dans le propos précipité du Général une concession non

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dans le propos précipité du Général une concession non
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MARCEL LEFEBVRE
dans le propos précipité du Général une concession non raisonnée à
une pression populaire artificielle. Alors que Senghor brille par son
absence, le ministre d’Outre-Mer, Cornut-Gentille, sauve la situation.
Il rencontre les marabouts et obtient le maintien de leur position
favorable à l’union avec la France. Le « Oui » des marabouts produit,
le 28 septembre au référendum, un vote massif en faveur de la
Communauté. Le 25 novembre 1958, le Sénégal, dans la Communauté, devient une République dont Senghor est le président 1.
Mgr Lefebvre et l’indépendance
L’archevêque de Dakar ne s’est encore jamais publiquement et
librement exprimé sur l’indépendance. Sa charge de délégué du SaintSiège, la présidence qu’il assure des diverses assemblées épiscopales
ne lui permettent d’exprimer, avec ses collègues dans l’épiscopat,
qu’un optimisme de commande. La « Déclaration commune des
évêques de l’AOF et du Togo » du 24 avril 1955 2, cosignée par lui, ne
saurait nous dire sa pensée. Néanmoins, en 1957, il obtient que
Pie XII mette en garde, dans Fidei donum, les peuples africains,
contre « un nationalisme aveugle qui pourrait les jeter dans le chaos
ou l’esclavage ».
C’est la même crainte, fondée sur les faits, qu’il exprime, le 26 août
1958, au général de Gaulle qui a demandé à lui parler et lui conte sa
mésaventure de Conakry :
— Je ne pouvais faire autrement, dit le Général, mais je pense
qu’avec Sekou Touré, on peut encore s’entendre.
— Mais il est évident qu’il est communiste, réplique l’archevêque.
— Non, non, non ! il n’est pas communiste, on pourra s’entendre 3.
Bien entendu, on ne pouvait plus s’entendre, Mgr Lefebvre expliquait pourquoi à Santa Chiara, le 14 novembre : Sekou Touré menaçait déjà les écoles chrétiennes, établissait des tribunaux populaires et
interdisait les associations chrétiennes. « La Guinée n’est plus très
loin de la Chine », commente l’archevêque. Bientôt, de fait, ayant protesté contre ce régime, Mgr de Milleville sera expulsé de Guinée 4,
puis ce sera le tour de tous les missionnaires. Néanmoins, l’archevêque a bon espoir pour le Sénégal : « Les ministres musulmans sont
1 - DE GAULLE, Mémoires d’espoir, I, 60-62 ; SOREL, 135-139.
2 - DC 1200 (1955), 670 ; 1259 (1957), 1130.
3 - P. MARZIAC, premier entretien avec Mgr Lefebvre, p. 18.
4 - BG 693, 418 ; l’archevêque, expulsé le 26 août 1961 (BG 699, 655-656), est
accueilli à Dakar par Mgr Lefebvre le même soir. Encore sous le coup de la
crainte, Mgr de Milleville répond à peine aux questions de son hôte. C’est seulement après quelques jours qu’il lui avoue : « Vous savez, c’est inouï, on est tellement surveillé là-bas, qu’on finit par ne plus oser dire quoi que ce soit » (C’est moi
l’accusé, 335-336).
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loin de rejeter l’Église ; le chef du gouvernement — le musulman
Mamadou Dia — demande au père Lebret de venir présider la commission des affaires économiques en vue de la prochaine
Constitution 1. »
Mais lorsque Senghor, renonçant à son rêve de fédération des
anciens pays de l’AOF sous son égide, unit, le 17 janvier 1959, le
Sénégal au Soudan en une « Fédération du Mali », dont le président
est le musulman marxisant soudanais Modibo Keita, l’archevêque de
Dakar s’inquiète, même si le chrétien et intègre Isaac Forster, choisi
comme procureur général de la Fédération, déclare lors de son installation :
« Je prie Dieu de me venir en aide, de me préserver du parjure et
de la forfaiture 2. »
Cependant, les extrémistes de Bamako exigent l’indépendance
totale. Senghor cède et vient à Paris, le 28 septembre, la demander au
Président de la Communauté. De Gaulle en accepte le principe et
vient alors, le 12 décembre 1959, à Saint-Louis, au Conseil exécutif de
la Communauté, dire aux chefs d’État réunis qu’il accepte que
« l’Association » succède à la Communauté. Le lendemain, à
l’Assemblée fédérale à Dakar, il entérine l’existence de la Fédération
du Mali et confirme que le « Mali » va parvenir à la « souveraineté
internationale » avec « l’appui, l’aide et l’accord de la France 3 ».
A cette occasion, il sonde une nouvelle fois Mgr Lefebvre :
— Cette indépendance, demande-t-il, va-t-elle se heurter à l’opposition des Européens ?
— Non, je ne pense pas, ils ne bougeront pas.
De Gaulle a la réponse qu’il veut, mais il ne l’aura pas à sa seconde
question :
— Je crois, dit-il, que c’est une heureuse initiative que cette union
du Soudan avec le Sénégal, n’est-ce pas, Monseigneur ?
— Mon général, si vous voulez que je vous dise ma pensée, ça ne
va pas durer longtemps. Il y a une mentalité très différente au
Soudan et au Sénégal.
— Oh ! non, non, non ! c’est, je crois, une très bonne chose, vous
allez voir 4.
Une semaine plus tard, c’est le tollé général à Dakar contre l’archevêque, qui a osé écrire, comme on l’a vu, que « si la sagesse sénégalaise ne prévaut, le communisme régnera en peu de temps de Gao
1234-
Conf. de Mgr L. à Santa Chiara, 14 novembre 1958.
DELCOURT, 101. Cf. Mgr LEFEBVRE, sermon, 23 septembre 1979.
DE GAULLE, op. cit., p. 71 ; SOREL, 143 ; MESSMER, 246.
GRAVRAND, ms. III ; MARZIAC, E. I, 19.
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à Dakar ». Pourtant, de Gaulle écrira la même chose dans ses
mémoires :
« La tentative », dira-t-il, de la Fédération du Mali « échouera
parce que les dirigeants libéraux et démocrates de Dakar redouteront d’être étouffés par les marxisants de Bamako 1. »
N’allait-on pas voir Senghor proclamer, le 20 juin 1960 à
l’Assemblée, l’indépendance du « Mali », et le même Senghor faire
arrêter Modibo Keita le 20 août, deux mois plus tard jour pour jour 2 ?
A l’occasion de l’indépendance du Sénégal, proclamée le 3 avril
1961, Mgr Lefebvre présidera une cérémonie d’action de grâces à la
cathédrale, en présence de Senghor, de quatre autres chefs d’État et
d’André Malraux. La lettre commune des évêques du Sénégal, cosignée par lui à cette occasion, semble bien fade lorsqu’elle exhorte :
« Sachons nous élever au-dessus des différences de races, de
langues, de religions ; fermons les yeux à tout ce qui divise pour
nous unir d’un même cœur à la poursuite du même idéal : la grandeur du pays. Soyons prêts au sacrifice de tous les égoïsmes, au
renoncement à nos idées personnelles. »
Ce n’est pas dans ce texte collégial que nous trouverons la pensée
personnelle de l’archevêque. En réalité, pour lui, « l’immense bienfait » de l’indépendance est surtout qu’elle se fasse « dans la dignité,
dans l’ordre » et non « dans la haine et la violence 3 ». A quoi bon l’indépendance si c’est le chaos ou le totalitarisme ? Il faut « que la
sagesse l’emporte », c’est-à-dire l’ordre social chrétien. Il définira
celui-ci trente ans plus tard comme « une hiérarchie d’inégalités bien
organisée », et souhaitera que les chefs d’État africains sachent réaliser, non une paix dans l’injustice, comme la Pax sovietica ou la Pax
islamica, mais la paix dans la justice, la Pax christiana, la paix du
Christ, Roi des nations 4.
L’équivoque du « socialisme africain »
Vers 1950, le délégué apostolique aurait voulu faire condamner par
les évêques le RDA pro-communiste d’Houphouët-Boigny.
Mgr Parisot, du Dahomey, ayant objecté que le RDA n’avait pas attaqué l’Église, Mgr Lefebvre céda. Mgr Dupont, de Bobo Dioulasso,
put personnellement indiquer sa réprobation au leader ivoirien, qui
fit bientôt quitter le communisme au RDA 5.
1 - DE GAULLE, op. cit., p. 70.
2 - S OREL, 147-148.
3 - HA, avril 1961, n. 128, p. 2.
4 - Introd. et concl. de Mgr LEFEBVRE au livre du P. MARZIAC, Précis de la doctrine
sociale de l’Église à l’usage des chefs d’État, Caussade, 1991. Cf. Fideliter n. 59,
pp. 22-23.
5 - Mgr André DUPONT, L. à l’abbé JML, 1er août 1996.
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En 1959 et 1960, Léopold Senghor, président de l’Assemblée du
« Mali », exposa au PFA sa doctrine de « la voie africaine du socialisme » tout en mettant en garde contre un socialisme, inspiré par
l’Europe, qui ne serait pas adapté à l’Afrique 1. L’archevêque fut indigné de cette équivoque, d’autant plus que Senghor ne réagissait guère
contre le socialisme collectiviste et dictatorial que promouvait le chef
du gouvernement, Mamadou Dia.
C’est un an plus tard que Mgr Lefebvre se décida à dénoncer l’ambiguïté par une lettre pastorale « Sur le devoir de vivre selon la vérité et
d’éviter les équivoques ». Il en fit vérifier le texte par son vicaire général qui lui dit :
— Monseigneur, supprimez ce passage-là. Vous, vous parlez du
socialisme à la française, mais ici c’est le socialisme sénégalais, le
socialisme d’un Senghor, catholique pratiquant.
— Vous croyez ? Je vais voir.
Le texte revint quelques heures plus tard, le père Bussard le lut et
dit :
— Mais, Monseigneur, vous n’avez pas fait de correction !
— Eh bien non ! répondit l’archevêque, il faut dire la vérité 2.
Datée du 26 mars 1961, la lettre disait ses quatre vérités au « socialisme croyant » de Senghor (nous résumons) :
On affirme s’inspirer du socialisme tout en reniant son athéisme,
en espérant par là le rendre plus compatible avec la doctrine de
l’Église, mais en acceptant le mot, on avale quand même la chose.
Il ne suffit pas de professer Dieu, il faut reconnaître que Dieu est
le fondement du droit et non pas l’État, un État qui « supprime
toute initiative privée », dont la gestion nécessite « un fonctionnarisme monstrueux » et qui s’approprie toutes les richesses d’intelligence, d’art, d’esprit d’entreprise, d’invention, de charité pour les
étatiser et les tarir 3.
Autrement dit, le socialisme africain du croyant Senghor était une
contradiction dans les termes. « Socialisme religieux, socialisme chrétien
sont des contradictions : personne ne peut être en même temps bon
catholique et vrai socialiste », avait écrit Pie XI dans Quadragesimo
anno 4. Or, comme l’avait dit le père Garrigou-Lagrange, « il est périlleux
de jouer avec le principe de contradiction, comme de jouer avec le feu
ou avec le tigre, car le négateur d’un tel principe est dévoré par lui 5 ».
1 - SOREL, 141 et 144.
2 - P. BUSSARD, ms. I, 11-12.
3 - Lettres pastorales et écrits, pp. 146-148.
4 - PIE XI, QA, 15 mai 1931, BP VII, 156.
5 - De virtutibus theologicis, Berruti, Torino, 1948, p. 151.
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Mais Mgr Lefebvre n’eut pas besoin d’ajouter cette citation fleurie
pour déclencher l’ire de Senghor, qui fit venir l’évêque :
— Monseigneur, permettez-moi de m’étonner de la lettre que…
— Écoutez, Monsieur le Président, je ne fais que répéter ce que les
papes ont dit au sujet du socialisme 1.
L’évêque ne voulut point en démordre et, lorsque courut le bruit
qu’il avait retiré sa lettre, il démentit la rumeur 2.
Le prélat ne rétracta aucune de ses « vérités opportunes 3 » sur le
socialisme, estimant toujours que « le devoir le plus pressant des pasteurs (…) est de diagnostiquer les maladies de l’esprit 4 ». Quelque
temps après, sans doute sur l’avis de Senghor 5, le délégué apostolique,
Mgr Maury, « tomba d’accord » avec l’ambassadeur Boislambert pour
estimer que « pendant que le second ferait un voyage à Paris, le premier
pourrait bien en faire un à Rome 6 ».
Démission
Mgr Lefebvre se doutait d’une intervention de Dakar auprès du
Saint-Siège. Mais fut-elle déterminante ? De toute façon, le mouvement de passation des archevêchés à des autochtones était lancé
depuis que Jean XXIII avait lui-même, après les démissions de
Mgr Boivin (1959), de Mgr Sartre et de Mgr Socquet (janvier 1960),
sacré à Rome, le 8 mai 1960, trois prêtres indigènes pour les placer sur
les sièges archiépiscopaux d’Abidjan, Tananarive et Ouagadougou.
L’intervention de Mgr Lefebvre à Abidjan en 1959, pour y faire proposer un Blanc, s’était heurtée à l’unanimité des autres évêques :
« Seul un Africain authentique de race noire devait être promu 7. »
On pensait en effet, indépendance oblige, que des archevêques
« du terroir » étaient désormais requis par parallélisme avec les chefs
indigènes des nouveaux États. Mgr Lefebvre ne niait point ce principe, mais en trouvait l’application précipitée, tout comme il estimait
l’indépendance prématurée.
1 - MARZIAC E. I, p. 1. — Jean XXIII, dans Mater et magistra, va dire, le 15 mai,
à la suite de Pie XI, que « les catholiques ne peuvent aucunement approuver les
principes du socialisme » (AAS 53 (1961), 408).
2 - Réunion des supérieurs, 18 avril 1961 ; LC 71, 7.
3 - Cf. Catéchisme des vérités opportunes de Mgr de CASTRO MAYER (questions
politiques, économiques et sociales). Supplément de Verbe, 1953.
4 - LPE, 142.
5 - L’intervention de Senghor est attestée par le P. Philippe Béguerie, qui connut
plus tard Mgr Benelli, ancien secrétaire de la délégation du temps de Mgr Maury
et son successeur ensuite : ms I, 72, 48-49 ; 74, 11-20 ; le P. Bussard, lui, conjecture que “Senghor a peut-être forcé au départ de Mgr Lefebvre” (SAVIOZ, I, 22),
mais dit aussi : « Je sais qu’il y a eu une plainte à Rome » (ms. I, 12, 22-23).
6 - Claude HETTIER de BOISLAMBERT, op. cit., pp. 540-541.
7 - Mgr Pierre ROUANET, L. à l’abbé JML, 5 décembre 1996.
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Il dira plus tard être « parfois intervenu dans le sens de la prudence », décrivant ainsi sa réaction face à la précipitation de
l’époque : « Là où il y avait deux prêtres africains, il fallait que l’un
d’eux devînt évêque… On aurait tout de même pu s’assurer qu’il en
avait les qualités ! Et puis, avant d’en faire des archevêques, on aurait
pu d’abord les choisir comme auxiliaires, comme cela se faisait
ailleurs 1. »
Mais le « vent de l’histoire » soufflait aussi fort à Rome qu’à Paris
et, à l’occasion, on lui faisait sentir, soit à Rome, soit à Dakar, à lui
comme à d’autres, qu’il devrait peut-être songer à une succession 2.
Aussi résolut-il de la préparer lui-même, quelle qu’en dût être
l’échéance, en nommant un deuxième vicaire général en la personne
de l’abbé Thiandoum, le 7 mai 1961 3. Cependant ses deux amis,
Mgr Strebler, de Lomé, et Mgr Graffin, de Yaoundé, démissionnèrent
le 16 juin et le 6 septembre 1961 4, et on leur cherchait des successeurs
dans le clergé autochtone. Rome semblait souhaiter un processus
semblable à Dakar.
En outre, la démission de Mgr Lefebvre permettait de pourvoir
ensemble les quatre archevêchés de l’ex-AOF de prélats africains,
sans avoir l’air de céder à Sekou Touré à Conakry 5.
« Je n’allais pas, dira Monseigneur, m’imposer puis rester là, ayant
l’air de dire non 6. »
Le 18 septembre, prêchant le soir en sa cathédrale à la messe du
quatorzième anniversaire de son sacre, il déclara « souhaiter vivement
de toute son âme l’heure providentielle où un prêtre sénégalais recevrait la plénitude du sacerdoce et deviendrait son collaborateur ou
même le remplacerait ».
Puis, prenant les devants, il écrivit à Rome pour demander un
coadjuteur africain.
Il faut croire que le Saint-Siège fut embarrassé, car l’archevêque
ne reçut aucune réponse. Il devenait clair qu’on voulait sa démission
pure et simple. Aussi son message de Noël évoqua-t-il l’obéissance
des évêques au pape et l’exemple de « celui qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort de la croix 7 ».
1 - Fideliter n. 59, p. 22.
2 - P. MARZIAC, E. avec Mgr Lefebvre, p. 16 ; A. CAGNON, id., 1987, p. 8 ; PHLH, 77.
3 - Mgr Lefebvre prévoyait ses absences fréquentes à Rome à la Commission centrale préparatoire du concile, et le P. Bussard était souvent en déplacement, HA,
juin 1961.
4 - Ant. G RACH, René Graffin, missionnaire au Cameroun , fin.
5 - Mgr S TREBLER, L. à Mgr L., 30 janvier 1961 ; ms I, 44, 31-38.
6 - P. MARZIAC, E., p. 16.
7 - HA, septembre et décembre 1961.
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Au début de janvier, peu avant son départ pour la session du 15 au
23 janvier 1962 de la Commission centrale préparatoire au Concile, il
se résolut à écrire à la Propagande :
« Si le Saint-Père désire que je me retire, je suis à sa disposition. »
A peine arrivé à Rome, il fut reçu par le cardinal Agagianian, pré fet de la S. Congrégation, qui lui prit les mains, le remerciant avec
effusion.
« Vous auriez vu ça, la joie du cardinal ! s’exclamait Mgr Lefebvre
en rapportant la scène à ses chères carmélites ; vous auriez vu
ça ! »
Quelques jours plus tard, s’étant rendu chez le cardinal Secrétaire
d’État Cicognani, il lui exprima le désir de disposer de six mois avant
de recevoir une affectation quelconque :
— Nous allons avoir cet été notre Chapitre général et il est question que les confrères…
Il pensait : ce ne sera pas trop de six mois pour perfectionner mon
anglais afin d’être utile à la congrégation.
Mais le cardinal l’interrompit vivement :
— Non, non. Le Saint-Père ne veut pas vous laisser sans travail.
Quand un délégué ou un nonce quitte sa charge et rentre dans son
pays, on lui donne un diocèse. Le Saint-Père vous donne le diocèse
de Tulle.
Surpris, l’archevêque insista :
— Un peu de repos serait pourtant bien utile… Ne pourrais-je pas
exposer mes raisons au Saint-Père ?
— Non, non, c’est moi qui suis chargé de cela.
— Mais, enfin, je puis bien voir le Saint-Père !
— Seulement pour le remercier ; le Saint-Père le désire.
« Un désir du pape, c’est un ordre, pensa le prélat ; moi qui
demande l’obéissance, il me faut la pratiquer… mais remercier le
pape, j’avoue, dit-il à ses carmélites, je n’en ai pas eu le courage 1. »
Le 23 janvier 1962, furent signés le décret de la S.C. Consistoriale
et les deux lettres apostoliques du pape transférant Mgr Marcel
Lefebvre du siège archiépiscopal de Dakar au siège épiscopal de
Tulle, avec le titre personnel d’archevêque.
Son temps étant désormais compté, il ne le gaspille pas mais
redouble d’activité 2 : le 25 janvier, il écrit de Rome une lettre pastorale sur la nécessité de la prière ; le 2 février, il annonce à Dakar son
1 - BG 701, 9 ; 702, 65 ; diaire du carmel de Sébikotane, 2 fév. 1962 ; E. avec le
P. MARZIAC, p. 16 ; PHLH, 78-79 ; P. GRAVRAND, ms. III, 15, 3-25.
2 - HA n. 137, mars 1962 ; DELCOURT 103.
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départ et fait ses adieux au séminaire de Sébikotane, puis les jours suivants ses adieux à Fadiout, Thiès et Mont-Roland ; le 8 février, il
adresse un radio-message aux Sénégalais ; le 10, il bénit la première
pierre de la chapelle du collège de Hann, et le 11 l’église Notre-Dame
des Anges de Ouakam ; les 10 et 11, il préside le congrès de l’ACJF.
Enfin, le 12 février, l’archevêque célèbre la messe d’adieux en la
cathédrale, en présence de Mgr Landreau et de Mgr Dodds. Celui-ci,
reprenant le mot d’un ministre du Sénégal : « Pour être Sénégalais, il
n’est pas nécessaire d’être né dans ce pays, il suffit de l’aimer et de travailler pour lui », conclut : « Excellence, vous avez été un grand
Sénégalais. »
Mgr Lefebvre, dominant son émotion, parle alors « le langage de
la foi ». En nommant pour premier pasteur du Sénégal « un enfant
sorti des familles sénégalaises », le Saint-Père marque sa confiance en
une « chrétienté sénégalaise profondément vivante, à la foi solide »,
fruit d’une lignée d’évêques qui y ont œuvré avec leurs collaborateurs
depuis 150 ans.
Ses ultimes paroles révèlent les dispositions profondes du pasteur
au moment où, d’ordre supérieur, il quitte son troupeau : il faut,
d’abord, toujours « rester profondément dans la voie que le bon Dieu
nous a tracée », ensuite, pour cela « nous attacher à Notre-Seigneur
pendant toute notre vie 1 » et à cet effet, « être dans un état de prière
habituelle 2 ».
Le même jour, après avoir recommandé au père Bussard de « tout
faire » pour que fût nommé l’abbé Thiandoum 3, il quittait le Sénégal
pour Rome.
1 - HA n. 137, pp. 3-4.
2 - La nécessité de la prière, LPE , p. 158.
3 - P. BUSSARD, ms. I, 13, 17-21. Le P. Bussard n’eut rien à faire, cela alla de soi ;
ms I, 13, 50-52.