, sujet totalement tabou pour leur mère lors de leur propre puberté (ce
sont toujours des amies qui les ont informées), est un sujet classique que les narratrices
mettent « sur le tapis » avec leurs enfants. Les valeurs du travail, du courage et de la réussite,
du respect des personnes âgées et plus vulnérables, de la construction d’un couple partenaire
et de la curiosité à comprendre les enjeux de la société sont autant d’illustrations de ce que les
narratrices veulent transmettre à leurs enfants.
Je constate ainsi que les narratrices sont toutes en rupture avec le modèle parental et surtout
avec ce qui constitue le contenu de la transmission opéré par leur propre mère.
Dans les similitudes qui traversent les neuf récits, on peut relever cependant divers éléments.
La communication avec leurs enfants fait partie de toutes les pratiques innovées par les neuf
mères. Elles sont également toutes vigilantes concernant l’éducation paritaire entre leurs fils
et leurs filles. Elles poussent chacun à l’éducation, surtout les filles, et elles ne veulent pas
intervenir dans le choix des conjoints. Deux narratrices acceptent le mariage mixte de leurs
enfants : l’une accepte le mariage de sa fille avec un Albanais (musulman) et l’autre accepte
le mariage de sa fille avec un Belge (converti à l’Islam)3.
L’exemple qu’elles donnent aussi en s’engageant comme bénévoles dans une association pour
femmes, dégageant du temps, organisant autrement la vie de famille et surtout s’octroyant une
activité pour soi, est fondamental dans la transmission d’une émancipation certaine.
L’engagement social constitue ainsi une rupture avec l’image traditionnelle des mères
assignées uniquement à la sphère domestique, métissage culturel qui ouvre des perspectives
vers une métamorphose de l’identité individuelle et collective.
Mais il faut aussi relever des différences entre les parcours que l’âge et/ou la génération
peuvent expliquer : le choix libre du conjoint, le nombre d’enfants qui diminue et enfin
l’accumulation des champs identitaires de la maternité, avec une vie de couple et des loisirs,
un engagement social et une activité professionnelle, autant d’aspects qui semblent constituer
pour certaines des tendances que l’on retrouve dans les pratiques de vie pour les
interlocutrices les plus jeunes.
Conclusion
Le concept de métissage culturel qui colore la dynamique de construction identitaire des
femmes de cette étude ouvre des perspectives pour la transmission transgénérationnelle entre
les mères et leurs enfants. Il représente non seulement un mélange de valeurs traditionnelles,
modernes et hypermodernes dans un enchevêtrement de plusieurs courants au sein de la même
culture, d’une génération à l’autre, mais aussi un mélange de pratiques d’une culture à une
autre.
Enfin, il est à souligner toute la richesse de l’approche biographique qui permet de
comprendre mieux comment se construisent les femmes bénévoles de l’association, entre
maternité et engagement social. Entre expérience, expression et compréhension, la dynamique
de cette approche permet, comme le souligne Céfaï :
3
Il faut toutefois observer que si ces deux mariages représentent une forme métissée d’union, les parents ont
accepté ces mariages pour leur fille à condition que les jeunes hommes soient convertis à l’Islam.
3
« d’être capable de suivre le déroulement de ces histoires, avec leurs coups de
théâtre et leurs renversements de situation, mais aussi d’avoir du recul pour ne pas
tomber dans l’illusion biographique, et pour être à même d’entendre des versions
alternatives. Comprendre, c’est se plonger dans cet océan d’histoires qui
s’enchaînent et se répondent les unes aux autres… » (Céfaï, 2003 : 538).
Références bibliographiques
Bertaux D. (2001), Les récits de vie, Paris, Nathan Université, Sociologie 128.
Bertaux-Wiame I. (1986), « Mobilisations féminines et trajectoires familiales : une démarche
ethnosociologique », in Desmarais D., Grell P. (dir.), Les récits de vie. Théorie,
méthode et trajectoires types, Montréal, Collection Education permanente, Editions
Saint Martin, pp. 85-99.
Beski-Chafiq C. (2008), « Le corps des femmes, lieu commun », in Libération, vendredi 6
juin, p. 36.
Céfaï D. (2003), « Postface ; L’enquête de terrain », in Céfaï D., L’enquête de terrain, Paris,
La Découverte, pp. 465-615.
Desmarais D. (2009), « L’approche biographique », in Gauthier B., Recherche Sociale : De la
problématique à la collecte des données, Québec, Presses de l’Université du Québec,
pp. 361-389.
Dubet F. (1994), Sociologie de l’expérience, Paris, Editions du seuil, La couleur des idées.
Gaulejac (de) V., Lévy A. (2000), « Introduction. Récits de vie et histoire sociale : quelle
historicité ? », in « Récits de vie et histoire sociale », Revue Internationale de
Psychosociologie, Volume VI, n°14, Printemps, pp. 3-6.
Gaulejac (de) V. (2009), Qui est « je » ?, Paris, Seuil.
Kastersztein J. (1990), « Les stratégies identitaires des acteurs sociaux : approche dynamique
des finalités », in Stratégies identitaires, Paris, PUF, Psychologie d’aujourd’hui, pp.
27-41.
Kaufmann J.-C. (2004), L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Pluriel, Arman
Colin.
Laala Hafdane H. (2003), Les femmes Marocaines une société en mouvement, Paris,
L’Harmattan, Logiques sociales.
Laplantine F. (2005), La description ethnographique, Paris, Armand Colin, Collection 128.
Laviolette C. (2009), « L’engagement social de mères d’origine marocaine au cœur de leur
construction identitaire et de la transmission intergénérationnelle », in Burnay N.,
Klein A. (éds) « Figures contemporaines de la transmission », Transhumances IX,
Namur, Presses Universitaires de Namur, pp. 277-292.
Laviolette C., en cours de publication, Construction identitaire entre maternité et engagement
social. Une approche par la méthode des récits de vie auprès de femmes d’origine
marocaine, Thèse de doctorat de la faculté des Sciences économiques, sociales,
politiques et de communication de l’Université catholique de Louvain, Louvain-laNeuve, Octobre 2010.
Lipiansky M., Taboada-Leonetti I., Vasquez A. (1990), « Introduction à la problématique de
l’identité », in Stratégies identitaires, Paris, PUF, Psychologie d’aujourd’hui, pp. 7-26.
Ricoeur P. (2004), Discours de la reconnaissance, Paris, Gallimard.
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