Rapport DOKHAN - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à la Cour

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Rapport DOKHAN - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à la Cour
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Rapport Séance n° 5
Raphaël Dokhan – premier secrétaire
« Existe-t- un doute sérieux sur la légalité du décret par lequel
le président de la République a radié des cadres un gendarme,
chercheur associé au CNRS, pour avoir critiqué la politique de
rapprochement de la gendarmerie et de la police nationale ? »
(CE, Ord., 29 avril 2010, Matelly, n° 338462, AJDA 2010, p. 865, note
Beaud).
Gendarme : définition n° 2 : nom masculin : sorte de punaise, insecte
hémiptère de la famille des Pyrrhocoridae.
Gendarme : définition n° 3 : nom masculin : monolithe de rocher se
trouvant sur une crête de montagne.
Visiblement, Monsieur Jean-Hugues Matelly, gendarme lui aussi, n’est
pas du genre à se laisser écraser comme une punaise.
Il se rapproche en revanche de ce piton rocheux difficile à vaincre.
En 2001, sa liberté d’expression est sanctionnée d’un blâme.
2003, blâme aussi pour avoir critiqué les objectifs chiffrés imposés aux
gendarmes.
Malgré une défaite à Strasbourg, le Commandant Matelly n’en reste pas
là.
Par la suite, le gendarme, également chercheur, critique dans les médias,
notamment radiophoniques, la politique du gouvernement prévoyant le
rapprochement entre la police et la gendarmerie.
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Sa hiérarchie s’est donc retrouvée face à un gendarme qui a deux
casquettes et plaide la dualité de corps.
Celle-ci, ayant peur de se retrouver entre deux gendarmes, a donc exigé
de ne voir qu’une seule tête.
Quant au président de la République, il était cette fois bien décidé à lui
couper le sifflet.
Mais c’était sans compter sur l’attachement du requérant au triptyque de
la devise de la gendarmerie nationale : « Pour la patrie », « Pour l’honneur »
mais aussi, le dernier mais non le moindre, « pour le Droit »
Si aujourd’hui nous sommes saisis c’est pour savoir s’il existe un doute
sérieux sur la légalité du décret du président de la République radiant des
cadres un gendarme, chercheur associé au CNRS, pour avoir critiqué la
politique de rapprochement de la gendarmerie et de la police nationale.
« Négatif ! » est la première réponse qui vient à l’esprit.
Car où peut-on lire que « tout acte de désobéissance [d’un militaire] est (…) un
grain de sable dans un mécanisme bien huilé et doit être éradiqué » ?
Non pas sous la plume d’un nouvel Attila…
Ni dans l’œuvre de Clausewitz…
Mais sous la plume très autorisée et policée de spécialistes du droit de la
fonction publique.
Rappelons aussi, qu’il existe une obligation de loyauté qui nous a
conduits à juger que manquait à cette obligation le militaire qui adresse à
ses subordonnés une « note circulaire officielle qui critique violemment le
gouvernement ».
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Comme tous les fonctionnaires, et davantage que tous les fonctionnaires,
les militaires ont une obligation de réserve, de discrétion professionnelle
leur intimant de respecter le secret professionnel et le secret de la
Défense nationale.
Dès lors, la sanction prononcée semble tout à fait légale.
Pour autant, il est permis de se demander si la radiation était la mesure
appropriée.
Il existe en effet tout un arsenal de mesures : l’avertissement, la consigne,
la réprimande, le blâme, les arrêts, le blâme du ministre, l’exclusion
temporaire, l’abaissement temporaire d’échelon, la radiation du tableau
d’avancement, le retrait d’emploi, la résiliation du contrat et,
enfin,
la radiation des cadres.
Dans cette affaire, a-t-on vraiment gardé le sens de la mesure ?
Ne s’est-on pas trop inspiré de la maxime de Sun Tzu « En tuer un pour en
terrifier un millier » ?
Chacun sait que tout manquement doit recevoir une sanction
proportionnée.
Tous les militaires le savent bien : la doctrine Mac Namara de la « Riposte
graduée » a balayé la doctrine Dulles dite des « représailles massives ».
Les militaires gendarmes le savent aussi : traverser en dehors des clous
est punie par l’amende prévue pour les contraventions de première
classe, pas par la réclusion criminelle à perpétuité.
Une sévérité d’autant plus difficile à admettre que Monsieur Matelly n’est
pas que gendarme.
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Docteur en Sciences politiques, il est chercheur associé au C.N.R.S.
Centre National de la Recherche Scientifique.
Quel scientifique digne de ce nom peut se voir imposer les conclusions
de ses recherches ?
Le chercheur en sciences humaines est d’ailleurs soumis à un principe de
neutralité axiologique.
Un scientifique se doit de dire ce qui lui paraît répondre à une vérité
scientifique et non à ce qui sonne doux aux oreilles du pouvoir politique.
Le travail d’un universitaire ne doit pas être bien-pensant.
Il doit être bien pensé.
L’Histoire nous a pourtant enseigné que dans les sciences, fussent-elles
politiques, l’idéal de la logique ne devait jamais céder devant la logique
des idéaux.
Voudrions-nous nous placer dans l’héritage intellectuel du pseudochercheur soviétique Lyssenko pour qui il existait une « science bourgeoise,
fausse par essence, et la science prolétarienne, vraie par définition » ?
Si un bon militaire doit avoir des aptitudes à l’investigation, à la
recherche, un bon chercheur ne peut en revanche être un bon petit
soldat.
On sait que la France n’est pas un simple Etat-gendarme.
Mais elle n’est pas non plus un Etat policier qui exige une communauté
des chercheurs à sa botte.
Cette liberté doit être d’ailleurs celle de tout militaire.
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Il n’y a pas a priori violation d’un secret lorsque l’on critique une
politique publique.
Il n’y a d’ailleurs plus aujourd’hui pour le militaire à solliciter un
imprimatur ministériel, cette autorisation préalable du ministre pour
s’exprimer sur des questions politiques ou d’ordre international.
Le militaire peut donc désormais s’exprimer sans qu’on lui délivre un
laisser-parler.
Ce qui est d’ailleurs souhaitable, car les rouages d’un système ne sont-ils
pas souvent les mieux placés pour en exprimer les dysfonctionnements ?
N’oublions jamais ce jour, où il fut heureux qu’un obscur général de
brigade se répandît dans les médias étrangers…
Cette liberté est également celle de tout gendarme.
Car quelle image peut bien se faire le pouvoir politique du gendarme ?
Une image d’Epinal, ou bien d’une ville plus au sud, d’un personnage
tout juste bon à déverser ses humeurs grimaçantes sur les estivants de la
Côte d’azur ?
Ou, pire encore, celle de l’ennemi de la marionnette Guignol, ce pauvre
gendarme rougeaud dénommé Flageolet, dont on tire allègrement les
ficelles et qu’on punit à coups de bâtons ?
Non.
Quand on a connu la Cochinchine en 40-45,
quand on a pris d’assaut un avion à Marignane pour en libérer les otages,
quand on rétablit l’ordre sur le Pont de Mitrovica,
on a une vision du Monde.
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Ne faisons pas nôtre cette vision étriquée d’un gendarme simple homme
des casernes pour qui, selon une formule trop connue des anciens
conscrits, « réfléchir c’est déjà désobéir ».
L’attitude de Monsieur Matelly ne répond en fait ni à la deuxième
définition de « gendarme » - un insecteni à la troisième – un rocher –
mais bel et bien à sa définition première.
A ce qui définit, en premier lieu, tant par sa nature que par sa fonction, un
gendarme.
Un homme qui, au nom de la loi, défend
sa liberté,
c’est-à-dire les libertés,
c’est-à-dire la Liberté.
C’est la raison pour laquelle je répondrai par l’affirmative à la question
posée, approuvant ainsi le projet d’ordonnance dont je vais vous faire
lecture :
« Considérant (…) que, sans contester la qualification de faute disciplinaire que le
décret litigieux a donnée aux faits retenus à son encontre, M. Matelly soutient que sa
radiation des cadres, qui constitue la sanction la plus sévère qui puisse être infligée à
un militaire, est manifestement disproportionnée au regard des faits en cause ; que ce
moyen est de nature à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la
légalité du décret dont la suspension est demandée ».
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