La misteriosa desaparición de la marquesita de Loria
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La misteriosa desaparición de la marquesita de Loria
La misteriosa desaparición de la marquesita de Loria Des stéréotypes de l’érotisme à l’indicible Félix Terrones Université François Rabelais, Tours L a misteriosa desaparición de la marquesita de Loria 1, publié en 1980, repré- sente un point de rupture et une évolution dans l’art romanesque de José Donoso. Dès le titre, le texte est intégré à un réseau unique de significations et l’importance de l’héroïne est soulignée. Nous nous proposons d’analyser la représentation et la trajectoire de la protagoniste dans l’objectif d’interroger et de caractériser la place de l’érotisme dans la fiction, ainsi que la façon dont s’instaure le dialogue avec une forme littéraire (le roman érotique 2). Pour ce faire, nous nous attacherons aux caractéristiques physiques, sociales et culturelles de la protagoniste dans la société madrilène du texte. Ensuite, nous nous intéresserons à son apprentissage érotique, lequel répète pour bien des aspects celui de nombreux héros littéraires de romans galants et libertins. Une lecture attentive révèle, comme nous le développerons finalement, que José Donoso se sert du personnage 1 À partir de maintenant MDM. 2 Très fréquemment, les termes « roman érotique » et « roman libertin » sont utilisés indistinctement. La différence entre l’un et l’autre terme reposerait avant tout sur un critère chronologique, comme le précisent les travaux de Patrick-Wald Lasowski, une référence en la matière. Sous l’enseigne de « roman libertin », on se réfère à un groupe de textes d’une période spécifique (le xviie et le xviiie), tandis que le « roman érotique » s’avère être un terme plus large et plus étendu quant à la période qu’il comprend et les traditions littéraires qui l’enrichissent. Quant au terme lui-même, Nathalie Kremer affirme que « l’on s’accorde à considérer le roman libertin comme un genre amorphe, qui souffre d’une définition » (Kremer : 5). L’impossibilité de définir à laquelle se réfère Kremer conduit certains critiques à chercher l’unité en fonction d’une façon particulière de représenter et, de cette manière, d’octroyer une valeur littéraire au texte. Kremer s’attache à la séduction établie dans les dictions érotiques : « La séduction est donc un art, une entreprise intelligente et maîtrisée, opposée au hasard du désir instinctif » (ibid. : 5). Gardons ceci à l’esprit en raison de l’importance qu’il revêtira pour notre argument. America45.indd 37 09/10/14 08:59 38 Félix Terrones afin de proposer une version alternative des conventions du genre érotique et en même temps d’établir une poétique de la création littéraire. 1. Blanca Arias : Latino-américaine et vierge Dans MDM, l’héroïne revêt des traits spécifiques qui la rapprochent d’une certaine façon de représenter la femme dans la fiction. La critique française Mireille Dottin-Orsini, dans l’ouvrage Cette femme qu’ils disent fatale, analyse les représentations du féminin dans la littérature française du xixe siècle et d’une partie du xxe. Selon Dottin-Orsini, loin d’être insignifiantes, elles véhiculent un discours hégémonique et masculin, fondé avant tout sur une conception du féminin qui vise à faire de la femme, entre autres, un être dégradant. Le contact entre les personnages masculins et féminins ne peut se faire sans risque pour les premiers, car la femme littéraire est une « femme fatale » : Elle est bien sûr, avant toutes choses, la femme fatale-à-l’homme, incarnant le destin de l’humanité masculine sacrifiée sur l’autel de l’Espèce. Elle attend sa proie dans l’ombre, avec une tranquillité proprement divine. […] La fatalité la mène, elle apparaît comme l’instrument de forces qui la dépassent, et à qui elle ne fait que prêter, un temps, son corps : conception mythologique qui permet, au même moment, d’affirmer sa stupidité de pure matière, de marionnette insensible et manipulée (Dottin-Orsini : 17-18). Dans le cas de MDM, Blanca Arias attirera les personnages masculins de façon irrévocable voire mortelle. Tout au long du roman succomberont à ses charmes physiques un jeune marquis (chapitres I et II), un notaire octogénaire (chapitre III), un comte arriviste (chapitre IV et VII), un peintre portraitiste (chapitre VI) et un chauffeur italien (chapitre VIII). Aucun personnage masculin dans le roman ne semble rester indemne face aux charmes hyperboliques de la jeune marquise. Pis encore, en deux occasions au moins, ce contact se révélera mortel : à la suite de rencontres charnelles avec elle, mourront son époux Paquito et son notaire, don Mamerto. Il est donc un premier élément à prendre en compte : il s’agit ici d’une beauté attractive et létale, susceptible de fasciner et de rabaisser (ou anéantir) les hommes les plus dissemblables. Cela dit, le narrateur du roman ne se contente pas de reprendre la condition de femme fatale de l’héroïne, il signale constamment un autre aspect chargé de sens : le fait qu’elle soit latino-américaine. Ainsi, dans le premier chapitre, son métissage est souligné par l’adjectif « criolla » (15). Le métissage de Blanca lui vaut, selon le personnage qui la regarde, des commentaires plus ou moins négatifs. De cette façon, pour Paquito, elle est une tendre « hembra del trópico » (remarquons qu’il ne la perçoit pas comme une femme, mais comme une femelle, ce qui souligne la dimension sexuelle du personnage). Pour sa belle-mère Casilda, Blanca Arias est une femme « primitiva » (23), voire un « monito » (20) : dans ce America45.indd 38 09/10/14 08:59 La misteriosa desaparición de la marquesita de Loria 39 cas, elle est rabaissée au rang d’animal. De plus, sa condition latino-américaine déterminerait, en principe, son manque de goût ; elle ne pourrait être aussi élégante que n’importe quelle femme européenne de la haute société mais devrait se contenter d’être une « americana cursi » (70). Blanca Arias révèle avant tout sa féminité létale et sa condition de Latinoaméricaine. Il peut paraître arbitraire de mettre ces deux aspects au même niveau, mais il n’en est rien en vérité car, dans la poétique du texte, ils se trouvent étroitement liés. La relation entre l’un et l’autre aspect est établie par le narrateur baroque qui, à grand renfort de métaphores, d’allégories et d’analogies paraît ne jamais perdre une occasion de rapprocher le personnage du monde végétal. Ainsi, par exemple, Blanca est une « exótica flor que exhalaba tan perturbador perfume » (14), son bas-ventre est une « admirable flor de carne » (32) avant d’être une « blandura húmeda de la selva » (80). Entre la fleur et la forêt amazonienne, en passant par la forêt tropicale, la petite marquise semble incarner une nature indomptée, luxurieuse et exubérante face à laquelle les hommes ne peuvent rester indifférents ; au contraire, ils réagissent en cherchant impatiemment à entrer dans cette nature inexplorée et vierge. Une virginité qui se manifeste dès le niveau onomastique : rappelons que le véritable nom de la petite marquise n’est autre que Blanca Arias. Cette pureté va être assiégée par différentes forces et circonstances dans l’objectif de la souiller, ou pour le dire autrement, l’introduire dans une économie du corps, du plaisir et du désir qui lui est inconnue, et ce de façon désespérée et perturbante. 2. L’éducation érotique de Blanca Arias Si d’un côté le narrateur insiste sur la sensualité mortelle de Blanca Arias, d’un autre il souligne son manque d’expérience et son innocence. Très tôt, le lecteur découvre qu’elle n’a que dix-neuf ans (12) et que jusqu’à son mariage elle vivait dans un internat de religieuses et de prêtres (14). La jeunesse et la morale religieuse stricte dans laquelle elle fut élevée déterminent ses premières rencontres avec les personnages masculins, notamment avec celui qui va devenir son mari, le marquis Paquito Loria. Il s’ensuit que tous deux décident très rapidement de circonscrire leur attraction mutuelle dans un mariage (chapitre II) qui ne cessera d’avoir des répercussions. Le mariage signifie, dans cette fiction romanesque, tant une découverte qu’une frustration. Il s’agit d’une découverte dans la mesure où Blanca Arias est « élevée » de sa condition d’étrangère latino-américaine à un membre d’une vieille famille espagnole. En accord avec sa nouvelle condition sociale, elle devra accumuler tout le capital symbolique de cosmopolitisme et de sophistication afin de pouvoir surtout l’exhiber. Si paraître est être, Blanca assume avec beaucoup d’efficacité America45.indd 39 09/10/14 08:59 40 Félix Terrones les valeurs qui définissent et déterminent sa condition de marquise. En revanche, l’ascension sociale de l’héroïne présente une contrepartie négative. C’est ce que le narrateur formule peu après l’épisode du mariage : Sí, lo que le había faltado a Paquito para eso que la gente llama «realizarse» fue sobre todo la espontaneidad en el acto del amor, que el matrimonio iba matando con su permisividad codificada y esterilizada por horarios y facilidades. Ella había cometido la estupidez de confundir esta añoranza, natural en un alma pura, con cierta inclinación infantilmente perversa de su fantasía por el juego de lo furtivo y lo prohibido. Como nada estaba verdaderamente prohibido en el matrimonio, se había engañado (45). Pour se réaliser, le désir de Blanca Arias a besoin du « furtif » et de « l’interdit » comme elle le dit elle-même. Les deux éléments permettraient le geste érotique par excellence, c’est-à-dire la transgression, comprise comme une rupture avec toutes formalités, conventions et censures 3. En délimitant son plaisir dans la vie conjugale, elle semble évacuer toute possibilité d’érotisme, car au sein du mariage tout obéit à un ordre et suit des règles bien établies. Il s’ensuit que l’héroïne, une fois devenue veuve, va dissocier très rapidement l’amour (spirituel et social) et le désir (charnel et individuel) : « Pese al amor que aún le profesaba a su inolvidable marido, aceptaba el hecho inevitable de que su propio destino sería conocerlo todo » (45-46). Ce savoir total auquel elle aspire confère un nouveau souffle à la fiction, l’entraînant sur des chemins bien connus du lecteur de romans libertins. Patrick-Wald Lasowski, dans Le grand dérèglement, évoque un élément constitutif du roman libertin : « Le roman est roman de formation. Il fait le récit d’une initiation, d’une découverte, d’une exploration du monde au terme de laquelle le héros s’émancipe, délivré des terreurs et des aveuglements qui l’habitaient » (Lasowski, 2008 : 121). Le désir ardent de découvrir le monde va pousser la marquise à fréquenter une série de personnages masculins qui vont la guider, chacun à sa façon, à travers les méandres du plaisir libertin. Parmi eux, c’est le comte de Almanza qui représentera un point culminant dans sa formation. Au chapitre IV, le narrateur rend compte de la façon dont la petite marquise de Loria perçoit Almanza : Un bel homme, Almanza, con la musculatura –algo pesada para Blanca, que soñaba con amantes felinos– de sus pectorales relucientes en el raso violeta de su blusa cosaco. Y su cabeza de prócer totalmente hueca –¡no lo iba a saber ella, cuyo continente producía 3 Nous utilisons la notion d’érotisme dans le même sens que lui donne Georges Bataille dans L’histoire de l’érotisme : « Essentiellement, l’érotisme est l’activité sexuelle de l’homme, opposée à celle des animaux. Toute la sexualité des hommes n’est pas érotique, mais elle l’est aussi souvent qu’elle n’est pas simplement animale. Disons dès l’abord que ce livre envisage l’ensemble d’un domaine dont l’aspect éthéré n’est pas moins lourd de sens que l’aspect opposé. Mais en premier lieu son objet est le passage de la simple sexualité de l’animal à l’activité cérébrale de l’homme, impliquée dans l’érotisme […]. » (Bataille, 1976 : 23). America45.indd 40 09/10/14 08:59 La misteriosa desaparición de la marquesita de Loria 41 abundantes cosechas de esos señores!– pero colocada como la de una estatua sobre la construcción clásica de su cuello y sus hombros. Al mirarla antes de obedecer sus deseos –que, como debía ser, para él eran órdenes–, Blanca notó que el conde aspiraba de modo que se hinchara su pecho y vibraran las aletas de su aguileña nariz, arqueando, a la vez, casi imperceptiblemente, la ceja izquierda (88). Que la petite marquise utilise non l’espagnol mais le français pour parler du genre d’homme qu’est Almanza à ses yeux ne doit rien au hasard. Le français est une langue qui, dans le roman, sert de distinction sociale, une langue qui exprime tout ce qui est lié à l’élégance et au raffinement. Conséquence directe, les qualificatifs et attributs soulignant la beauté altière du comte se succèdent. Une beauté qui fait penser à plusieurs reprises à une statue bien sculptée de cette forme « classique » que Blanca met en valeur. Finalement, il convient de s’attacher à un élément relativement déconcertant dans ce contexte, à savoir le rapprochement du comte d’une rêverie, celle des « amants félins ». Dans le contexte de la citation, cette adéquation entre les rêves de Blanca et le comte souligne le côté malsain de la femme ; cette comparaison annonce également la pulsion destructrice qui s’emparera de Blanca vers la fin du roman quand elle succombera aux griffes d’un véritable animal, un chien sinistre qui n’a de sauvage que sa condition. C’est précisément dans les bras du comte d’Almanza que la petite marquise perd sa virginité au quatrième chapitre du livre. Le roman étant constitué de huit parties, l’importance diégétique et textuelle dudit chapitre est évidente, et ce pour deux raisons : il s’agit de la fin de la pureté de Blanca et en même temps de l’avènement de quelque chose de nouveau pour elle. Par un réflexe de lecture, le lecteur pourrait s’imaginer que le reste du texte déroule, comme le font de nombreux romans érotiques, d’autres aventures de la marquise, finalement initiée à l’excès libertin. Toutefois, contrairement à ce que l’on aurait pu espérer, au tout début du cinquième chapitre la petite marquise fait montre de sa perplexité : ¿De modo que esto era…? Se hacía tarde y no lograba dormir. Revolviéndose entre las sábanas de su lecho bajo el nuevo baldacchino su vigilia era mantenida como por los aullidos de una manada de bestias que ninguna relación tenían, por cierto, con el conde de Almanza, que de todo tenía menos de bestia. Éste le había implorado con sus más azucaradas palabras que se quedara a pasar la noche con él (95). L’ascension sociale de Blanca va de pair avec son apprentissage érotique dans la mesure où son savoir se perfectionne et s’affine dans un milieu favorisant, de manière dissimulée mais systématique, le plaisir. Cependant, à en juger par la citation, l’installation progressive dans un confort (social et individuel) paraît être brusquement remise en question. Loin d’être parvenue à cette instance dont elle rêvait, la marquise se retrouve face à quelque chose d’inconnu, très différent de ce qu’elle a découvert avec le comte d’Almanza. De plus, dans le même chapitre, America45.indd 41 09/10/14 08:59 42 Félix Terrones le soupçon laisse place à la certitude quand elle affirme : « Porque a pesar del placer, todo (lo hecho con el conde de Almanza) había sido un ensayo. Igual a Paquito. Igual a don Mamerto… » (96-97). Si le désir ne trouve pas non plus de réponse dans l’érotisme raffiné au côté d’un maître virtuose, de quelle manière pourra-t-il le faire ? C’est ainsi que la fiction développe alors la dernière étape de l’apprentissage de la marquise, une étape qui la précipite vers la catastrophe. 3. La disparition de la petite marquise et ses portées esthétiques Tout commence par la perte du vernis social dès que la petite marquise fait entrer le chien dans l’intimité de sa chambre. On observe tout d’abord une métamorphose d’ordre chromatique quand la chambre se voit tout d’un coup plongée dans l’obscurité la plus sinistre (140). Puis des substantifs comme « destrozo » et « inmundicia » (140) qualifient de façon négative l’état des lieux, leur donnant une valeur sordide, abjecte. Finalement, des adjectifs comme « derrumbada » et « arruinada » (141) donnent un sens spatial aux changements subis. En effet, l’état de la chambre est l’emblème et l’annonce de la déchéance totale à laquelle sera soumise l’héroïne. Plus tard, au septième chapitre, cette déchéance arrive à son point culminant quand la marquise découvre qu’à cause des manigances du notaire et de sa belle-mère, elle a perdu tout l’héritage laissé par son mari. Ainsi, l’héroïne assiste à la destruction matérielle de tout ce à quoi elle avait accédé grâce au mariage avec Paquito : à savoir le confort, le luxe ainsi que la fausse apparence de sa situation sociale. À partir de cette perte, elle redevient Blanca Arias, une Latino-Américaine quelconque face à une situation liminaire qui n’en finit pas de se désagréger. Parallèlement à cette chute sociale arrive la découverte d’une sexualité alternative qui prend forme quand, vers le septième chapitre du roman, a lieu la rencontre charnelle avec le chien Luna : Yacía casi inconsciente bajo la bestia que le fue arrancando no sólo el vestido blanco y el jersey, sino la blusa, las bragas, el corpiño, hasta dejarla desnuda y gimiendo. Durante un segundo creyó –no temió porque veía esas dos gotas de luna transparente mirándola– que el perro iba a violarla […] pero no era eso. ¿Qué era…? Y al darse cuenta que jamás lo sabría, como quien se asoma a un precipicio que no tiene fondo, sintió que le sacudía un feroz escalofrío que culminó en un orgasmo de pavor bajo ese cuerpo al que no podía satisfacer con su sexo capaz de saciar, hasta de matar, a cualquiera (142-143). La différence entre la rencontre avec le comte et celle qui a lieu avec Luna saute aux yeux. Alors qu’il s’agissait avec le noble de se laisser entraîner vers le plaisir libertin, avec le chien il s’agit de se pencher sur un abîme. De fait, le champ lexical qu’utilise le narrateur rapproche la rencontre d’un viol, pour sa dimension sauvage et agressive, sans qu’elle se confonde nécessairement avec lui (c’est America45.indd 42 09/10/14 08:59 La misteriosa desaparición de la marquesita de Loria 43 l’héroïne elle-même qui, au discours indirect et au moyen de questions, dissocie les deux). Pour Blanca Arias, il n’existe pas de façon de transmettre par les mots la teneur et la nature de cette rencontre. Cette indétermination, ce manque de connaissance revient à observer quelque chose d’inconnu et de terrible, mais en même temps de plus attirant pour la petite marquise, qui décide d’aller jusqu’aux conséquences ultimes de sa découverte quitte à ce que sa détermination lui coûte la vie. Il serait impossible, à la lumière de cette citation, de ne pas penser aux propos de Georges Bataille quant à l’animal et au sacré : D’une manière fondamentale, ce qui est sacré est précisément ce qui est interdit. Mais si le sacré, interdit, est rejeté de la sphère de la vie profane (dans la mesure où il désigne le dérangement de cette vie) il a néanmoins une plus grande valeur que ce profane qui l’exclut. Ce n’est plus la bestialité méprisée : souvent sa figure est demeurée animale, mais elle est devenue divine. Comme telle, par rapport à la vie profane, cette animalité sacrée a le même sens que la négation de la nature (en conséquence la vie profane) a par rapport à la pure animalité. Ce qui est nié dans la vie profane (par les purs interdits et par le travail) est un état de dépendance de l’animal, soumis à la mort et à de très aveugles besoins (Bataille, 1976 : 80 ; les italiques sont de notre fait). La petite marquise de Loria n’a pas trouvé dans ses aventures libertines successives de réponse à son désir. Bien au contraire, elle finit par les refouler comme autant d’impostures, autant de façons de dissimuler derrière les pompes et le luxe un vide que seule sa sensibilité a pu remarquer. Une fois qu’elle abandonne le masque de la sophistication européenne, qu’elle redevient latino-américaine, elle peut finalement accéder à l’élémentaire, incarné par le chien Luna. Puisque la rencontre avec le chien viole dangereusement toute convention et norme sociale, Blanca Arias finit par parvenir à l’interdit, au sacré dont parle Bataille : une chute dans une sexualité représentée comme étrangère à tout raffinement ou tout plaisir joyeux, une force obscure et sinistre qui va mettre la vie en danger. La déchéance sociale de Blanca Arias est ainsi relativisée dans la mesure où elle finit malgré tout par découvrir (ou plutôt se fondre avec) ce qui paraît être l’essentiel. Ainsi le lecteur découvre-t-il le sens alternatif que José Donoso confère à l’érotisme dans la fiction romanesque : à la différence des romans dans lesquels se confondent libertinage et érotisme, dans MDM l’érotisme acquiert un sens différent et remplit également une autre fonction. L’érotisme ne signifie pas la simple émancipation d’un code moral de fer par le biais de l’excès et de l’orgie. Il ne sert pas non plus à justifier un catalogue de rencontres amoureuses ou sexuelles, chacune plus luxurieuse que l’autre. Bien au contraire, l’érotisme conférerait à l’individu, incarné par Blanca Arias, un savoir impossible à transmettre en raison de sa nature profonde et ineffable. En même temps, l’érotisme libéré de tout élément aliénant paraît toujours être une raison pour aller plus loin, là où se America45.indd 43 09/10/14 08:59 44 Félix Terrones r ejoignent l’extase et l’agonie. Pour le dire autrement, la véritable transgression ne réside pas dans le jeu libertin à l’intérieur d’un cadre raffiné, comme c’est le cas dans de nombreux romans érotiques, mais dans la plongée vers la dimension la plus instinctive et atavique qui libère cette pulsion de mort sous-jacente à tout acte humain. En même temps, l’écrivain chilien lui confère une autre valeur qui apparaît dans le dernier chapitre du livre quand, par une nuit de tempête, la protagoniste disparaît. La fin de l’héroïne se déroule de manière énigmatique : elle se perd dans la profonde obscurité de cette copie miniaturisée, artificielle et parodique de la forêt qu’est le parc du Retiro. Avec beaucoup de malice, le narrateur abandonne son héroïne à ce moment-là sans plus en rendre compte. Il préfère achever son récit en s’attachant à d’autres personnages comme Casilda, Almanza, le peintre Archibaldo et la sœur de Blanca nommée Charo. La disparition nocturne de la petite marquise de Loria représente par conséquent un vide narratif, proche de la légende, comme le narrateur se charge de le suggérer au début du huitième chapitre, et impossible à transmettre. De la même façon que Blanca s’est penchée au-dessus du vide, le narrateur se confronte à l’inconnu, à ce qui ne peut s’expliquer en connaissance de cause parce qu’il n’y a pas de mot pour lui donner forme. Cependant, à la différence de son personnage, le narrateur ne le pénètre pas, il préfère biaiser par un catalogue d’événements sociaux anodins sur lesquels il referme le livre. Néanmoins, le lecteur averti y reconnaît aussi un geste caractéristique de la poétique de José Donoso, à savoir : faire de la littérature un exercice vertigineux qui circonscrit l’invisible, cette force sinistre et obscure que l’on ne peut que contourner par le biais du langage. Ainsi, à la lumière de la disparition finale, le titre du livre acquiert une signification différente. MDM est une fiction qui établit une énigme sans chercher à la résoudre, car l’intérêt ne se trouve pas tant dans la réponse (impossible) que dans la façon dont le lecteur est interpellé subrepticement, est penché brusquement au-dessus de l’inconnu, comme seule la littérature est capable de le faire. Conclusion Dans MDM est présentée une tension toujours plus flagrante et problématique entre deux coordonnées : d’un côté l’élevé et le raffiné, représentés par l’Europe, de l’autre le bas et le sauvage, représentés par l’Amérique latine. Pour l’héroïne, ce conflit se résout de façon tragique et violente. La disparition de Blanca Arias est l’unique échappatoire qui s’impose au personnage dans son apprentissage érotique. Soulignons également la portée de l’érotisme, une pulsion destructrice plutôt qu’un élan mesuré et conventionnel. Finalement, retenons la valeur que lui America45.indd 44 09/10/14 08:59 La misteriosa desaparición de la marquesita de Loria 45 c onfère la fiction : un vide narratif qui symbolise, par la façon dont il est traité, une conception de ce qu’est la littérature. Ainsi se referme le roman, une fiction qui sous le masque d’un roman léger, libertin et galant, recèle une vision très personnelle de la création esthétique et de la littérature. Bibliographie Bataille, Georges, 1976, L’histoire de l’érotisme, in Œuvres complètes VIII, Paris, Gallimard, p. 9-165. Donoso, José, 1980, La misteriosa desaparición de la marquesita de Loria, Barcelona, Seix Barral. Piña, Juan Andrés, José Donoso, un año después del retorno, en ligne : http://www.letras.s5.com/ artdonoso2.htm (consulté le 2 septembre 2014). Kremer, Nathalie, 2005, « Le libertin, la nymphomane et les autres : postures érotiques dans la littérature du second rayon des xviiie et xixe siècles », in Le roman libertin et le roman érotique, Liège, Céfal, p. 5-12. Lasowski, Patrick-Wald, 2008, Le grand dérèglement, Paris, Gallimard. America45.indd 45 09/10/14 08:59