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KROKODYLE
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DANS L’ESPRIT DU CRÉATEUR
Nouveau projet de l’auteur d’Imago Mortis, Krokodyle est
une histoire étrange, un conte ténébreux dans lequel un
homme crée un homoncule, un être humain bizarre né du
mélange d’éléments naturels et de l’altération du processus biologique grâce au secret des recettes de l’alchimie.
rokodyle est un film fantastique noir écrit et
réalisé par l’Italien Stefano Bessoni. Son troisième film l’éloigne un temps des gros budgets et de la complexe logique de production au profit d’un “film d’auteur”, avec un style proche de celui
de Peter Greenaway, une petite perle qui explore les
obsessions artistiques à travers une fine poésie cinématographique, des images délicates et des visions
absurdes et étranges en stop-motion.
Kaspar Toporshi est un jeune réalisateur polonais
ayant quitté sa terre natale lorsqu’il était enfant. Il
cherche à concrétiser ses projets et est constamment dans l’attente d’une réponse. Il passe son
temps à dessiner, écrire et créer son monde imaginaire, qui semble devenir plus réel jour après jour. Il
a toujours entretenu une fascination pour les crocodiles, trouvant qu’il s’agit de créatures par faites,
capables de contrôler l’écoulement du temps. Kaspar
fait part de ses idées à Helix, une jeune photographe
s’intéressant à la mort et la capture d’images, dont
il est secrètement amoureux. Il sort également avec
Schulz, un mystérieux fabricant de poupées obsédé
par les théories concernant
la création et les mannequins, élaborées par l’auteur polonais Bruno Schulz,
ainsi qu’avec Ber tolt, un
ami réalisateur qui ne parvient pas à surmonter
l’échec de son premier film,
saboté par une équipe de
production à la vision trop
étriquée. Pour fixer ses
idées, Kaspar commence à
tourner un film pour luimême, une sorte de cahier
des charges cinématographique fait de dessins,
d’images, de cour tes animations, de sons, de mots
et de musique... mais aussi
de rêves et de cauchemars.
À mesure que le temps
passe, son film prend
K
forme, mais Kaspar quant à lui s’éloigne de plus en
plus de la réalité, jusqu’à ce qu’il prenne conscience
qu’il n’est lui-même que le produit de son imagination.
ENVIE DE MODESTIE
sieurs de plusieurs projets pour le cinéma, de documentaires et de publicités. “Krokodyle est né comme
une réflexion de l’auteur et une déclaration d’amour
à certains artistes, styles, thèmes et expressions”,
confient les producteurs d’Interzone Vision.”Le cinéma de Stefano Bessoni a nécessité une production
Film libre et indépendant au
budget
très
restreint,
Krokodyle est produit par le
réalisateur Stefano Bessoni
lui-même, le spécialiste des
effets spéciaux de maquillage Leonardo Cruciano et
Interzone Visions, une société de production fondée en
2008 par Ivan Cenzi,
Christian Favale et Francesco
Rizzi et à l’origine de plu-
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KROKODYLE
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particulière et complexe du fait de la nature de ses
films qui sont à mi-chemin entre l’expressionnisme et
le baroque, ayant recours à des ef fets spéciaux
variés. Ce sont de véritables “cabinets de curiosités” qui doivent étonner et impressionner du fait de
la quantité de détails qu’ils recèlent. Voilà ce qui a
rendu la production de Krokodyle si difficile. Nous
ne considérons pas le cinéma indépendant comme
étant synonyme de budget limité et de réalisation
dans l’urgence. Et il s’agit d’un film indépendant qui
ne veut surtout pas mettre de côté la qualité”.
Stefano Bessoni, après avoir eu la charge d’une
coproduction internationale avec un gros budget
comme Imago Mor tis, a décidé de se consacrer à
Krokodyle, un projet indépendant, car il souhaitait
travailler d’une façon différente de ce qui se pratique
généralement au cinéma. Pendant longtemps, notamment après la période stressante d’Imago Mortis, il
a cherché à concilier le cinéma et une forme d’utilisation calligraphique de la lumière que l’on trouve
plutôt dans d’autres formes d’expressions ar tistiques, comme la peinture, la photographie ou le dessin. Bessoni reste convaincu que la plupart du temps,
les meilleures choses naissent de l’expérimentation
et de la recherche et que la planification industrielle imposée par les grosses productions empêche le
développement d’une sincérité et d’une créativité qui
devraient être basées sur un langage expressif. “La
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liberté n’a pas de prix et je pense que le plus souvent, il vaut mieux travailler avec un budget limité et
un groupe de collaborateurs de confiance plutôt que
de rester “prisonnier” d’une machine de production
qui modifie à son seul profit les idées que l’on a et
sa sensibilité et n’hésite pas à ser vir la soupe au
public” déplore le réalisateur. “Dans Imago Mortis,
en dépit du fait qu’il s’agisse d’une expérience inoubliable qui m’a permis de m’imposer comme réalisateur, j’ai dû faire face à des obstacles jour après jour
qui ont fini par avoir une influence sur la trame et finalement sur le scénario. L’interminable phase de développement et les incessants changements structurels qui sont imposés même durant le tournage et le
montage ont, à mon avis, causé bien des dommages.
Pour cette raison, j’ai ressenti le besoin de travailler
avec une plus grande liberté, dans une certaine intimité et de faire face à mes propres idées. J’avais
besoin de me consacrer à un projet modeste avant
de passer à quelque chose de plus conséquent”.
DANS LA PEAU DE BESSONI
Le titre, Krokodyle, un peu étrange, signifie tout simplement crocodile en polonais. Le réalisateur avait
besoin de dédier le film à ces créatures puisque
Kaspar, le personnage principal, tout comme Bessoni
lui-même, les admire depuis sa plus tendre enfance, considérant qu’ils ont le pouvoir d’influencer sur
le temps. “Kaspar a des origines polonaises, même
s’il a quitté ce pays alors qu’il n’était encore qu’un
enfant. Cependant, il est resté très influencé par les
influences typiques des pays de l’Est dont le goût
pour les icônes, les images et les mondes magiques
fait partie de la vie quotidienne et est caractéristique
d’une culture que j’ai toujours admirée et enviée. Les
plus grands animateurs et les meilleurs illustrateurs
viennent de ces pays, comme le prouvent les films
d’animation image par image de Jan Svankmajer ou
les magnifiques illustrations d’Alice au Pays des merveilles de Dusan Kallay”, soupire Bessoni.
Le personnage de Kaspar Toporski est une sorte d’alter ego de Stefano Bessoni. Ce que raconte le réalisateur dans ce film n’est rien d’autre que sa vie quotidienne, même si elle est montrée sous une forme
fantaisiste et avec l’ajout d’inventions et de personnages de façon à ajouter une dimension narrative :
“Ce film est une sor te de séries de notes et de
remarques, un carnet composé d’images et de sons,
de pensées positives et négatives. Il s’agit de mes
pensées concernant le cinéma, de mon obsession
de capturer des images et de ce que la vie d’un
cinéaste représente, en ayant la tête dans les nuages
en permanence, attendant un coup de fil qui donnera l’espoir de peut-être, je dis bien “peut-être”, voir
l’un de ses projets recevoir le feu vert dans quelques
mois ou années. Tout cela est bien évidemment rempli de mes passions, ou plutôt de mes obsessions
: l’anatomie, la zoologie, la collection d’objets et les
cabinets de curiosité, les monstres et l’étrangeté, la
génération spontanée et les homoncules, la photographie, le dessin... J’espère que ce sera aussi l’occasion de présenter des idées que l’on trouve dans
les poèmes de Bruno Schulz, Christian Morgenstern,
Lewis Carroll et tous les auteurs qui m’ont inspiré et
influencé depuis que je suis enfant”, précise Stefano
Bessoni. “Je ne veux pas me mettre devant la caméra, je n’en éprouve pas l’envie, j’en serais d’ailleurs
incapable et cela n’aurait eu aucun intérêt. De ce
fait, un jeune acteur, Lorenzo Pedrotti, me replace à
l’écran dans la peau de Kaspar Toporski, un réalisateur imaginaire qui est mon alter ego, ce que je suis
ou du moins ce que j’imagine être ou voudrais être.
Kaspar est entouré d’autres personnages qui partagent avec lui leurs pensées et leurs obsessions, de
façon à ce que l’on respecte une structure narrative
tations étranges et théories bizarres. Enfin, Or feo
Orlando s’est vu confier le personnage qui appartient
à mon imagination la plus intime et profonde”.
ENTRE RÊVE ET RÉALITÉ
éloignant le film du documentaire ou du mocumentaire. J’ai eu la chance de rencontrer un groupe
d’amis producteurs, Ivan Cenzo, Christian Favale et
Francesco Rizzi, des réalisateurs visionnaires et des
rêveurs comme moi, qui m’ont soutenu et aidé dans
cette folle aventure. Plus que tout, leur société est
baptisée Interzone Visions, d’après l’”interzone” imaginée par William S. Burrough, un endroit sans existence réelle, un lieu hallucinatoire, qui souligne le
fait que leur cinéma cherche à être un refuge dans
lequel la réalité se fond avec le rêve, où tout devient
possible par la force de l’imaginaire”.
BESTIAIRE FANTASMAGORIQUE
On trouve dans le film des créatures étranges, comme
la mandragore et l’homoncule, inventées et dessinées
par Bessoni lui-même. Elles sont le résultat d’une interaction complexe entre l’animation manuelle et l’utilisation de prothèses durant le tournage, ainsi que d’effets visuels ajoutés en postproduction. Le résultat est
réussi et efficace : “J’ai imaginé ces créatures et j’ai
réalisé de nombreux croquis que j’ai ensuite fait passer à l’atelier de Leonardo Cruciano. Avec ses collaborateurs, Gigi Ottolini en particulier, il a réalisé des
modélisations en trois dimensions qui ont donné naissance, à l’aide de matériaux et techniques spécifiques,
aux créatures que nous avons utilisées sur le plateau.
Pour les faire bouger, Terence Popolo Rubbio et son
équipe ont conçu des mécanismes radiocommandés
spécifiques. L’ajout d’animation
numérique a été confié à Bruno
Albi Marini et son équipe de
Wonderlab. Cela nous a permis
d’effacer les câbles et les crochets et d’ajouter des parties
mobiles, comme les racines
complexes de la mandragore. La
photographie d’Ugo Lo Pinto
nous a également à tout mélanger et à créer cette dimension
macabre, fantastique et poétique
que je voulais obtenir. C’est très
important, pour la crédibilité de
l’histoire, que ces créatures
aient l’air réelles et puissent interagir avec les protagonistes”, poursuit-il.
Le casting est composé d’acteurs professionnels
avec lesquels Stefano Bessoni a déjà travaillé sur
son précédent film, Imago Mortis. Une belle harmonie existe entre eux et c’est ce qui l’a poussé à les
retrouver ici. “Pour le rôle central de Kaspar, j’ai choisi Lorenzo Pedrotti et je pense qu’il est devenu mon
double en tout : obsessions, manies, idées. Même si
je ne parviens pas à me faire à l’idée d’une version
de moi plus jeune, naïf et plein d’espoir. Cela ne
signifie pas que Lorenzo n’a apporté aucune idée à
son personnage, en fait je pense qu’il a réalisé un
travail magnifique, personnalisant Kaspar en lui ajoutant une certaine timidité que je ressentais peut-être
il y a longtemps, avant que ces années de travail et
de déception ne fassent de moi quelqu’un d’autre,
moins rêveur et bien plus cynique. Lorenzo est le
Kaspar que j’étais et que j’aimerais toujours être,
mais que la dureté, la violence et l’ignorance du
monde cinématographique italien ne me permettent
plus d’être aujourd’hui”, confie le réalisateur. “Il y a
ensuite Jun Ichikawa qui incarne avec beaucoup de
naturel et une touche de cruelle ambiguïté Helix, une
photographe passionnée par la mort et qui voudrait
suivre les pas d’ar tistes comme Andres Serrano,
Wayne Amrtin et Patrick Budenz. Francesco Martino
incarne le collègue de Kaspar qui n’a jamais pu se
relever après l’échec de son premier film. Franco
Pistone interprète Schulz, un mystérieux tailleur qui
s’intéresse à l’alchimie moderne, entre expérimen-
Krokodyle a été filmé à Turin avec le soutien de la
Film Commission Torino Piemonte, mais Bessoni ne
voulait pas montrer une ville reconnaissable. Il souhaitait que l’on voie une ville imaginaire et idéale correspondant à l’essence des villes européennes, comme
Berlin, Turin ou Prague : “La décoratrice Briseide
Siciliano a trouvé de nombreux lieux, à la fois extérieurs et intérieurs, capables de procurer cette impression et elle est parvenue, grâce à l’ajout d’éléments et
de meubles soigneusement sélectionnés, de le faire en
restant dans un monde imaginaire”, se félicite le réalisateur. “Je voulais forcer ce concept de ville imaginaire en tournant certains plans en extérieur avec des
bâtiments et des architectures qui prendraient forme
à mesure que Kaspar marche dans la rue, comme s’il
s’agissait de projections de son imagination, envahissant peu à peu la réalité”.
L’une des caractéristiques les plus marquantes du
cinéma de Stefano Bessoni est la musique, toujours
particulière, peu commune et raffinée. Dans Krokodyle,
elle renoue pratiquement avec la musique de cirque :
“La bande originale a été composée par un groupe qui
s’appelle Za Bùm. Je suis très heureux du résultat et
je pense que je continuerai à travailler avec eux sur
d’autres projets où la musique est aussi importante
pour porter le projet. Je pense notamment à mon prochain projet, à présent en développement, Galgenlieder
– The Songs of the Gallows, inspiré des berceuses
macabres de l’écrivain allemand Christian Morgenstern.
La musique de Krokodyle est étrange, s’apparentant
presque à celle du cirque, avec des airs de foire aux
monstres, mais a aussi des éclats brechtiens qui rappellent de façon maladroite l’Opéra de trois sous et
la musique de Kurt Weill”, explique le réalisateur.
Stefani Bessoni après l’expérience enrichissante,
mais difficile d’Imago Mortis a créé avec Krokodyle
un carnet de voyage personnel, nous offrant ainsi la
possibilité de voir et d’admirer l’univers intérieur d’un
réalisateur aussi créatif que lui. Il a décidé de se
consacrer à un projet radicalement différent afin de
laisser libre cours à son imagination et son instinct
ar tistique afin d’exprimer un potentiel jusqu’alors
inconnu. On peut définir ce film comme était un projet original, personnel et expérimental qui ne repose
pas sur une trame solide et intrigante, mais s’avère
plutôt être le réceptacle d’idées et de concepts intéressants, qu’ils soient graphiques, cinématographiques ou littéraires. Un rêve éveillé, un film porté
par l’image, bien plus encore que par les dialogues
; des images qui resteront longtemps gravées dans
l’esprit des spectateurs. ■ ■
Propos recueillis par Lorenzo Ricciardi
(trad.: Yann Lebecque)
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