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Cahiers de l’École du Louvre recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations archéologie, anthropologie et muséologie Numéro 5. octobre 2014 Sommaire Introduction L’archéologie en construction : objets, images, dispositions Nathan Schlanger................................................................................. p. 1-3 La collection de vases grecs du marquis de Northampton (1790-1851). Entre archéologie et sciences de la nature Marie-Amélie Bernard........................................................................ p. 4-14 L’artisanat touristique du Sud-Ouest des États-Unis. L’exemple des objets collectés par Alphonse Pinart à Santa Fe, à la fin du XIXe siècle Éloïse Galliard. ................................................................................p. 15-24 Regard sur les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze d’Indonésie. Leur rôle pour la connaissance de la civilisation javanaise ancienne et ses liens avec l’Asie du Sud et du Sud-Est Mathilde Mechling............................................................................p. 25-33 Le Tigre, le Louvre et l’échange de connaissances archéologiques visuelles entre la France et la Grande-Bretagne aux alentours de 1850 Mirjam Brusius.................................................................................p. 34-46 Le regard des photographes commerciaux. Quelques clichés du fonds égyptien de la Collection Fouad Debbas à l’étude. Yasmine Chemali - Anne-Hélène Perrot.............................................p. 47-57 Émile Guimet et la morsure du canard égyptien. Un curieux au musée de Boulaq Thomas Lebée...................................................................................p. 58-66 L’exposition préhistorique de la Galerie de l’Histoire du travail en 1867. Organisation, réception et impacts Charlotte Quiblier. ...........................................................................p. 67-77 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Introduction L’archéologie en construction : objets, images, dispositions Nathan Schlanger Si l’archéologie a souvent été associée au sauvetage et à la reconstruction d’irremplaçables témoignages d’un passé révolu, il ne faut pas pourtant oublier qu’elle est aussi une discipline proactive, en mouvement, qui élabore ses propres démarches et problématiques sur la base des matériaux qu’elle dégage et qu’elle se forge1. À ce titre, ce numéro des Cahiers de l’École du Louvre consacré à « L’archéologie en construction » s’inscrit dans la droite continuité du programme que mène l’équipe de recherche depuis 2013 sur « l’atelier de l’histoire de l’art ». Il s’agit en effet, au-delà du savoir établi ou d’œuvre finie qu’il ne restera plus qu’à contempler ou à commenter, de porter attention aussi aux outils, aux étapes et aux démarches qui caractérisent l’ensemble du processus scientifique – en archéologie, en muséologie, en histoire de l’art et bien sûr en histoire tout court. Les instruments d’analyse, les démarches classificatoires, les visées patrimoniales, enfin les lieux de savoir où se localisent, même temporairement, des acteurs, des matériaux et des équipements, des archives, des fonds iconographiques, des boîtes de rangement, des tiroirs de triez-à-part – tels sont les objets du programme de recherche auquel ce numéro cherche à contribuer2. L’archéologie incontestablement mobilise et manipule une gamme d’objets et de représentations pour produire du sens et générer des connaissances nouvelles. Prendre en compte cette construction est pour l’archéologie d’aujourd’hui une nécessité évidente : quels que soient leurs champs d’études, sur le terrain, au laboratoire ou au musée, et quelles que soient leurs ambitions interprétatives ou leurs affinités disciplinaires, ses praticiens ne sauront que tirer profit d’une telle reconnaissance. Et pour confirmer les dimensions intellectuelles et pratiques de cette construction, rien de mieux que de se tourner vers l’histoire de l’archéologie – illustrant ainsi à nouveau, si besoin était, tout l’intérêt d’une historiographie disciplinaire critique et réflexive3. Les démonstrations rassemblées dans ce numéro se rapportent pour l’essentiel au XIXe siècle, lorsque l’archéologie commence à émerger sous sa forme actuelle, portée par divers développements scientifiques, culturels et idéologiques, eux-mêmes plus largement ancrés dans la révolution industrielle, l’émergence des classes moyennes, l’essor des nationalismes et l’expansion coloniale. Tout vaste qu’ils paraissent, ces facteurs et leurs incidences pourront se retracer au fil des études de cas assemblées ici, qui s’étendent de la Méditerranée classique à l’Égypte et la Mésopotamie, de l’Amérique du Nord à l’Asie du Sud-Est, sans oublier l’Angleterre et la France. Chronologie et géographie mises à part, c’est par leur agencement thématique que ces contributions éclaireront au mieux la « construction » de l’archéologie qui nous intéresse ici. Une première section porte sur des objets, qui, devenant dignes d’intérêt archéologique, s’accumulent, se comparent et se manient ensemble pour se transformer en objets de savoir. Ainsi, les vases grecs que le marquis de Northampton collectionne à partir des années 1820 aux alentours de Rome 1. Voir par exemple Jean-Paul Demoule, L’Archéologie, entre science et passion, Paris, Gallimard 2005 ; Philippe Boissiont (dir.), L’Archéologie comme discipline ?, Paris, Seuil, 2011. 2. Pour ce programme de recherche, voir http://www.ecoledulouvre.fr/recherche/activitesrecherche/programmes-recherche, ainsi que Dominique Jarrassé, « La qualification de l’objet. Leçon d’introduction au séminaire doctoral d’histoire de l’art appliquée aux collections 20122013 », Cahiers de l’École du Louvre, no 2, mars 2013. 3. Alain Schnapp, La Conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Édition Carré, 1993 ; Eve Gran-Aymerich, Les chercheurs de passé, 1798-1945 : naissance de l’archéologie moderne : dictionnaire biographique d’archéologie, Paris, CNRS, 2007 ; Arnaud Hurel, La France préhistorienne de 1789 à 1941, Paris, CNRS, 2007. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 1 ont pour lui une valeur plus qu’esthétique. Comme le montre ici MarieAmélie Bernard, si Northampton gravite avec d’autres archéologues et érudits autour de l’Instituto di corrispondenza archeologica, là où s’élabore la céramologie moderne, il s’intéresse tout autant aux sciences naturelles telles la géologie et la paléontologie. Or cette familiarité avec d’autres champs informe ses pratiques antiquaires, et notamment la démarche alors novatrice d’inclure aussi dans sa collection des fragments de vases, qui s’avèrent en effet riches d’informations une fois étudiés à la manière d’un Cuvier4. À l’autre bout du monde, là où le classicisme fait place à l’exotisme et l’histoire semble s’estomper devant l’anthropologie, des questions complémentaires sont soulevées C’est pour collectionner des pièces amérindiennes représentatives qu’Alphonse Pinard se dirige vers la Californie et le Nouveau-Mexique dans les années 1870-1880. Or, explique Éloïse Galliard, cette demande croissante, stimulée par la nouvelle société d’affluence et facilitée par le chemin de fer, va générer un véritable marché touristique, avec notamment des curio shops approvisionnées de pièces façonnées localement. Et voici que ces céramiques ad hoc, longtemps déconsidérées comme d’indignes copies modernes, sont de nos jours valorisées à titre de rares exemples d’une création artistique indigène. Une authenticité a posteriori, en quelque sorte… alors que la restauration des vases fragmentés jusqu’à leur plénitude originelle, comme on la pratiquait du temps de Northampton, est depuis longtemps décriée comme une atteinte à leur intégrité. Des enjeux de similarité et de déplacement intéressent aussi Mathilde Mechling, dans son étude des statuettes en bronze d’Indonésie. Ces figures bouddhiques, souvent de petite taille et donc transportables, attestent des contacts à travers la baie du Bengale durant la période préislamique. Même dépourvues de contexte archéologique, des études stylistiques et comparatives montrent que si ces statuettes javanaises imitaient initialement des modèles indiens, elles ont rapidement acquis leur originalité – ébranlant ainsi davantage la thèse longtemps dominante d’une « indianisation » politique et culturelle unilatérale. De la culture matérielle à la culture visuelle… Au-delà des vestiges du passé en soi, les deux contributions suivantes portent plutôt sur leurs images mécaniquement (re)produites. Mirjam Brusius montre ici comment le procédé photographique, inventé quasi simultanément des deux côtés de la Manche autour des années 1840, s’insère dans ce mélange de coopération et de compétition propre à l’archéologie coloniale. Alors que les clichés pris par les missions françaises en Mésopotamie ont servi au British Museum (initialement peu convaincu par le calotype de Fox Talbot), le Louvre accueil avec soulagement les planches que dessinent les Anglais des trouvailles de Khorsabad, juste avant leur naufrage dramatique dans le Tigre en 1855. Cet échange de bons procédés nous rappelle que la photographie est longtemps restée une option documentaire parmi d’autres, plutôt incertaine et coûteuse, dont la qualité d’objectivité n’était pas encore déterminante. À côté de progrès technique et épistémologique indéniables, c’est dans un autre registre, au croisement de l’artistique et du commercial, que la photographie va prendre son essor, du moins en Orient. La collection de clichés égyptiens qu’étudient ici Anne-Hélène Perrot et Yasmine Chemali illustre bien les choix de photographes professionnels installés en Égypte, qui cherchent dès les années 1860 – et plus encore avec l’énorme succès de la carte postale5 – à répondre aux attentes d’un tourisme occidental émergent en proposant à la vente des reconstructions exotiques et des vues d’ensemble de monuments et de sites anciens. 4. Outre A. Schnapp, op. cit. note 3, p. 266, ces rapprochements entre différentes cultures de collections sont abordés par Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1996, ainsi que, plus récemment, Nathan Schlanger, « Series in Progress. Antiquities of Nature, Numismatics and Stone Implements in the Emergence of Prehistoric Archaeology (1776-1891) », History of Science, 48-4/3, 2010, pp. 344-369 ; Julien Bondaz, « Entrer en collection. Pour une ethnographie des gestes et des techniques de collecte », Cahiers de l’École du Louvre, no 4, avril 2014, pp. 24-32, François de Callataÿ, « Curieux et antiquaires (XVIe siècle), médecins et jésuites (XVIIe-XVIIIe siècles) : les tribulations du connoisseurship numismatique », Connoisseurship. L’œil, la raison et l’instrument, Patrick Michel (dir.), actes du colloque Paris, École du Louvre, collection « Rencontres de l’École du Louvre », 2014, pp. 177-200. 5. On pourra voir ce propos Dominique Jarrassé et Emmanuelle Polack, « Le musée de Sculpture comparée au prisme de la collection de cartes postales éditées par les frères Neurdein (19041915) », Cahiers de l’École du Louvre, no 4, avril 2014, pp. 2-20. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 2 Cartes postales, mises en scènes… et musées. Les deux dernières contributions à ce numéro éclairent de façon complémentaire des enjeux essentiels de la disposition et de la monstration dans un cadre institutionnel. Le musée archéologique du Boulaq au Caire que visite le jeune touriste Émile Guimet en 1865 reflète bien, comme le présente Thomas Lebée, l’initiative individuelle d’un savant entreprenant et bien placé. En effet Auguste Mariette, fondateur du service des Antiquités égyptiennes, structure les vestiges et les espaces de son musée pour le rendre à la fois attrayant et éducatif. Comme Guimet le constate (et s’en inspirera par la suite), les cartels de chaque objet informent clairement sur leur datation et leur provenance, alors que le guide imprimé est particulièrement riche en détails. Ces pratiques novatrices étaient d’ailleurs reproduites aussi en Europe, par exemple au pavillon Égyptien érigé sur le parc de l’Exposition universelle de 1867. C’est enfin à cette même Exposition universelle, mais plutôt à son édifice central, que nous convie Charlotte Quiblier dans son étude sur le musée de l’histoire du travail. Situé au cœur du bâtiment elliptique, ce musée inédit regroupe des pièces qui datent des temps les plus reculés et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Destiné à proposer des modèles aux producteurs actuels, ce dispositif encourageait aussi la comparaison des divers produits du travail à travers les époques et chez différent peuples. Tout en cherchant principalement à ancrer une certaine idéologie du progrès sur des assises nationalistes, cet éphémère musée joua aussi un rôle déterminant pour la science préhistorique elle-même. En disposant dans la galerie, à l’attention du public, une gamme de vestiges attestant de la très haute antiquité, jusqu’alors insoupçonnée, de l’espèce humaine, la commission en charge a aussi contribué à structurer pour le monde savant la cohérence classificatoire et le cadre institutionnel dans lequel se développera désormais la discipline. Ainsi, dans ce dernier cas comme dans les autres exemples rassemblés dans les pages qui suivent, ce sont bien les constructions intellectuelles et matérielles de l’archéologie, avec leurs objets, leurs images et leurs dispositifs, qui sont mises en lumière. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 3 La collection de vases grecs du marquis de Northampton (1790-1851). Entre archéologie et sciences de la nature Marie-Amélie Bernard Résumé Le marquis de Northampton vécut en Italie dans les années 1820. Il y commença une collection de vases grecs qu’il enrichit ensuite en Angleterre même par des achats en ventes publiques. Il fut également membre de plusieurs sociétés savantes, et s’intéressa de près à la géologie et à la minéralogie. L’article se propose d’étudier l’histoire de sa collection et les principes de sa constitution afin de déterminer ses rapports avec les sciences de la nature. The collection of Greek vases belonging to the Marquess of Northampton (1790–1851). Between archaeology and the natural sciences Abstract The Marquess of Northampton lived in Italy during the 1820s: there, he began a collection of Greek vases that he later added to in England through purchases at public sales. He was also a member of several learned societies, and had a keen interest in geology and mineralogy. The article examines the history of his collection and the principles behind its constitution in order to determine its relationship with the natural sciences. Détail d’un fragment de coupe à figures rouges attribuée au Peintre de Brygos vers 490-480 av. J.-C. terre cuite L. 0,270 m localisation inconnue D’après J. Boardmann M. Robertson, Corpus Vasorum Antiquorum Great Britain, fascicule 15 pl. 41.1. Photographie originale de Robert L.Wilkins Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Cahiers de l’École du Louvre recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations archéologie, anthropologie et muséologie Numéro 5. Octobre 2014 La collection de vases grecs du marquis de Northampton (1790-1851). Entre archéologie et sciences de la nature Marie-Amélie Bernard Article disponible en ligne à l’adresse : http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero5octobre2014/Bernard.pdf Pour citer cet article : Marie-Amélie Bernard, « La collection de vases grecs du marquis de Northampton (1790-1851). Entre archéologie et sciences de la nature », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne] no 5, octobre 2014, p. 4 à 14. © École du Louvre Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre La collection de vases grecs du marquis de Northampton (1790-1851). Entre archéologie et sciences de la nature1 Marie-Amélie Bernard Amateur averti et fortuné, Spencer Joshua Alwyne Compton, deuxième marquis de Northampton, forma entre les années 1820 et 1850 une collection de vases grecs restreinte mais attentivement choisie dont la constitution permet de problématiser le passage de l’antiquarisme à l’archéologie. Vers 1820, s’installa à Rome un cercle d’historiens, d’archéologues, d’érudits et d’artistes qui se passionnaient pour l’étude de l’Antiquité. Ce premier cénacle, le Cercle des Hyberboréens, fut remplacé en 1828 par l’Instituto di Corrispondenza Archeologica : animé en premier lieu par Eduard Gerhard (1795-1868), l’Instituto était un organisme européen de diffusion et d’étude des découvertes archéologiques, où collaboraient savants, érudits et collectionneurs. Il joua un rôle essentiel dans l’activité archéologique de la première moitié du XIXe siècle notamment par ses publications, le Bulletino, les Annali et les Monumenti Inediti2. Cette période fut aussi celle de vifs questionnements sur les rapports entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature3. Alors qu’au début du siècle, Georges Cuvier (1769-1832) en France ou William Buckland (17481856) en Angleterre s’étaient inspirés des méthodes des antiquaires pour faire progresser de manière considérable la géologie et la paléontologie4, la jeune archéologie regardait à son tour vers les sciences de la nature. Cette recherche de convergence des champs disciplinaires se trouva des perspectives avec la parution, en 1847, du premier volume des Antiquités celtiques et antédiluviennes dans lequel Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) proposa une synthèse des sciences de la nature et des sciences de l’homme5. Dans les années 1820, Spencer Joshua Alwyne Compton s’installa à Rome où le climat de ferveur archéologique qui régnait alors fut propre à susciter chez lui le désir de collectionner. Trois décennies plus tard, les dernières années du marquis se déroulèrent dans une ambiance totalement différente : la fin des années 1840 fut marquée par une réforme de la Royal Society, qui, auparavant composée aussi bien de savants que de riches amateurs, se dota de règles visant à un recrutement plus scientifique et plus professionnel. Northampton en était alors le président et, opposé à la réforme, il démissionna en 1848, concrétisant par sa décision l’entrée dans un nouveau moment de l’histoire des sciences6. Cette moitié du siècle vit aussi la publication, en 1850, des Archäologische Thesen d’Eduard Gerhard7, autre tournant scientifique qui entérina la distance prise par l’archéologie avec les recherches des antiquaires et les plaisirs de l’esthète. Ce fut donc pendant une période fondamentale pour l’histoire des idées que Lord Northampton bâtit sa collection. Son rang, tout comme la qualité des vases qu’il a su réunir pourraient laisser penser, à première vue, qu’il ne s’agit que de la très belle collection d’un riche aristocrate. Mais un examen attentif soulève des interrogations plus larges sur le choix des pièces : les formes sont variées à 1. L’auteur remercie Nathan Schlanger et Anne Ritz-Guilbert qui lui ont suggéré cet article à la suite d’une présentation de sa thèse en cours « Francesco Depoletti, marchand et restaurateur de vases grecs (1779-1854) », dirigée par Brigitte Bourgeois (C2RMF - École du Louvre) et Alain Schnapp (Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne). Elle remercie également Martine Denoyelle et François Lissarrague pour leur aide. 2. Alain Schnapp, La Conquête du passé, Paris, Carré, 1993, p. 376. 3. Sur ce sujet voir A. Schnapp, « L’invention de l’archéologie », op. cit. note 2, pp. 333-387, et en particulier la section intitulée « Penser l’archéologie comme une science de la nature », p. 371 sq. 4. A. Schnapp, op. cit. note 2, pp. 335-352. 5. A. Schnapp, op. cit. note 2, p. 384. 6. Marie Boas Hall, All scientists now. The Royal Society in the Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge university Press, 1984. 7. Eduard Gerhard, « Archäologische Thesen », dans Archäologischer Anzeiger zur Archäologischen Zeitung, VIII, 1850, pp. 203-206. Sur l’importance de ce texte, voir A. Schnapp, op. cit. note 2, p. 372. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 4 dessein, les choix iconographiques sont récurrents, et les fragments nombreux ; cette collection d’exception n’est-elle pas aussi le reflet et le support des réflexions d’un homme passionné par les disciplines à la naissance desquelles il assista ? Spencer Joshua Alwyne Compton, marquis de Northampton (1790-1851) Né en 1790 Spencer Joshua Alwyne Compton (fig. 1) fit ses études au Trinity College de Cambridge. Membre du Parlement de 1812 à 1820, il épousa en 1815 Margaret Macleane Clephane (1794 ?-1830), pupille de Walter Scott qui appréciait ses talents musicaux et poétiques8. Le couple s’installa en Italie dans les années 1820 et en 1828, à la mort de son père, celui qui était connu jusqu’alors comme le comte Compton prit le titre de marquis de Northampton. En 1830, à la suite du décès soudain de sa femme, il rentra en Angleterre avec ses enfants. En 1840, il entreprit un voyage en France, suivi par d’autres, en Italie et en Allemagne, puis en Grèce et en Égypte d’où il rapporta des antiquités qu’il offrit au British Museum9. Figure 1 : David Octavius Hill et Robert Adamson Spencer Joshua Alwyne Compton 2nd Marquess of Northampton 1844 calotype H. 0,200 ; L. 0,140 m Londres, National Portrait Gallery, P6(3) © National Portrait Gallery, London Membre de l’Instituto di Corrispondenza Archeologica dès sa fondation, Northampton joua un rôle de premier plan dans plusieurs sociétés savantes : il fut président de la Geological Society (1820-1822), de la Royal Society (18381848), de l’Archeological Institute of Great Britain and Ireland (1845-1846 puis 1850-1851), membre de la British Association for the Advancement of Science, trustee de la National Gallery et du British Museum. Son rôle dans ces institutions fut capital, moins du point de vue de ses contributions scientifiques que de ses talents d’organisateur : Lord Northampton savait susciter l’adhésion à une idée ou un projet10, créer une atmosphère propice à la collaboration intellectuelle et 8. « Obituary », The Gentleman’s Magazine, 1851, p. 425. 9. Revue Archéologique 1851, p. 764. Bulletin monumental, 2e série, t. 7, vol. 17, 1851, p. 239. 10. ���������������������������������������� Jack Morrell et Arn��������������������� old ����������������� Thackray, (ed.), ������� Gentlement of Science. Early Correspondence of the British Association for the Advancement of Science, Londres, 1984. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 5 apaiser les conflits11. De plus, il recevait volontiers des savants britanniques ou étrangers dans sa demeure de Castle Ashby. L’intérêt de Lord Northampton pour l’archéologie était bien marqué. Il visita de nombreux sites, qu’il dessina parfois. En 1823, lors d’un voyage de quatre mois en Sicile, il constitua un carnet de soixante-dix-neuf paysages monochromes, récemment exposés à Rome12. Dans les temples de Ségeste et d’Agrigente, dans les promontoires basaltiques des îles Cyclopes, nous pouvons déceler son intérêt pour le passé de l’homme et pour celui de la nature, pour l’archéologie et pour la géologie. Il voulut voir des fouilles, dont il emportait souvent un vase en souvenir, comme c’était l’usage quand une personne de qualité se rendait sur un chantier : de Nola, il rapporta une amphore à col sous laquelle il inscrivit « Found by myself at an excavation at Nola »13. À Rome, il finança lui-même une fouille : en 1830 il s’associa au comte de Shrewsbury14, à Lord Lovaine15, au colonel FitzClarence16, et au chargé d’affaires de Hanovre, August Kestner17 pour demander des permis : à proximité de la Via Nomentana18, ils découvrirent plusieurs inscriptions, des sculptures de marbre et de terre cuite, des fragments d’enduit peint, etc. La même année, les 6 et 7 mars, il était à Vulci quand, dans une tombe à trois chambres, on découvrit des armes, un trépied, des vases de bronzes, et des céramiques dont une amphore attique à figures noires qui entra directement dans sa collection19. Sa place dans le milieu archéologique romain était suffisamment importante pour que Pietro Manzi (1785-1839), un personnage ambivalent qui eut une activité de fouilles extrêmement importante sur la majorité des grands sites d’Étrurie méridionale, lui dédiât une lettre archéologique consacrée à la découverte d’une tombe de Tarquinia20. Cet intérêt pour l’archéologie n’était pas exclusif : comme Sir William Hamilton avant lui21, Lord Northampton était très versé dans les sciences de la nature, en particulier la géologie. Du fait de ses études à Cambridge et de son rôle dans les sociétés savantes, il avait dans ses relations l’élite intellectuelle britannique : des membres de l’aristocratie, engagés dans une carrière politique ou militaire, des antiquaires, des archéologues, mais aussi des spécialistes des sciences de la nature dont le botaniste et collectionneur d’antiquités Dawson Turner (17751858), le mathématicien George Peacock (1791-1858), les astronomes John William Lubbock (1803-1865)22, et John Frederick William Herschel (17921871), les géologues Roderick Murchisson (1792-1871), Adam Sedgwick (17851873) et Charles Lyell (1767-1849), les géologues et paléontologues William Buckland (1784-1856) et Gideon Mantell (1790-1852), etc. Membre de la Geological Society, il constitua un cabinet de minéraux et de fossiles enrichi de spécimens récoltés lors de ses voyages en Italie23, ou de ses prospections en Angleterre 24, et il publia trois articles ayant trait à la géologie25. 11. ������������ M. B. Hall, op. cit. note 6. 12. Viaggio in Sicilia : il taccuino di Spencer Joshua Alwyne Compton, Milan, Silvana Editoriale, 2013. 13. John Boardman, Martin Robertson, Corpus Vasorum Antiquorum Great Britain 15 Castle Asbhy, Oxford, Oxford university press, 1979 (ensuite abrégé en CVA Castle Ashby), no 92, p. 35, pl. 55.4-5. 14. ��������������������������������� John Talbot, comte de Shrewsbury�. 15. Algernon George Percy, duc de Northumberland (1810-1899), appelé Lord Lovaine entre 1830 et 1865. 16. ���������������������������������������� Lord Frederick FitzClarence (1799-1854). 17. �������������������������� August Kestner (1777-1853) 18. ������������������������������������������������������������������������������������� Archivio di Stato di Roma, Camerlengato II, tit.IV, b. 204, f.1220 et b.205, f. 1246. 19. The Literary gazette and journal of belles-lettres, arts, sciences & c, v. 14, 1830. Sur l’amphore : CVA Castle Ashby, no 6, pl. 11.1-2 et pl. 12. John Davidson Beazley, Attic Black-figure Vase-Painters (ensuite abrégé en ABV) 329.2. Beazley Archive 301773 Page d’accueil : http://www.beazley.ox.ac.uk/index.htm 20. �������������� Pietro Manzi, Lettera a lord Northampton sopra una tomba etrusca scoperta in Corneto l’anno 1831, Rome, 1831, publiée sous forme résumée dans les Annali dell’instituto di Corrispondenza Archeologica, 1831, v. III, pp. 327-337 21. ������������������������������������������������������������������� John Thackray, « “The Modern Pliny”. Hamilton and Vesuvius. », Ian Jenkins, Kim Sloan et Carlo Knight, Vases and volcanoes: Sir William Hamilton and his collection, Londres, British Museum Press, 1996, p. 65-74. L’auteur souligne que, tout passionné qu’il fût par l’observation du Vésuve, Hamilton ne collectionna jamais les roches et minéraux. 22. Père du préhistorien John Lubbock (1834-1913). 23. Op. cit. note 12, p. 20. Une partie de ce cabinet est conservé au musée de Northampton. 24. Lord Northampton fut décrit par Richard Owen comme un inlassable chercheur de fossiles. Voir J. Morrell, « Compton, Spencer Joshua Alwyne », Oxford Dictionnary of National Biography, v. 12, pp. 895-897. 25. ������������ Morrell, art. cit. note 24. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 6 Il fit une partie de son voyage en Sicile avec Charles Lyell, géologue éminent dont l’ouvrage Principles of Geology, paru entre 1830 et 1833, fit date. En 1829, Lyell lui donna des conseils pour commencer sa collection de fossiles26. En 1840, lors de son voyage dans l’ouest de la France qu’il parcourut de Rouen à Saumur, en passant par Rennes27, Lord Northampton fit une étape à Caen et y rencontra Arcisse de Caumont (1801-1873). Ce dernier, antiquaire formé aux sciences de la nature, et en particulier à la botanique et à la géologie28, témoigna de cet intérêt pour une enquête du sol : « Nous avons vu M. le marquis de Northampton à Caen il y a une dizaine d’années ; l’archéologie et la géologie l’occupaient particulièrement dans ce voyage. Il était accompagné de plusieurs secrétaires, et fit diverses courses dans le Calvados et la Basse-Normandie : nous eûmes alors avec lui des rapports et nous pûmes apprécier toute l’étendue de ses connaissances et de son dévouement29. » La constitution de la collection d’antiquités Entre 1820 et 1850 environ, Northampton constitua une collection composée de vases, de terres cuites, de verres et de miroirs. Les vases, publiés par John Boardman et Martin Robertson en 1979, constituèrent longtemps l’une des plus prestigieuses collections privées d’Angleterre, dispersée seulement en 198030. Leur qualité attira l’attention de la communauté savante : plusieurs d’entre eux furent illustrés dans les Monumenti Inediti31 avant d’être l’objet d’une conférence donnée par l’archéologue Emil Braun en 184132, et dix-huit pièces furent brièvement décrites en 1846 dans l’Archäologische Zeitung33. Le séjour italien semble avoir marqué le début de la collection. À Rome, le marché des antiquités, déjà très florissant, l’était devenu davantage avec la découverte dans les années 1820 des grandes nécropoles d’Étrurie méridionale, Vulci, Cerveteri, Tarquinia, et de nombreux autres sites moins étendus, mais explorés avec autant de frénésie. Selon l’Édit Pacca (1822), le matériel archéologique devait être décrit par les responsables des fouilles et déclaré lors de son arrivée à Rome. Si les musées du Vatican ne souhaitaient pas l’acheter, il pouvait être vendu. La Ville devint donc le cœur du commerce des ors, bronzes et vases découverts dans les tombes étrusques. Le Bullettino de l’Instituto di Corrispondenza Archeologica qui tenait une chronique très précise de la circulation des antiquités nous a transmis le nom des principaux marchands tels Francesco Capranesi (vers 1797- ?), Francesco Depoletti (1779-1854), ou Giuseppe Baseggio34 ( ?-après 1871). Ce dernier était en relation étroite avec Lucien Bonaparte et Alexandrine de Bleschamps, princes de Canino, dont il vendit une partie du matériel archéologique découvert sur leurs terres de Vulci. Lord Northampton fit affaire avec Baseggio à plusieurs reprises : la coupe éponyme du Peintre d’Ashby, sans doute restaurée par Depoletti35, une amphore attique à figures noires attribuée au Peintre de Madrid36, et une amphore panathénaïque découverte lors des fouilles Canino à Vulci37 proviennent de sa boutique. Dans les années 1840, Lord Northampton négocia avec Baseggio l’achat d’une vingtaine 26. Op. cit. note 12, p. 20 et no 14. 27. Bulletin monumental, v. 6, 1840, p. 440. 28. ������������ A. Schnapp, op. cit. note 2, pp. 339-340. 29. Bulletin monumental, 1851, p. 239. 30. Publiée dans le Corpus Vasorum Antiquorum en 1979 la collection fut vendue chez Christie’s en 1980. Voir Greek, Etruscan and South Italian Vases from Castle Ashby, The property of the Marquess of Northampton, Christie’s, Londres, Manson & Woods Ltd., mercredi 2 juillet 1980. 31. Monumenti Inediti dell’Instituto di Corrispondenza Archeologica, I, pl. 21, 9. 32. Bullettino dell’Instituto di Corrispondenza Archeologica, 1841, p. 177. 33. Archäologische Zeitung, 1846, pp. 340-342. 34. Il existe dans les publications plusieurs orthographes de Baseggio : nous avons adopté ici celle qu’il utilisait dans sa signature. 35. CVA Castle Ashby, no 58, p. 22, pl. 36., J. D. Beazley, Attic Red-Figure Vase-Painters, seconde édition 1963 (ensuite abrégé en ARV²) 455.8. Aujourd’hui au Metropolitan Museum à New-York (1993.11.5). Le passage dans l’atelier de Depoletti est attesté par un dessin du Gerhardscher Apparat XXI, 47.1, Berlin, Altes Museum. 36. CVA Castle Ashby, no 5, p. 5, pl. 9-10, ABV 329.5. 37. CVA Castle Ashby, no 13, p. 9, pl. 17, ABV 408.1. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 7 de vases grecs pour le British Museum. C’est probablement en Italie qu’il acheta une amphore à col de la collection Pizzati38. Son retour en Angleterre suivit de peu le début de l’exploration des nécropoles d’Étrurie méridionale, mais ne signifia pas pour autant la fin de l’enrichissement de sa collection, car Lord Northampton poursuivit ses acquisitions lors de ventes publiques à Londres. Il acheta deux vases passés dans les ventes organisées par Giuseppe Baseggio en 183839 : une coupe à figures rouges40 et une amphore à figures noires41 attribuées au Peintre de Nicosthénès. Toutes deux sont inscrites : la coupe porte la signature de Pamphaios et l’amphore celle de Nicosthénès. Quelques années plus tard, en 1849, la collection de vases grecs rassemblés par Thomas Hope (1769-1831) fut vendue aux enchères, et Lord Northampton acheta une amphore signée Andokidès42 et un plat signé Epictétos43, tous deux provenant des fouilles Canino. Le choix des vases Telle que la reconstituèrent John Boardman et Martin Robertson dans le Corpus Vasorum Antiquorum, la collection de Northampton comptait cent vingt-cinq pièces, un nombre plutôt modeste. Trois vases et neuf fragments sont perdus et mal connus. Nous remarquons d’emblée l’absence d’œuvres de qualité médiocre et le coût probablement élevé de certains vases rares, signés, ou d’amphores panathénaïques, alors très recherchées. La céramique attique était largement dominante (quatre-vingt-sept numéros) mais laissait tout de même la place à un échantillonnage d’autres ateliers : vingt-et-une pièces italiotes, cinq étrusques, trois corinthiennes, une chalcidienne, une daunienne et la célèbre amphore ionienne dite « amphore Northampton44 ». Cette distinction moderne par lieux de production recoupe pour partie celle en cours dans les années 1830, où, avec des dénominations différentes et parfois erronées, on distinguait clairement les techniques et les styles des vases45. Avec cent numéros, la céramique figurée l’emportait de loin et la variété de ses techniques était illustrée de manière presque complète par des vases à figures noires, figures rouges, figures noires sur fond blanc, des lécythes à fond blanc et un vase surpeint46. La collection comptait aussi quatorze vases à vernis noir et deux vases du style de Gnathia. Le panorama ainsi créé laisse supposer une volonté d’exhaustivité. En revanche, du point de vue des formes, le cratère à volutes, le canthare et le rhyton brillaient par leur absence, tandis que coupes et bols, avec un total de vingt-cinq pièces, étaient largement représentés, juste devant les vingt-deux amphores de différents types. Les œnochoés, les lécythes et lécythes aryballisques approchaient chacun la dizaine 38. CVA Castle Ashby, no 66, p. 26, pl. 42. Sur la collection Pizzati, voir Anastasia Bukina, Irina Grogorieva, Ksenia Shugunova et Serguei Khavrine, « Les vases de la collection Antonio Pizzati au musée de l’Ermitage : études scientifiques et perspectives », dans les actes du colloque L’Europe du vase antique : collectionneurs, savants, restaurateurs aux XVIIIe et XIXe siècles : Paris, INHA, 31 mai - 1er juin 2011, publiés sous la direction de Brigitte Bourgeois et Martine Denoyelle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Art et société », 2013, pp. 221235. 39. Londres, 13 juin et 13 juillet 1838, Sotheby’s. Des exemplaires annotés des catalogues se trouvent à la British Library. Plusieurs des vases présents dans ces deux ventes avaient appartenu auparavant à Francesco Depoletti (1779-1854), marchand et restaurateur de vases grecs très actif à Rome dans les années 1830 et 1840. Le passage de ces vases de Depoletti à Baseggio laisse supposer des ventes entre marchands dans le milieu romain, et dans ce cas peut-être une association pour organiser ces ventes à l’étranger afin de partager les frais et les bénéfices. Ces ventes montrent également la nécessité pour les marchands d’élargir le cercle de leur clientèle, et de proposer des antiquités ailleurs que sur un marché romain saturé. 40. Vente du 13 juin 1838, no 56, CVA Castle Ashby, no 57, pp. 21-22, pl. 38 et 62, ARV² 124.7. Beazley Archive 201035. Aujourd’hui à New York, collection Callimanopoulos. 41. Vente du 13 juillet 1838, no 21, CVA Castle Ashby, no 18, pp. 11-12, pl. 19.4-8, ABV 221.40., Beazley Archive 302793. 42. CVA Castle Ashby, no 3, p. 3, pl. 6 et 7.1, ABV 253.2, 293.7, ARV² 1, 2, et 6. Beazley Archive 302217. Aujourd’hui au British Museum (1980, 1029.1). 43. CVA Castle Ashby, no 65, p. 25, pl. 41.3, ARV² 77.92., Beazley Archive 200619. Aujourd’hui au Metropolitan Museum (1981.11.10). 44. CVA Castle Ashby, no 1, pp. 1-2, pl. A, 1 à 3, Beazley Archive 1000837. Aujourd’hui dans la collection Niarchos. 45. ������������������������������������������������������������������������������� À ce sujet voir par exemple, E. Gerhard, « Rapporto intorno i vasi volcenti », Annali dell’Instituto di Corrispondenza Archeologica, 1831, pp. 5-218. 46. Cinquante-cinq vases à figures noires, un vase à figures noires sur fond blanc, trois vases bilingues, quarante-deux vases à figures rouges, un vase étrusque surpeint. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 8 de pièces47. Les autres formes, qu’elles soient courantes ou rares, dépassaient rarement les trois exemplaires48. L’absence du cratère à volutes, si emblématique du vase grec49, est d’autant plus étonnante que le reste de la collection révèle une sensibilité à la forme des vases : la grande variété des profils d’amphores, la présence de plusieurs pièces étonnantes comme le gobelet chalcidien à une anse50, le petit vase en forme de chouette51 ou la coupe daunienne52 démontrent une volonté de ne pas se limiter aux formes canoniques. Enfin, concernant la céramique figurée attique, la période archaïque est largement plus représentée que la période classique : sans doute faut-il y voir une préférence du marquis pour le style retenu du VIe siècle et du début du Ve siècle avant J.-C. Un premier examen dessine donc une collection restreinte et construite autour d’une variété des ateliers et des techniques, et d’un choix de formes attentif, mais non exhaustif. Nous remarquons également dix-huit pièces inscrites, dont douze signées : les noms d’Andokidès, Epictétos et Pamphaios apparaissent une fois, ceux de Nicosthénès et d’Hermogénès deux fois, et celui de Tléson trois fois ; il faut leur ajouter celui d’Apollodoros, réduit sur un fragment à : οδορος εγραψεν53. Il ne s’agissait donc pas seulement de collectionner des signatures variées, mais aussi de rassembler des œuvres d’une même main. Cette recherche de signatures est précoce, car les autres exemples connus, telles les collections rassemblées par Auguste van Branteghem et Alfred Bourguignon, datent de la fin du XIXe siècle54. Comme l’a démontré Athéna Tsingarida, ces deux collectionneurs avaient une approche stylistique, et recherchaient des œuvres de peintres en particulier. Dans le cas de Lord Northampton, ces ensembles d’une même main prouvent qu’il s’intéressait à l’identité des potiers et des peintres, et qu’il avait probablement entrevu les possibilités des études que ce champ offrait. Enfin, un dernier élément semble tout à fait significatif : sur cent vases figurés, trente-deux, soit près du tiers, présentaient des épisèmes ou au moins des boucliers. À titre de comparaison moins de 4 % des vases répertoriés dans la Beazley Archive portent des épisèmes. Image dans l’image, les épisèmes constituent ici une collection dans la collection. Ils furent recherchés pour leur diversité : avanttrains de lion, de panthère, de taureau, arrière-train de cheval, têtes de bœuf et de cheval vues de face, tête de satyre, satyre en course, pégases, cygne, dauphins, biche, chien, pigeons, corbeau, serpents, jambe humaine, gorgonéion, trépieds, roues, disques… ; le marquis rassembla un très large éventail des motifs existants. Cette préférence accepte deux explications non exclusives l’une de l’autre : les épisèmes peuvent être compris comme l’héraldique de l’Antiquité, et en tant qu’aristocrate, Lord Northampton y trouvait probablement un intérêt particulier. Cette démarche serait alors à rapprocher de celle du duc de Luynes qui donna dans ses diverses collections une place singulière aux armes et à leurs représentations55. Ce choix iconographique peut aussi relever d’un intérêt scientifique du marquis, 47. Douze œnochoés, huit lécythes, sept lécythes aryballisques, sept kyathoi. 48. Quatre hydries, deux cratères à colonnettes, deux cratères en cloche, une pélikè, deux stamnoi, deux aryballes, trois guttus, trois askoi, une épichysis, un unguentarium, deux plats, deux vases en forme de tête humaine, un vase en forme de chouette, une coupe daunienne. 49. Martine Denoyelle, « Le cratère à volutes : fortune antique et fortune moderne » dans les actes du colloques El vaso griego en el arte europeo de los siglos XVIII y XIX, Madrid, Casa Vélasquez, du 14 au 15 février 2005, Madrid, 2008, pp. 89-104. 50. CVA Castle Ashby, no 48, p. 19, pl. 30.1-3, Beazley Archive 1000795. Le vase est qualifié de deep cup dans le CVA, et de stamnos sur le site de la Beazley Archive ; sa faible hauteur (9,7 cm) et son anse unique justifient la désignation de gobelet. 51. CVA Castle Ashby, no 111, p. 40, pl. 60.5-7, Beazley Archive 1000834, localisation inconnue. 52. CVA Castle Ashby, no 112, p. 40, pl. 60.8-9, Beazley Archive 1000835, localisation inconnue. 53. Le nom d’Apollodoros fut reconstitué par Hartwig grâce à la comparaison entre ce fragment et une coupe fragmentaire du musée du Louvre (G 139 et G 140), voir Paul Hartwig, Die griechischen Meisterschalen der Blüthezeit des strengen rothfigurigen Stiles, Stuttgart, Berlin, W. Spemann, 1893, pp. 628-630. 54. Athéna ������� Tsingarida, « The Search for the Artist. The van Branteghem and Bourguignon Collections and the Connoisseurship of Greek vases », Sammeln und erforschen. Griechische Vasen in neuzeitlichen Sammlungen, Munich, C.H. Beck, (« Beihefte zum Corpus Vasorum Antiquorum », no VI), 2014, pp. 115-121. Sur la collection van Branteghem, voir également A. Tsingarida, « “Nul ne sait qui n’essaye”. Alphonse van Branteghem et sa collection de vases grecs », A. Tsingarida, Donna Kurz, dir. Appropriating Antiquity : collections et collectionneurs d’antiques en Belgique et en Grande-Bretagne au XIXe siècle, Bruxelles, Livre Timperman, 2002, pp. 245-273. 55. Cécile Colonna, De Rouge et de Noir. Les vases grecs de la collection de Luynes, Paris, Gourcuff Gradenigo, 2013, p. 12. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 9 qui considérait les épisèmes comme une clé d’interprétation de l’iconographie. Cette démarche, qui attribue le pouvoir de faire saisir l’ensemble d’une scène à un détail, n’était pas une exception : le débat des années 1830 autour de l’interprétation de l’épisème d’une amphore du Peintre de Cléophradès en est un autre exemple56. En 1847, le marquis publia un article consacré à l’un de ses vases : Observation by the Marquess of Northampton, Pres. R.S., F.S.A, upon a Greek Vase discovered in Etruria, now in his Lordship’s possession: bearing the name of the fabricator Nicosthenes57. Le texte révèle une très bonne connaissance de l’actualité archéologique, des publications et des collections privées et publiques. Il est consacré à l’étude d’une amphore nicosthénienne provenant de Cerveteri (fig. 2) : dessinée dans l’atelier de Francesco Depoletti où elle fut probablement restaurée58, l’amphore fut vendue lors de la vente aux enchères organisée par Giuseppe Baseggio à Londres le 13 juillet 1838 et achetée par le marquis59. Le corps porte un décor composé de duels entre hoplites, de boutons de lotus et d’une frise animalière, tandis qu’on voit sur le col une ronde de dauphins, et sur chaque anse une figure masculine imberbe, drapée et tenant une lance. Dans son analyse, le marquis s’intéresse aux noms des potiers et des peintres qu’il appelle manufacturers et suppose à juste titre l’inventivité de Nicosthénès ; puis, afin de démontrer le rôle des épisèmes dans l’identification des porteurs de boucliers, il porte l’essentiel de son attention sur les scènes de duel (fig. 3). Saluant la démarche comparable du duc de Luynes, Lord Northampton reconnaît dans l’un des duels le combat d’Achille et d’Hector autour de la dépouille d’Antiloque, et dans l’autre celui d’Achille contre Memnon. Les épisèmes sont un argument essentiel de son raisonnement : le serpent, souvent associé à Achille et à sa protectrice, Athéna, désigne ici ce héros grec ; le trépied, un des emblèmes d’Apollon, protecteur des Troyens, permet d’identifier le plus valeureux d’entre eux, Hector60. Figure 2 : Amphore attique à figures noires signée Nicosthénès potier vers 530 av. J.-C. terre cuite H. 0,257 m localisation inconnue D’après Archaeologia, 1847, v. XXXII, pl. 15 56. Amphore attique à figures rouges attribuées au Peintre de Cléophradès, vers 480 av. J.-C. Würzburg L508, ARV² 182.5 et 1 631, Beazley Archive 201658. Sur le débat concernant l’épisème voir Marie-Amélie Bernard, « Francesco Depoletti (1779-1854), un homme de réseau entre collectionnisme et restauration », B. Bourgeois et M. Denoyelle, op. cit. note 38, pp. 203220. 57. Archaeologia, 1847, vol. XXXII, p. 255-262. 58. �������������������������������������������������� Gerhardscher Apparat XI, 17, Berlin, Altes Museum. 59. Elle a été vendue le 2 juillet 1980 chez Sotheby’s à Londres, puis repérée sur le marché de l’art à Genève. Sa trace s’est ensuite perdue. ABV 221.44, 225.11, Beazley Archive 302793. 60. Sur les interprétations possibles des épisèmes, nous renvoyons aux travaux de François Lissarrague, notamment « Le temps des boucliers », Giovanni Careri, François Lissarrague, Jean-Claude Schmitt, Carlo Severi, Tradition et temporalité des images, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, pp. 25-35. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 10 Enfin, cette collection d’épisèmes n’est pas sans rappeler les séries de vases, et particulièrement d’amphores panathénaïques, présentées dans les Monumenti Inediti de l’Instituto di Corrispondenza Archeologica61. Là encore, il faut faire le lien entre collection et recherche ; à la suite des très nombreuses découvertes des nécropoles de Vulci, Eduard Gerhard publia une étude dite Rapporto volcente dans laquelle il posa les bases de la céramologie. L’ouvrage comprend, à la suite du texte proprement dit, douze excerpta qui reprennent les idées fortes contenues dans les quelque cent pages précédentes. Gerhard y met en avant l’importance de la comparaison des objets entre eux, soutenue par sa maxime Monumentum artis qui unum vidit, nullum vidit ; qui millia vidit, unum vidit62. La série d’épisèmes de la collection Northampton répond à ce principe, car elle permet la comparaison immédiate d’une grande variété de motifs et de ceux que l’on retrouve le plus fréquemment. Figure 3 : Détails de l’amphore attique à figures noires signée Nicosthénès potier vers 530 av. J.-C. terre cuite H. 0,257 m localisation inconnue D’après J. Boardman M. Robertson, Corpus Vasorum Antiquorum Great Britain, fascicule 15 pl.19.6. Photographie originale de Robert L.Wilkins Les fragments L’intérêt de Lord Northampton pour les inscriptions et les épisèmes explique la présence dans sa collection d’une quinzaine de fragments dont la majorité sont inscrits ou ornés de boucliers, et choisis, pour cette raison, comme des objets de collection à part entière. Sur l’un d’eux, on voit la tête et le haut du corps d’un guerrier portant un casque, une lance et un bouclier orné d’une tête de satyre, tandis que de part et d’autre de la figure on lit la signature fragmentaire d’Apollodoros63. Un autre fragment montre Dionysos assis entre deux satyres et deux ménades et porte une inscription difficilement lisible64 ; il a longtemps été associé au fragment précédent, et c’est sans doute pour cette raison qu’il est entré dans la collection. Il est particulièrement intéressant dans la mesure où il porte une restauration, incluant, d’après la photographie du Corpus Vasorum Antiquorum, une restitution de l’arrière de la tête de Dionysos ; le satyre de gauche a également subi une intervention, destructive celle-ci : pour des raisons de pudeur, le dessin de son sexe en érection a été gratté65 (fig. 4). Ce fragment a donc été traité non pas comme un débris, mais comme un véritable objet de collection : sa restauration est le signe, semble-t-il, de son accès 61. Monumenti Inediti, I, pl. XXII. 62. ��������������������������������������������������������������������������������������������� E. Gerhard, art. cit. note 45, p. 111. « Qui ������������������������������������������������������ a vu un des monuments de l’art n’en a vu aucun, qui en a vu mille en a vu un. », traduction de l’auteur. 63. …οδορος εγραψεν pour απολλοδορος εγραψεν. Fragment d’une coupe attique à figures rouges. CVA Castle Ashby, no 64, p. 25, pl. 41.2. ARV2 120.4, 1580, Beazley Archive 201006. Aujourd’hui à Bâle, collection H. Cahn (HC 487). 64. Fragment d’une coupe attique à figures rouges. CVA Castle Ashby, 63, p. 25, pl. 41.1. ARV2 371.16, 1649, Beazley Archive 203915. Localisation inconnue. 65. Les retouches de pudeur sur les vases grecs sont rares sans être exceptionnelles. Au sujet particulièrement des repeints de pudeur voir B. Bourgeois, « “La fabrique du vase grec. Connaître et restaurer l’antique dans l’Europe des Lumières.” Genèse d’un projet », Technè, no 32, 2010, pp. 5-10. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 11 à la dignité esthétique66 ; elle lui donne un statut autre que celui de curiosité ou de document, car elle suppose que son incomplétude n’exclue pas la délectation. Figure 4 : Détail d’un fragment de coupe à figures rouges attribuée au Peintre de Brygos vers 490-480 av. J.-C. terre cuite L. 0,270 m localisation inconnue D’après J. Boardman M. Robertson, Corpus Vasorum Antiquorum Great Britain, fascicule 15 pl. 41.1. Photographie originale de Robert L.Wilkins Les autres fragments de la collection semblent avoir été choisis avec soin : on voit, sur l’un, un épisème avec deux dauphins tête-bêche67 (fig. 5), sur l’autre, un bouclier portant une biche de profil68, sur un troisième deux guerriers dont les boucliers sont ornés d’un pégase, et d’un satyre en course69. Il faut leur ajouter plusieurs fragments qui n’étaient plus dans la collection lors de son étude par J. Boardman et M. Robertson. Certains, connus par des descriptions et des dessins, portent aussi des épisèmes : le Deutsches Archäologisches Institut conserve une représentation d’un fragment où un personnage masculin tient un bouclier sur lequel un homme chevauche un dauphin70. -La présence de fragments dans la collection s’explique donc principalement par un choix iconographique plus que stylistique ou technique comme cela semble être le cas pour d’autres collections où les fragments tiennent une bonne place71. Elle doit aussi être mise en relation avec l’avancée de l’archéologie dans les années 1830 : dans les excerpta de son Rapporto volcente, Eduard Gerhard plaça cette phrase : Leonem ex ungue, Volcentes ex voce, Graecorum artem ex testa cognosces72. Il ne paraît pas indifférent que la maxime Leonem ex ungue apparaisse ici en si bonne place, car elle était associée par les contemporains aux travaux de Cuvier sur l’étude des ossements fossiles d’animaux disparus : « Épars, brisés, défigurés, les ossements fossiles ne présentent souvent à l’œil peu exercé qu’un fragment informe […] C’était le cas de réaliser l’ancien proverbe : Ex ungue leonem ! (Une griffe suffit pour reconnaître le lion). 66. Nous empruntons cette expression à Nathalie Heinich, voir N. Heinich, « L’accès à la dignité biographique : les premières mentions de peintres dans les dictionnaires biographiques français. », dans Matthias Waschek dir. Les Vies d’Artistes, Paris, musée du Louvre Ed., École nationale supérieure des beaux-arts, 1996, p. 196 sq. 67. Fragment d’amphore attique à figures noires, CVA Castle Ashby, no 15, pl. 18.6, pp. 10-11. Beazley Archive 27. Localisation inconnue. 68. Fragment d’amphore attique à figures noires, CVA Castle Ashby, no 16, pl.18.7, p. 11. Beazley Archive 30. Localisation inconnue. 69. Fragment d’amphore (?), CVA Castle Ashby, no 90, pl. 55.1, p. 35. Beazley Archive 1000810. Ce dernier est conservé au British Museum (inv. 1989,0307.1) et son authenticité est mise en doute par le musée. S’il s’agit bien d’un faux, (ce que confirmerait la vue simultanée des deux faces ornées des boucliers), c’est intéressant quant à l’adaptation du marché à la demande des collectionneurs. 70. Archäologische Zeitung 1846, 342, no 12. Archäologischer Anzeiger 1977, 246, no 75, fig. 100. Le dessin est visible à cette adresse : http://arachne.uni-koeln.de/item/marbilder/4832544. 71. Les collections van Branteghem et Bourguignon, citées plus haut, comptaient un nombre important de fragments recherchés parce qu’ils portaient une signature ou parce qu’ils présentaient un intérêt du point de vue du style. Comme l’a fait remarquer Athéna Tsingarida, les collections incluant des fragments se multiplient parallèlement aux recherches sur les personnalités des peintres de vases. Voir A. Tsingardia, 2014, op. cit. note 54, p. 119. 72. ������������ E. Gerhard, op. cit. note 45, p. 111. La maxime signifie : « Tu reconnaîtras le lion à son ongle, les habitants de Vulci à leur vocable, l’art des Grecs à ses vases. », traduction de l’auteur. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 12 C’est en effet ce proverbe qui est devenu, par les savantes recherches de M. Cuvier, une vérité importante, une grande maxime scientifique73. » Figure 5 : Fragment d’amphore attique à figures noires vers 540-530 av. J.-C. terre cuite L. 0,223 m localisation inconnue D’après J. Boardman M. Robertson, Corpus Vasorum Antiquorum Great Britain, fascicule 15 pl.18.6. photographie originale de Robert L.Wilkins Gerhard, qui sa vie durant s’efforça de faire de l’archéologie une « sœur jumelle » de la philologie74, fit-il ici une référence volontaire à Cuvier ? Il semble présomptueux de l’affirmer, mais si cela s’avérait, en découlerait alors un parallèle intéressant entre la paléontologie et l’archéologie, entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme ; quoi qu’il en soit, Lord Northampton, membre de l’Instituto di Corrispondenza Archeologica fondé par, entre autres, Eduard Gerhard et de la Royal Society, à laquelle appartint Cuvier, ne pouvait ignorer les travaux de l’un ni de l’autre de ces savants. N’a-t-il pas adopté dans la constitution de sa collection de vases grecs une démarche naturaliste semblable à celle qui lui faisait accorder son attention aux minéraux et aux fossiles ? Cette approche est particulièrement valable pour les vases grecs dont les formes répétitives peuvent être facilement reconnues d’après des fragments. Nous pouvons donc supposer que les deux collections avaient une assise intellectuelle commune. Sans surévaluer le rôle du marquis de Northampton dans la science du début du XIXe siècle, il faut cependant constater à quel point il fut sensible aux développements auxquels il assista, et qu’il accompagna grâce à ses fonctions importantes dans les sociétés savantes. Il laissa une trace discrète, mais néanmoins bien marquée dans les disciplines auxquels il s’intéressa : la minéralogie a sa comptonite, roche volcanique qu’il découvrit sur les pentes du Vésuve, la paléontologie a son Regnosaurus northamptoni, dinosaure herbivore ainsi nommé par Gideon Mantell en 1848, enfin la céramologie compte dans ses rangs le Peintre de Northampton, le Peintre d’Ashby, du nom de la demeure du marquis, ainsi que l’amphore Northampton. Au-delà de ces dénominations qui sont autant d’hommages, sa collection de vases grecs mérite un nouveau regard : elle ne fut pas seulement « la plus belle collection privée d’Angleterre » mais aussi le véritable laboratoire d’idées d’un homme qui comprit et encouragea les avancées de scientifiques de son temps. 73. Conrad Malte-Brun, Mélanges scientifiques et littéraires de Malte-Brun, ou Choix de ses principaux articles sur la littérature, la géographie et l’histoire, recueillis et mis en ordre par M. J. Nachet, 1828, v. 3, p. 392. Voir également A. M. Madrolle, Tableau de la dégénération de la France, des moyens de sa grandeur et d’une réforme fondamentale dans la littérature, la philosophie, les lois et le gouvernement, 1834, p. 378 : « Donnez-moi une partie quelconque du corps, disait Cuvier, et je vous dirai le corps tout entier : ex ungue leonem. » 74. ������������ A. Schnapp, op. cit. note 2, p. 371. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 13 L’auteur En cinquième année de thèse à l’École du Louvre et à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, Marie-Amélie Bernard a été d’octobre 2010 à septembre 2014, chargée d’études et de recherche à l’INHA dans l’axe « Histoire de l’art antique, histoire de l’archéologie » dirigé par Martine Denoyelle. Elle est depuis le 1er octobre 2014 et pour six mois boursière du Gratuiertenkolleg Materialität und Producktion à l’université Heinrich Heine, Düsseldorf. Sa thèse dirigée par Brigitte Bourgeois et Alain Schnapp porte sur « Francesco Depoletti (1779-1854), artiste, marchand et restaurateur de vases grecs » et croise des approches d’histoire de l’archéologie, d’histoire de la restauration et d’histoire des collections. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 14 L’artisanat touristique du Sud-Ouest des États-Unis. L’exemple des objets collectés par Alphonse Pinart à Santa Fe à la fin du XIXe siècle Éloïse Galliard Résumé En 1881, le linguiste et collectionneur Alphonse Pinart se rend à Santa Fe, capitale du Nouveau-Mexique. Dans cette ville du Sud-Ouest américain, où se développe l’installation des Occidentaux, le tourisme et l’acculturation des populations amérindiennes locales, un marchand du nom d’Aaron Gold propose à la vente des petites figurines en céramiques, réalisées par les Amérindiens pueblo dans l’unique but d’être acquises par les Occidentaux. Le commerce de curios, objets amérindiens à destination des touristes, vient de débuter, et Alphonse Pinart y succombe. Cet article propose de revenir sur ce phénomène des curios dans le SudOuest des États-Unis, phénomène culturel né de la rencontre des Amérindiens, des marchands et des touristes. Il présentera également l’importante collection d’objets touristiques pueblo rapportée en France par Alphonse Pinart et conservée au musée du quai Branly. Tourist crafts of the South-Western United States: The example of the objects collected by Alphonse Pinart in Santa Fe in the late nineteenth century Abstract In 1881 the linguist and collector Alphonse Pinart travelled to Santa Fe, capital of New Mexico. In the American South-West city, where incoming settler population were growing, tourism and the acculturation of the local Amerindian populations, a merchant by the name of Aaron Gold sold small ceramic figurines made by Pueblo Indians for the souvenir trade. The trade in curios, Amerindian objects for tourists, had just begun and Alphonse Pinart succumbed to it. This article examines the phenomenon of curios in the South-Western United States, a cultural phenomenon born of the meeting of Amerindians, merchants and tourists. It also presents the important collection of Pueblo tourist objects brought back to France by Alphonse Pinart and now in the Musée du Quai Branly. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Cahiers de l’École du Louvre recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations archéologie, anthropologie et muséologie Numéro 5. Octobre 2014 L’artisanat touristique du Sud-Ouest des États-Unis. L’exemple des objets collectés par Alphonse Pinart à Santa Fe, à la fin du XIXe siècle Éloïse Galliard Article disponible en ligne à l’adresse : http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero5octobre2014/Galliard.pdf Pour citer cet article : Éloïse Galliard, « l’artisanat touristique du Sud-Ouest des États unis. L’exemple des objets collectés par Alphonse Pinart à Santa Fé, à la fin du XIXe siècle », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne] no 5, octobre 2014, p. 15 à 24. © École du Louvre Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre L’artisanat touristique du Sud-Ouest des États-Unis. L’exemple des objets collectés par Alphonse Pinart à Santa Fe, à la fin du XIXe siècle Éloïse Galliard Le musée du quai Branly conserve aujourd’hui plusieurs centaines d’objets amérindiens provenant du Sud-Ouest des États-Unis. Le plus important de ces ensembles est issu des campagnes de collectes effectuées au cours des dernières décennies du XIXe siècle par les ethnologues de la Smithsonian Institution. Poussés par un sentiment d’urgence, et dans une volonté de sauvetage, ces scientifiques ont collecté des milliers d’objets témoignant de la culture des tribus du Sud-Ouest des États-Unis, dont des exemples sont aujourd’hui présents dans les réserves des musées français, notamment parisiens1. À la même époque, l’explorateur français Alphonse Pinart se rend au NouveauMexique. En 1881, il est à Santa Fe, et au cours de ce séjour, il se porte acquéreur d’une centaine de céramiques auprès des marchands anglo-américains locaux. Pinart est ainsi l’un des premiers scientifiques à réunir une collection d’objets touristiques appelés curios. La collection de la Smithsonian Institution et celle d’Alphonse Pinart ont été collectées à la même époque, auprès des tribus pueblo du Nouveau-Mexique. Si elles sont incontestablement le reflet de productions matérielles amérindiennes, elles sont également celui de phénomènes culturels bien différents. La collection américaine témoigne tant de l’ouverture des territoires de l’Ouest aux scientifiques que de leur volonté de découvrir les populations amérindiennes sur leur territoire, des populations sur le point de disparaître et qu’il faut étudier voire intégrer dans un processus de construction historique2. La collection d’Alphonse Pinart reflète pour sa part une adaptation des pratiques matérielles amérindiennes face au développement du tourisme. Les curios d’Alphonse Pinart sont issus d’une tradition nouvelle, née de la transformation de techniques artisanales encouragées par un nouveau marché, des objets dont le statut a évolué rapidement. Ces pièces fabriquées dans le but d’être vendues aux touristes ont une origine moderne qui n’est que partiellement connue des acheteurs, et très vite les marchands comprennent l’intérêt de faire passer ces objets contemporains pour des pièces plusieurs fois centenaires, des idoles antiques issues de fouilles archéologiques. Aujourd’hui, le statut qui est accordé à ces objets est ambigu : ils sont tantôt vus comme des objets ethnographiques purs, tantôt comme des productions vulgairement mercantiles. Comment ce statut évolue-t-il ? Comment ces curios sont-ils devenus des objets hautement représentatifs des populations amérindiennes du Sud-Ouest des ÉtatsUnis, au point d’être considérés comme d’importants témoins conservés dans les collections muséales ? La présence de ces objets dans les musées français doit tout à la personnalité d’Alphonse Pinart, et à son aptitude à sortir des sentiers battus de l’ethnographie. Mais le développement des curios dans cette région est essentiellement représentatif de phénomènes de mutation, induits en grande partie par les Occidentaux nouvellement installés dans cette région du Wild West américain. 1. Nous pensons par exemple ici aux milliers de céramiques pueblo collectées par la Smithsonian Institution à la fin des années 1870, et dont quelques exemples sont conservés au musée du quai Branly, dans la collection 71.1885.78. 2. Brian W. Dippie, The Vanishing American, White attitudes and U.S. Indian Policy, University of Kensas Press, 1982. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 15 Alphonse Pinart Alphonse Pinart nait le 26 février 1852 à Marquise, petite ville du Pas-de-Calais, près de Boulogne-sur-Mer. Étudiant à Lille, il se rend à Paris où il entreprend une formation de linguiste, en se spécialisant dans les langues orientales3. Lors de ses études dans la capitale, il rencontre, puis se lie d’amitié avec, l’américaniste Brasseur de Bourbourg. Influencé par cet homme, Alphonse Pinart s’intéresse aux populations de l’Amérique Centrale, et le suit au Mexique en 1869. Ce premier voyage constitue pour Alphonse Pinart le début d’une importante carrière d’explorateur. À son retour, il s’intéresse aux théories visant à définir les origines de la présence de l’homme sur le continent américain. Dans le but de confirmer un peuplement de l’Amérique par la Russie, hypothèse soutenue par Brasseur de Bourbourg, Alphonse Pinart se rend en Alaska en 1871. En tant que scientifique s’intéressant à l’ensemble des témoignages des cultures amérindiennes qu’il rencontre, Pinart rapporte de ce voyage plusieurs types de collections : des roches, des fossiles et des ossements, aujourd’hui déposés au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, ainsi qu’une importante collection de masques provenant de l’île de Kodiak, en Alaska4. Comment Pinart acquiert ces masques, nous n’en avons pas aujourd’hui la certitude, et ces questionnements témoignent de la personnalité du scientifique. Il dit avoir retrouvé ces masques abandonnés dans une grotte dont l’existence avait été oubliée des Amérindiens locaux ; pour certains chercheurs en revanche5, Pinart se serait procuré ces masques auprès de marchands ou de riches collectionneurs russes établis en Alaska. Cette pratique d’achat, couramment utilisée pour les collections d’objets ethnographiques jusque dans les années 1920, sera mise en œuvre par Pinart tout au long de sa carrière, comme nous le verrons avec la collection de curios du Sud-Ouest des États-Unis. Voyages dans le Sud-Ouest 1875-1876 Après son séjour en Alaska, Pinart entreprend d’explorer le Sud-Ouest des États-Unis. À cette fin, il n’hésite pas à engager sa fortune personnelle, héritée en 1873 à la mort de son père, riche industriel du boulonnais. Ce fait témoigne de sa très grande implication, mais aussi de son approche particulière de la recherche scientifique : il décide seul de son sujet d’étude et de la façon dont il doit être abordé. Pinart négocie également l’encadrement de sa mission par le Ministère de l’Instruction Publique en échange du don à l’État français des objets collectés en Alaska. Il débarque à San Francisco en décembre 1875, et descend la côte californienne jusqu’à Los Angeles. De là, il se rend dans le Sud-Ouest, et arrive à Tucson, en Arizona, le 19 février 1876. Il reste quatre mois dans la région6. 1877–1878 À son retour en France, Pinart met à nouveau sur pied, grâce une fois de plus à sa fortune personnelle, un projet depuis longtemps envisagé : explorer la côte ouest de l’Amérique du Nord en compagnie du géologue Léon de Cessac. Le trajet de la mission est cependant détourné et Pinart, ne perdant aucune occasion 3. Les travaux d’Alphonse Pinart sur les langues amérindiennes de l’Alaska, de la Côte NordOuest et de la Californie sont aujourd’hui des références dans le domaine. L’essentiel de ces manuscrits est conservé à la Bancroft Library. 4. Alphonse Pinart fait don de cette collection à sa ville natale de Boulogne-sur-Mer. Les masques y sont conservés au Château-Musée depuis 1875. 5. Evelyne Lot-Falk, « Les masques eskimo et aléoutes de la collection Pinart », Journal de la Société des Américanistes, nouvelle série, T. XLVI, 1957, p. 6. 6. De cette expédition, Pinart rapporte en France des ossements et quelques exemples d’outillage lithique californien et du Sud-Ouest des États-Unis, aujourd’hui conservés au musée du quai Branly. Alphonse Pinart, « Lettres écrites de l’Arizona », Bulletin de la Société de Géographie, T. XI, janvier 1976, pp. 656-663. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 16 d’effectuer de nouvelles découvertes, explore les îles du Pacifique au cours de l’année 1877. Ce n’est que le 2 juillet 1878 qu’il retrouve Léon de Cessac à Santa Barbara, en Californie. Malheureusement, des difficultés financières en France et des achats intempestifs – notamment celui de l’importante bibliothèque de Brasseur de Bourbourg en 1874 – ont progressivement conduit Pinart à la ruine. Celui-ci ne pouvant plus subvenir aux besoins de Léon de Cessac, leur collaboration financière est alors annulée. Malgré cela, les deux hommes parcourent durant trois mois le sud de la Californie, et étudient les langues des tribus amérindiennes vivant dans les missions religieuses. L’Exposition de 1878 En France, les collections de Pinart sont connues et présentées dès leur arrivée, notamment lors d’une conférence de la Société de Géographie de Paris le 18 octobre 1876. En 1878, les pièces de Pinart sont exposées pour la première fois. Cette année-là s’ouvre à Paris, en marge de l’Exposition universelle, le Muséum ethnographique des Missions Scientifiques et Littéraires. Les pièces de Pinart collectées jusque-là, notamment en Californie, y prennent place aux côtés des objets d’archéologie péruvienne de Charles Wiener ou de Léon de Cessac. 1881 Présent au Mexique à la fin de l’année 1879, Alphonse Pinart y épouse Zelia Nuttall, issue d’une riche famille d’industriels californiens7. L’argent de sa belle-famille permet à Pinart d’entreprendre, une fois de plus sur des fonds personnels, une nouvelle expédition dans le Sud-Ouest des États-Unis. Du 30 août au 6 décembre 1881, il visite cette région des États-Unis, et s’attarde au Nouveau-Mexique, notamment dans sa capitale Santa Fe. C’est là qu’il se porte acquéreur d’une importante collection réunissant une centaine de céramiques pueblo8. Outre son mode d’acquisition particulier qui rend la collection intéressante – les céramiques auraient toutes été achetées dans les trading posts auprès de marchands occidentaux locaux – cette série est un parfait échantillonnage de ce que peut être la production céramique pueblo de l’époque. Elle comprend des figurines en terre cuite, des objets utilitaires, des pièces à décors géométriques ou anthropomorphes, ainsi que des céramiques noires lustrées, typiques de la production des pueblos de Santa Clara et San Ildefonso. Pinart, après plusieurs missions en Amérique Centrale, s’installe définitivement à Boulogne-Billancourt. Ruiné une fois de plus malgré la vente de son importante bibliothèque en 1893, il termine sa vie dans la totale indifférence de ses pairs. Adulé par les milieux scientifiques à son retour d’Alaska, son statut de jeune premier ne résiste pas aux nombreuses déconvenues financières qui ponctuent sa vie, ainsi qu’à l’absence de documentation sur l’origine de nombre de ses pièces que sont les masques d’Alaska et les collections de céramiques pueblo. De même, ses liens avec des collectionneurs controversés, tel Eugène Boban, ancien propriétaire du « crâne de cristal » mexicain dont l’authenticité est remise en cause9, ou ses liens trop étroits avec 7. Le couple se sépare en 1884. Zelia Nuttall continue ses recherches au Mexique et devient une scientifique de renom, spécialiste des populations précolombiennes du Mexique. 8. Cette collection est aujourd’hui conservée au musée du quai Branly. 9. Ce « crâne de cristal », de nombreuses fois publié et exposé, a été présenté par Boban et Pinart comme un crâne aztèque. Si l’origine mexicaine de la pièce semble avérée, sa datation est, quant à elle, moins certaine. Il a été depuis admis que cet objet serait une production contemporaine des recherches de Boban et de Pinart au Mexique, un objet fabriqué par des artisans mexicains pour répondre à la soif de pièces précolombiennes des collectionneurs et des chercheurs occidentaux. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 17 Ernest Théodore Hamy10, alors à la tête du Musée d’Ethnographie du Trocadéro, n’aidèrent pas le chercheur. Il meurt en 1911 sans que le monde scientifique lui rende le moindre hommage. C’est pourtant bien à Alphonse Pinart que l’on doit la plus importante collection de masques de Kodiak connue au monde, ainsi que l’une des premières séries de céramiques réalisées à but touristique. Le phénomène des curio shops Le développement de l’Ouest L’ouverture des États du Nouveau-Mexique et de l’Arizona entraîne l’arrivée dans la région de nombreuses personnalités, américaines autant qu’européennes, guidées par des espérances multiples. Parmi elles se trouvent des entrepreneurs, des chercheurs d’or, des scientifiques et de simples touristes. Tous, à leur façon, perturbent la vie et la culture des Amérindiens, qui exercent sur eux une certaine fascination. Les scientifiques s’empressent de collecter des témoignages matériels et immatériels des différentes tribus. Ils sont suivis de près par les touristes, venus s’immerger dans la culture du Far West. La présence de ces Occidentaux entraîne une demande d’objets amérindiens de plus en plus grande, bouleversant alors la production matérielle locale, notamment celle de céramiques. Si les scientifiques demandent à pouvoir rapporter dans leurs laboratoires des objets « authentiques », on pense à l’importante collection de céramiques pueblo et zuñi de la Smithsonian Institution réalisée à la demande des anthropologues américains, les boutiques créent, face à la demande des touristes, une toute nouvelle gamme d’objets. Ces boutiques, appelées curio shops, sont principalement implantées à Santa Fe, place importante d’échanges entre le Sud-Ouest et le reste des États-Unis. Les traders y officiant répondent à la demande des touristes en leur proposant des artefacts correspondant à leur goût, mais fournissent également musées et anthropologues venus chercher un type d’objets particuliers. La différence d’appréhension des objets recherchés par les scientifiques et les touristes est manifeste. Les scientifiques sont à la recherche de pièces traditionnelles, tant dans leur formes que dans leur réalisation, même si elles n’ont jamais été utilisées. Les touristes quant à eux recherchent des objets « qui font » traditionnels, peu importe qu’ils soient authentiques ou non dès l’instant où ils répondent à une certaine image romantique. Si les anthropologues recherchent une réalité manifeste de la vie des Amérindiens, passée ou présente, les touristes veulent une vision plus exotique leur permettant de sortir de leur quotidien. Le développement d’une production destinée à la vente comme réponse à une demande touristique Le développement de la production touristique est communément attribué à l’arrivée du chemin de fer au Nouveau-Mexique en 1880. Dans son article consacré au début de l’artisanat touristique, Jonathan Batkin, directeur du Wheelright Museum de Santa Fe, mentionne plusieurs exemples attestant de la réalisation d’objets dans un but commercial dès la fin du XVIIe siècle, puis lors de l’entrée du Nouveau-Mexique et de l’Arizona dans l’Union11. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le commerce de ce type d’objets se fait au sein des curio shops. À Santa Fe, les boutiques sont situées aux alentours de la gare ou le long de San Francisco Street, rue commerçante de la ville. Là, se dressent les boutiques d’Aaron Gold, Louis Fisher ou encore Jesus Sito Candelario. 10. Hamy a été le protecteur de Pinart au sein du Musée d’Ethnographie du Trocadéro et a fortement appuyé ses demandes après du Ministère de l’Instruction Publique. À la mort de Hamy en 1907, ces traitements de faveur cessent. Éloïse Galliard, Le Far West dans ses bagages. Voyageurs scientifiques français dans le Grand Sud-Ouest des États-Unis : une histoire des collections. Thèse de recherche sous la direction de Federica Tamarozzi, École du Louvre, 2014, p. 40 et suivantes. 11. ����������������������������������������������������������������������������������� Jonathan Batkin, « Tourism is overrated, Pueblo Pottery and the Early Curio Trade, 1880 – 1910 », Ruth B. Philipps et Christopher B. Steiner, Unpacking Culture. Art and Commodity in Colonial and Postcolonial Worlds, University of California Press, 1999, pp. 282-297. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 18 Les artefacts destinés à la vente sont essentiellement acquis après des habitants des pueblos de Cochiti ou de Tesuque, villages amérindiens proches de Santa Fe. Rapidement, d’autres boutiques de ce genre se développent dans des villes de plus en plus éloignées, telles que Denver, Los Angeles, San Francisco voire New York. Si la céramique est le principal objet de ce commerce, la vannerie apache et les textiles navajo sont fortement recherchés, notamment les blankets, couvertures transformées en tapis par les marchands, de façon à s’adapter à la décoration des intérieurs occidentaux. Mais les touristes sont également friands d’objets archéologiques, introuvables et à la limite du mystique. Ainsi, le trader Aaron Gold vend dans sa boutique des statuettes en terre cuite, de fabrication contemporaine, en indiquant néanmoins qu’il s’agit d’authentiques objets archéologiques issus de fouilles. Délibérément, Gold transforme la réalité pour écouler sa marchandise et répondre à une certaine demande des touristes, celle de se porter acquéreur d’une part de cet Ouest sauvage, ancien et proche de la nature. On retrouve ce même déballage d’objets insolites dans la boutique de son frère Jake, où « vous pouvez acheter la dernière paire de pantalons portée par Colomb, l’épée de De Soto, le chapeau de Cabeza de Vaca, ou le plastron en argent porté par Cortez12 ». Cette proposition d’objets tous plus improbables les uns que les autres n’est pas sans rappeler le phénomène des cabinets de curiosités du XVIe siècle, quand les collectionneurs n’hésitaient pas à exposer des coraux pour leurs origines divines, des animaux hybrides, voire des sirènes. Cette notion de fantastique qui prévaut sur l’authenticité scientifique est mentionnée par J. S. Candelario lui-même qui affirme que « les touristes veulent entendre des contes, et [qu’il est] là pour leur en donner. »13 La recherche d’objets amérindiens est également une marque du changement des mentalités des Occidentaux. Nouveaux riches ou industriels de la Côte Ouest, la population de ces états a très vite l’ambition de se démarquer du reste des États-Unis, et en particulier de la Côte Est, où est restée l’intelligentsia du pays qui porte encore son regard vers l’Europe. Cette volonté passe alors par le contact avec les Amérindiens, l’immersion dans une certaine authenticité du Wild West, et l’introduction d’objets autochtones dans les intérieurs blancs. Cette demande d’exotisme, les traders et autres industriels occidentaux l’ont bien comprise, à l’image de Frederick Henry Harvey (1835-1901), entrepreneur de la fin du XIXe siècle. Très tôt, Fred Harvey développe un marché particulier, celui des hôtels touristiques, en fondant dans les années 1870 la Fred Harvey Company. Conscient de l’attrait du Sud-Ouest, il implante ses établissements le long des lignes de la Santa Fe Railway, compagnie de chemin de fer avec laquelle il collabore. Dans ces hôtels, qu’il baptise du nom très parlant de Fred Harvey Company’s Indian Rooms, l’homme d’affaires propose, dans un décor qui se veut typique, des prestations dignes de shows, ainsi que des boutiques diffusant l’artisanat amérindien, comme le font les curio shops. Au début du XXe siècle, c’est dans le marché du circuit touristique que la compagnie se lance, avec ses Harvey Detours Buses. Les Rain Gods : exemple de production issue des Curio Shops Parmi la centaine de céramiques rapportées par Alphonse Pinart de son séjour en 1881 au Nouveau-Mexique se trouvent cinq statuettes typiques de ce type de production : les Rain Gods. Figurines anthropomorphes, elles représentent des personnages masculins grotesques à la tête disproportionnée, en position assise, et dont les organes sexuels sont fortement marqués (fig. 1). 12. ��������������������� Henry Wray, cité par Jonathan ����������������� Batkin. J. ���������������������������������������������������� Batkin, art. cit. note 11, p. 288. Traduction de l’auteur. 13. ������������������������������������� J. Batkin, art. cit. note 11, p. 289. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 19 Figure 1 : Rain God, Pueblo, Nouveau-Mexique terre cuite modelée H. 0,230 ; L. 0,100 ; l. 0,120 m poids : 535 gr. Paris, musée du quai Branly inv. 71.1881.80.39 collection Alphonse Pinart © musée du quai Branly Aaron Gold Considéré comme l’un des plus grands traders de Santa Fe, Aaron Gold (18451884) est le fils d’un immigrant juif polonais, Louis Gold, installé au milieu du XIXe siècle dans le Sud-Ouest des États-Unis. En 1875, Aaron se rend au NouveauMexique et ouvre un saloon à Santa Fe, le Gold’s Provision House. Mais très vite, il démarre une activité de vente d’artisanat amérindien, et devient de ce fait l’un des premiers et des plus importants traders de curios. La famille Gold toute entière prend part à ce commerce de curios. Jake Gold (1852-1905), frère cadet d’Aaron, participe également à cette diffusion de l’artisanat amérindien, et développe ses activités jusqu’à ouvrir le Gold’s Free Museum. Les Rain Gods sont devenus au fil des ans des objets typiques de la boutique d’Aaron et de Jake Gold, à tel point que les historiens en font les inventeurs de ces figurines. Le succès grandissant de ce type d’objets pousse d’autres traders de la région à s’insérer dans ce marché. Ainsi, au cours des années 1880, J. S. Candelario commercialise des Rain Gods dans sa boutique de Santa Fe. Alphonse Pinart à Santa Fe Dans son ouvrage consacré aux Rain Gods14, Duane Anderson se concentre sur la série de figurines collectée par Alphonse Pinart, aujourd’hui conservée au musée du quai Branly. Il annonce que ces objets ont été acquis par le scientifique dans la boutique d’Aaron Gold à Santa Fe, lors de son voyage en 1881. L’achat d’objets est – on l’a vu – une pratique courante d’Alphonse Pinart au cours de ses missions, et ces statuettes ne sont pas les seules pièces acquises chez Aaron Gold. 14. ���������������� Duane Ander����� son, When Rain Gods Reigned, From Curios to Art at Tesuque Pueblo, Museum of New Mexico Press, Santa Fe, 2002. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 20 En étudiant différentes photographies15 des boutiques des frères Gold, prises entre 1880 et 1881, on remarque des objets aujourd’hui conservés dans les collections du musée du quai Branly. Ainsi, la figurine anthropomorphe 71.1881.80.8, le vase anthropomorphe 71.1881.80.86 ou encore le vase 71.1881.80.25 du musée du quai Branly, sont visibles sur plusieurs des photographies de la boutique d’Aaron Gold, notamment celle prise par W. P. Bliss en 188116. La figurine 71.1881.80.8 y apparaît au premier plan (fig. 2). Figure 2 : Figurine en terre cuite Pueblo, Nouveau-Mexique terre cuite modelée et peinte. H. 0,350 ; L. 0,255 ; l. 0,225 m. poids : 2700 gr. Paris, musée du quai Branly inv. 71.1881.80.8 collection Alphonse Pinart © musée du quai Branly La fortune de la famille de Zelia Nuttal est très certainement à l’origine de l’achat de ces pièces dans les trading posts de Santa Fe. Il se pourrait alors que l’intégralité de la collection de céramiques pueblo rapportée par Alphonse Pinart ait été acquise auprès d’Aaron Gold dans sa boutique de Santa Fe. D’autres collectionneurs et anthropologues se sont d’ailleurs pliés à ce mode d’acquisition : plusieurs objets présents sur les mêmes photographies ont été retrouvés dans les réserves de grands musées américains, tel l’University of Kansas Museum of Anthropology, prouvant l’importance de la diffusion des curios, et ce notamment par la boutique de Gold. Développement de l’artisanat touristique Création et recréation Les objets touristiques se doivent de répondre à une règle essentielle : former une offre nouvelle, qui par un phénomène de mode, suscitera l’intérêt et deviendra de fait le goût des Occidentaux qui en feront l’achat. C’est pour cela que les formes 15. La majorité de ces photographies est conservée à la Chavez Library du Museum of New Mexico de Santa Fe, et celles-ci sont aujourd’hui reproduites dans de nombreux articles ou ouvrages traitant des curio shops et de la production céramique du XIXe siècle au Nouveau-Mexique. 16. Cette photographie, aujourd’hui conservée dans la collection de Val R. Berryman à Williamston, Michigan, est publiée dans D. Anderson, op. cit. note 14, p. 56. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 21 et les décors des artefacts s’adaptent et évoluent. Ainsi apparaissent de nouvelles pièces inspirées des objets occidentaux, tels les statuettes anthropomorphes, ou les objets en céramique à décor naturaliste. La tradition artistique et plastique qui découle de cette mixité, comme les Rain Gods et les curios, sont les purs produits d’une rencontre entre les techniques amérindiennes traditionnelles et une demande occidentale. Répondre à cette demande qui ne cesse de croître implique une fabrication à grande échelle, et les traders encouragent alors la production de masse. Ceci pourrait causer une baisse de qualité des pièces, en particulier de la céramique. C’est pourtant le contraire que l’on retient : la vente des objets par l’intermédiaire de négociants favorise l’émergence de nouveaux styles ainsi que d’artistes créateurs reconnus, allant, de ce fait, à l’encontre du principe d’anonymat des cultures amérindiennes. La potière hopi Nampeyo (vers 1860-1942) est l’exemple type de ces nouvelles personnalités du monde artistique amérindien, qui présage l’apparition de nouvelles formes esthétiques. Habitante d’un village proche du site de Sikyatki, où l’anthropologue américain Jesse Walter Fewkes réalise des fouilles archéologiques, Nampeyo se retrouve au contact des objets excavés, principalement des tessons de céramique, et reprend les motifs « ancestraux » figurant sur ces fragments en les combinant avec d’autres plus contemporains. Fewkes pousse alors Nampeyo à produire ces céramiques particulières. Nous pouvons ici parler d’un réel sponsoring de l’artisan par des personnalités reconnues17. Rapidement attirés par cette nouvelle forme artistique, appelée Sikyatki Revival, les traders comprennent l’enjeu qu’il y aurait à commercialiser ces céramiques. Louisa Keyser (vers 1829-1925) vannière de la tribu washoe en Californie, est une autre de ces nouvelles figures reconnues. Encouragée et entretenue par Amy Cohn, Louisa Keyser réinvente la vannerie de sa tribu en l’agrémentant de motifs issus des répertoires californiens. La vannerie est une technique recherchée par les touristes occidentaux, poussant ainsi les Amérindiens à augmenter leur production. C’est par ailleurs à cette époque que se développe la production de petits paniers, inaptes à l’utilisation et uniquement destinés à la vente et au plaisir esthétique des acheteurs, mais bel et bien considérés par ces derniers comme de l’authentique artisanat amérindien18. Nampeyo et Louisa Keyser utilisent des traditions ancestrales pour la création de nouvelles formes artistiques. Un même phénomène d’adaptation se retrouve avec la production de figurines en céramiques destinées à la vente. L’exécution de ces figurines dans des villages différents induit des styles particuliers, dont les plus reconnaissables sont ceux des pueblos de Tesuque et de Cochiti ; les décors peints sur les Rain Gods varient d’un lieu de production à un autre. On remarque également des différences selon les traders pour lesquels les objets étaient fabriqués : les objets créés à Tesuque pour J. S. Candelario, par exemple, portent des flèches et des arcs. D’autres traditions sont également bouleversées. Ainsi, la répartition des tâches entre les sexes se trouve modifiée, et la céramique, jusqu’alors travail exclusivement féminin, devient une pratique également masculine. Cet état de fait est principalement dû à une demande croissante. On voit alors se dessiner des « associations » entre un mari et sa femme, l’exemple de Maria Martinez et de son époux étant le plus connu. De nouvelles collections pour les musées d’ethnographie Les années 1870 et 1880 voient le développement de l’ethnographie dans le Sud-Ouest des États-Unis. De nombreux scientifiques y sont envoyés 17. ������������������������������������������������������������������������������������ Edwin L. Wade, « The Ethnic Art Market in the American Southwest, 1880-1980 », dans George W. Stocking Jr, Objects and Others, Essays on Museums and Material Culture, The University of Wisconsin Press, 1985, p. 174. 18. Le musée du quai Branly possède plusieurs de ces objets dans les collections, comme les paniers pomo de la collection Jean-Paul Barbier-Muller, et les vanneries hopi de la collection Byron Harvey III. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 22 pour procéder à des enquêtes de terrain, afin de collecter des séries de pièces représentatives de toutes les techniques et productions matérielles existantes. Les scientifiques mandatés par les instituts de recherche ont alors recours à leur tour aux traders afin de se procurer des pièces dont des exemplaires ne seraient pas encore présents dans les réserves de leurs musées. James et Matilda Cox Stevenson, ethnologues travaillant pour le compte de la Smithsonian Institution, sont aujourd’hui reconnus pour leurs importantes collections rassemblées sur le terrain, en particulier auprès des populations pueblo et hopi, entre 1879 et 1881. En plus de ces collectes, le couple de scientifiques se procure un certain nombre d’artefacts auprès des traders, notamment chez Jake Gold à Santa Fe19. Adolph Bandelier s’approvisionne également chez les traders du Nouveau-Mexique pour constituer les collections aujourd’hui conservées à l’université de Harvard et à Berlin20. Les Rain Gods ont fait l’objet d’une publication par l’anthropologue américain Duane Anderson au début des années 2000. Dans cet ouvrage, Anderson montre l’influence des boutiques d’artisanat amérindien et du tourisme dans la production de statuettes anthropomorphes à la fin du XIXe siècle à Santa Fe. Il illustre ses propos par des objets conservés dans les différents musées d’anthropologie du monde. C’est en étudiant ce corpus qu’Anderson remarque qu’un grand nombre de ces Rain Gods provenait de la boutique d’Aaron Gold à Santa Fe, preuve de l’intérêt des collecteurs pour ces objets. Ces collections sont cependant très vite critiquées par l’ensemble des milieux scientifiques. Dès 1889, l’anthropologue américain William Henry Holmes dénonce cette production de figurines de mauvais goût, grossièrement réalisées et au caractère semi-obscène. Il insiste également sur le manque de valeur scientifique de ces pièces, et ne voit que des objets créés pour répondre à certaines perversions des touristes occidentaux21. Le regard scientifique est ici bien différent de celui des touristes venus visiter le Sud-Ouest. Les pièces sont remisées et leurs découvreurs, tel Alphonse Pinart, discrédités. À l’instar de Holmes, d’autres scientifiques font de l’influence occidentale à l’origine de cette production, la cause d’une perte de la pureté et de l’authenticité de l’artisanat amérindien. Inversement, les œuvres de Nampeyo, qui trouvent leur inspiration dans des pièces traditionnelles amérindiennes, sont considérées comme authentiques, bien qu’elles puissent être tout autant qualifiées de curios, étant réalisées principalement pour la vente aux touristes. S’opposent alors deux catégories d’objets, les curios vendus par les traders, issus d’une production « de masse », et les pièces artisanales amérindiennes considérées comme authentiques. Les conservateurs de musée sont également critiques quant aux curios, notamment influencés par les mauvaises opinions de personnalités comme Kenneth Chapman ou Edgar Lee Hewett, fondateur du Museum of New Mexico22. Ce traitement perdure au cours des années 1960, et pour Bertha P. Dutton, ces objets ne peuvent être considérés comme de la céramique amérindienne23. Bien que délaissés par les ethnologues, les objets touristiques ne sont pas boudés par les voyageurs et les collectionneurs, bien au contraire. Ce phénomène se développe au point qu’ils forment une grande partie des collections d’objets ethnographiques conservées de nos jours dans les musées : beaucoup de pièces issues de dons de particuliers ne sont, à l’origine, que de simples artefacts touristiques acquis auprès de traders. C’est notamment le cas des collections du musée du quai Branly qui, bien qu’étant constituées d’authentiques pièces amérindiennes, comprennent également des pièces qui n’ont rien de traditionnel. Le développement du nouveau marché touristique est imputé à l’ouverture de la première ligne de chemin de fer dans le Sud-Ouest des États-Unis. Cependant, sans l’insistance des traders à pousser de plus en plus loin la fabrication et la 19. ������������ E. L. Wade, op. cit. note 17, p. 171. 20. Idem, ibidem. 21. ������������� D. Anderson, op. cit. note 14, p. 21. 22. Idem, ibidem. 23. D������������ .����������� Anderson, op. cit. note 1, p. 22. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 23 création de ces objets, ainsi que la participation de chercheurs et des musées à leur diffusion, le marché de l’« art ethnique » n’aurait certainement pas atteint une telle ampleur. La production et la vente de curios, comme beaucoup de phénomènes se développant dans le Sud-Ouest des États-Unis à la fin du XIXe siècle, regroupe de façon interdépendante touristes, traders et scientifiques, témoignant ainsi du statut d’objet métis de telles pièces. Mais cette inauthenticité, ce caractère composite des objets, la motivation occidentale de leur production, font de ces pièces des artefacts totalement à part. Rejetés par la communauté scientifique tout au long du XXe siècle, ce n’est que depuis une dizaine d’années que les anthropologues s’intéressent à nouveau aux curios. Les objets touristiques deviennent alors les témoins d’un instant particulier, celui de la rencontre entre l’artisanat amérindien et les modes de consommation culturelle occidentales. Les curios sont vus comme le reflet d’échanges plus que comme une production strictement amérindienne. Parallèlement à ce phénomène de rejet et de redécouverte scientifique, le marché de l’artisanat touristique n’a cessé de se développer depuis le début des années 1880, pour prendre toute son ampleur au début du XXe siècle. Cette expansion est fortement redevable à l’image mythique qu’ont les Occidentaux du Grand Ouest sauvage. Au XIXe siècle, les populations amérindiennes du NouveauMexique et de l’Arizona sont considérées comme les derniers témoins de traditions centenaires, peu perturbées par les contacts avec les Européens, et gardiennes de savoir-faire et de croyances toujours vivants. Cette notion de « sauvage », prise au sens « d’authentique et vierge de tout contact », perdure tout au long du XXe siècle. C’est l’attrait pour cet « autre », attrait dans lequel réside une notion d’aventure, qui pousse grand nombre de personnes à s’intéresser aux cultures amérindiennes. C’est également ce qui conduit les traders à favoriser l’émergence de nouveaux objets reflétant cette part de mystère que recèle le Sud-Ouest, tels les curios. À cause de cet engouement, les musées conservent de nombreux objets provenant de boutiques d’artisanat. Entrés dans les institutions muséales à la suite des collectes, ils sont considérés comme des exemples de la production matérielle amérindienne ; entrés à la suite d’achats ou de dons de particuliers, ils ne sont vus que comme de vulgaires pièces touristiques, juste bonnes à être exposées sur les cheminées. Les réserves du musée du quai Branly conservent des exemples de l’un et de l’autre de ces modes d’acquisition, et les pièces collectées par James Stevenson ont été exposées bien plus souvent que celles acquises par Alphonse Pinart. Pourtant, cette collection de curios, témoin d’un instant particulier du développement du Sud-Ouest des États-Unis et de ses relations avec les anthropologues, mériterait de plus amples études, ne serait-ce que de par son statut ambigu, entre tradition et modernité, entre artisanat et expression artistique. L’auteur Éloïse Galliard est titulaire d’un diplôme de 3e cycle de l’École du Louvre. Sa thèse porte sur l’histoire des collections d’objets du Sud-Ouest des États-Unis et de la Californie conservés dans les musées français, réalisée sous la direction de Federica Tamarozzi, responsable des collections Europe au Musée d’Ethnographie de Genève. Éloïse Galliard a réalisé plusieurs séjours d’études et stages au sein des institutions culturelles et scientifiques de Santa Barbara, en Californie, et de Santa Fe, au Nouveau-Mexique. Parallèlement à ses recherches dans le domaine des arts amérindiens et de l’histoire des collections, elle est responsable du service des archives du Musée des Arts Forains à Paris. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 24 Regard sur les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze d’Indonésie. Leur rôle pour la connaissance de la civilisation javanaise ancienne et ses liens avec l’Asie du Sud et du Sud-Est Mathilde Mechling Résumé Bien que les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze constituent l’un des vestiges majeurs de la civilisation indonésienne ancienne (Ve-XVIe siècles), peu de chercheurs s’y sont intéressés. Pourtant, ce sont des objets facilement transportables qui ont de toute évidence joué un rôle dans les échanges culturels développés entre l’Inde et l’Indonésie à cette époque. Les bronzes nous permettent ainsi de mieux comprendre la nature et les directions des échanges religieux et artistiques au sein de cette partie de l’Asie où le bouddhisme et l’hindouisme ont tant inspiré la culture matérielle. Une étude comparative des styles et des iconographies des bronzes trouvés en Indonésie et de ceux découverts en Inde révèle les régions précises avec lesquelles les contacts se sont produits, tout en les situant dans le temps. Aussi, les spécialistes pensaient d’abord que la culture indienne avait été transplantée en Indonésie, suggérant la passivité et l’absence de modifications ou d’innovations de la part de la culture réceptrice. Désormais, ils mettent l’accent sur un processus bilatéral, motivé par l’intérêt mutuel des civilisations de part et d’autre de la Baie du Bengale. L’étude des bronzes nous éclaire sur les évolutions de la production et met en évidence les emprunts, les transformations et les ajouts, tant iconographiques que stylistiques, qui montrent l’originalité des artisans indonésiens. Les statuettes en bronze contribuent ainsi à une meilleure connaissance de la civilisation indonésienne ancienne et de ses liens avec l’Asie du Sud et du Sud-Est. A look at Indonesian Hindu and Buddhist bronze statuettes. Their role in understanding ancient Javanese civilisation and its ties to South Asia and South-East Asia Abstract Although Hindu and Buddhist bronze statuettes constitute one of the major vestiges of ancient Indonesian civilisation (fifth–sixteenth centuries), few researchers take an interest in them. Yet they are easily transportable objects that evidently played a role in the cultural exchanges between India and Indonesia during this period. The bronzes enable us to better understand the nature and directions of the religious and artistic exchanges in this part of Asia, where Buddhism and Hinduism greatly inspired the material culture. A comparative study of the styles and iconographies of the bronzes found in Indonesia and those discovered in India reveals the exact regions with which there was contact as well as the historical period. Thus, specialists initially thought that Indian culture had been transplanted to Indonesia, suggesting the passivity and the absence of modifications or innovations on the part of the receiving culture. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Now, they place the accent on a bilateral process, motivated by the mutual interest of the civilisations on either side of the Bay of Bengal. The study of the bronzes enlightens us about evolutions in production and highlights the loans, transformations and additions, both iconographical and stylistic, that demonstrate the originality of Indonesian artisans. The bronze statuettes thus contribute to a better understanding of ancient Indonesian civilisation and its ties to South Asia and South-East Asia. Buddha milieu du IXe siècle, bronze H. 0,190 m trouvé à Java, Indonésie Londres, The British Museum no 1859,1228.41. © The Trustees of the British Museum Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Cahiers de l’École du Louvre recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations archéologie, anthropologie et muséologie Numéro 5. Octobre 2014 Regard sur les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze d’Indonésie. Leur rôle pour la connaissance de la civilisation javanaise ancienne et ses liens avec l’Asie du Sud et du Sud-Est Mathilde Mechling Article disponible en ligne à l’adresse : http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero5octobre2014/Mechling.pdf Pour citer cet article : Mathilde Mechling, « Regard sur les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze d’Indonésie. Leur rôle pour la connaissance de la civilisation javanaise ancienne et ses liens avec l’Asie du Sud et du Sud-Est », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne] no 5, octobre 2014, p. 25 à 33. © École du Louvre Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Regard sur les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze d’Indonésie. Leur rôle pour la connaissance de la civilisation javanaise ancienne et ses liens avec l’Asie du Sud et du Sud-Est Mathilde Mechling L’île de Java fut des environs du Ve au XVIe siècle le berceau d’une civilisation souvent nommée ancienne1 pour la distinguer de la culture qui se développe après l’arrivée de l’Islam à partir de 1550. Cette civilisation javanaise ancienne se caractérise par plusieurs traits culturels originaires d’Inde, particulièrement l’utilisation du sanskrit, la pratique des religions hindoues et bouddhiques, les traditions artistiques liées à la construction de temples et à la fabrication des images divines, métalliques ou lapidaires. La présence de ces éléments s’explique par d’étroits contacts commerciaux, politiques et culturels entretenus par l’Asie du Sud et du Sud-Est en raison de leur position stratégique le long de la route maritime reliant la Chine au Moyen-Orient (fig. 1). Toutefois, les premières théories expliquaient la diffusion de la culture indienne en Asie du Sud-Est par une colonisation de l’île de Java par les élites indiennes, imposant progressivement leur domination politique et culturelle2. Si l’idée d’une colonisation politique fut Figure 1 : Carte de l’Asie du Sud et du Sud-Est carte de l’auteur progressivement abandonnée, la vision d’un art javanais ancien, copié sur l’art indien sans aucune modification ou créativité, persista en revanche plus longtemps. Par l’utilisation largement répandue du terme « indianisation », George Coedès suggérait une « transplantation » de la civilisation indienne en Asie du Sud-Est3. 1. Cette période est connue sous divers noms : la période classique, Hindo-javanaise ou Indo-javanaise. Pour des raisons qu’il est inutile de rappeler ici, toutes ces désignations sont inappropriées. Bien que le terme « ancien » soit vague, il est le plus neutre. Pour plus d’explications, voir Pauline Lunsingh Scheurleer et Marijke Klokke, Divine Bronze: Ancient Indonesian Bronzes from A. D. 600 to 1600, Leiden, E. J. Brill, 1988, pp. 1-2. 2. L’un des principaux représentants de cette théorie, connue sous le nom de « Greater India », était Ramesh C. Majumdar, Ancient Indian colonies in the Far East, v. 1, Lahore, Punjab Sanskrit Book Depot, 1927 ; v. 2, Dacca : Asoke Kumar Majumdar, 1937-38. 3. George Coèdes, Les états hindouisés d’Indochine et d’Indonésie, Paris, Éditions E. de Boccard, 1948. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 25 Ces hypothèses ont été écartées depuis4 et il apparaît plus vraisemblable que le processus se soit mis en place graduellement depuis les premiers siècles de notre ère, grâce aux échanges maritimes développés à l’échelle régionale, puis de part et d’autre de la Baie du Bengale5. Ces contacts ont donné lieu à des échanges religieux, culturels, et artistiques qui ont mené à des sélections, des expérimentations, des adaptations ou des emprunts de la part des artisans partageant un intérêt mutuel. Les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze constituent l’un des vestiges majeurs de la civilisation javanaise, mais également l’un des témoins privilégiés de ces relations de part et d’autre de la Baie du Bengale. Grâce à leur petite taille6 et à leur poids léger, les bronzes sont des objets mobiles, facilement transportables sur de longues distances. Ils ont ainsi joué un rôle dans les échanges commerciaux et culturels, ce qui n’est pas possible dans le cas de l’architecture, et moins évident pour la sculpture lapidaire. En contrepartie, l’aspect mobile des bronzes a contribué, le plus souvent, à les désolidariser de leur contexte d’origine, rendant ainsi plus difficile leur étude. C’est sans doute la raison pour laquelle peu de chercheurs s’y sont intéressés. La majeure partie des études est essentiellement descriptive ou iconographique et ne s’intéresse pas à une remise en contexte ou au style des objets. Néanmoins, dès lors que l’on analyse de manière détaillée ces statuettes, elles fournissent d’importantes données, tant pour la connaissance de la civilisation javanaise ancienne que pour ses relations avec l’Asie du Sud et le reste de l’Asie du Sud-Est. Un manque crucial de données archéologiques Après l’extinction de la civilisation javanaise ancienne, ses vestiges furent abandonnés à la volonté des éléments naturels7, mais aussi aux habitants de l’île, qui participèrent dès 1550 à une décontextualisation progressive des vestiges par leur déplacement. Si beaucoup de grandes pièces en bronze furent sans doute fondues pour réutiliser le métal8, d’autres, plus petites, furent rassemblées dans des boites métalliques ou dans des jarres, avant d’être enterrées près des ruines des temples sans doute en raison de leur caractère sacré9. À partir de 1800, ce phénomène se poursuivit avec l’engouement des Européens pour ces antiquités. Ils collectèrent de nombreux objets – non pas grâce à des fouilles archéologiques, mais par des découvertes fortuites lors de travaux agricoles –, effaçant un peu plus les traces pouvant les relier à leur contexte. Bien entendu, il existe des exceptions et un petit nombre de bronzes possède un contexte archéologique10. Cependant, la perte irréversible de la provenance de nombreuses statuettes en bronze ne doit pas être une raison valable pour laisser de côté leur étude. Finalement, compte tenu du caractère mobile inhérent aux bronzes, même lorsque l’on connait le contexte archéologique d’une pièce, il est souvent difficile de certifier que son lieu de découverte, ou de provenance, correspond également à son lieu d’origine, c’est-à-dire de production. Il s’agit peut-être du lieu qu’elle 4. Notamment par J. G. de Casparis, India and maritime South East Asia: A lasting relationship, Kuala Lumpur, University of Malaya, 1983. 5. Pierre-Yves Manguin et al. (ed.), Early Interactions between South and Southeast Asia: Reflections on cross-cultural exchanges, Singapore, Institute of Southeast Asian Studies, New Delhi, Manohar, 2011. 6. Elles mesurent entre 8 et 30 cm. 7. Rappelons que le climat tropical de l’île de Java, les séismes, et les éruptions volcaniques fréquents ne sont pas particulièrement propices à la bonne conservation des vestiges archéologiques. 8. Quelques exemples nous sont toutefois parvenus, voir cat. d’exp., The sculpture of Indonesia, sous la direction de Jan Fontein, Washington, The National Gallery of Art, Juillet-Novembre 1990, Harry N. Abrams, New York, 1990, cat. no 52 : Śiva Mahādeva, 107.5 cm ; cat. no 56 : Avalokiteśvara, 98 cm. L’un des plus grands bronzes connu à ce jour, découvert en 2001 à Karangnongko (Java Centre), mesure 107 cm sans la tête qui est manquante. Voir Endang Sri Hardiati, « A Bronze Siva Mahādeva from Karangnongko », Truman Simanjuntak et al., Archaeology: Indonesian perspective, R. P. Soejono’s Festschrift, Jakarta, LIPI, 2006, pp. 383390. 9. Pour un résumé complet sur le sort des vestiges javanais entre la disparition de la civilisation ancienne et les premières collectes, voir P. Lunsingh Scheurleer, « Collecting Javanese Antiquities: The appropriation of a newly discovered Hindu-Bouddhist civilization », Pieter ter Keurs (ed.), Colonial Collections Revisited, Leiden, CNWS Publications, Medelingen van het Rijksmuseum voor Volkenkunde Leiden no 36, 2007, pp. 75-76. 10. Le groupe de bronzes dit de Nganjuk est un exemple parmi d’autres. Voir P. Lunsingh Scheurleer et M. Klokke, op. cit. note 1, pp. 32-35. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 26 occupait lors de sa dernière utilisation, mais il ne faudrait pas écarter la possibilité qu’elle ait fait l’objet de nombreuses utilisations antérieures en différents endroits. À titre d’exemple, mentionnons que le lieu de découverte du plus grand bronze indonésien qui ait été retrouvé à ce jour est connu. Cette image du dieu hindou Śiva a été trouvée par des habitants sur le site de Karangnongko à Java Centre, non loin des candi (temple) Karangnongko et Merak. Cependant, cette provenance n’apporte pas plus d’informations quant au contexte de cette œuvre, car elle a visiblement été déplacée par un tremblement de terre puis par une coulée de lave lors d’une éruption volcanique. Étant donné sa situation géographique par rapport au volcan et aux temples, elle ne peut provenir de l’un des deux édifices et aucun autre vestige n’a été trouvé aux abords11. La portée limitée des études antérieures et les nouvelles perspectives Quelques études se sont intéressées aux statuettes hindoues et bouddhiques en bronze par le passé, mais chacune dans une dimension limitée, s’attachant essentiellement à des descriptions et à quelques analyses iconographiques. Trois publications permettent cependant d’entrevoir les perspectives d’études possibles pour ce matériel. La thèse de Bernet Kempers, Bronzes of Nalanda and HinduJavanese Art, présentée en 1933, s’attachait à démontrer que les bronzes trouvés sur le site de Nalanda, en Inde du Nord (Bihar actuel), n’étaient pas indonésiens, contrairement à ce que supposaient d’autres spécialistes12. L’objectif était de mettre en valeur les différences existantes entre les bronzes indiens et indonésiens, mais ce travail mit aussi en exergue des affinités stylistiques entre certaines pièces trouvées à Java et en Inde. Ces conclusions furent mises en suspend jusqu’à l’étude d’Albert Le Bonheur dans son catalogue de la collection indonésienne du Musée Guimet en 197113. Il proposa l’une des premières études innovantes sur les bronzes, établissant des comparaisons avec des objets stylistiquement proches conservés dans d’autres collections. Ce travail ouvrit la voie pour la formation de groupes stylistiques permettant de classer les bronzes et d’établir une séquence chronologique. S’attachant également au contexte, cette méthode fut appliquée à une plus large échelle par Pauline Lunsingh Scheurleer et Marijke Klokke dans le cadre de l’exposition Divine Bronzes, présentée à Amsterdam en 198814. Depuis lors, aucune étude de cette ampleur n’a été entreprise alors qu’elle se fondait uniquement sur des collections néerlandaises et que les pièces des musées indonésiens, plus difficiles d’accès, restaient peu étudiées. Ainsi, ces deux dernières publications montrent qu’une description détaillée des statuettes divines en bronze, combinée à une méthode comparative, permet de former des groupes stylistiques et d’établir une classification. De cette façon, des pièces isolées retrouvent une place au sein d’un groupe partageant des caractéristiques communes, participant à la construction d’une image plus nette de la production de bronze de la civilisation javanaise ancienne. Il devient alors possible de proposer une séquence chronologique même si elle doit rester approximative en raison de la rareté des inscriptions datées, gravées sur certains bronzes15. Ensuite, le travail de Bernet Kempers a révélé des comparaisons possibles entre les bronzes découverts en Indonésie et ceux retrouvés en Inde. Les interactions entre ces deux régions sont connues grâce au contenu de quelques inscriptions et aussi parfois de manière indirecte par leur langue, leur vocabulaire ou encore leur écriture. L’intérêt des statuettes en bronze réside toutefois dans leur capacité à préciser ces contacts et leurs variations au cours du temps, notamment en déterminant des aires géographiques exactes. Les similarités partagées par les 11. Voir Endang Sri Hardiati, art. cit. note 8, pp. 387-388. 12. August J. Bernet Kempers, The Bronzes of Nalanda and Hindu-Javanese Art, Leiden, E. J. Brill, 1933 [Thèse de doctorat de l’université de Leiden, Pays-Bas]. 13. Albert Le Bonheur, La sculpture indonésienne au Musée Guimet : Catalogue et étude iconographique, Paris, Presses universitaires de France, 1971. 14. P. Lunsingh Scheurleer et M. Klokke, op. cit. note 1. 15. Des études archéométallurgiques, qui n’ont jamais été entreprises pour les bronzes indonésiens, permettraient de compléter les résultats préliminaires obtenus par une analyse stylistique. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 27 pièces indonésiennes et indiennes éclairent également le processus d’échanges afin de voir comment les artisans ont travaillé : ont-ils produit de strictes imitations ou se sont-ils inspirés de modèles, opérant des sélections et des réappropriations ? De même, il est possible d’observer les emprunts ou les adaptations de traits iconographiques étrangers et l’ajout d’éléments locaux afin de comprendre les transferts au sein du monde hindo-bouddhique et l’histoire des religions, telles qu’elles se sont développées en Indonésie16. Le rôle des bronzes hindous et bouddhiques pour la connaissance de la civilisation ancienne de Java Nous souhaitons donner un aperçu des résultats préliminaires qu’il est possible d’obtenir par une étude approfondie des bronzes indonésiens. Il s’agit de présenter ici une brève synthèse d’une étude menée sur un plus vaste corpus portant sur un groupe de bronzes découverts en Indonésie, mais qui montrent des liens artistiques et iconographiques avec les productions de la région du Nord-Est de l’Inde17. Évolutions stylistiques Même si les techniques de fonte du bronze avaient déjà atteint un haut degré de développement en Indonésie avant l’introduction de la culture indienne18, les artisans indonésiens ont dû néanmoins s’adapter à la fabrication de nouvelles formes lors de l’introduction des divinités hindoues et bouddhiques et de leurs iconographies. Dès 1933, Bernet Kempers suggérait que les similarités entre certaines pièces indiennes et indonésiennes ne pouvaient s’expliquer que par un contact direct avec des bronzes indiens19. En 1984, J. E. van Lohuizen-de Leeuw identifia pour la première fois certains bronzes de la collection du LindenMuseum de Stuttgart comme des pièces indiennes, bien qu’ils aient été trouvés en Indonésie20. Nous ne savons pas exactement comment les bronzes indiens ont voyagé, mais il est communément supposé que les marchands, pèlerins et autres voyageurs ont participé à leur dispersion, rapportant chez eux des images divines acquises durant leurs périples21. La fonction de ces statuettes en bronze n’est pas certaine, mais on suppose en effet que les plus petites figurines étaient des objets de dévotion personnelle, placées sur des autels dans les maisons de particuliers, tandis que les plus grandes pièces devaient autrefois appartenir à des sanctuaires22. 16. Une étude détaillée est en cours de réalisation dans le cadre de notre projet doctoral sur les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze d’Indonésie dans leurs contextes religieux, culturels et artistiques, réalisé à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et l’université de Leiden sous la co-tutelle de Vincent Lefèvre et Marijke Klokke. 17. Le Nord-Est de l’Inde s’entend ici au sens historique et comprend les états indiens actuels du Bihar, du Jharkhand, la partie nord de l’Odisha (anciennement Orissa), le Bengale Occidental et la nation indépendante du Bangladesh. Le présent article est tiré d’une étude approfondie de ce groupe d’images réalisée dans le cadre de notre mémoire de Master 2 : Mathilde Mechling, A study of a specific group of bronze statuettes discovered in Java: cultural contacts between Java and North-East India, 2 vols., Mémoire de recherche de Master 2 de l’École du Louvre, sous la direction de Vincent Lefèvre et Marijke Klokke, juin 2013 [non publié]. 18. Des moules d’argile datant de la protohistoire ont été découverts sur le plateau de Bandung à Java, voir Albert Le Bonheur, op. cit. note 13, p. 30. On peut aussi citer une remarquable sculpture en bronze représentant une femme en train de tisser et tenant un enfant conservée à la National Gallery of Australia, à Canberra (inv. no. 2006.412). Elle a été réalisée à la cire perdue et date du VIe siècle (datation par thermoluminescence), avant l’introduction des religions hindoue et bouddhique sur l’île de Flores. Voir Robyn Maxwell, The Bronze Weaver: A masterpiece of 6th century Indonesian sculpture, Canberra, National Gallery of Australia, 2006. 19. A. J. Bernet Kempers, op. cit. note 12, pp. 61, 72-73. 20. J. E. van Lohuizen-de Leeuw, Indo-Javanese Metalwork, Stuttgart, Linden-Museum, 1984, cat. nos 10, 12, 16, 25. 21. Susan L. Huntington, « Some connections between metal images of Northeast India and Java », dans M. Klokke et P. Lunsingh Scheurleer (ed.), Ancient Indonesian Sculpture, Leiden, KITLV Press, 1994, p. 57. 22. Concernant la fonction des images, voir P. Lunsingh Scheurleer et M. Klokke, op. cit. note 1, pp. 16-17. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 28 Figure 2 : Vasudhārā VIIIe siècle bronze H. 0,120 m Sud-Est du Bangladesh trouvée à Java, Indonésie Paris, musée des Arts asiatiques Guimet no MG 3 628 D’après Albert Le Bonheur La sculpture indonésienne au Musée Guimet : Catalogue et étude iconographique Paris, Presses universitaires de France 1971, p. 198 Figure 3 : Divinité féminine VIIIe siècle bronze, Sud-Est du Bangladesh trouvée à Mainamati lieu de conservation inconnu. D’après A. Iman & E. Haque Excavations at Mainamati : an exploratory study, Dhaka The International Centre for Study in Bengal Art, 2000 p. 126, pl. 12.2 droite Il est maintenant possible de reconnaître un plus grand nombre de bronzes indiens parmi les bronzes découverts en Indonésie. Une image féminine du Musée Guimet (inv. no. MG 3 628) (fig. 2) présente toutes les caractéristiques pour être rattachée aux écoles de sculptures qui fleurirent dans le Nord-Est de l’Inde, et plus exactement dans l’actuel Bangladesh. A. Le Bonheur avait déjà envisagé qu’elle ait une origine indienne, mais il avait laissé de côté cette hypothèse en raison de l’absence de modèles suffisamment proches parmi les bronzes connus à cette époque, principalement ceux trouvés sur le site de Nalanda, au Bihar actuel23. D’autres bronzes ont été retrouvés ou publiés depuis et nous permettent de revenir sur cette première intuition. D’un point de vue iconographique tout d’abord, cette œuvre représente la déesse bouddhique des richesses Vasudhārā. Elle peut être identifiée grâce au vase d’abondance qui soutient son pied droit et à l’épi de blé qu’elle tient de la main gauche. Les sources textuelles indiennes utilisent le mot sanskrit dhānya pour désigner la plante tenue par la divinité. Ce terme signifie « grain » et ne désigne aucune variété de céréales en particulier24. Alors que les images indiennes de Vasudhārā tiennent un épi de blé25, il est intéressant de voir que les images javanaises de Vasudhārā tiennent un épi de riz26. Les artistes indiens et javanais ont choisi de représenter respectivement la principale céréale présente dans leur pays. Ce bronze est sans aucun doute une image indienne, ce qui est aussi confirmé par le style, qu’il ne faut pas rapprocher des images de Nalanda, mais de celles trouvées à Mainamati et à Jhewari, au Sud-Est de l’actuel Bangladesh (fig. 3)27. On retrouve sur les images de Mainamati la même auréole de forme ronde (entourée d’un rang de perles et de petites flammes), un parasol supporté par une pile de formes globulaires, un lotus avec des pétales en forme de cœur et une bordure de perles. De même, les caractéristiques physiques de la figure, les proportions du corps et la coiffure, sont particulièrement semblables à celles des images féminines du Bangladesh (voir fig. 3). 23. Voir A. Le Bonheur, op. cit. note 13, p. 198 et p. 200 où il écarte finalement cette supposition. 24. A. Le Bonheur, op. cit. note 13, p. 201. 25. Voir Debala Mitra, Bronzes from Bangladesh: a study of Buddhist images from District Chittagong, Delhi, Agam Kala Prakashan, 1982, fig. 54. 26. Pour des exemples d’images javanaises tenant un épi de riz, voir P. Lunsingh Scheurleer et M. Klokke, op. cit. note 1, cat. no 32 et Jan Fontein, op. cit. note 8, cat. no 48. 27. Plusieurs exemples peuvent être trouvés dans A. K. M. Shamsul Alam, Mainamati, Dhaka, Department of Archaeology and Museums, Ministry of Education & Religious affairs, 1982, pl. VIII (b) rangée supérieure ; A. K. M. Shamsul Alam, Sculptural Art of Bangladesh, Dhaka, Department of Archaeology and Museums, 1985, p. 89, fig. 24 et Ibu Iman et Enamul Haque, Excavations at Mainamati: an exploratory study, Dhaka, The International Centre for Study of Bengal Art, 2000, p. 126, fig. 12.2 (droite). Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 29 Figure 4 : Visnu début du IXe siècle bronze H. 0,310 m trouvé à Java, Indonésie Leiden, Rijksmuseum voor Volkenkunde RV- 1403-3322 © National Museum of World Cultures o coll.n . RV-1403-3322 Figure 5 : Sūrya VIIIe-IXe siècles, bronze Sud-Est du Bangladesh, trouvé à Mainamati Lleu de conservation inconnu D’après A. Husain, Mainamati-Devaparvata Dhaka, Asiatic Society of Bangladesh, 1997 p. 195 en bas à droite Ainsi, les artistes javanais semblent d’abord s’être inspirés des images indiennes et peut-être ont-ils essayé de faire des copies directes à l’aide de moules28. Très vite cependant, ils ont adapté ces modèles à leur propre savoir-faire. Il est possible de distinguer une évolution qui montre un détachement progressif des modèles indiens, tant du point de vue stylistique, qu’iconographique. Une image du dieu hindou Viṣṇu (Rijksmuseum voor Volkenkunde, Leiden inv. no. 1403-3322) (fig. 4), trouvée à Java, est stylistiquement très proche d’une image du dieu Sūrya (fig. 5) qui, comme précédemment, provient de Mainamati. Dans les deux cas, le dieu est debout sur un lotus circulaire bordé par un rang de perles et posé sur un socle à base moulurée. Leurs chevets sont tous deux composés de piliers latéraux supportant une barre transversale aux extrémités côtelées, sur laquelle est posé un halo circulaire encadré de motifs de feuillage. Le traitement de ces éléments est si proche que l’on pourrait presque penser que ces pièces ont été réalisées par le même artisan. Cependant, de discrets détails nous permettent d’assurer l’origine indonésienne du Viṣṇu trouvé à Java. Bien que le bronze de Mainamati (voir fig. 5) soit très endommagé, on remarque que l’espace entre les deux piliers est ouvert, et non fermé par une plaque de métal comme c’est le cas sur l’image de Viṣṇu (voir fig. 4). D’après les bronzes indiens qui subsistent, il semble que l’espace ait toujours été ouvert pour ce type de chevet. Seuls des petites tiges permettaient de relier l’image centrale au chevet. L’une d’elles, décorée d’une petite fleur, est encore visible entre le pied gauche de Sūrya et ce qu’il subsiste de son assistant (voir fig. 5). Il n’est pas exclu que les artisans javanais se soient essayés à ce type de configuration29, mais il semble que d’une manière générale ils aient préféré clore les chevets. Précisons aussi que le revers du chevet de Viṣṇu 28. Voir notamment une image féminine du Rijksmuseum voor Volkenkunde de Leiden (inv. no 1403-3052) qui est considérée par P. Lunsingh Scheurleer comme une image réalisée à partir d’un moule sur une image indienne. La surface, qui n’est pas lisse, et les contours, qui ne sont pas nets, seraient des indices permettant de confirmer cette hypothèse. Voir M. Klokke et P. Lunsingh Scheurleer (ed.), art. cit. note 21, p. 205. 29. C’est ce que nous avons démontré dans M. Mechling, op. cit. note 17, pp. 72-73, 141-142. Il faut garder à l’esprit que les pièces que nous connaissons aujourd’hui ne constituent pas la totalité des objets produits à l’époque, d’où la nécessité de travailler sur un corpus le plus large possible. Ainsi, la découverte de nouvelles images peut facilement remettre en question les critères de différences chevet ouvert/fermé et tige de parasol droite/coudée généralement attribués respectivement aux bronzes indiens et aux bronzes javanais. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 30 est totalement lisse, alors que les pièces indiennes présentent des détails montrant l’assemblage des différentes parties ainsi que des traces d’outils. De plus, alors que les supports de parasols des bronzes indiens sont droits, ceux des bronzes javanais affectent une forme coudée, de manière à couvrir exactement la tête de la divinité. C’est ce que l’on peut observer sur l’image de Viṣṇu (voir fig. 4). Il semble que la forme coudée soit une adaptation indonésienne puisqu’elle n’est visible sur aucun bronze trouvé en Inde. Par contre, on trouve quelques occurrences de tiges de parasols droites parmi les bronzes fabriqués en Indonésie30. Ces différents types de traitement montrent ainsi des divergences dans les techniques mises en œuvre par les artisans indiens et javanais. Enfin, le Viṣṇu javanais est dépourvu des grands yeux caractéristiques des bronzes indiens et sa couronne, bien qu’elle affecte la forme caractéristique du Sud-Est du Bangladesh, est différente puisqu’elle est plus haute que sur les modèles indiens. Figure 6 : Buddha milieu du IXe siècle, bronze, H. 0,190 m trouvé à Java, Indonésie Londres, The British Museum no 1859,1228.41 © The Trustees of the British Museum Après plusieurs stades d’évolution, seule la configuration générale d’une image rappelle les modèles indiens, alors que les détails stylistiques sont essentiellement locaux. Un Buddha conservé au British Museum (inv. no. 1859,1228.41) présente un mélange d’éléments d’origines diverses (fig. 6). C’est principalement sur le socle que des différences significatives avec les images indiennes apparaissent. Des statuettes en bronze trouvées à Nalanda ont des lotus avec des pétales similaires (pétales supérieurs lisses et plats ; pétales inférieurs doublement soulignés par une incision, creusés par une ligne médiane, et aux extrémités retournées)31, bien qu’ils soient plus allongés sur ce bronze javanais. La forme resserrée du piédestal avec 30. M. Mechling, op. cit. note 17, par exemple fig. 137, 162, 170. 31. Par exemple voir, S. L. Huntington, The “Pala-Sena” Schools of Sculpture, Leiden, Brill, Studies in South Asian Culture 10, 1984, p. 139 et fig. 169. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 31 deux lions accroupis représentés de face en haut-relief n’est présente sur aucun bronze indien même si elle s’inspire des modèles de trônes avec des lions figurés de profil. Il en est de même pour la composition du chevet, structuré avec des éléments et décoré avec des motifs originaires d’Inde, mais utilisés ici de manière différente. Les éléphants entièrement représentés, les lions aux crinières bouclées et aux proportions trapues sont des indications claires d’une origine javanaise. De plus, la barre soutenant le halo est généralement supportée par des piliers latéraux, comme sur les exemples précédents (voir fig. 4, 5). Sur cette image, ce sont les lions qui remplissent cette fonction. Ajoutons que les extrémités de la barre transversale ne sont pas côtelées ; une feuille de métal a été placée entre les animaux afin de clore le chevet ; les flammes du halo sont longues et enroulées à la base ; enfin, alors que l’on trouve généralement des feuilles de part et d’autre du halo, elles ont ici été remplacées par des makaras32. Par ailleurs, le revers lisse de l’image et le support coudé du parasol, aujourd’hui lacunaire, sont caractéristiques des bronzes manufacturés à Java. Évolutions iconographiques et courants d’échanges Si l’indépendance et l’originalité de l’art javanais par rapport à l’Inde ne sont aujourd’hui plus à prouver33, les statuettes en bronze participent néanmoins au débat et apportent de nouvelles preuves de l’indépendance et de l’originalité propre à la culture indonésienne. C’est ce qui a été suggéré plus haut avec les évolutions stylistiques et c’est aussi ce qu’illustrent les évolutions iconographiques. Certains traits iconographiques indiens ne se retrouvent plus sur les bronzes javanais, comme l’épi de blé de Vasudhārā (voir fig. 2), et les bronzes javanais présentent des caractéristiques qui n’existaient pas en Inde. Les images javanaises hindoues (Śiva, Viṣṇu, Gaṇeśa, Brahmā), deviennent notamment standardisées et les divinités sont toujours représentées avec les mêmes attributs. Par ailleurs, deux éléments, jamais identifiés à notre connaissance auparavant, qui empruntent une forme de soleil et de croissant de lune sont présents sur un nombre conséquent d’images du dieu des richesses Jambhala ou Kubera34. Un grand nombre de représentations de cette divinité ont été retrouvées en Indonésie et il semble que ces éléments soient des adaptations locales, peut-être liés à son rôle bénéfique. La présence de bronzes indiens en Indonésie, comme nous l’avons montré avec l’image de Vasudhārā (voir fig. 2), indique que ces objets ont joué un rôle direct dans les modes d’échanges et de transferts entre l’Indonésie et l’Inde35. Grâce à l’étude d’un large corpus de bronzes lié au Nord-Est de l’Inde, il est possible de comprendre que des rapports privilégiés semblent avoir existé avec la région aujourd’hui située au Bangladesh et qui était autrefois l’ancien Bengale. Une étude stylistique détaillée montre des liens majeurs avec les centres de Jhewari et Mainamati (voir fig. 1) alors qu’aucune source textuelle ne mentionne directement des contacts avec cette région et que l’accent a toujours été porté sur le grand centre de Nalanda. En réalité, le Sud-Est du Bangladesh était plus accessible aux bateaux venant d’Asie du Sud-Est et il est très probable que de grands ports, comme celui de Tamralipti, mentionné dans les sources chinoises et identifié avec Tamluk (District de Minadpore, Bengale de l’Ouest)36, aient existé. À ce jour, les preuves de contacts artistiques avec Nalanda ou d’autres centres comme Achutrajpur en Odisha sont plus rares, mais il n’est pas exclu que la découverte de nouveaux bronzes change cette vision. 32. Le makara est un animal aquatique mythique représenté comme une créature composite souvent avec la tête d’un crocodile et la trompe d’un éléphant. 33. Edi Sedyawati, « The making of Indonesian Art », Jan Fontein (ed.), art. cit. note 8, pp. 99111. 34. M. Mechling, op. cit. note 17, p. 149, fig. 98, 143, 144, 156, 191, 197. 35. Certainement au même titre que des éléments sur support papier ou textile, comme des textes ou des dessins, mais qui ne nous sont malheureusement pas parvenus. 36. A. M. Chowdhury, « Bengal and Southeast Asia: Trade and Cultural contacts in the Ancient Period », Nandana Chutiwongs (ed.), Ancient trades and cultural contacts in Southeast Asia, Bangkok, The Office of the National Culture Commission, 1996, pp. 95-113. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 32 Les études portant sur les statuettes hindoues et bouddhiques en bronze d’Indonésie, bien que peu nombreuses jusqu’à présent, permettent d’apporter de nouveaux éléments pour reconstruire l’histoire de la civilisation ancienne de Java, et plus largement l’histoire des contacts et des échanges entre l’Inde et l’Indonésie. À travers cet article, nous espérons avoir montré combien leur classification est utile afin d’éclairer et de comprendre les développements de l’art du métal à Java. Les trois pièces présentées ici ne donnent qu’un aperçu limité, mais à partir d’un plus vaste corpus il semble que la production des pièces liées au Nord-Est de l’Inde puisse être placée entre les VIIIe et IXe siècles. D’autres bronzes, qui entrent dans d’autres groupes stylistiques, furent produits en même temps37. Plus que des modèles copiés sans aucune originalité, les bronzes indiens découverts en Indonésie ont en effet été une source d’inspiration pour la création de pièces javanaises originales, après un processus de sélections et d’adaptations. Au même titre que les transformations stylistiques, les modifications iconographiques locales reflètent l’évolution des religions en Indonésie. Enfin, une étude approfondie des similarités partagées par les bronzes indiens et indonésiens sur un plus grand corpus permet de localiser plus précisément les régions d’échanges et de contacts. L’Indonésie semble ainsi avoir entretenu des contacts privilégiés avec la région aujourd’hui située au Sud-Est du Bangladesh. Le contexte perdu des statuettes devient alors un peu plus clair et contribue en même temps à la connaissance des relations religieuses, culturelles et artistiques entretenues par l’Asie du Sud et du Sud-Est. L’auteur Après s’être spécialisée en art et archéologie de l’Inde et des pays indianisés de l’Asie en 1er cycle de l’École du Louvre, Mathilde Mechling a travaillé sur la notion de portrait dans l’art de Java pour son mémoire de Master 1. Poursuivant ses études dans ce domaine, elle a pu, grâce au programme Erasmus, séjourner une année aux Pays-Bas et étudier à l’université de Leiden. Elle a soutenu en juin 2013 son mémoire de Master 2 intitulé : A study of a specific group of bronze statuettes discovered in Java: Cultural contacts between Java and North-East India réalisé sous la direction de Vincent Lefèvre et de Marijke Klokke. Elle poursuit actuellement ses recherches sur les statuettes hindoues et bouddhiques en bronzes de l’Indonésie ancienne. 37. P. Lunsingh Scheurleer et M. Klokke, op. cit. note 1, pp. 23-31. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 33 Le Tigre, le Louvre et l’échange de connaissances archéologiques visuelles entre la France et la Grande-Bretagne aux alentours de 1850 Mirjam Brusius Résumé En Mésopotamie au milieu des années 1850, des sculptures assyriennes découvertes par la délégation française ont disparu dans le Tigre. Il n’en ait resté qu’un ensemble de dessins faits par l’artiste britannique William Boutcher durant l’expédition anglaise. Les Français, quant à eux, étaient en possession de photographies de fragments archéologiques en provenance de Ninive, perdus par les Britanniques. Dans le cadre de l’histoire de l’archéologie en Mésopotamie, cet article va tenter de retracer l’état des relations franco-britanniques dans le contexte particulier d’échanges et d’utilisation des images. Images qui deviennent le support d’une histoire de rivalité, de dépendance réciproque, de perte et de contrôle des trouvailles. The Tigris, the Louvre and the exchange of visual archaeological knowledge between France and Britain around 1850 Abstract When in the mid 1850s Assyrian sculptures excavated by a French delegation got lost in the river Tigris all what remained was a set of drawings that the London artist William Boutcher had made during a British expedition in Mesopotamia. In return, the French were in the possession of photographs of fragments from Nineveh that were lost by the British. This essay will re-examine British-Franco relations in the history of archaeology in Mesopotamia against the backdrop of the use and exchange of images, which became the only and major records in a story of rivalry, dependence, loss of objects and control. Not only did objects and images wonder between the two countries, but also new visual recording techniques such as photography, which were not necessarily deployed in the country of their « origin », but across the channel (Manche). Part of the Garden gravure d’après une photographie ou un dessin de William Boutcher lion et lionne, Ninive, Palais nord panneaux E7-8 D’après Illustrated London News 24.5.1856, p. 553 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Cahiers de l’École du Louvre recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations archéologie, anthropologie et muséologie Numéro 5. Octobre 2014 Le Tigre, le Louvre et l’échange de connaissances archéologiques visuelles entre la France et la Grande-Bretagne aux alentours de 1850 Mirjam Brusius Article disponible en ligne à l’adresse : http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero5octobre2014/Brusius.pdf Pour citer cet article : Mirjam Brusius, « Le Tigre, le Louvre et l’échange de connaissances archéologiques visuelles entre la France et la Grande-Bretagne aux alentours de 1850 », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne] no 5, octobre 2014, p. 34 à 46. © École du Louvre Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Le Tigre, le Louvre et l’échange de connaissances archéologiques visuelles entre la France et la Grande-Bretagne aux alentours de 1850 Mirjam Brusius « Le métal n’est plus fondu ou repoussé, des forces naturelles jusqu’alors ignorées le déposent par voie galvanoplastique. Au daguerréotype succède la talbotypie, qui le fait oublier, pour se faire oublier à son tour. » Gottfried Semper, Science, industrie et art, 1851 Une trompette et un poisson enveloppés dans un tapis. Voici, nous dit la légende, tout ce qui est resté à Victor Place à la suite d’une perte majeure dans l’histoire de l’archéologie française. En 1853, et à nouveau en 1855, les fouilleurs Français avaient hissé de lourdes sculptures en pierre provenant de Dur-Šarruken (l’actuelle Khorsabad) sur des radeaux de bois afin de leur faire descendre le Tigre. Mais plusieurs de ces embarcations avaient coulé, entraînant la perte de deux grands taureaux ailés à figure humaine et de centaines de caisses. Le reste, quelques statues monumentales qui gardaient des portes et des stèles sur lesquelles se trouvent des bas-reliefs, est visible dans l’un des lieux les plus admirés du Louvre, la cour Khorsabad, qui contient des sculptures de la salle du trône du roi Sargon installées dans leur configuration d’origine. Quant aux objets perdus en 1855, ils n’ont jamais été retrouvés. Dans le cadre de l’exploration de l’ancienne Mésopotamie, des fouilles archéologiques avaient déjà été entamées à Ninive et à Khorsabad dans les années 1840 par Paul Émile Botta, consul français à Mossoul et botaniste1. Outre celles des Français, des recherches étaient également entreprises par le Britannique Austen Henry Layard, explorateur aventureux, antiquaire et collectionneur, conduit par ses voyages à Bagdad dans les années 1840. Sans avoir initialement une vocation d’archéologue, Layard avait été fasciné par des monticules que Botta s’apprêtait à explorer près de Mossoul. Durant la campagne napoléonienne en Syrie et en Égypte entre 1798 et 1801, la France avait déjà entrepris des expéditions scientifiques, y compris la collecte d’antiquités égyptiennes – partiellement saisies par les Britanniques – qui avaient éveillé un grand intérêt pour l’Égypte et donné naissance à l’égyptologie. Layard avait commencé ses premières fouilles à Nimrud – qu’il avait d’abord prise pour Ninive – en 1845, et en 1847 il commença à envoyer des artefacts à Londres2. L’assistait dans ses tâches Hormuzd Rassam, un habitant local qui reprit la responsabilité des fouilles au milieu des années 18503. Les premières 1. Botta avait commencé à mettre au jour Koyoundjik, le monticule principal de Ninive, mais l’avait abandonné pour se rendre à Khorsabad, une vingtaine de kilomètres plus au nord après y avoir découvert le grand palais assyrien. Les Britanniques avaient décrit les résultats des fouilles françaises comme « de très peu d’importance », puisque Victor Place n’avait « ni expérience, ni connaissance des antiquités, ni même de passion pour l’entreprise dans laquelle il s’est engagé. », dans The British Museum Central Archives, mars 1852, OP, janvier à mai 1852. Cette déclaration laissait entendre que c’était exactement les qualités que les chercheurs britanniques possédaient et qui leur donnaient un sentiment de supériorité. Voir Thomas W. Davis, Shifting sands: the rise and fall of Biblical archaeology, New York, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 12. 2. Pour Layard, voir Gordon Waterfield, Layard of Nineveh, Londres, John Murray, 1963 ; Nora Benjamin Kubie, Road to Nineveh: The adventures and excavations of Sir Austen Henry Layard, Garden City, Doubleday & Co., 1964 ; Julian Reade, « Reflections on Layard’s Archaeological Career », Frederick M. Fales, Bernard J. Hickey (ed.), Austen Henry Layard Tra L’Oriente E Venezia, International Symposium: Selected Papers, Roma, Rome, L’Erma di Bretschneider, 1987, pp. 47-53 ; ici p. 47 ; Mogens Larsen, The conquest of Assyria: excavations in an antique land, 1840-1860, Londres, Routledge, 1996, pp. 34-39. 3. Né dans une famille chrétienne à Mossoul et éduqué en Angleterre, Hormuzd Rassam est souvent décrit comme un intermédiaire ou passeur entre deux cultures, ce qui faisait de lui un personnage dont le rôle vaut la peine d’être exploré en détail ailleurs. Voir J. Reade, « Hormuzd Rassam and his Discoveries », Iraq 55, 1993, pp. 39-62 ; ici p. 59. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 34 cargaisons sont parvenues en Europe aux alentours de 1850. Les célèbres statues colossales n’étaient qu’une portion du produit des fouilles, en grande partie constitué de tablettes d’argile portant des inscriptions cunéiformes dans un alphabet qui n’avait pas encore été déchiffré à l’époque. À Londres et à Paris, les objets, autrefois fonctionnels, de l’une des cultures les plus anciennes qui soient connues ont été transformés en objets de musée appartenant aux plus importantes collections européennes d’antiquités. Layard et Botta recherchaient donc tous deux principalement des pièces pouvant être exposées respectivement au British Museum et au Louvre, surtout des statues et des bas-reliefs en pierre. Ce critère manquait en fait de précision, dans la mesure où il était impossible d’évaluer par avance ce qu’il serait utile, approprié ou intéressant d’exposer dans un musée. Le passé de la région était généralement méconnu, de même que la place que pourraient occuper les objets dans les narrations muséologiques européennes. Contrairement à la France, où l’exposition et l’expansion des collections nationales étaient le moteur des recherches, en Grande-Bretagne il s’agissait aussi de retracer des récits bibliques. Pour ce pays, il était donc capital que les fouilles aient révélé d’importants lieux assyriens jusqu’alors uniquement connus par leur mention dans la Bible. Alors que l’intérêt porté à cette entreprise par les Britanniques était motivé par la foi et les croyances, en France, les missions scientifiques avaient un but non-religieux et nationaliste. Même si la recherche de lieux bibliques présentait un certain intérêt pour les Français, leur motivation relevait plutôt d’une poursuite croissante de la science positive, qui était venue à dominer l’archéologie : dans ce cadre, une importance particulière s’attachait à la mise au point de nouvelles technologies sous-tendues par l’idéologie républicaine – et en premier, nous le verrons, le procédé photographique4. Les recherches menées dans l’ancienne Mésopotamie, à cette époque une province ottomane correspondant à l’Irak actuel, étaient avant tout motivées, pour les deux puissances européennes présentes dans la région, par un intérêt commercial et stratégique qui a fait de l’archéologie un « cas unique d’impérialisme informel »5. Il n’est donc pas surprenant que ceux qui furent les premiers à creuser étaient aussi des hommes employés par la fonction publique. Les fouilles sont restées l’apanage d’un petit cercle de participants et d’un réseau d’acteurs travaillant dans les affaires étrangères qui ont façonné la perception par l’opinion publique des expéditions archéologiques. Ce point est important car il explique qu’il n’y a pas eu d’archéologue chevronné envoyé dans la région spécifiquement pour exhumer des vestiges archéologiques. L’archéologie fait ainsi partie d’une histoire bien plus vaste et complexe, dans laquelle les fouilles semblent parfois être plutôt des effets secondaires aléatoires. Même si Layard et Botta ont apparemment continué à coopérer harmonieusement, l’historiographie insiste sur la concurrence entre les fouilles qui alla en augmentant au début des années 1850, lorsque les responsabilités ont changé et que les deux hommes n’étaient plus aux commandes6. Mais à bien des égards, les deux expéditions nationales ne peuvent clairement pas être considérées séparément l’une de l’autre, car les liens qui unissaient les deux pays étaient plus nombreux que ce qui les séparaient. Les valeurs culturelles, bien sûr, mais aussi des tentatives conjointes de déchiffrer l’écriture cunéiforme, par exemple, ou bien la conduite de fouilles. Dans ces deux pays, l’archéologie était une discipline « en 4. Voir John Tresch, The Romantic Machine: Utopian Science and Technology after Napoleon, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, 2012, p. 287. Voir aussi Michael Osborne, « Science in the French Empire », Isis 96, 2005, pp. 80-87. 5. Margarita Diaz-Andreu, A world history of nineteenth-century archaeology: nationalism, colonialism, and the past, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 165. Pour l’archéologie et l’impérialisme, voir aussi M. Diaz-Andreu, Timothy Champion (ed.), Nationalism and Archaeology in Europe, Londres, UCL Press, 1996 ; Magnus Thorkell Bernhardsson, Reclaiming a plundered past: archaeology and nationalism in modern Iraq, 1808-1941, Austin, University of Texas Press, 2005. Pour les motivations des fouilles voir J. Reade, « Nineteenth-Century Nimrud: Motivation, Orientation, Conservation », J. E. Curtis, et al. (ed.), New Light on Nimrud, 11-13th March Proceedings of the Nimrud Conference, London, 2002, Londres, The British Museum, 2008, pp. 1-21. 6. Voir Seton Lloyd, Foundations in the dust: a story of Mesopotamian exploration, New York, AMS Press, 1978, p. 113 ; J. Reade, « Les relations anglo-françaises en Assyrie », Élisabeth Fontan, Nicole Chevalier (dir.), De Khorsabad à Paris : La découverte des Assyriens, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1994, pp. 116-134 ; ici p. 121. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 35 devenir », allant de pair avec l’évolution générale des sciences muséologiques et physiques. Autour de 1850, ni l’un ni l’autre des projets nationaux ne suivait de protocoles de fouilles techniques ou méthodologiques stricts. Enfin, le statut des découvertes en provenance de Mésopotamie n’était pas immédiatement évident à leur arrivée au musée, que ce soit en France ou en Grande-Bretagne. 7 Un autre aspect, devenu une sérieuse épreuve partagée par les deux pays, concernait les difficultés de transport et de logistique. Devant les mêmes enjeux, il fallait pour les chercheurs pouvoir compter les uns sur les autres; les voyages étant rudes, il a été envisagé de partager les moyens de transport. Mais ces dispositions ont entraîné quelques confusions, quand des objets ont été expédiés à Paris alors qu’ils étaient censés partir pour Londres, et vice-versa8. La perte En 1855, par exemple, les Britanniques, manquant de moyens de transport, ont pu utiliser un radeau français pour l’acheminement de leurs pièces. Les Français, à leur tour, ont confié aux Britanniques quelques statues de Koyoundjik (Ninive). Mais de nombreuses sculptures ont disparu dans le Tigre9. Ceci a concerné principalement les découvertes des Français, même si les Britanniques ont également perdu des fragments. Ceux en provenance de Ninive, ont été soit égarés lors du transport, soit à leur arrivée en Grande-Bretagne10. Un article paru dans la rubrique « Nos potins de la semaine » de l’hebdomadaire The Athenaeum nous donne un point de vue Britannique sur le naufrage : le bateau, apparemment surchargé et impossible à manœuvrer s’est donc échoué sur le rivage contre une haute berge un peu au-dessus de Korna, à la confluence du Tigre et de l’Euphrate. Il a ensuite sombré dans moins de dix mètres d’eau. L’Athenaeum rapporte que « les Arabes des alentours, voyant le naufrage, sont aussitôt descendus partager le butin, et après avoir pillé le bateau qui coulait, ont attaqué les radeaux qui l’accompagnaient, arrachant les peaux de bêtes gonflées dans l’espoir de trouver des trésors – entraînant ainsi les caisses et les marbres lourds qui ont coulé au fond de la rivière ». Seuls un ballot et six petites caisses ont atteint Bassora intacts. L’espoir de récupérer une partie des objets coulés s’est avéré vain. Ce rapport dramatique se termine cependant par un adoucissement remarquable : « Malgré la douleur ressentie par tous les amoureux de la science à l’évocation de cet accident, c’est une consolation de savoir que M. Place a pris des photographies des marbres de Khorsabad, tandis que des dessins de ceux de Koyoundjik ont été esquissés par M. Boutcher, l’artiste du British Museum11 ». Le propos de notre article est donc d’examiner l’utilisation de supports visuels concernant ces objets perdus. En effet, les deux expéditions étaient accompagnées d’artistes chargés de rendre compte des sites des fouilles et des découvertes. La photographie et le dessin étaient utilisés, mais leur usage n’était pas valorisé de la même façon dans les deux pays. L’une des principales raisons pour lesquelles il semblait important d’employer des artistes était précisément la crainte constante de perdre les objets eux-mêmes. Comme nous l’avons vu, cette crainte n’était pas sans fondement. Deux éléments de cette histoire sont à remarquer : d’abord, si les fragments perdus par la suite ont été enregistrés dans les deux pays, il est arrivé, dans certains cas, que ces images aient été faites par le pays « concurrent », et non pas par celui qui avait subi la perte. Ensuite, si des nouvelles techniques visuelles comme la photographie commençaient à être utilisées, elles se répartissaient, 7. Voir Mirjam Brusius, « Misfit Objects: Excavations in Mesopotamia and biblical imagination in mid-19th century Britain », Journal of Literature and Science 5, 2012, no 1, pp. 38-52. 8. Voir lettre de Loftus à Ellis, Morland Cottage, 16 octobre 1855, The British Museum Central Archives, OP, juillet 1855-mars 1856. 9. Voir J. Reade, « More drawings of Ashurbanipal sculptures », Iraq 26, 1964, pp. 1-13 ; ici p. 2. Pour la question du transport, voir N. Chevalier, « La folie franque », É. Fontan, N. Chevalier (dir.), op. cit. note 6, pp. 214-225. 10. �������������������������������������������������������������������������������������������� Voir J. Reade, art. cit. note 6, p. 134. Voir aussi J. Reade, « New lives for old stones », Iraq 72, 2010, pp. 163-174 ; ici pp. 165-167. Pour une liste de photographies des fragments perdus, voir J. Reade, op. cit. note 9, Appendice. 11. The Athenaeum, no 1448, 28 juillet 1855, p. 877. Voir aussi J. Reade, art. cit. note 6, p. 131. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 36 à l’instar de certain des vestiges, des deux côtés de la Manche. Notre histoire est donc faite d’échanges et d’entrecroisements. Bien que les vestiges en eux-mêmes aient servi de « données », de preuves matérielles (par exemple de la véracité de la Bible), leurs images étaient plutôt considérées comme des « données de second ordre », un substitut adéquat au cas où un élément viendrait à disparaître, et aussi un moyen de donner un sens aux découvertes à travers leur représentation visuelle. L’un des moyens les plus répandus à l’époque d’enregistrer, sur papier, le résultat des fouilles était le dessin. Ce dispositif d’enregistrement individuel aidait à comprendre, interpréter et contextualiser les résultats des fouilles. Britanniques et Français employaient depuis des années des dessinateurs. Eugène Flandin de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le principal dessinateur au service des Français12, effectuait deux types de travaux : d’une part, les vues générales des bas-reliefs in situ et d’autre part, des fragments de sculptures spécifiques. La qualité de ses images était tout à fait convaincante13, au point que Layard s’avouait « plein de honte quand je compare mes dessins publics à ceux des Français14 ». Mais la France et la Grande-Bretagne, à la pointe de l’archéologie en Mésopotamie, étaient également les principaux acteurs de l’invention de la photographie. Pour tous deux, cependant, ce nouvel outil est entré dans le domaine archéologique à un moment où n’étaient pas encore clairement définies les méthodes entourant cette technique de visualisation et les fonctions qu’elle pouvait prendre pour la formation de la discipline. Il n’était pas évident que la photographie ait un rôle à jouer, et quel rôle, pour l’archéologie. En France, c’est grâce aux travaux de l’artiste Louis-Jacques-Mandé Daguerre que le public a fait la connaissance de cette nouvelle technique, par l’intermédiaire du daguerréotype, un processus qui, grâce à une camera obscura, permettait de restituer de minuscules détails et produisait des images uniques, mais qui n’était pas reproductibles. En 1839, cependant, François-Dominique Arago, le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, pouvait déjà prédire que le daguerréotype français deviendrait un objet d’usage courant et même indispensable aux voyageurs, archéologues et naturalistes : « Pour copier les millions de hiéroglyphes qui couvrent, même à l’extérieur, les grands monuments de Thèbes, de Memphis, de Karnak, etc., il faudrait des vingtaines d’années et des légions de dessinateurs. Avec le daguerréotype, un seul homme pourrait mener à bonne fin cet immense travail. Munissez l’institut d’Égypte de deux ou trois appareils de M. Daguerre, et sur plusieurs des grandes planches de l’ouvrage célèbre, fruit de notre immortelle expédition, de vastes étendues de hiéroglyphes réels iront remplacer des hiéroglyphes fictifs ou de pure convention ; et les dessins surpasseront partout en fidélité, en couleur locale, les œuvres des plus habiles peintres ; et les images photographiques, étant soumises dans leur formation aux règles de la géométrie, permettront, à l’aide d’un petit nombre de données, de remonter aux dimensions exactes des parties les plus élevées, les plus inaccessibles des édifices15 ». Même si les observateurs externes considéraient souvent cette technique comme utile, « les utilisateurs experts » – dans la mesure où ils existaient dans le domaine de l’archéologie – adoptaient souvent un point de vue différent. Botta, par exemple, trouvait la photographie inadaptée à une utilisation sur les sites archéologiques en raison des difficultés d’accès de l’équipement sur le palais en cours de fouille : « le daguerréotype lui sera bien inutile, rien n’est dessinable de cette manière parce que les passages sont si étroits que nulle part on ne peut le 12. Pour Flandin, voir Pauline Albenda, « Les dessins de Flandin », É. Fontan, N. Chevalier (dir.), op. cit. note 6, p. 184-195. Françoise Demange, « Eugène Flandin, un peintre archéologue », É. Fontan, N. Chevalier (dir.), op. cit. note 6, p. 86-93. 13. Voir P. Albenda, art. cit. note 12, p. 184-195. 14. J. Reade, art. cit. note 6, p. 124. 15. François-Dominique Arago, Historique et description des procédés du Daguerréotype et du Diorama par Daguerre, Paris, A. Giroux et Cie, 1839. Voir aussi Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivity, New York, Cambridge (Mass.), Zone Books, 2007, p. 34. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 37 mettre au point de vue, c’est comme si on voulait daguerréotyper dans des égouts dont les murailles seraient sculptées16 ». Un scepticisme envers la photographie régnait aussi en Grande Bretagne. En 1839, l’érudit anglais William Henry Fox Talbot était apparu devant des sociétés savantes à Londres pour annoncer qu’il avait lui-même travaillé, des années auparavant, sur un procédé comparable, dont les images s’accompagnaient de négatifs reproductibles. Sa technique, le calotype (d’abord appelée Talbotype), s’était cependant avérée moins précise pour restituer des détails avec contraste. Talbot, un antiquaire très lié au British Museum, était comme Arago partisan de l’utilisation de la photographie dans le domaine archéologique. Cependant, il n’a pas été jugé essentiel d’utiliser ce nouveau support pour les fouilles. Pendant une dizaine d’années environ, les archéologues avaient eu connaissance de ces techniques, sans pour autant leur porter attention17. Les Britanniques avaient travaillé avec plusieurs artistes, dont beaucoup ne restaient que très peu de temps sur le terrain avant de repartir. Il s’agissait uniquement de dessinateurs ; la photographie était à peine mentionnée dans les rapports sur les fouilles. C’est seulement en 1854, quand un dessinateur a quitté le site des excavations britanniques en raison de problèmes de santé et qu’un nouvel artiste a été sollicité, il fût demandé que celui-ci soit un dessinateur ou « un photographiste » – une désignation qui indique bien une incertitude terminologique, le mot « photographe » étant déjà utilisés à l’époque. Le British Museum nomma William Boutcher « son dessinateur », tout en incluant la photographie dans son mandat. La façon dont celle-ci est mentionnée mérite attention : on demande à Boutcher de « faire des dessins ou des photographies de tous les objets [destinés à être] relevés18 ». La conjonction « ou » montre bien que le choix de l’une ou l’autre technique n’était pas arrêté. D’autres indications suggèrent que la nature du médium utilisée pour documenter les fouilles archéologiques britanniques n’importait guère, que ce soit sur le terrain ou dans le musée. Lorsque pour la première fois, le British Museum a demandé explicitement des photographies, elles ont été considérées au même titre que les dessins dans leur rôle de substituts potentiels aux objets originaux. Ceci confirme bien que la photographie n’était pas toujours considérée comme un médium exceptionnel. Cela ne signifie pourtant pas que les archives du British Museum concernant ces premières fouilles ne contiennent pas de photographies. Les rares exemplaires qui ont survécu sont décolorés au point d’être presque totalement indiscernables, et seules quelques lignes vagues rappellent les panneaux qu’elles représentaient autrefois. Même extrêmement pâlies aujourd’hui, ces photographies constituent des documents importants. Deux gravures (fig. 1) ont été faites d’après les deux photographies sépia fanées mentionnées ci-dessus. On a longtemps cru que ces clichés avaient été pris par Boutcher en 1854, parce que les gravures effectuées d’après elles portent sa signature en bas à gauche. 16. Lettre de Botta à Mohl, 5 octobre 1843. Cité dans N. Chevalier, Bertrand Lavédrine, « Débuts de la photographie et fouilles en Assyrie : les calotypes de Gabriel Tranchand », É. Fontan, N. Chevalier (dir.), op. cit. note 6, pp. 196-213 ; ici p. 196. 17. ����������������������������������������������������������������������������������������������� Voir M. Brusius, « Inscriptions in a double sense: An early scientific photograph of script », Nuncius, Journal of the History of Science 24, 2009, no 2, pp. 367-392 ; M. Brusius, « From Photographic Science to Scientific Photography: Photographic experiments at the British Museum around 1850 », M. Brusius, Katrina Dean, Chitra Ramalingam (ed.), William Henry Fox Talbot: Beyond Photography, New Haven, Londres, Yale University Press, 2013, pp. 219-244. 18. Nous soulignons. Extrait du mandat de M. Dickinson, The British Museum Central Archives, OLP vol. 51, juin-décembre 1854. Voir aussi le compte rendu, 8 avril 1854, British Museum, C 6. Le département du Moyen-Orient du British Museum possède un volume contenant deux photographies originales (Or. Dr. VII, The Royal Asiatic Society Portfolio, pl. XX et XXVI). Ces photographies sont discutées et commentées (recopiées d’après l’original) avec des dessins de Boutcher dans R. D. Barnett, Sculptures from the north palace of Ashurbanipal at Nineveh (668627 BC), Londres, The British Museum Publications, 1976. Pour Boutcher, voir aussi J. Reade, art. cit. note 9 ; Id., art. cit. note 5 ; Id., art. cit. note 10. M. Brusius, Preserving the Forgotten: William Henry Fox Talbot, Photography, and the Antique, thèse de doctorat, University of Cambridge, 2011. Chapitre III. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 38 Figure 1. Sculptures assyriennes gravure D’après Illustrated London News, Saturday, August 16 Londres, 1856, Édition 816, p. 178 Sculptures de Ninive gravure D’après Illustrated London News Saturday, November 15 Londres, 1856, Édition 830, p. 502 Elles représentent deux stèles cassées sur lesquelles figure une procession assyrienne. La plus grande partie du panneau inférieur a été perdue pendant le transport de l’objet, ce qui fait de ces images, au moins des gravures, un témoignage capital pour le British Museum19. La gravure supérieure représente les panneaux sculptés à côté de l’ombre portée d’un panneau attenant, le tout devant un mur en briques de terre sombre. Comme nous le savons grâce à une reproduction faite avant que la photo ne se fane, ce fond superflu apparaît sur la photographie d’origine comme une masse étonnamment distrayante, ce qui ne rend pas nécessairement cette image plus instructive. Sur la gravure inférieure, des parties de la section supérieure du panneau ont été ajoutées. En général, les gravures comportent certains rajouts tandis que d’autres détails sont omis. Nous ne savons pas si la signature de Boutcher porte sur la photographie ou sur la gravure, mais cette précision ne revêtait probablement pas une grande importance, dans la mesure où la photographie n’était pas tenue pour plus crédible que le dessin. En réalité, la question de la crédibilité de la photographie ne semblait pas être d’actualité en Grande-Bretagne : la photographie n’était pas un dispositif d’enregistrement auto-suffisant, puisque l’apparence originale des images qu’elle produisait pouvait être modifiée par la gravure. Nous pouvons conclure qu’autour de 1850, la différence entre ces deux techniques, la photographie et le dessin, n’était pas immédiatement apparente à leurs utilisateurs, du moins en Grande-Bretagne. 19. ������������������������������������������������������� Voir J. Reade, art. cit. note 10, p. 168. Gravées dans The Illustrated London News, 16 août 1856, p. 178 et 15 novembre 1856, p. 502. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 39 Un autre fait intéressant est que nous avons de bonnes raisons de douter que Boutcher soit réellement l’auteur de ces photographies. Boutcher, qui était censé emporter avec lui un appareil photographique, avait, à un certain moment, demandé un nouvel instrument en provenance de Paris qu’il espérait voir mieux fonctionner dans le climat imprévisible de la région. Cependant, cet appareil ne lui est pas parvenu pendant son séjour20. Après son retour à Londres, Boutcher s’est excusé dans une lettre au British Museum du fait que l’appareil ne soit arrivé qu’après son départ de Ninive. Mais qui a donc pris ces photographies ? Étant donné que la France et la Grande-Bretagne dépendaient l’une de l’autre à bien des égards, ce qui suit ne sera peut-être pas une surprise. Le daguerréotype sur papier Alors que l’histoire de la photographie britannique en Mésopotamie s’était révélée plutôt infructueuse, les Français avaient une relation moins compliquée avec cette technique. Les conservateurs du British Museum n’avaient pas porté grand intérêt au procédé de Talbot, le calotype. Et tandis qu’Arago est resté partisan du daguerréotype, c’est en France, plutôt ironiquement, que Talbot a trouvé un vrai défenseur de son procédé : l’homme de sciences Jean-Baptiste Biot (17741862) l’a défendu plus que quiconque outre-Manche21. Biot a fait état de la correspondance de Talbot à l’Académie des sciences, et a montré son travail à certains de ses collègues à Paris. Le procédé de reproduction sur papier lui semblait décisif, d’autant plus que les copies effectuées par Talbot étaient aussi lisibles que les textes d’origine22. Biot a été particulièrement intrigué par l’idée de Talbot d’utiliser la photographie comme une forme d’écriture invisible lorsqu’elle est exposée à la lumière du soleil23. Mais, surtout, les deux hommes partageaient la conviction que la photographie pouvait servir les découvertes scientifiques. Par conséquent, en France, l’utilisation du calotype lors d’expéditions archéologiques est devenue plus courante que celle du daguerréotype, car bien que manquant de netteté cette technique était considérée comme plus pratique, en raison de la légèreté des négatifs papier et de la possibilité de leur reproduction. Il a été suggéré par Julian Reade que les photographies de Ninive, sur lesquelles Boutcher s’est appuyé pour ses gravures, ont, en fait, été prises en 185424 par les Français, dont la fouille à Khorsabad était distante d’une cinquantaine de kilomètres seulement de Ninive. Il est probable que Gabriel Tranchand, le photographe et ingénieur qui accompagnait l’archéologue Victor Place sur les fouilles, ait fait don de ces photos au British Museum. De ce fait, les documents les plus importants conservés en Grande-Bretagne sur ces fragments partiellement perdus pourraient fort bien provenir des Français. Nicole Chevalier et Bertrand Lavédrine ont montré pour leur part le rôle important qu’a joué la photographie dans les expéditions de Victor Place25. Contrairement à Paul-Émile Botta son prédécesseur, Place considérait la photographie comme un médium approprié à l’archéologie. Ayant entendu parler « des vues qui offrent avant tout aux savants la garantie d’une exactitude mathématique », il estimait la photographie « indispensable dans la découverte archéologique »26. 20. ������������������������������������������������������������������������������������������ Lettre de Loftus à Rawlinson, 28 septembre 1854, The British Museum Central Archives, OP, juin-décembre 1854. 21. ��������������������������������������������������������������������������������������� Voir John Tresch, « The Daguerreotype’s first frame: François Arago’s moral economy of instruments », Studies in History and Philosophy of Science , 2007, pp. 445-476. 22. ����������������������������������������������������������������������������������������� Jean-Baptiste Biot, « Notes sur des dessins photogéniques de M. Talbot », CRAS 10, 1840. Cité dans Theresa Levitt, The shadow of enlightenment: optical and political transparency in France 1789-1848, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 150. 23. Voir T. Levitt, op. cit. note 22, p. 152. 24. ������������������������������������������������������������������������������������������� J. Reade, art. cit. note 10, p. 169. Gadd ������������������������������������������������������ présume qu’aucune photographie n’a été prise par les Britanniques. C. J. Gadd, The Stones of Assyria: The surviving remains of Assyrian sculpture, their recovery, and their original positions, Londres, Chatto & Windus, 1936, p. 111. 25. N. Chevalier, B. Lavédrine, art. cit. note 16, p. 196-213. 26. Voir N. Chevalier, B. Lavédrine, art. cit. note 16, p. 196. Archives nationales, F 21, 546, Place au ministre de l’intérieur, 9 septembre 1851. Voir aussi Marc Pillet, Un pionnier de l’assyriologie Victor Place, consul de France à Mossoul, explorateur du palais de Sargon II (722-705 av. J.-C.) à Khorsabad (1852-1855) avec les photographies originales de M. Tranchand, Cahiers de la Société Asiatique XVI, Paris, Imprimerie Nationale, 1957. Pour Place, voir aussi N. Chevalier, « Victor Place : consulat et archéologie », É. Fontan, N. Chevalier (dir.), op. cit. note 6, pp. 94101. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 40 En 1853, Victor Place a pris connaissance du procédé au collodion, qui, du fait de sa reproductibilité, était le seul procédé qui permettait de restituer les sites assyriens et les rendre accessibles27. Pour Victor Place, les photos étaient simplement un autre genre de dessin, mais d’une extraordinaire fidélité : « Mon but étant principalement de fournir à la science des données positives, en écartant soigneusement tout ce qui ne serait qu’hypothétique, il était essentiel que les plans et les descriptions fussent accompagnés de dessins qui comportassent non seulement une grande certitude mais la preuve même de cette certitude, et rien n’atteignait mieux ce résultat que des vues daguerriennes28 ». Tranchand a fini par accompagner Place en guise d’alter ego photographe, faisant partie de l’équipe tout en observant de loin. Pour ce qui est de l’équipement photographique, Tranchand avait rencontré des difficultés similaires à celles déjà affrontées par les photographes britanniques29 : la logistique était difficile à organiser, les artistes souffraient constamment de maladies, et le projet dans son ensemble était chaotique et par moment imprévisible30. C’est pour des raisons toutes opposées que le choix a été fait d’utiliser le calotype, pour rendre compte de l’avancée et de la réussite des fouilles, comme le suggère cette image par Tranchand (fig. 2). Les incertitudes entourant la photographie se sont également manifestées dans la terminologie utilisée en France. Le fait que les Français aient développé leur propre technique, mais qu’ils aient néanmoins utilisé le procédé sur papier des Britanniques, était une source de confusion mentionnée dans des revues contemporaines : « Nous n’avons pas choisi le mot photographie […] il signifie en France, en Allemagne et en Belgique, Daguerréotype sur papier31 ». Pour Place, Tranchand était bien plus qu’un photographe. Sans rien omettre ni ajouter, la photographie permettait de contrôler les fouilles, et de garantir l’exactitude sur laquelle Place insistait. Une telle foi en la véracité de la plaque photographique n’avait pas encore été exprimée par les Britanniques, du moins à un tel degré : comme le dit Place « la vue a peu de relief, mais j’ai préféré cela à un dessin, afin que l’Académie fût parfaitement certaine que rien n’avait été ajouté ni retranché. […] Je tiens absolument à ce que toutes les vues que vous recevrez aient ce degré d’exactitude que la photographie seule peut donner32 ». Convaincu de leur utilité, Place inclus certaines de ces photographies en tant que lithographies dans son livre, Ninive et l’Assyrie (1867-1870), tout comme Layard l’avait fait avec les dessins de ses artistes. L’ouvrage de Place est illustré par des gravures réalisées d’après des photographies, mais certaines d’entre elles – comme les gravures de Boutcher – comportent des divergences notables. Pourtant, Place prétendait montrer une image exacte de l’état dans lequel un objet a été trouvé33. Il eut recours à des êtres humains, en l’occurence des ouvriers arabes locaux, pour indiquer la taille des découvertes (fig. 2). Il semble donc que pour Place, l’« exactitude » concernait la précision mathématique de l’échelle utilisée et le fait 27. Voir M. Pillet, op. cit. note 26, p. 106. Ernest Lacan, « La mission de M. Place». La Lumière. Revue de la photographie, no 16, novembre 1851, p. 3. 28. Archives nationales, F 21, 547, Rapport PLACE No 41, 18 décembre 1855. Aussi cité dans N. Chevalier, B. Lavédrine, art. cit. note 16, p. 196. 29. Certaines photographies ont pu être prises par Place lui-même ou par Félix Thomas, même si Tranchand est probablement celui qui les a développées. Voir M. Pillet, art. cit. note 26, pp. 105, 111. N. Chevalier, B. Lavédrine, art. cit. note 16; Tranchand a été peu étudié, mais il est aussi mentionné dans Nissan N. Perez, Focus East: early photography in the Near East (1839-1885), New York, Abrams, 1988, p. 227. M. Larsen, op. cit. note 2, pp. 307-309, p. 314, p. 351. La plupart des originaux des photographies de Tranchand ont été perdus. Certains d’entre eux, dont la liste figure dans l’ouvrage de Pillet, mais surtout des copies modernes de ces photographies sont conservées dans les Archives nationales (F. 546 et 547) et au Collège de France. Ces deux institutions possèdent également des documents manuscrits (lettres, journaux, rapports) concernant les fouilles. 30. N. Chevalier donne des descriptions ahurissantes des difficultés rencontrées par les archéologues français, Place en particulier. Voir N. Chevalier, art. cit. note 9. 31. Anonyme, La Lumière. Revue de la photographie, no 20, avril 1851. Voir aussi Geoffrey Batchen, « The Naming of Photography: “a Mass of Metaphor” », History of Photography 17, 1993, no 1, pp. 22-32. 32. Archives nationales, F 21, 546 1851-1852, Rapport No 7. Voir aussi N. Chevalier, B. Lavédrine, art. cit. note 16, p. 208. 33. Frederick Bohrer, « Edges of Art: Photographic Albums, Archaeology, and Representation », Stephen Bann (ed.), Art and the Early Photographic Album, New Haven, Londres, Yale University Press, 2011, pp. 222-235 ; ici pp. 225-226. L. Daston, P. Galison, op. cit. note 15, pp. 125-138. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 41 que les fouilles étaient documentées au moyen d’un « appareil » photographique, plutôt que la précision et la netteté du cliché en lui-même, ou même le statut de la photographie en tant que témoignage documentaire. Effectivement, les originaux passés des gravures mentionnées ci-dessus représentent un cas où la photographie n’a pas réussi à se focaliser (dans les deux sens du terme) sur ce qui représentait de l’intérêt. La précision accrue de la photographie se trouvait avoir un inconvénient évident : elle ne permettait pas de distinguer l’essentiel du superflu, ce superflu étant parfois un surplus inutile de détails visuels. En effet, la précision pouvait rendre des dégradations physiques ou des altérations aléatoires bien visibles, parfois même plus qu’elles ne l’étaient en réalité. De ce fait, la perfection de la mise en scène allait parfois à l’encontre de l’« exactitude mathématique » à laquelle Place aspirait. Comme pour les dessins de Layard, il transparaît des photographies publiées par Place que le travail de terrain devait parler au public en métropole. Ces images étaient tenues de montrer que les équipes savaient exactement ce qu’elles faisaient. En tant que protocoles visuels d’une mission se voulant professionnelle, ces photographies avaient pour rôle d’attester du bon déroulement des fouilles. Figure 2. Gabriel Tranchand Khorsabad. Porte ornée n°3, dégagée les ouvriers du chantier et leurs contremaîtres calotype 1852-1854 Paris, Collège de France, fonds Maurice Pillet 44 CDF 7-3b/22 © Collège de France. Archives Certaines de ces photographies ont donc été prises en série, pour montrer les différentes étapes de la fouille : l’entrée d’un palais à peine mise au jour, une ouverture en partie visible, des photographies mises en scène où l’équipe française et les ouvriers locaux posent devant la porte du palais, et enfin Place lui-même posant sur un amas de vestiges exhumés, symbole de l’impérialisme, comme la destination finale de l’entreprise. Si le réalisme n’était pas considéré comme intrinsèquement supérieur, les photographies de Tranchand restent remarquablement variées, allant de ladite série à des paysages, des gros plans du site ou des clichés de petit mobilier. Cependant, des difficultés financières comparables à celles qu’avait connues le British Museum, menèrent rapidement à l’arrêt temporaire des activités photographiques au milieu des années 185034. On peut soutenir que les photographies de Tranchand ont été les premières expériences visuelles, sur le terrain, à avoir testé les usages potentiels de la photographie archéologique. Il est 34. N. Chevalier, B. Lavédrine, art. cit. note 16, p. 211. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 42 remarquable de constater à quel point certaines de ses photographies ne diffèrent pas des dessins idéalisés et orientalisés de Layard. Et curieusement, ce ne sont pas les photographies de Tranchand, mais plutôt les dessins succincts de Place qui ont servi d’inspiration aux reconstructions futures de l’architecture assyrienne35. Cela montre combien l’importance des dessins n’était aucunement diminuée par l’émergence de la photographie. Ainsi, William Boutcher, qui n’avait sans doute jamais vu un appareil photographique, avait dessiné plusieurs stèles dans leur état complet, alors que le Louvre et le British Museum n’en possèdent que des fragments. Il arrivait que des bas-reliefs soient arrachés, l’un de leurs morceaux expédié à Londres et l’autre à Paris. Dans de tels cas, un dessin ou une photographie, exécuté par les Français ou par les Britanniques, demeurait le seul document montrant les vestiges dans leur intégralité. Figure 3. Scènes de chasse aux lions Ninive, Palais nord du roi Assurbanipal époque néo-assyrienne (vers 645 av. J.-C) panneaux d’albâtre, fouilles H. Rassam fin 1853 H. 0,160 ; L. 0,169 ; P. 0,170 m. Londres, The British Museum ME 124886 ; ME 124887 © Trustees of the British Museum L’objet référencé AO 19903 au Louvre, par exemple, est un fragment du 124886-7 (fig. 3) du British Museum. Boutcher a dessiné la scène de chasse des deux morceaux lorsqu’ils étaient encore ensemble à Ninive (Koyoundjik). Depuis son dessin, la pièce du Louvre a perdu plusieurs fragments (fig. 4) qui représentent les panneaux muraux entiers d’une chasse aux lions. Tout comme Tranchand aurait pu donner aux Britanniques des photos de fragments entretemps égarés, Boutcher a offert au Louvre des dessins des fragments de bas-relief perdus dans le Tigre : « Votre Majesté Impériale aura sans doute entendu parler de la perte regrettée dans le Tigre de la magnifique collection de sculptures et d’autres articles expédiés depuis l’Assyrie par le consul de France. Certaines des sculptures ont été photographiées par l’artiste français. Du reste (environ 70 caisses) il ne subsiste aucune trace, sauf les dessins que j’ai produits en Assyrie pendant que j’étais attaché comme artiste au British Museum et à l’Assyrian Excavation Society. Dès que j’ai entendu parler de cette perte, j’ai pensé que votre Majesté Impériale souhaiterait probablement posséder des copies des sculptures. Si c’est le cas, votre Majesté Impériale peut requérir mes services36 ». 35. ��������������������������������������������������������������������������������������������� Voir Maria Gabriella Micale, « European Images of the Ancient Near East at the Beginnings of the Twentieth Century », Nathan Schlanger, Jarl Nordbladh (ed.), Archives, Ancestors, Practices: Archaeology in the Light of its History, New York, Berghan Books, 2008, pp. 191-203; ici p. 194. 36. Lettre de Boutcher au Louvre (His Imperial Majesty), 9 août 1855, A4, Archives des Musées nationaux, Louvre, Antiquités orientales. Voir aussi J. Reade, art. cit. note 6, p. 134. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 43 Figure 4. William Boutcher Ninive, Palais nord, pièce S1, C. dessin (crayon sur papier gris) début des années 1850 H. 0,528 ; L. 0,366 m. Londres, The British Museum, Museum Number 2007, 6024.454, Or. Dr.V.4 (Driginal Drawings vol. V, drawing 4) Ninive, Palais nord, pièce S1, D. dessin (crayon sur papier gris) début des années 1850 H. 0,533 ; L. 0,366 m. Londres, The British Museum Museum Number 2007,6024.470, Or. Dr.V.20 (Original Drawings vol. V, drawing 20) © Trustees of the British museum Un autre exemple d’images détenues par les Britanniques est une gravure (fig. 5) – sans doute d’après un dessin de Boutcher réalisé sur le site des fouilles – publié dans The Illustrated London News37 et intitulé Part of the Garden. On y voit une stèle complète, alors que les Français n’en possédaient qu’une photographie sur laquelle manque un important fragment. Nous savons cela grâce à une gravure montrant la dalle d’où le fragment est absent, gravure qui serait faite d’après une photographie probablement prise à Ninive en 1854-1855 par le français Tranchand (fig. 6)38. Mais il n’est pas précisé que ces morceaux ont sombré dans le Tigre. Reade suggère que : « Peut-être pour une raison quelconque, un mauvais état, par exemple ils n’ont pas été emballés ou envoyés ». Il se peut cependant qu’ils aient été perdus en cours de route, voire égarés ou même jetés par inadvertance après leur arrivée à Londres, n’étant pas très ouvragés : des cas semblables sont connus au XIXe siècle, où les autorités ou le personnel du British Museum ont reçu en provenance de monuments anciens de simples morceaux de pierre dont ils ne savaient pas vraiment que faire39. Reade estime qu’il n’est pas inconcevable que les fragments manquants ne soient pas dans le Tigre, mais en réalité quelque part sur le site du British Museum. Qu’il s’agisse de dessins ou de photographies est, dans ce cas, de moindre importance par rapport au fait que les photographies de Tranchand ou les dessins de Boutcher représentaient des substituts visuels à ce qui a constitué une perte majeure dans l’histoire des fouilles en Mésopotamie au XIXe siècle. Figure 5. Part of the Garden gravure d’après une photographie ou un dessin de William Boutcher lion et lionne, Ninive, Palais nord panneaux E7-8 D’après Illustrated London News 24.5.1856, p. 553 37. The Illustrated London News, 24 mai 1856, p. 553. 38. Voir Victor Place, Félix Thomas, Ninive et l’Assyrie, Paris, Imprimerie Impériale, 1867-1870, pl. 52 bis.1. Voir aussi J. Reade, art. cit. note 10, p. 166. 39. ������������������������������������ J. Reade, art. cit. note 10, p. 166. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 44 Figure 6. Koyoundjick [sic] gravure D’après Victor Place, Félix Thomas Ninive et l’Assyrie, 3 vol. Imprimerie Impériale Paris, 1867-1870, v. 1, 52 bis 1 Le sort des antiquités rassemblées par les Français et perdues dans le Tigre était encore dans tous les esprits quand, dans les années 1870, Talbot tenta à nouveau d’encourager l’usage de la photographie pour les fouilles du British Museum. Puisque les stèles étaient loin, la photographie représentait pour lui des atouts tels que la préservation, la vitesse et la victoire sur l’éloignement. Mais c’est le traumatisme de la perte qui lui fournissait son argument principal. L’emploi d’un photographe permettrait de « parer au risque de voir les antiquités perdues dans un naufrage, en transit, comme ce fut le cas pour la collection française dont le transport a coulé dans le Tigre à cause de la négligence des bateliers arabes. Qui plus est, les inscriptions ou du moins leur premier versement pourraient ainsi rejoindre le musée beaucoup plus tôt40 ». Les démarches de Talbot montrent d’une part, l’importance des illustrations en tant que substituts, et d’autre part, que l’utilisation de la photographie sur le terrain archéologique n’était toujours pas une évidence dans les années 1870. L’histoire racontée ici montre avant tout que la France et la Grande-Bretagne avaient besoin des techniques d’enregistrement visuel pour donner un sens à leurs découvertes. Mais les tournants décisifs et les hasards remarquables de cet épisode ne concernent pas seulement les échanges (en partie accidentels) de vestiges et d’images, mais aussi le partage de connaissances technologiques, dont la photographie. Si Tranchand avait, en effet, fait don au British Museum des deux photographies prises à Ninive en 1854 comme substitut aux fragments perdus par les Britanniques, cela indiquerait que l’invention de Talbot, négligée dans son pays d’origine, était passée de Grande-Bretagne en France avant d’y retourner, en transitant par la Mésopotamie. Considérant la « calotypomanie41 » française, surtout lorsqu’il s’agissait de documenter des monuments anciens à la suite de Tranchand, on pourrait aussi suggérer que ce détour du calotype par la France était indispensable à son avenir en Grande-Bretagne, même si celui-ci fut bref. Dans ce contexte, attribuer les rares spécimens photographiques du British Museum à leurs auteurs est moins important que constater à quel point la technique photographique n’était pas envisagée à l’époque comme un médium définitif, une « fin en soi ». Au contraire, la photographie était considérée comme une étape intermédiaire, destinée à être dépassée et remplacée par d’autres procédés plus établis, tels le dessin ou la gravure. L’histoire de la photographie sur le terrain de l’archéologie contredit l’hypothèse répandue selon laquelle les nouveaux médias suivent un parcours téléologique et se voient immédiatement et couramment utilisées dès leur apparition. Le manque d’eau propre, les appareils photographiques perdus, les images pillées, les artistes épuisés et malades, tout cela constituaient des obstacles pratiques à la photographie. Alors que transparaît, dans les lettres envoyées depuis le British Museum, un 40. Lettre de Talbot à Birch, 22 octobre 1876, Talbot Correspondence, Doc. No 1239, http://foxtalbot.dmu.ac.uk/letters/letters.html. 41. Pour le rôle du calotype en France, voir Abigail Solomon-Godeau, « Calotypomania: The Gourmet Guide to Nineteenth Century Photography », Afterimage 11, 1983, no Summer, pp. 7-12. Pour la Grande-Bretagne, voir Roger Taylor, Impressed by light: British photographs from paper negatives, 1840-1860, New Haven, Londres, Yale University Press, 2007. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 45 besoin urgent d’envoyer des artistes sur le terrain, l’indifférence exprimée envers la photographie en tant que technique privilégiée montre que son usage n’avait absolument rien d’urgent. Loin d’être une révélation qui se suffisait à elle-même, il s’agissait là d’un outil parmi d’autres disponibles dans le domaine archéologique de l’époque. En tant que nouveau médium la photographie s’est jointe au chaos qui régnait sur le terrain comme un intervenant supplémentaire, apportant avec elle son lot d’incertitudes, plutôt que comme un outil abouti, prêt à résoudre une difficulté. Il semble que la photographie n’était pas tant la solution qu’une partie du problème : en fait, la connaissance des objets, des traces et des matériaux dépend bien plus d’intérêts et de préoccupations humaines, que de systèmes techniques pris isolément. Ce sont des évaluations spécifiques et souvent complexes de la combinaison appropriée de techniques photographiques avec les éléments à enregistrer qui orientent et déterminent alors l’utilité de la photographie en tant que dispositif visuel. Pourtant, il serait erroné de notre part de remplacer purement et simplement l’hypothèse traditionnelle de la propagation sans difficulté de la photographie par une histoire totalement révisionniste de son étonnante faillite. L’objectif a été ici d’abandonner une narration qui serait celle de l’évidence même (en décrivant l’adoption de la technique) ou de la surprise (en réaction à son absence), et d’accorder plutôt une attention plus soutenue aux circonstances particulières, locales et souvent imprévisibles dans lesquelles la photographie se trouva être digne d’intérêt, ou ignorée, ou encore ponctuellement utilisée. Même si la technique était plus couramment employée en France qu’en Grande-Bretagne, les Français aussi transformaient les photographies en gravures et continuaient à s’appuyer sur d’autres supports tels que les dessins. L’épisode des objets perdus dans le Tigre a en effet montré que le dessin et photographie bénéficiaient d’une la valeur probante à peu près égale, du moins durant ces premières années où se sont rencontrées l’archéologie et la photographie. L’auteur Après avoir suivi un postdoc à l’université de Harvard, au Max Planck Institut pour l’Histoire de la Science et au Kunsthistorisches Institut de Florence, Mirjam Brusius est docteur en histoire de l’art de la Humboldt-Universität zu Berlin, docteur en histoire et philosophie des sciences de l’université de Cambridge. Elle est actuellement « Mellon Fellow » de l’université d’Oxford. Ses centres de recherches portent sur l’histoire de la photographie, les musées, les collections, les voyages scientifiques en Europe et entre l’Europe et le Moyen Orient. Ses publications récentes et à venir concernent les archives de l’inventeur anglais, homme de science et antiquaire W. H. F. Talbot. Elle écrit également sur les premières manifestations de la photographie en Iran et au Moyen Orient. Elle travaille actuellement à la rédaction de son deuxième livre : The Canon under Threat. Ce projet a pour objectif d’explorer les trouvailles archéologiques de Mésopotamie et les difficultés rencontrées lors de leur transport vers les musées de Paris, Londres et Berlin. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 46 Le regard des photographes commerciaux. Quelques clichés du fonds égyptien de la Collection Fouad Debbas à l’étude Yasmine Chemali - Anne-Hélène Perrot Résumé Conservée à Beyrouth, la Collection Fouad Debbas, riche de plus de 35 000 images (négatifs et positifs sur plaques de verre, tirages sur papier albuminé ou au collodion, albums photographiques, cartes de visite, cartes postales, vues stéréoscopiques ou encore gravures et livres anciens) est probablement l’un des fonds photographiques les plus importants sur le Proche-Orient. Collectionneur passionné, Fouad Debbas s’est principalement intéressé aux images produites à Beyrouth de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 1930, qui ont fait l’objet d’études et de publications par ses soins. Le fonds possède également une importante partie dévolue à l’Égypte : du cliché documentaire à la photographie commerciale, les différents courants photographiques y sont représentés. À partir d’une sélection d’œuvres, l’article propose de poser un regard nouveau sur les clichés et les albums produits par les photographes professionnels installés ou de passage en Égypte, à destination d’une clientèle essentiellement européenne dans la seconde moitié du XIXe siècle. Peu de temps après l’invention de la photographie, l’Égypte, qui appartient désormais au Grand Tour, devient un lieu touristique recherché. Les photographes professionnels cherchent à produire quantité d’images, souvenirs des villes et des sites archéologiques pour ces nouveaux voyageurs tandis qu’un goût certain pour le portrait indigène se développe au même moment. Les subterfuges utilisés par ces photographes, entre mise en scène et technicité, sont ici analysés, témoins d’un discours orientaliste et exotique ancré dans le XIXe siècle. The gaze of commercial photographers. Some pictures of the Egyptian Fouad Debbas Collection of the study Abstract The Collection Fouad Debbas in Beirut, which contains over 35,000 images (glass-plate negatives and positives, albumen and collodion prints, photographic albums, visiting cards, postcards, stereoscopic views, and old engravings and books) is probably one of the most important photographic collections on the Near East. A keen collector, Fouad Debbas was principally interested in the images produced in Beirut from the second half of the nineteenth century to the 1930s, about which he produced studies and publications. The collection also features many works dedicated to Egypt: from documentary to commercial photography, various photographic trends are represented. Based on a selection of works, the article takes a new look at the photographs and albums produced by professional photographers living in or visiting Egypt, for an essentially European clientele in the second half of the nineteenth century. Shortly after the invention of photography, Egypt, which was henceforth part of the Grand Tour, became a sought-after tourist destination. Professional Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre photographers sought to produce a large number of images – souvenirs of cities and archaeological sites – for these new travellers while a certain taste for the indigenous portrait developed at the same time. The tricks uses by these photographers, between mise en scène and technical sophistication, are analysed here, witnesses to an orientalist and exotic discourse anchored in the nineteenth century. Maison Bonfils Ascension de la grande pyramide de Chéops vers 1880 tirage sur papier albuminé D’après négatif sur plaque de verre H. 0,240 ; L. 0,300 m © Beyrouth, The Fouad Debbas Collection TFDC_402_098_0114_01 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Cahiers de l’École du Louvre recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations archéologie, anthropologie et muséologie Numéro 5. Octobre 2014 Le regard des photographes commerciaux. Quelques clichés du fonds égyptien de la Collection Fouad Debbas à l’étude Yasmine Chemali - Anne-Hélène Perrot Article disponible en ligne à l’adresse : http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero5octobre2014/ChemaliPerrot.pdf Pour citer cet article : Yasmine Chemali, Anne-Hélène Perrot, « Le regard des photographes commerciaux. Quelques clichés du fonds égyptien de la Collection Fouad Debbas à l’étude », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne] no 5, octobre 2014, p. 47 à 57. © École du Louvre Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Le regard des photographes commerciaux. Quelques clichés du fonds égyptien de la Collection Fouad Debbas à l’étude. Yasmine Chemali - Anne-Hélène Perrot Fouad César Debbas (1930-2001) fut l’un des grands collectionneurs de photographies et autres images sur l’Orient. En 1975, alors ingénieur diplômé de l’École Centrale, c’est en se promenant sur les quais de Seine qu’il découvre un lot de cartes postales anciennes de son pays d’origine, le Liban. Au fil des ans, il poursuit sa collecte en s’intéressant au patrimoine de son pays mais également aux images de l’ensemble des pays d’Orient. Aujourd’hui conservée à Beyrouth, sa collection rassemble environ 35 000 photographies, tous supports confondus – tirages sur papier, albums photographiques, vues stéréoscopiques, cartes de visite, cartes postales, négatifs verres ou souples, gravures, journaux – couvrant plus d’un siècle de production d’images des années 1830 aux années 1950. Plus qu’un simple collectionneur, Fouad Debbas a également publié plusieurs ouvrages de référence sur la photographie et la carte postale consacrés au Liban1, ainsi qu’aux studios photographiques installés dans la région, dont celui du français Félix Bonfils2. Ses recherches ont portés sur les familles, les monuments et les différents quartiers des grandes villes, les universités se créant au XIXe siècle à Beyrouth, les studios photographiques, les cafés ou encore les restaurants. Si le collectionneur libanais s’est avant tout passionné pour son pays, l’Égypte, étape essentielle du Grand Tour en Orient, est également bien représentée parmi les tirages de la collection. Les images du pays font partie intégrante des albums des premiers photographes installés dans la région, parfois accompagnée de clichés de la Syrie, de la Palestine ou encore de la Grèce. Alors que « l’Égyptomanie » prend ses racines beaucoup plus tôt3, la campagne d’Égypte en 1798, puis les collections rassemblées par les consuls dans les années 1820 ont contribué au développement de la fascination des Européens pour l’Égypte ancienne tout au long du XIXe siècle. La participation remarquée de l’Égypte à l’Exposition universelle de 1862 ainsi qu’à celles qui suivirent permettent au public d’observer des antiquités mais également d’avoir un aperçu du pays moderne. Promesse de vestiges antiques et de dépaysement, l’Égypte s’offre, dès lors, comme une destination de prédilection pour les voyageurs. Grâce à l’avancée technique de la navigation à vapeur, les « voyages organisés » de Thomas Cook se développent dès 1869, année qui voit également l’inauguration du canal de Suez. En quête d’aventure, ces Cooks et ces Cookesses4 – composés de roturiers, classes bourgeoises, et élites fortunées – sont animés d’une soif de découverte d’un espace désormais élargi à l’ensemble du bassin méditerranéen. 1. Fouad Debbas, Beirut Our Memory, A guided tour illustrated with postcards from the collection of Fouad Debbas, Beyrouth, 1986. Fouad Debbas, Le Mont Liban : 60 reproductions de photographies anciennes, Paris, 1996. Fouad Debbas, Des photographes à Beyrouth : 18401918, Paris, 2001. Voyages en Orient, journal de la Comtesse de Perthuis. 1853-1855, 18601862, manuscrit inédit découvert par Fouad Debbas, Beyrouth, éditions Dar An-Nahar, 2007 (ouvrage posthume publié d’après les recherches de Fouad Debbas). 2. Cette importante partie de la collection fait l’objet d’une numérisation dans le cadre d’une bourse attribuée par le programme « Archives en danger » de la British Library financé par Arcadia : EAP 644: http://eap.bl.uk/database/results.a4d?projID=EAP644;r=41 3. Jean-Marcel Humbert, L’Égyptomanie dans l’art occidental, Paris, 1989, pp. 10-18. Il donne, en outre, de l’Égyptomanie la définition suivante : « concept qui recouvre toutes les réutilisations d’éléments décoratifs et de thèmes empruntés à l’Égypte ancienne dans des formes et des objets variés, sans rapport avec leur utilisation et leur raison d’être d’origine ». 4. Sandrine Gamblin, « Thomas Cook en Égypte et à Louxor : l’invention du tourisme moderne au XIXe siècle », Téoros, 25-2 | 2006, pp. 19-25. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 47 Conséquence de cet essor touristique, dès 1860 la photographie dite commerciale se développe. Rapidement suivie par l’apparition de la carte postale durant les années 1880, la photographie amateur, va, quant à elle, banaliser peu à peu la production professionnelle5. L’étude de Nissan Perez, couvrant la période 1839-1885, répertorie 250 photographes ; parmi eux, beaucoup sont des hommes européens6. Certains, tout en conservant leur studio dans leur pays d’origine, parcourent les différentes régions, comme Francis Frith7, tandis que d’autres choisissent d’implanter leur atelier en Orient. Itinérants ou résidents, ces photographes répondent à la demande d’une clientèle composée de voyageurs ou de simples curieux européens8. Les tirages sont diffusés sous divers formats – tels quels, contrecollés sur support cartonné ou reliés dans de luxueux albums – puis sont proposés à la vente dans les ateliers des photographes ou distribués par des agences, comme Giraudon à Paris ou Mansell à Londres9. Grâce aux nouveaux procédés d’impression, on les retrouve également sous la forme de recueil de planches. La photographie, dès son origine, recèle un paradoxe : le public reçoit ces images comme une vérité immortalisée, alors que la démarche du photographe implique une part d’artifice, de théâtralisation, de mise en scène10. Artisans subjectifs, les premiers photographes professionnels se donnent pour mission d’offrir à l’Occident une vision souvent exotique de l’Orient reçu comme un monde stéréotypé et codifié11. Certains d’entre eux s’installent dans la région – et notamment en Égypte – dans ce but. L’allemand Wilhelm Hammerschmidt12 est au Caire dès 1860 : il y crée un magasin dans le quartier du Mûski13 où il vend ses images ainsi que des produits et des équipements photographiques14. Au Caire également, Émile Béchard15 ouvre un atelier de portrait dans le quartier de l’Azbakiyya. Hippolyte Arnoux16 s’établit à Port-Saïd dans les années 1860 tandis qu’Antonio Beato17, après un bref passage au Caire, s’installe à Louxor en 1864. Quelques années plus tard, Gabriel Lékégian18 au Caire et les frères Zangaki19 à Port-Saïd représentent la seconde génération de photographes commerciaux installés en Égypte. La famille Bonfils, quant à elle, ouvre son atelier à Beyrouth en 1867, mais possède très vite une branche au Caire tandis que les Sebah20 ou les frères Abdullah s’installent à Constantinople tout en ouvrant des succursales en Égypte. Dans une logique davantage commerciale que documentaire, les antiquités sont beaucoup photographiées, et l’on retrouve les plus célèbres monuments 5. Cette banalisation est la conséquence de la découverte des propriétés du gélatino-bromure d’argent, voir Anne Lacoste “Photographie et égyptologie, Émile Prisse d’Avennes précurseur (ou pas)?”, pp. 29-46 dans Mercedes Volait, Émile Prisse d’Avennes ; Un artiste-antiquaire en Égypte au XIXe siècle, BdE 156, IFAO, 2013, p. 46. 6. Nissan Perez, Focus East. Early Photography in the Near East, 1839-1885, Jerusalem, The Domino Press Ltd., 1988, pp. 124-233. 7. N. Perez, op. cit. note 6, 1988, p. 97. 8. Sylvie Aubenas, « Les photographes en Orient, 1850-1880 » Sylvie Aubenas, Jacques Laccarière, Voyage en Orient, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 25. 9. Lionel Gauthier, « Femmes orientales et photographes commerciaux. La construction d’un imaginaire dans la production photographique des années 1860-1880 », CyberGEO, 2011, p. 3. 10. Édouard Charton, « Préface », Le Tour du Monde, vol.1, V-VIII, 1860. Pour Edouard Charton fondateur des revues Le Magasin Pittoresque, L’Illustration et Le Tour du Monde, la photographie « est un miroir dont le témoignage matériel ne saurait être suspect » (1860, p.VII). cité par L. Gauthier, op. cit. note 9, p. 3. 11. Sur l’exotisme, voir Jean-François Staszac, « Qu’est-ce que l’exotisme? », Le Globe, t. 148, 2008, pp. 7-30. Nous retiendrons ici la définition de l’exotisme qui est donnée dans le résumé de son article « L’exotisme n’est pas le propre d’un lieu ou d’un objet mais d’un point de vue et d’un discours sur ceux-ci […] » 12. Vers 1830 - après 1869. 13. Hélène Bocard, « l’époque des amateurs : 1839-186 dans Mercedes Volait, Le Caire dessiné et photographié au XIXe siècle, Paris, Picard, CNRS, INHA, 2013, p. 175. 14. Alain D’Hooghe dir., Les trois grandes égyptiennes, Les pyramides de Gizeh à travers l’histoire de la photographie, Paris, Marval, 1996, p. 21. 15. Actif entre 1870 et vers 1880. Son frère, Hippolyte Béchard, était quant à lui installé à la Grand-Combe dans le Gard et s’occupait du tirage et de la diffusion en Europe de la production de son frère. Thomas Cazentre, « Photographes du Caire dans le dernier tiers du XIXe siècle : les ateliers commerciaux » dans op. cit. note 13, pp. 232-234. 16. Actif entre 1860 et 1890. 17. Vers 1835-1906. 18. Actif entre 1887 et 1925. 19. Georges et Constantin Zangaki, actifs entre 1870 et 1915. 20. Le fondateur Pascal Sebah (1823-1886) crée son atelier à 1857 à Constantinople, ouvre une succursale au Caire en 1873 ; son atelier sera repris par son fils Jean (qui signait Jean-Pascal Sebah) en 1888. Il s’associera un temps à Polycarpe Joaillier et ils signeront tous deux une importante production « Sebah & Joaillier ». La succursale du Caire ferme entre 1895 et 1905, au départ de Joaillier. T. Cazentre, art. cit. note 15, pp. 238-240. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 48 égyptiens dans la production de ces photographes. Le pays moderne et notamment l’architecture, sont également bien représenté, ainsi que la population, largement mise en scène dans les clichés. Les tirages sont le plus souvent légendés et signés même si la paternité de certains d’entre eux reste parfois discutée ; il n’était pas rare, en effet, que les photographes pratiquent des échanges de clichés afin d’étoffer leurs catalogues. Répondant à la demande européenne, ce type de production photographique donne à voir un Orient merveilleux et idéalisé auquel le médium confère une aura réaliste. Toutefois, après une étude attentive des clichés, l’effet de réel dont bénéficie le rendu de la photographie s’atténue et laisse entrevoir des approches différant d’un photographe à l’autre. L’observation de ces photographies, facilitée par le cadre de la collection, nous permet de constater que les compositions évoluent, entre mise en scène et sensibilité artistique. Le rapport à la monumentalité Dans la photographie du XIXe siècle, le rapport à la monumentalité s’exprime à la fois par la mise à l’échelle – grâce à un figurant – des monuments ou des sites photographiés, mais aussi par une recherche de la verticalité. À celui qui ne l’a pas vécue, le photographe tâche de transmettre la sensation d’immensité à laquelle il se trouve confronté. Les prises de vues des pyramides au nord et des temples égyptiens au sud, comme Médinet Habou21, les célèbres « colosses de Memnon »22 ou Abou Simbel23, sont autant d’occasion de la restituer. Les photographes professionnels en expédition en Égypte étaient souvent accompagnés de guides, d’interprètes ou même de simples porteurs qu’ils utilisent comme figurants pour donner l’échelle ou ajouter du pittoresque24. Maxime Du Camp raconte : « Toutes les fois que j’allais visiter des monuments, je faisais apporter avec moi des appareils de photographie et j’emmenais un de mes matelots nommé Hadji-Ismaël. C’était un fort beau Nubien ; je l’envoyais grimper sur les ruines que je voulais reproduire, et j’obtenais ainsi une échelle de proportion toujours exacte25.» Cette habitude prise par Du Camp lors de sa mission sera conservée quelques années plus tard par la génération des photographes commerciaux, comme Beato, Bonfils et Sébah26 (fig. 1). Figure 1 : Félix Bonfils Inscriptions sur la façade droite de la 2e Porte du Grand Temple de Médinet-Abou vers 1875 tirage sur papier albuminé D’après négatif sur plaque de verre H. 0,240 ; L. 0,300 m © Beyrouth, The Fouad Debbas Collection, TFDC_160_013_0063_01 21. Bonfils, Inscriptions sur la façade droite de la 2e Porte du Grand Temple de Médinet-Abou, TFDC_160_013_0063. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=197112;r=292 22. Andrieux, Les célèbres statues de Memnon (Thèbes), TFDC_215_2902. 23. Bonfils, Temple d’Abou Simbel, TFDC_503_005_0084. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=198488;r=17673 24. L. Gauthier art. cit. note 9, p. 5. 25. Cité par S. Moussa , « Rencontres en images. Regard du voyageur, regard du modèle », dans G. Beaugé, J.-F. Clément, L’image dans le monde arabe, Paris, CNRS, 1995, p. 227. G. Flaubert et M. du Camp voyagèrent entre 1849 et 1850 dans différents pays d’Orient, dont l’Égypte. 26. Voir par exemple l’album 159 de Bonfils. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=197060;r=153 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 49 Autre gageure pour les photographes-voyageurs, tenter de capturer l’intégralité du site semble être un but souvent recherché. Afin d’offrir un spectacle dans le sens le plus complet du terme, les photographes ont recours à des truchements. Félix Bonfils, avec une vue stéréoscopique de la colonne de Pompée d’Alexandrie, happe le regard vers le haut de la colonne qui semble toucher le ciel à l’extrémité du carton de montage27. Une mise en scène des exotismes Destination exotique de premier choix pour les Européens, l’Égypte est perçue comme un théâtre grandeur nature des Contes des Mille et Une Nuits28. De jour comme de nuit, les scènes de rues se mêlent aux récits d’un Orient idéalisé et enchanté. À travers la production photographique, l’évasion est recherchée, dans les paysages comme dans les portraits, tout en proposant des références communes auxquelles le public européen peut s’identifier. Tout d’abord paysagé, l’exotisme est partout autour du Nil, dans le désert et ses représentations. Les éléments décoratifs très simples tels que le sable, un palmier et un peu d’eau suffisent à transporter l’homme dans une destination de rêve. La vision du Nil qui sortait de son lit au moment de la crue devait enchanter les Occidentaux, car de nombreux témoignages photographiques restituent ce spectacle naturel aujourd’hui annihilé par le barrage d’Assouan29. Les photographes n’hésitent pas à peupler ces « tableaux » de figurants soigneusement mis en scène au service d’un discours orientaliste30. Le chameau est notamment un ambassadeur de choix. Les photographes le placent près de l’eau du Nil, avec de préférence les silhouettes des pyramides reflétées à l’arrière-plan qui soutiennent le propos recherché31. Le public le découvre également servant d’attelage à une sakieh32, paternité suggérée avec les scènes de labours occidentales. On sollicite ainsi l’imagination de l’observateur qui peut ressentir les bruits, l’odeur de poussière, et l’air circulant entre les feuilles des palmiers. La photographie témoigne également d’une fascination pour la ville – vision même des contes des Mille et Une Nuits pour l’Occident33 –avec la capture des formes de ses minarets, de ses dômes de mosquées, ou encore par les moucharabieh caractéristiques de ses fenêtres ; le jeu du « voir sans être vu » qu’ils impliquent ranime le mystère d’un Orient rêvé. Quelques rares photographies de villas ou palais ajoutent à cette dimension : la magnificence des édifices orientaux répond ainsi à la richesse architecturale des grandes demeures occidentales34. Les photographes souhaitent également offrir à leurs clients des vues « à l’occidentale » de ces villes, dépeintes comme étant des centres commerciaux actifs grâce aux hôtels de Cook ou au passage de la ligne de chemin de fer, complétés par des promenades favorisées par une allée bordée d’arbres. Bonfils propose, notamment, des vues du débarcadère du port d’Alexandrie35, de la place des Consuls36 ou encore de la Rue de Choumbra au Caire37. Avec sa vue du Shepeards Hotel38, Le Caire s’identifie à une ville européenne, adaptée aux standards d’une clientèle internationale de plus en plus nombreuse, augmentée 27. Bonfils, Alexandrie, Colonne Pompée (Égypte), TFDC_0217_0002. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=196038;r=18467 28. Ce recueil de contes populaires arabes d’origine persane et indienne fut traduit par A. Galland entre 1704 et 1717, traduction qui participa à sa diffusion en Europe. 29. Ce thème fut particulièrement photographié par F. Bonfils et les frères Zangaki, parmi d’autres. 30. Frères Zangaki, Arrosage des jardins au bord du Nil, TFDC_129_050_0386. 31. Frères Zangaki, Groupe des chameaux et Pyramides, TFDC_129_048_0214. 32. Hakim, Sakieh tournée par un chameau, TFDC_142_IMG8743. 33. Bonfils, Vue générale du Caire pris de l’Est, TFDC_401_11_1356. Publiée dans Les mille et une nuits, catalogue d’exposition de l’Institut du Monde Arabe, 2012, p. 379. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=197465;r=1869 34. C’est le cas de le vue stéréoscopique Kiosque situé dans le jardin du harem du prince IsmaïlPacha à son palais de Guéziret, près du Caire (Égypte), TFDC_ 200_sn_IMG3133. 35. Bonfils, Débarcadère, Port d’Alexandrie, TFDC_508_001_0002. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=198525;r=28253 36. Bonfils, Alexandrie, Place des Consuls, TFDC_508_002_0010. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=198525;r=28253 37. Fiorillo (attribué à), Rue de Choumbra, TFDC_139_061_sn. 38. Bonfils, Caire, Shepeards Hôtel, TFDC_508_025_1123. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=198525;r=28253 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 50 de la bonne société égyptienne. Cette transformation implique un commerce d’un genre nouveau, ce que Pierre Loti déplore quelques années plus tard au sujet de Louqsor : « Dans l’alignement pompeux du Winter Palace, des boutiques se succèdent : on y vend tout ce dont s’affublent les touristes : éventails, chassemouches, casques et lunettes bleues. En plus la bimbeloterie du Soudan : vieux couteaux de nègre, peaux de panthère et cornes de gazelles. Même les Indiens sont venus en foule à cette foire improvisée, apporter les étoffes du Radjapoute ou du Cachemire39. » La construction du portrait photographique Si la ville et les monuments sont largement mis à contribution par les photographes, la population locale participe également à l’illustration d’un certain exotisme. Il peut s’exprimer avec majesté à travers une véritable construction de portraits, galerie d’individus posant seuls ou en groupes. Les photographes utilisaient alors des toiles peintes tendues représentant généralement une végétation luxuriante qui tenaient lieu de décor. Les modèles, dépersonnifiés, y étaient insérés dans un espace correspondant au rendu recherché, par le biais d’accessoires tels que des bijoux, une chicha ou encore d’une activité jugée représentative du pays visité40. Figure 2 : Hippolyte Arnoux Marchand de pain vers 1880 tirage sur papier albuminé D’après négatif plaque de verre H. 0,280 ; L. 0,220 m © Beyrouth, The Fouad Debbas Collection TFDC_129_039_SN_01 Toutefois, certaines incohérences trahissent la démarche du photographe dans sa recomposition du décor. Hippolyte Arnoux a produit une série de photographies dans laquelle il a recours à une toile de fond européanisant alors qu’il cherchait vraisemblablement à représenter la végétation luxuriante de l’Égypte. Or, les feuilles des arbres et l’effet forestier de ceux-ci ou encore la colonne antique gréco-romaine de l’arrière-plan de son vendeur de galettes ne trompent pas (fig. 2)41. L’effet escompté n’est pas atteint. Le sujet, certes, est égyptien, mais le photographe perd toute crédibilité en se trompant de fond42. 39. Pierre Loti, La Mort de Philæ, Paris, Calman-Lévy, 1908, p. 215. 40. L. Gauthier, art. cit. note 9 p. 7. 41. H.Arnoux, Marchand de pain, TFDC_129_39_sn. 42. C’est également le cas avec la photographie d’un porteur d’eau, chargé de son outre pleine, mais passant devant un décor européanisant, dont on voit même la limite de la toile peinte servant de décor, là où Arnoux avait camouflé la transition entre la toile de fond et le sol. Voir TFDC_130_10_sn frères Zangaki (attribué à) Porteur d’eau dans une outre. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 51 Si quelques photographes, comme les frères Zangaki se sont, en apparence, spécialisés dans un type de scènes en plein-air, l’observation attentive de leurs clichés remet également en question la pertinence du contexte présenté. La Collection Fouad Debbas possède en effet un album43 où un décor unique sert de support à différentes photographies : la façade de moucharabieh en bois accolée à un mur de brique où se détache une porte en ogive est visible dans sa globalité sur une photographie intitulée Visite de cimetière (fig. 3)44 ; les mêmes moucharabieh servent de fond au Bazar des mandarines45, tandis qu’Une famille fellahine est disposée devant la porte en ogive46. Le décor est toujours le même, mais le sujet diffère, guidé par la légende qui trompe le public et supporte la mise en scène choisie. Figure 3 : Frères Zangaki Visite de cimetière vers 1880 tirage sur papier albuminé D’après négatif plaque de verre, H. 0,225 ; H. 0,285 m © Beyrouth, The Fouad Debbas Collection TFDC_129_040_0896_01 Vive source d’inspiration des écrivains et peintres orientalistes, la femme orientale n’est pas négligée dans la production des photographes commerciaux, qui participent à la construction de son image. Si les Shéhérazade ou autres Cléopâtre demeurent dans l’inconscient du voyageur, la photographie, par son illusion du réel, peut nuancer ces images fantasmées, et propose parfois une autre vision. Dans ce cas, les femmes sont décontextualisées : par groupes ou isolées, elles posent voilées, sur un fond uni et neutre qui les placent comme sujet principal. Le regard teinté de condescendance de l’Occident sur l’Orient se ressent dans certaines mises en scène : Bonfils place une mère sur un mulet avec son enfant, tandis que son époux tient l’animal par la bride. La femme regarde le sol, tandis que l’homme toise l’objectif 47. Les clichés qui permettent la diffusion des œuvres du musée de Boulaq n’échappent pas aux mises en scène du photographe, brouillant un aspect documentaire pourtant attendu dans ce contexte. Momies et statues peuvent être dressées contre une toile tendue pour faire office de fond, extraites de leur contexte muséographique habituel (fig. 4)48. D’autres effets théâtraux visent à décontextualiser le sujet. Bonfils ne s’intéresse pas au corps du pharaon Ramsès II mais décide de saisir exclusivement le visage de la momie, le présentant alors comme un portrait peint en médaillon ou un buste sculpté qui renverrait presque aux tondi italiens49. 43. ���������� TFDC_129. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=196664;r=16827 44. ��������������������������������� Frères Zangaki, TFDC_129_040_0896 45. ����������������������������������� Frères Zangaki, TFDC_129_45_0058. 46. Frères Zangaki, TFDC_129_56_0058. 47. Bonfils, Femme arabe et son enfant à baudet, TFDC_520_036_0733. Au sujet des femmes orientales dans la photographie, voir l’article de L. Gauthier, art. cit. note 9. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=198870;r=27529 48. Frères Zangaki (?), La statue de bois, TFDC_139_ 58_sn. Frères Zangaki, Momie de Séti Ier, vue en pied, TFDC_139_ 60_sn. 49. Bonfils, Momies royales, tête de Ramsès II (19e dynastie) vue de face, TFDC_401_177_1182. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=197465;r=1869 Bonfils, Momies royales, tête de Ramsès II (19e dynastie) vue de profil, TFDC_401_178_1183. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=197465;r=1869 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 52 Figure 4 : Frères Zangaki (?) la statue de bois vers 1880 tirage sur papier albuminé D’après négatif sur plaque de verre, H. 0,280 ; L. 0,220 m © Beyrouth, The Fouad Debbas Collection TFDC_139_058_SN_01 Figure 5 : Félix Bonfils Momies trouvées dans les Tombeaux des Rois à Thèbes vers 1875 tirage sur papier albuminé D’après négatif sur plaque de verre H. 0,240 ; L. 0,300 m © Beyrouth, The Fouad Debbas Collection TFDC_160_032_0083_01 L’Égypte, théâtre à ciel ouvert Par ses antiquités omniprésentes, l’Égypte est l’un des plus grands théâtres à ciel ouvert du XIXe siècle et chaque photographe est désireux d’en capturer l’immensité désertique, les temples ou encore les momies, éléments très représentatifs de l’Égypte ancienne dans l’imaginaire européen. Ils poussent donc les artifices à leur paroxysme pour rendre le spectacle. Erreur technique du photographe Félix Bonfils ou démarche volontaire ? Le figurant égyptien surgit de l’obscurité dans le temple de Karnak et donne vie au site sur certains clichés50. Dans la même série, Bonfils dispose deux momies royales contre un mur face à un fellah égyptien 50. Bonfils, Temple de Karnak. Sculptures sur le 2e pylône dans la salle hypostyle, TFDC_159_006_0006. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=197060;r=153 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 53 accroupi, la tête dans les mains. Le photographe cherche probablement ici à rendre l’idée d’une filiation entre l’Égypte d’hier et d’aujourd’hui51 (fig. 5). On dénote également, parmi les photographies des monuments, un certain goût pour l’anecdote. Les tentations d’hier restent celles d’aujourd’hui, et bien que désormais prohibée, l’ascension de la pyramide de Chéops semble s’être imposée comme un rite de passage pour le voyageur. Gustave Flaubert en fait une description : « Les pierres qui à deux cents pas de distance semblent grandes comme des pavés n’en ont pas moins, les plus petites, trois pieds de haut. Généralement elles vous viennent à la poitrine – Nous montons par l’angle de gauche (celui qui regarde la pyramide de Chéphren). Les Arabes me poussent, me tirent – je n’en peux plus. C’est désespérant d’éreintement. Je m’arrête cinq ou six fois en route – Maxime est parti devant et va vite. Enfin j’arrive en haut52.» L’ascension de la grande pyramide est immortalisée par de nombreux photographes (fig. 6). Comment ne pas sourire au spectacle cocasse de ces touristes tirés de bloc en bloc par les Égyptiens53 ? Du Camp – Maxime – complète : « Tous les bourgeois qui ont eu cette fortune de parvenir au sommet de la grande pyramide y ont gravé leur nom. Les pierres de la plate-forme disparaissaient sous ces ridicules monuments de bêtise et de vanité. Il y a des noms, de tous les pays et de toutes les langues ; j’ai vu là tous les croquis politiques, artistiques ou impurs qui ont si souvent égayé les murs de Paris. Les noms anglais abondent à côté de quelques noms de soldats français écrits à coups de baïonnette. Il y a des voyageurs qui ont fait de cela une enseigne, une réclame […] 54». Le souci de Du Camp pour le patrimoine semble avoir fait peu d’émules et cette pratique fut également répandue parmi les photographes ; Bonfils lui-même laissa sa trace au Ramesseum, où l’on peut encore aujourd’hui lire : « F. Bonfils, 1875 ». Figure 6 : Maison Bonfils Ascension de la grande pyramide de Chéops vers 1880 tirage sur papier albuminé D’après négatif sur plaque de verre H. 0,240 ; L. 0,300 m © Beyrouth, The Fouad Debbas Collection TFDC_402_098_0114_01 Bien que les intentions de Du Camp et des photographes commerciaux furent différentes, le caractère anecdotique ne doit pas faire oublier l’apport documentaire 51. Bonfils, Momies trouvées dans les Tombeaux des Rois, à Thèbes, TFDC_160_032_0083. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=197112;r=292 52. Voyage en Égypte, édition intégrale du manuscrit inédit et présentée par Pierre-Marc de Biasi, Grasset, Paris, 1991. Cité dans op.cit. note 14, p. 18. 53. Maison Bonfils, Ascension de la grande pyramide de Chéops, TFDC_402_098_0114. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=197536;r=19912 54. Maxime Du Camp, Le Nil, Paris, 1854, cité dans, A. D’Hooghe, op. cit. note 14, p. 19. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 54 non négligeable de ces clichés pour l’étude des monuments. À titre d’exemple, les nombreuses vues du sphinx de Chéphren témoignent de ses différentes phases de désensablement, et fixent l’état du site à un moment donné. Mœurs et usages Les photographes commerciaux, s’étant également donné pour mission d’enregistrer les mœurs et coutumes orientales, s’intéressent autant à la description des petits métiers traditionnels de l’Égypte, encore en activité pour certains, qu’à la pratique religieuse et aux festivités. Bonfils, Arnoux ou encore les frères Zangaki produisent de nombreux clichés qui mettent en scène les activités quotidiennes de la population : du porteur d’eau55 au marchand de pain56 en passant par celle plus originale du vendeur de crocodiles57. L’artifice est toujours de mise, supporté par un décor construit et parfois inadéquat : Bonfils installe ses figurants dans la rue pour donner un contexte réaliste à sa photographie, tandis qu’Arnoux fait poser sa vendeuse de légumes devant une toile de fond luxuriante qui perturbe son discours58. Les fêtes religieuses ou autres rites occupent une place plus rare mais qui pourrait être essentielle pour l’ethnologue, le sociologue de notre temps. Cependant, les photographes n’étant pas toujours familiers des traditions orientales interprètent, avec leur regard, le spectacle auquel ils assistent. Ainsi, Hammerschmidt, dans sa photographie au format « carte de visite » des Arabes faisant la prière59 donne à voir deux hommes, l’un agenouillé, les yeux fermés et les mains ouvertes tendues vers le ciel, s’apprêtant à embrasser le sol, et un autre, le dos courbé, les deux mains posées à terre encadrant son visage. Les paires de chaussures des deux hommes apparaissent au premier plan, et le tapis de prière sur lequel ils sont tous les deux assis donne le minimum d’informations nécessaires à la compréhension de l’Islam et de la prière qui est ici décomposée en deux temps. Toutefois, ces deux hommes partagent le même tapis et ne prient pas dans la même direction, ce qui rend la scène quelque peu incohérente : si les éléments rassemblés par le photographe sont intelligibles, il recompose son image en donnant sa propre interprétation de la prière. D’autres photographes couvrent certaines festivités traditionnelles égyptiennes, tel le pèlerinage d’Aïd el-Kebir. La vue stéréoscopique Pilgrims of the Festival El-id-ed-Kebir Returning to Cairo 60 plonge littéralement le spectateur au milieu de la foule. Pour rendre cette ferveur populaire, le photographe se place à un endroit stratégique d’où il saisit les files de pèlerins entrant et sortant de la ville, à pieds ou à dos d’âne. Au revers, un commentaire explique cette photographie stéréoscopique ; le texte est à destination des touristes et légende le spectacle « There is a close connection between feast and pilgrimages. At the great festivals in the Orient there are also great processions… ». Cette note rapproche le rite musulman des fêtes chrétiennes ; il y a ici une volonté d’expliquer l’Orient à l’Occident en reprenant un système de pensée occidental et des référents communs. Plus rares enfin, certains photographes osent la prise de vue de l’événement historique. Des tirages de Pascal Sebah témoignent du bombardement anglais d’Alexandrie en 188261 où le fort d’Ada est la première place attaquée par la flotte britannique. Plusieurs photographies, toujours de Sebah, représentent de même la ville d’Alexandrie après son bombardement62. Mettant l’artifice de côté, le 55. F. Bonfils, Hamalis donnant à boire aux passants, TFDC_508_8548. http://eap.bl.uk/database/overview_item.a4d?catId=198525;r=28253 56. H. Arnoux, Marchand de pain, TDFC_129_6798. 57. Cette activité est représentée chez différents photographes, comme les frères Zangaki. Marchand de crocodiles, TDFC_129_0589. 58. H. Arnoux, Vendeuse de légumes, TDFC_129_6859. 59. Arabes faisant la prière, TFDC_CdvHammershmidt_54. Il en est de même sur la photographie des frères Zangaki Musulmans en prière TDFC_129_0502_6706. 60. The Fine Art Photographer’s Publishing Co, Pilgrims of the Festival El-id-ed-Kebir Returning to Cairo, Egypt, TFDC_ 204_9811. 61. Sebah, Les fortifications, TFDC_141_021_ 9450 ; Sebah, Vue du Fort Adda, pris du Fort Pharos, TFDC_141_021_0044. 62. Sebah, Rue Sésostris [après le bombardement], TFDC_141_IMG 9461 et Sébah, Rue Rosette [après le bombardement], TFDC_141_IMG 9465. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 55 photographe montre ce qu’il voit, de l’état de ruines des bâtiments à la population qui dégage les décombres laissés par les bombes. De même, l’événement majeur que fut pour l’Égypte le percement et l’inauguration du canal de Suez fut particulièrement photographié. Arnoux, installé à Suez, fut à l’origine de la diffusion en Europe des tirages concernant le canal : les travaux et l’exploitation de la voie navigable sont systématiquement couverts par le photographe. Nombreux furent les touristes qui, de passage vers les Indes et l’Extrême-Orient profitèrent de l’escale à Port-Saïd pour visiter son atelier et acquérir quelques clichés63. La production photographique du XIXe siècle est essentiellement liée aux attentes de la clientèle européenne autant avide de clichés souvenirs que d’images orientalistes. Répondant aux conventions qui s’appliquent à la peinture, la photographie s’impose par une restitution du réel. Toutefois, un certain nombre de photographes utilisent des artifices de mise en scène et les nombreuses possibilités techniques de leur médium pour rendre une illusion. À l’aube du XXe siècle, les photographes amateurs commencent à changer le discours des images du voyage en Égypte en annotant leurs photographies et en les plaçant dans des albums de souvenirs qui ressemblent à ceux de notre temps. Malgré les artifices utilisés, ces clichés restituent la mémoire d’une époque – le XIXe siècle – , d’un pays – l’Égypte –, et au sens plus large, d’une région. Telle fut la démarche de Fouad Debbas, pour qui préserver la mémoire du Moyen-Orient était au cœur de son activité de collectionneur. Si les monuments égyptiens sont relativement bien conservés, d’autres pays du Moyen-Orient ont aujourd’hui perdu une partie de leur patrimoine. De facto les albums et les tirages de la Collection Fouad Debbas constituent un témoignage inestimable de ces trésors disparus. Les auteurs Yasmine Chemali Diplômée de l’École du Louvre en Arts de l’Islam et spécialisée en régie des œuvres, Yasmine Chemali vit et travaille à Beyrouth depuis 2011 où elle est responsable de la Collection Fouad Debbas, une collection privée de photographies anciennes. Membre de l’ICOM, de l’ICOMOS et de l’AIC, elle a reçu en 2013 une bourse du « Endangered Archives Programme » de la British Library afin de numériser, reconditionner et consolider les photographies de la Maison Bonfils au sein de la Collection Debbas. Elle est chargée de cours de conservation et de gestion des collections à Beyrouth. Yasmine Chemali a pour volonté de préserver le patrimoine visuel du Moyen-Orient en mettant en place des normes de professionnalisme et d’exigences internationales en matière de conservation préventive. Anne-Hélène Perrot Allocataire de recherche de l’École du Louvre pour l’année 2013-2014, Anne Hélène Perrot prépare un diplôme de 3e cycle en co-encadrement avec l’École doctorale de Lille qui a pour sujet : « Sépultures de la nécropole thébaine au Moyen Empire : relations entre les frises d’objets et le mobilier funéraire ». Chargée de Travaux dirigés devant les œuvres depuis 2011, et de cours en région, elle a collaboré avec le département des Antiquités égyptiennes du musée 63. Jean-Yves Tréhin, « H. Arnoux », dans François Pouillon (ed.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, 2008, pp. 23-24. Albums photographiques du Canal de Suez (Port-Saïd, 1860-1890) : Hyppolyte Arnoux. Photographe de l’union des mers, Paris, catalogue d’exposition, Centre historique des archives Nationales, Hôtel de Soubise, 6 nov. 1996-3 fév. 1997. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 56 du Louvre à l’occasion de deux expositions en 2011 et 2013 (Museum Lab L’offrande au temps des Égyptiens : une question de survie ; Rendre visite aux dieux : pèlerinage au temps de l’Égypte pharaonique). En 2014, elle a effectué une mission à la documentation du Centre d’Études Franco-Égyptien des temples de Karnak (CFEETK-Égypte) pour le projet Karnak. Depuis 2013, elle mène des recherches sur la partie égyptienne du fonds de la Collection Fouad Debbas en collaboration avec Yasmine Chemali, responsable de la collection. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 57 Émile Guimet et la morsure du canard égyptien. Un curieux au musée de Boulaq Thomas Lebée Résumé Les visites d’Émile Guimet (1836-1918) au musée de Boulaq en 1865-1866 eurent un impact déterminant sur sa vocation de collectionneur et la création, quelques années plus tard, de son musée d’étude des religions (ouvert à Lyon en 1879 et transféré à Paris en 1889). Grâce à son témoignage, il est possible de revenir sur le contexte et les modalités de ces visites, qui s’inscrivent dans les débuts des circuits touristiques réguliers en Égypte. Le regard de l’orientaliste lyonnais permet aussi de prendre conscience du caractère novateur de la manière dont Auguste Mariette (1821-1881) rendait accessible ses collections égyptologiques. Émile Guimet and the Egyptology bug: a curious visitor at the Musée de Boulaq Abstract The visits of Émile Guimet (1836–1918) to the Musée de Boulaq in 1865–66 had a determining impact on his vocation as a collector and the creation, a few years later, of his museum of the study of religions (opened in Lyon in 1879 and transferred to Paris in 1889). Thanks to his testimony, the context and modes of these visits, part of the beginnings of regular organised tours in Egypt can be examined. The Lyon orientalist thus also became aware of the innovative way Auguste Mariette (1821–1881) made his Egyptological collections accessible. Anonyme Musée Guimet de Paris salles égyptiennes (galerie Boissière) après 1889 photographie D’après Geneviève Galliano (dir.) Un jour j’achetai une momie Émile Guimet et l’Égypte antique, Lyon, 2012 fig. 18, p. 71 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Cahiers de l’École du Louvre recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations archéologie, anthropologie et muséologie Numéro 5. Octobre 2014 Émile Guimet et la morsure du canard égyptien. Un curieux au musée de Boulaq Thomas Lebée Article disponible en ligne à l’adresse : http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero5octobre2014/Lebee.pdf Pour citer cet article : Thomas Lebée, « Émile Guimet et la morsure du canard égyptien. Un curieux au musée de Boulaq », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne] no 5, octobre 2014 , p. 58 à 66. © École du Louvre Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Émile Guimet et la morsure du canard égyptien. Un curieux au musée de Boulaq Thomas Lebée « Le canard égyptien […] est un animal dangereux. Il vous accueille bénignement, mais si vous vous laissez prendre à son air innocent et que vous le pratiquez familièrement, vous êtes perdu : un coup de bec, il vous inocule son venin, et vous voilà égyptologue pour la vie1. » Auguste Mariette « Un voyage de touriste en Égypte » Quand il partit en Égypte, en 1865, Émile Guimet n’était pas encore l’orientaliste distingué qu’il devint par la suite. Cet industriel et philanthrope lyonnais avait alors vingt-neuf ans ; il participait à l’entreprise familiale, qui produisait du bleu outremer. Émile Guimet publia le récit de son voyage quelques années plus tard ; il écrivit lui-même qu’il effectua « comme tout le monde, un voyage de touriste en Égypte2 ». C’est en effet à cette époque que naît le tourisme organisé autour de la Méditerranée et plus particulièrement en Égypte, le tourisme « domestique » et européen s’étant déjà fortement développé au début du xixe siècle. Des compagnies comme celle de Thomas Cook organisaient des croisières régulières sur le Nil pour la bourgeoisie aisée d’Europe, alors que se développaient les guides de voyage consacrés à l’Égypte, notamment les fameux guides Murray, Baedeker et Joanne & Isambert3. Si l’inauguration du canal de Suez en 1869 et le développement des liaisons qui s’ensuivit facilitèrent encore l’organisation de ces voyages, un certain nombre d’Européens avaient choisi l’Égypte comme destination d’un voyage d’agrément dès le milieu du siècle. Le « comme tout le monde » d’Émile Guimet est révélateur ; on pensera par exemple aux récits de Gustave Flaubert4 et de son compagnon de voyage Maxime Du Camp5, ou à celui d’Arthur Rhoné6. Le récit d’Émile Guimet mentionne, presque à chaque étape, la présence de guides polyglottes qui se consacrent au service des touristes moyennant pourboire et s’adaptent à leur langue (français, italien, allemand, grec) ; c’est la preuve d’un tourisme régulier et international. Cet article reprend certains éléments de notre mémoire : Le musée d’antiquités égyptiennes de Būlāq. Faire connaître et aimer l’Égypte ancienne au XIXe siècle, mémoire d’étude de l’École du Louvre soutenu en juin 2013 sous la direction d’Élisabeth David et d’Elsa Rickal, que nous tenons à remercier pour leurs encouragements constants. 1. Gaston Maspero, « Mariette (1821-1881). Notice biographique », Auguste Mariette, Œuvres diverses (Bibliothèque égyptologique 18), t. 1, Paris, Ernest Leroux, 1904, pp. i-ccxxiv (p. vi ; nous remercions Élisabeth David d’avoir retrouvé l’origine de cette anecdote). Une citation très similaire est d’ailleurs prêtée à Emmanuel de Rougé : Gaston Maspero, « Notice biographique du vicomte Emmanuel de Rougé », dans Emmanuel de Rougé, Œuvres diverses (Bibliothèque égyptologique 21), t. 1, Paris, Ernest Leroux, 1907, pp. i-clvi (p. vi ; nous devons cette précision à Kimberley Harthoorn). 2. Émile Guimet, Le jubilé du musée Guimet. Vingt-cinquième anniversaire de sa fondation. 1879-1904, Paris, Ernest Leroux, 1904, p. 10. 3. Pour les 1res éditions : John Gardner Wilkinson, Handbook for Travellers in Egypt, Londres, John Murray, 1847 ; Adolphe Joanne & Émile Isambert, Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l’Orient, Paris, Hachette et Cie, 1861 ; Karl Baedeker, Egypt. Handbook for travellers, t. 1 Lower Egypt, with the Fayûm and the Peninsula of Sinai, Leipzig, Karl Baedeker – Londres, Dulau & Co., 1878. 4. Gustave Flaubert, Voyage en Orient, Paris, Gallimard, 2006. 5. Maxime Du Camp, Égypte, Nubie, Palestine et Syrie. Dessins photographiques recueillis pendant les années 1849, 1850 et 1851, Paris, Gide et J. Baudry, 1852. 6. Arthur Rhoné, L’Égypte à petites journées. Études et souvenirs. Le Kaire et ses environs, Paris, Ernest Leroux, 1877 (récit d’un voyage en 1864). Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 58 Grâce au récit d’Émile Guimet7, nous connaissons les conditions précises de son voyage, ce qui nous laisse un témoignage remarquable de ses visites au musée de Boulaq. Revenons brièvement sur l’organisation du séjour. Émile Guimet partit de Marseille le 9 novembre 1864 ; il arriva à Alexandrie le 17 et visita de grandes villes de la côte et du delta du Nil : Zagazig, Ismaïlia et Port-Saïd. Il resta ensuite au Caire du 26 novembre au 10 décembre, et en profita pour visiter la ville et sa région. C’est au cours de ce séjour qu’il effectua ses deux premières visites à Boulaq, le 28 novembre et le 9 décembre, et réalisa deux excursions à Suez, du 30 novembre au 2 décembre et à Alexandrie du 5 au 7 décembre. Il prit ensuite une place sur un des bateaux qui remontaient le Nil le 10 décembre pour visiter la Haute-Égypte jusqu’à Philæ. Revenu au Caire le 29 décembre, il y passa quelques jours consacrés à diverses visites dont une tentative le 5 janvier 1865 pour revenir au musée de Boulaq, fermé le vendredi ; il y revint avec succès le 6 janvier – pour quitter la ville le 8 janvier, embarquer à Alexandrie le 9 janvier et toucher terre à Marseille le 16 janvier. Chaque escapade demandait une certaine préparation : outre les provisions, la présence d’un drogman, à la fois guide, interprète, organisateur, de porteurs, d’attelage, etc. pouvait être une nécessité ou un simple agrément. Notons également que les visites concernaient tous les aspects de l’Égypte : Émile Guimet manifestait autant d’intérêt pour les sites antiques que pour le pittoresque des mœurs contemporaines, ou même pour la controverse sur la viabilité du canal de Suez encore en cours de percement. Son voyage lui permit de découvrir le patrimoine archéologique égyptien, qui était alors sous la responsabilité d’un seul homme : Auguste Mariette, directeur du Service de conservation des antiquités de l’Égypte. L’ambitieux projet d’Auguste Mariette Le Service de conservation des antiquités de l’Égypte fut créé à l’initiative d’Auguste Mariette8, égyptologue français qui se mit au service des vice-rois d’Égypte pour fonder une institution publique capable de protéger et mettre en valeur les richesses archéologiques égyptiennes. Jusqu’en 1858, date de la création du Service, les dispositions juridiques établies au début du siècle pour protéger le patrimoine égyptien9 étaient appliquées sans grande rigueur et les antiquités qui échappaient aux fouilles clandestines, et revenaient au souverain, étaient offertes avec libéralité aux diplomates étrangers. Le Service, qui dépendait directement du vice-roi, reçut pour mission d’ouvrir des chantiers de fouille à travers tout le pays, notamment grâce à la corvée, et de créer un musée pour en abriter les fruits – le directeur du Service étant aussi directeur du musée. C’est donc avec des objectifs ambitieux qu’Auguste Mariette se mit à la tâche. « Seul maître du sol antique de l’Égypte, Mariette voulut l’exploiter sur un plan grandiose : il l’attaqua sur trente-sept points à la fois, de l’embouchure du Nil à la première cataracte10 ». Pourtant, il ne disposait que de ressources dérisoires. Les fonds alloués au Service, dépendant des caprices du vice-roi, lui permirent d’engager seulement une demi-douzaine de collaborateurs11. Avec cette équipe réduite, il dut diriger et publier ses fouilles, ce qui représentait déjà une masse de travail écrasante, mais aussi créer un musée ex nihilo (fig. 1). 7. É. Guimet, Croquis égyptiens. Journal d’un touriste, Paris, J. Hetzel, 1874. 8. Élisabeth David, Mariette Pacha. 1821-1881, Paris, Pygmalion, 1994. 9. Antoine Khater, Le régime juridique des fouilles en Égypte (RAPH 12), Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1960, pp. 37-71. 10. G. Maspero, Guide du visiteur au musée de Boulaq, Boulaq, Musée de Boulaq, 1883, p. 18. 11. A. Mariette, Notice des monuments exposés dans les galeries provisoires du musée d’antiquités égyptiennes de S.A. le vice-roi à Boulaq, Alexandrie, Mourès, Rey et Cie, 1864, p. 3. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 59 Figure 1 : Anonyme Musée de Boulaq, la salle du Centre 1868-1878 photographie H. 0,257 m ; L. 0,190 m Paris, archives de l’Institut d’égyptologie du Collège de France Album du musée de Boulaq, II-38 © Collège de France archives de l’Institut d’égyptologie Encore fallait-il pour cela disposer d’un terrain. Le vice-roi promit à plusieurs reprises des monuments prestigieux pour accueillir le futur musée égyptien, qui devait prendre place parmi les institutions nouvelles du Caire rénové. Parmi les édifices proposés successivement, citons notamment le temple du Sphinx, à Giza12. Mais aucun de ces projets somptueux ne put être engagé. Auguste Mariette dut finalement se contenter d’une modeste parcelle au bord du Nil, dans le village de Boulaq, le port du Caire. Ce terrain ne lui fut attribué qu’en 1861, soit trois ans après la création officielle du musée. Cette parcelle misérable offrait toutefois des avantages certains au Service : permettant de disposer d’un quai le long du Nil, elle facilitait l’acheminement des antiquités les plus encombrantes. De plus, si le musée était suffisamment proche du palais du vice-roi pour qu’Auguste Mariette pût aller y requérir quelque secours quand le besoin s’en faisait sentir, il en était assez éloigné pour rester à l’écart des préoccupations capricieuses du khédive13 et de sa générosité redoutable pour les collections nationales lors de visites diplomatiques étrangères. Enfin, sa situation dans les faubourgs du Caire, à un quart d’heure des hôtels du centre-ville14, en faisait un lieu facilement accessible aux touristes européens. Toutefois, Boulaq était un faubourg qui comptait nombre d’entrepôts de céréales et d’alcool15. Les risques courus par le musée en cas d’incendie avaient 12. �������������������������������������������������������������������������������������������� Patrizia Piacentini, « Archaeology and Archives: the Egyptian Museum in Egypt at the End of the Nineteenth Century », Francesco Raffaele et al., Recent Discoveries and latest Researches in Egyptology. Proceedings of the First Neapolitan Congress of Egyptology, Naples, June 18th-20th 2008, Wiesbaden, Harrassowitz, 2010, pp. 221-236, p. 222. 13. Titre accordé par le sultan ottoman au pacha d’Égypte en 1867, accompagné d’une large autonomie. 14. Émile Isambert, Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l’Orient, t. 2, Malte, Égypte, Nubie, Abyssinie, Sinaï, Paris, Hachette et Cie, 1881, p. 352. 15. Eugène Grébaut, « Le transfert du Musée de Boulaq à Guizeh », Bulletin de l’Institut égyptien (3e série) 1, 1890 (1891), pp. 44-51. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 60 alarmé certains journalistes16. Le quartier avait aussi la réputation d’être mal famé17. Le voisinage du Nil n’allait pas non plus sans inconvénients : les salles étaient souvent fréquentées par des serpents ou des scorpions18. Les caprices de la crue étaient plus redoutables encore. Le musée fut plusieurs fois endommagé par les inondations ; après la crue catastrophique de 1878, où les salles furent inondées, il fut même détruit pour être rebâti à l’identique et rehaussé19. Le manque chronique de moyens fut un autre ennemi du Service, malgré ses responsabilités et son ambition ; les finances de l’Égypte étaient dans un état calamiteux et l’archéologie n’était pas le premier souci des vice-rois. Nous avons déjà rappelé que le personnel qui lui était alloué était bien insuffisant. Très vite, les salles furent saturées et le bâtiment exigu ne put contenir tous les objets mis au jour par les fouilles dignes d’être exposés, ce qui conduisit le Service à ouvrir à la visite un des magasins de stockage20 pour présenter les objets les plus encombrants. En remerciement de son engagement considérable pour les festivités de l’inauguration du canal de Suez (1869)21, Auguste Mariette reçut les moyens de construire deux petites salles, qui ne sont attestées qu’à partir de 187422. Même dans les opérations courantes du Service, rien n’était simple : alors qu’il fallait fréquemment déplacer d’imposantes antiquités, tout le matériel (meubles, clous, palans, etc.) devaient être quémandés aux différents ministères, et parfois rendus après utilisation23. Faire connaître et aimer l’Égypte ancienne Malgré ces obstacles, Auguste Mariette mit tout en œuvre pour que son musée pût éveiller la curiosité des visiteurs pour l’Antiquité égyptienne. Ses méthodes étaient remarquables : dans les salles mêmes, chaque objet était accompagné d’un cartel qui en indiquait la provenance et l’époque. Ce dispositif a été commenté avec enthousiasme par divers observateurs24, ce qui prouve son originalité ; à titre de comparaison, les antiquités égyptiennes exposées au British Museum n’étaient alors accompagnées que d’un numéro25. De même, Auguste Mariette lança un certain nombre de publications pour assister les visiteurs au cours de leur visite. La Notice des monuments exposés dans les galeries provisoires du musée d’antiquités égyptiennes de S.A. le vice-roi 16. ���������������������������������� [Anonyme], « The Boulaq Museum », The Athenæum 3125, 1887, p. 357. Cet article anglais proposa tout simplement, dans l’intérêt des collections, de transférer le contenu du musée au British Museum. 17. Le musée eut à affronter au moins deux cambriolages, voir Bibliothèque nationale de France, ms. N.A.F. 20177, fos 272-275. 18. É. David, op. cit. note 8, p. 119. 19. Henri Wallon, « Notice sur la vie et les travaux de François-Auguste-Ferdinand MariettePacha, membre ordinaire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres », CRAIBL (4e série) 11, 1883 (1884), p. 45-163, voir appendice 26, p. 153. 20. Le « magasin no 5 », dont l’ouverture est attestée dès 1868, dans la 1re édition de la Notice (A. Mariette, op. cit. note 11, pp. 231-256) et la fermeture notée dans la 3e édition (Idem, Notice des monuments exposés dans les galeries provisoires du musée d’antiquités égyptiennes de S.A. le vice-roi à Boulaq, 3e éd., Paris, A. Franck, 1869, pp. 5-6). 21. Il accompagna par exemple les hôtes étrangers, dont l’impératrice Eugénie, lors d’une croisière en Haute-Égypte. On lui doit également l’intrigue d’Aïda, commandé pour l’occasion mais créé en 1871. L’opéra se déroule dans une Égypte antique de fantaisie, voir Jean Humbert, « Aïda. Entre l’égyptologie et l’égyptomanie », L’Avant-scène opéra 4, 1976, pp. 9-14. 22. Comparer A. Mariette, op. cit. note 11, pp. 5-6 (annonce de l’ouverture prochaine des salles) et Id., Notice des monuments exposés dans les galeries provisoires du musée d’antiquités égyptiennes de S.A. le khédive à Boulaq 5e éd., A. Mourès, Le Caire, 1874, pp. 67-68 (première attestation des nouvelles salles ouvertes au public). 23. Anne Léo, Auguste Mariette Pacha. Étude sur les débuts de l’archéologie égyptienne, mémoire de diplôme d’étude supérieure d’histoire, Faculté de Paris, 1946, t. 1 Texte, p. 91, mémoire inédit conservé à la bibliothèque de l’Institut d’égyptologie du Collège de France. 24. É. Guimet, op. cit. note 7, p. 124 ; vingt ans plus tard, il semble que ces cartels demeuraient une particularité appréciée : “Apart from the richness and number of the articles it contains, one great superiority enjoyed by this museum over all others is that the place whence every object comes is accurately known”, « Mis à part la richesse et le nombre des objets qu’ils contient, une grande supériorité dont dispose ce musée sur tous les autres est que le lieu dont chaque objet provient est exactement connu », traduction de l’auteur ; John Murray, A Handbook for Travellers in Lower and Upper Egypt, 7e éd., Londres, John Murray, 1888, p. 193. Les brouillons de ces cartels, réalisés à l’occasion de la rénovation de 1880, se trouvent à la Bibliothèque nationale de France (par exemple ms. N.A.F. 20177, fos 89, 92, 96 et 97). 25. �������������� Samuel Birch, Synopsis of the Content of the British Museum. Department of Oriental Antiquities: First and Second Egyptian Rooms, Londres, The British Museum, 1874, Note (non paginé). Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 61 à Boulaq connut six éditions26 jusqu’à la mort d’Auguste Mariette. Ce guide du musée donne des explications globales sur l’Égypte ancienne, puis un commentaire plus ou moins détaillé, salle par salle, objet par objet. Il abordait avec pédagogie les débats de l’égyptologie à cette époque, et présentait même avec une certaine neutralité des théories que désapprouvait Auguste Mariette27. Cette Notice semble également avoir eu peu d’équivalent dans les musées égyptologiques contemporains : les guides contemporains du Louvre28, du British Museum29 ou des musées de Berlin30 et de Turin31 comportaient des notices très sommaires et ne précisaient pas la provenance ou la datation des objets présentés32. Des recueils de photographies33 du musée furent aussi édités. Les Égyptiens contemporains étaient également pris en compte avec une réelle sollicitude ; Auguste Mariette écrivit à leur intention un guide particulier34 qu’il fit traduire en arabe35. Cette attention portée aux populations indigènes nous semble assez remarquable, même s’il est difficile d’évaluer le succès qu’elle a pu rencontrer. Il ne faut pas oublier les Expositions universelles, qui représentaient aussi pour l’Égypte un moyen de faire connaître son patrimoine archéologique et ses collections auprès du grand public. Auguste Mariette s’investit considérablement dans la réalisation des pavillons égyptiens, notamment aux Expositions de 1862, 186736, 1873, 187837, concevant parfois lui-même les pavillons et prêtant certaines des pièces les plus précieuses du musée – ce qui n’alla pas sans mésaventures38 – ou des copies. Auguste Mariette avait une conscience certaine de l’influence de ce que l’on appellerait aujourd’hui la scénographie sur les visiteurs. L’exposition d’antiquités extra-européennes était alors une pratique ambiguë. Les antiquités classiques étaient surtout exposées en tant qu’œuvres d’art ; il était donc normal de les présenter dans un cadre visuellement cohérent (néoclassique), et mieux encore d’exploiter leur environnement (perspective, espace, symétrie) pour magnifier leur effet et les mettre en valeur autant que possible d’un point de vue esthétique. En revanche, la situation était plus délicate lorsqu’il était question de vestiges 26. 1re éd. Alexandrie, Mourès, Rey et cie, 1864 ; 2e éd. Alexandrie, Mourès, Rey et cie, 1868 ; 3e éd. Paris, A. Franck 1869 ; 4e éd. Alexandrie – Le Caire, Mourès et cie, 1872 (à partir de cette édition, « vice-roi » est remplacé par « khédive » dans le titre) ; 5e éd. Le Caire, A. Mourès, 1874 ; 6e éd. Le Caire, A. Mourès, 1876. 27. A. Mariette, Notice des monuments exposés dans les galeries provisoires du musée d’antiquités égyptiennes de S.A. le khédive à Boulaq, 6e éd., Le Caire, A. Mourès, 1876, p. 82. 28. Jean-François Champollion, Notice descriptive des monuments égyptiens du musée Charles X, Paris, Crapelet, 1827 ; Emmanuel de Rougé, Notice sommaire des monuments égyptiens exposés dans les galeries du musée du Louvre, Paris, Vinchon, 1849 ; Paul Pierret, Musée du Louvre. Catalogue de la salle historique de la galerie égyptienne, Paris, Charles de Mourgues frères, 1873. 29. ��������������� Samuel Sharpe, Egyptian Antiquities in the British Museum, Londres, John Russel Smith, 1862 ; S. Birch, op. cit. note 25. 30. ������������������ Heinrich Brugsch, Uebersichtliche Erklærung ægyptischer Denkmæler des kœnigl. neuen Museums zu Berlin, Berlin, Ferd. Dümler, 1850 ; Karl Richard Lepsius, Koenigliche Museen. Abtheilung der Aegyptischen Alterthümer, Berlin, 1855. Dans cette dernière référence, rééditée en 1855, il y a parfois une indication de provenance ou une attribution dynastique, mais de manière assez exceptionnelle. 31. Francesco Rossi, I monumenti egizi del museo d’antichità di Torino, Turin, Unione tipografico, 1884. 32. Les guides du musée de Boulaq ne sont pas pour autant exempts de défauts ; à cause des réaménagements incessants, il était impossible de retrouver nombre d’objets évoqués. Un article remarqua avec pragmatisme : “[…] if the catalogue is full of omissions, erroneously indicates the place of the objects, entitles those objects according to their material and not their subject, and is without table of content and index [...], the visitor may console himself with the remembrance that there are Egyptian museums in Europe without catalog of any kind” ; « […] si le catalogue est plein d’omissions, indique de façon erronée l’emplacement des objets, intitule ces objets selon leur matériaux et non leur sujet, et ne comporte pas de table des matières ni d’index […], le visiteur peut se consoler en se rappelant qu’il y a en Europe des musées égyptiens sans catalogue d’aucune sorte », traduction de l’auteur ; Henry Wallis, « The Boulaq Museum », The Art-Journal, avril 1888, pp. 103-110, p. 110. 33. A. Mariette, Album du musée de Boulaq, Le Caire, Mourès et cie, 1872 ; Alexandre Brignoli, Musée égyptien. Album photographié, Le Caire, s. d. [1874 ?]. 34. A. Mariette, Une visite au musée de Boulaq, Paris, A. Franck, 1869. 35. ����������������� Eliott H. Colla, Conflicted Antiquities. Egyptology, Egyptomania, Egyptian Modernity, Durhan, Duke University Press, 2007, pp. 128-129. Hormis l’introduction du traducteur, le texte arabe traduit de Mariette n’a, à notre connaissance, pas été commenté, tandis que le texte français original n’est pas connu. 36. A. Mariette, Exposition de 1867. Description du parc égyptien, Paris, Dentu, 1867. 37. A. Mariette, La galerie de l’Égypte ancienne à l’exposition rétrospective du Trocadéro, Paris, Pichon, 1878. 38. Les manipulations et des moulages non autorisés endommagèrent par exemple la statue de Kaâper, Musée égyptien du Caire CG 34, fig. 3 ; voir. H. Wallon, op. cit. note 19, pp. 143-144. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 62 archéologiques qui n’étaient pas issus du monde gréco-romain : il n’était pas facile de leur concéder une valeur artistique. En outre, l’égyptologie naissante était considérée comme une science historique ; on avait donc affaire à des documents qu’il fallait rendre lisibles et intelligibles (inscription, iconographie) plutôt qu’à des modèles esthétiques à magnifier. L’aménagement d’un musée égyptologique était donc une véritable question39. Quant à la décoration des salles, elle n’allait pas de soi non plus. Les grands musées européens hésitaient entre le modèle néoclassique40 ou le style égyptianisant41. Auguste Mariette, ancien conservateur du Louvre, qui connaissait les musées de Londres, Berlin et Turin, a conçu le décor de son musée lui-même en composant avec les maigres moyens qui lui étaient confiés. Il copia les relevés archéologiques de Karl Richard Lepsius sur les murs des premières salles d’exposition42 ; par la suite il adopta pour le musée un décor discret mais coloré, composé notamment de frises à motifs égyptiens (lotus, « égyptiennes », etc.). Le mobilier était imité d’un meuble exhumé par les fouilles du Service43 et avait été réalisé pour l’Exposition universelle de Londres en 1862. Ces éléments participaient d’une véritable stratégie pour charmer les visiteurs. Figure 2 : Anonyme Musée de Boulaq, salle de l’Ouest 1868-1874 photographie H. 0,255 m ; L. 0,197 m Paris, archives de l’Institut d’égyptologie du Collège de France, Album du musée de Boulaq, II- 36 © Collège de France archives de l’Institut d’égyptologie En effet, Auguste Mariette avouait dans l’avant-propos de sa Notice avoir recours à certains artifices pour séduire l’œil grâce à une disposition harmonieuse des objets ou la mise en valeur des chefs-d’œuvre du musée (fig. 2) : « […] j’ai sacrifié au goût et cherché une certaine mise en scène qu’exclut ordinairement la froide régularité de nos Musées d’Europe ». Il s’en explique aussitôt : « […] il est certain que, comme archéologue, je serais assez disposé à blâmer ces inutiles étalages qui ne profitent en rien à la science ; mais si le Musée ainsi arrangé plaît à 39. Pour cette problématique dans le cadre de la présentation des sculptures égyptiennes au British Museum au xixe siècle, voir Stephanie Moser, Wondrous Curiosities. Ancient Egypt at the British Museum, Chicago, University of Chicago Press, 2006. 40. Par exemple les salles de sculpture du British�������������� ������������� Museum (voir Ibidem, passim) ou le musée Charles X du Louvre (malgré les bas-reliefs égyptisants en trompe-l’œil et l’exotisme du décor, la structure reste classique). 41. Par exemple������������������������������������������������������������������������� :����������������������������������������������������������������������� les salles égyptiennes du Crystal Palace, voir Philip Henry Delamote, Photographic Views of the Progress of the Crystal Palace, Sydenham, Crystal Palace Company, [s. l.] 1855, pl. 68 ou le Neues Museum de Berlin en 1850. Voir http://www.egyptian-museum-berlin.com/c01.php, Verein zur Förderung des Ägyptischen Museums Berlin e.V. 42. Édouard Mariette, Mariette Pacha. Lettres et souvenirs personnels, Paris, Jouve, 1904, pp. 180-181. 43. A. Rhoné, op. cit. note 6, p. 80. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 63 ceux auxquels il est destiné, s’ils y reviennent souvent et en y revenant s’inoculent, sans le savoir, le goût de l’étude et, j’allais presque dire, l’amour des antiquités de l’Égypte, mon but sera atteint. »44 Le visiteur rêvé Toute cette stratégie pédagogique fonctionna admirablement sur Émile Guimet. Les remarques de son journal sont intéressantes. Dans le récit de sa première visite (le 28 novembre 1864), avant de détailler quelques éléments de la religion égyptienne, sa préoccupation principale, il remarque : « Le Musée est fort curieux, très-bien tenu et le catalogue, rédigé par M. Mariette, le conservateur, est admirablement fait45. » L’importance du « catalogue » dans l’appréciation de la visite est remarquable ; il précise avoir accompli sa visite « le catalogue à la main46 ». Il insère alors dans le récit de son voyage ce qu’il a appris sur l’Égypte ancienne. Il n’est pas anodin de noter qu’il reprend alors précisément les informations données par la Notice47. Ces similitudes prouvent que le guide s’est montré efficace dans son rôle ; il est aussi probable qu’il ait servi a posteriori à combler les lacunes de la mémoire lors de la rédaction48. Dans le récit de sa seconde visite, une dizaine de jours plus tard (le 9 décembre 1864), il formule une remarque également intéressante : « Visite au musée de Boulak. Mariette-Bey, en l’organisant, a eu une très-bonne idée, qui consiste à indiquer pour chaque objet antique sa provenance, les circonstances dans lesquelles il a été retrouvé et, quand on le peut, l’époque à laquelle il remonte. De cette manière, chaque fragment a son intérêt et son enseignement. Tant que les musées d’antiquité ne suivront pas cette méthode, ils n’apprendront jamais rien aux visiteurs, tandis que le musée égyptien de Boulak est intéressant et attachant dans toutes ses parties49. » La stratégie d’Auguste Mariette avait fonctionné, au point même d’éveiller une vocation, comme l’avoua Émile Guimet lui-même quarante ans plus tard : « En 1865, j’entreprenais, comme tout le monde, un voyage en Égypte. La vue des monuments, la visite au Musée de Boulacq, la lecture du merveilleux catalogue rédigé par Mariette, attrayant même pour les profanes, attachant comme un roman, les petits objets antiques qu’on se croit obligé de rapporter, tout cela avait ouvert mon esprit aux choses des temps passés et particulièrement aux croyances encombrantes dont les symboles se déroulent en Égypte sur des kilomètres de muraille50. » Après son voyage, Émile Guimet commença à collectionner les antiquités égyptiennes, spécialement ce qui touchait à la religion, tout en se documentant sur le sujet. En 1874, il possédait plus de quatre cent cinquante objets égyptiens dans sa collection privée51. Dans une optique comparatiste, il s’intéressa aussi à la Perse, l’Inde et l’Extrême-Orient. Il partit en 1876 au Japon, en Chine et en Inde 44. A. Mariette, Notice des monuments exposés dans les galeries provisoires du musée d’antiquités égyptiennes de S.A. le vice-roi à Boulaq, Alexandrie, Mourès, Rey et cie, 1864, pp. 7-8. 45. ����������� É���������� . Guimet, op. cit. note 12, p. 55. Auguste Mariette n’était toutefois pas le conservateur mais le directeur du musée ; le conservateur titulaire était alors Luigi Vassalli. 46. Idem, Ibidem, p. 56. 47. Comparer les commentaires de la statue de Chéphren (Musée égyptien du Caire CG 14, fig. 1 au fond) : Ibid., pp. 281-282 et Auguste Mariette, op. cit. note 43, pp. 179-180 ; Émile Guimet reprend de la Notice le rappel que cette statue permet d’établir que les rois de la IVe dynastie utilisaient l’écriture, ce qui n’était pas attesté peu de temps auparavant. 48. Émile Guimet n’avait pas noté dans son carnet les descriptions qui figurent dans le récit publié, Véronique Gay, « Croquis égyptiens. Émile Guimet en Égypte », Geneviève Galliano (dir.), Un jour j’achetai une momie. Émile Guimet et l’Égypte antique, Lyon, Hazan, 2012, pp. 34-35. 49. ����������� É���������� . Guimet, op. cit. note 7, p. 124. 50. ����������� É���������� . Guimet, Le jubilé du musée Guimet. Vingt-cinquième anniversaire de sa fondation. 18791904, Paris, Ernest Leroux, 1904, p. 10. 51. G. Galliano, « Histoire des collections égyptiennes d’Émile Guimet », op. cit. note 48, p. 46. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 64 pour poursuivre ses recherches et compléter sa collection, dans le cadre d’une mission sollicitée auprès du ministère de l’Instruction publique. Grâce à cette collecte, il créa en 1879 un Musée de l’histoire des religions et des civilisations orientales à Lyon, déplacé en 1889 à Paris (fig. 3) et devenu depuis, après le transfert de ses collections antiques au Louvre en 1948, le Musée national des arts asiatiques – Guimet. Figure 3 : Anonyme Musée de Boulaq, la statue de Kaâper dans la salle du Centre 1868-1883 photographie H. 0,241 m ; L. 0,177 m Paris, archives de l’Institut d’égyptologie du Collège de France Album du musée de Boulaq, III-50 © Collège de France archives de l’Institut d’égyptologie Figure 4 : Anonyme Musée Guimet de Paris salles égyptiennes (galerie Boissière) après 1889 photographie D’après Geneviève Galliano (dir.) Un jour j’achetai une momie Émile Guimet et l’Égypte antique, Lyon, 2012 fig. 18, p. 71 Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 65 En 1889, presque trente ans après son ouverture, le musée de Boulaq fut fermé afin de transférer ses collections dans un lieu bien plus adapté, le palais de Giza52. En 1902, les collections, et la tombe d’Auguste Mariette – qui les avait suivies à Giza –, connurent un autre transfert vers l’actuel Musée égyptien du Caire. À l’instar du venin du canard égyptien, le travail d’Auguste Mariette pour transmettre son intérêt à l’antiquité égyptienne se révéla d’une redoutable efficacité. Les écrits d’Émile Guimet reconnurent son rôle déterminant dans sa propre vocation à fonder un musée ; mais l’influence de Boulaq sur le musée Guimet ne s’arrêtait pas là. Certains dispositifs scénographiques du musée d’Auguste Mariette y furent en effet repris à l’identique, comme les meubles octogonaux à vitrine, ou même une des pièces emblématiques des collections de Boulaq, la statue de Kaâper, dont il exposa une copie53 dans sa galerie égyptienne (fig. 3 et 4). Enfin, les murs des deux salles égyptiennes étaient décorés des panneaux réalisés à la demande d’Auguste Mariette pour le pavillon égyptien de l’Exposition universelle de 187854. L’auteur Après avoir obtenu en 2012 une licence d’histoire de l’art à l’université Paris 1 Panthéon – Sorbonne et le diplôme de 1er cycle de l’École du Louvre, Thomas Lebée a réalisé son mémoire d’étude sur le musée de Boulaq. Il a ensuite travaillé, dans le cadre du M2 de l’École du Louvre, sur la collection des stèles égyptiennes tardives du Louvre, et à l’École pratique des Hautes Études sur l’évolution du dieu Seth au Ier millénaire av. J.-C. 52. G. Maspero, « Le musée de Boulaq et le musée de Guizéh », La nature 18-2, 1890, pp. 199202. 53. Cette copie fut transférée en 1948, avec toutes les collections égyptologiques du musée Guimet, au département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre, où elle est toujours conservée sous le numéro d’inventaire E 20362. Nous remercions Élisabeth David de nous l’avoir signalé. 54. G. Galliano, op. cit. note 51, p. 46. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 66 L’exposition préhistorique de la Galerie de l’Histoire du travail en 1867. Organisation, réception et impacts Charlotte Quiblier Résumé L’Exposition universelle de 1867, outre les exposants industriels de tous pays, présente une exposition rétrospective. Connue sous le nom de Galerie de l’Histoire du Travail, elle accueille toutes les œuvres antérieures à 1800. Dans un contexte de renforcement des identités nationales et de débat autour de l’ancienneté de l’Humanité, plusieurs des nations représentées vont y exposer les tous premiers vestiges de l’occupation humaine de leur territoire. Ainsi, la Galerie de l’histoire du travail est le lieu de la première exposition préhistorique. Organisée par des personnalités essentielles des sciences de l’Homme qui sont alors en train de se constituer, liée à d’autres événements essentiels dans la structuration de cette science, elle va jouer un rôle important dans la construction et l’institutionnalisation de l’archéologie préhistorique. The prehistoric exhibition of the Galerie de l’Histoire du Travail of 1867. Organisation, reception and impact Abstract The Exposition Universelle of 1867, in addition to industrial exhibitors from around the world, presented a retrospective exhibition. Known by the name Galerie de l’Histoire du Travail, it featured works from before 1800. In the context of the strengthening of national identities and the debate about the age of humanity, several of the nations represented exhibited the earliest vestiges of the human occupation of their territory. Thus, the Galerie de l’Histoire du Travail was the setting for the first prehistoric exhibition. Organised by key figures in the nascent field of social science and linked to other major events in the structuring of this science, it played an important role in the construction and institutionalisation of prehistoric archaeology. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre Cahiers de l’École du Louvre recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations archéologie, anthropologie et muséologie Numéro 5. Octobre 2014 L’exposition préhistorique de la Galerie de l’Histoire du travail en 1867. Organisation, réception et impacts Charlotte Quiblier Article disponible en ligne à l’adresse : http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero5octobre2014/Quiblier.pdf Pour citer cet article : Charlotte Quiblier, « L’exposition préhistorique de la Galerie de l’Histoire du travail en 1867. Organisation, réception et impacts », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne] no 5, octobre 2014, p. 67 à 77. © École du Louvre Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre L’exposition préhistorique de la Galerie de l’Histoire du travail en 1867. Organisation, réception et impacts Charlotte Quiblier Entre le 1er avril et le 31 octobre 1867, conformément à la volonté de l’empereur Napoléon III, la France organise sa deuxième Exposition universelle1. Le commissariat général en est confié à Frédéric Le Play qui dessinera les plans du palais situé sur le Champ de Mars (fig. 1). Son plan elliptique permet un double groupement : par classes de produits dans les galeries concentriques formant le palais et par pays dans des secteurs rayonnants délimités par des rues. Un grand axe mène du pont d’Iéna à l’entrée principale du palais côté Seine. Il coupe longitudinalement le palais sous la forme du grand vestibule et donne accès aux différentes galeries, traverse le jardin central et débouche sur la porte se trouvant du côté de l’École militaire. Le palais est entouré d’un parc accueillant des bâtiments annexes et divers pavillons pittoresques qui vont attirer un public nombreux. Cette deuxième Exposition universelle parisienne a remporté un indéniable succès avec quarante et une nations représentées, 50 226 exposants et plus de dix millions de visiteurs. Figure 1 : Vue officielle à vol d’oiseau de l’Exposition universelle de 1867 vue générale prise des Hauteurs du Trocadéro 1867 © Domaine public, Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D C. http://loc.gov/pictures/resource/pga.02412/ Le XIXe siècle marque l’essor de l’archéologie avec de nombreuses découvertes et la floraison des sociétés savantes, notamment archéologiques, qui voient le jour sur tout le territoire français. Savants et amateurs locaux se réunissent afin d’étudier, de partager sur l’actualité artistique et archéologique. La question des origines de l’Homme soulève de nombreux débats. Cependant, malgré l’essor considérable des études préhistoriques, « leur consécration académique n’intervient que près d’un siècle plus tard : la disciplinarisation effective de ce domaine de recherche s’avère singulièrement tardive2 ». Dans ce contexte de recherches et de débats, 1. L’Exposition universelle de 1867 a fait l’objet de nombreuses études et publications, dont, Brigitte Schroeder-Gudehus, Anne Rasmussen, Les fastes du progrès : le guide des Expositions universelles, 1851-1992, Paris, Flammarion 1992 ; Pascal Ory, Les Expositions universelles de Paris, Paris, Ramsay, 1982 ;Édouard Vasseur, « Pourquoi organiser des Expositions universelles ? Le “succès” de l’Exposition universelle de 1867 », Histoire, économie et société, 2005, v. 4, pp. 573-594. 2. Marc-Antoine Kaeser, « Une science universelle, ou “éminemment nationale” ? Les congrès internationaux de préhistoire (1865-1912) », Revue germanique internationale, no 12, 2010, p. 17. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 67 l’Exposition universelle va accueillir une exposition un peu particulière : la Galerie de l’Histoire du travail, aussi appelée « musée rétrospectif », qui présente des objets archéologiques, c’est-à-dire les objets produits par les différentes nations depuis leurs origines jusqu’au XVIIIe siècle. Dans ce cadre, plusieurs nations présentent pour la toute première fois des objets préhistoriques au grand public. L’Exposition universelle de 1867, lieu de la première exposition sur la préhistoire, va donc jouer un rôle dans la construction et la reconnaissance d’une discipline, l’archéologie préhistorique. Pour quelles raisons a-t-il été décidé d’inclure des objets archéologiques dans le concours industriel qu’est une Exposition universelle ? Quelles personnalités ont mis en œuvre cette exposition préhistorique et quels sont leurs liens avec les institutions existantes ? Quel accueil a-t-elle reçu auprès des spécialistes et auprès du public de l’Exposition universelle ? La création et les objectifs de la Galerie de l’Histoire du travail En 1865 est adopté le projet d’une exposition « de l’histoire de l’art et du travail3 ». Cette idée est émise lorsque la question du portique entourant le jardin central est abordée. Plusieurs personnes ayant « témoigné le désir de renouveler ce qui a été fait à Kensington, où des objets d’art et de curiosité prêtés par des particuliers ont été exposés avec succès4 », il est décidé de consacrer le portique à une exposition de ce type. Le 8 janvier 1866, Eugène Rouher, ministre d’État et vice-président de la Commission Impériale, signe un arrêté relatif à l’exposition des œuvres caractérisant les grandes époques de l’histoire du travail. Il approuve ainsi la création d’une galerie destinée à recevoir les objets antérieurs au XIXe siècle et qui n’ont, à ce titre, pas leur place dans le reste de l’Exposition. L’article premier arrête que « la Galerie de l’Histoire du travail recevra les objets produits dans les différentes contrées depuis les temps les plus reculés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle »5. Cette idée d’inclure une exposition rétrospective dans une exposition des produits de l’industrie ne voit pas le jour avec l’Exposition universelle de 1867. Ainsi, l’exposition de l’Histoire du travail s’inscrit dans la lignée des expositions rétrospectives de Manchester en 1857, de Londres en 1862 ainsi que l’exposition organisée par l’Union centrale des Beaux-arts appliqués à l’industrie en 1865 à Paris. Elle va toutefois se distinguer des précédentes par une classification nationale et chronologique qui va remplacer un groupement par collections. La Galerie de l’Histoire du travail constitue donc un musée rétrospectif d’un nouveau genre6 dont les objectifs sont énoncés dans le bref exposé précédant l’arrêté constituant la commission de l’histoire du travail : « Faciliter, pour la pratique des arts et l’étude de leur histoire, la comparaison des produits du travail de l’homme aux diverses époques et chez les différents peuples ; fournir aux producteurs de toute sorte des modèles à imiter, et signaler à l’attention publique les personnes qui conservent les œuvres remarquables des temps passés7 ». La volonté d’exposer les meilleures productions anciennes afin d’inspirer les artistes contemporains se double alors d’un second objectif : montrer ce qui a été produit par la Nation, faire une exposition des produits qui sont le fruit du travail national. Cette volonté se traduit dans l’organisation spatiale de la Galerie de l’Histoire du travail (fig. 2) : les œuvres du musée rétrospectif sont placées dans la portion de la galerie correspondant au secteur occupé dans le palais par la nation dont elles proviennent, et elles doivent y être disposées de manière à caractériser les époques principales de l’histoire de chaque peuple. Le classement chronologique 3. AN - F/12/11894, v. 1, PV du comité des constructions, 5e séance, 26 juillet 1865. 4. Ibidem. 5. Commission Impériale, Catalogue général, histoire du travail et monuments historiques, Paris, Dentu, 1867, p. 3. 6. Commission Impériale, art. cit. note 5, p. 21 : « Une semblable organisation établissait une différence remarquable avec les expositions dites rétrospectives faites précédemment, soit à Londres, soit à Paris ». 7. Commission Impériale, art. cit. note 5, p. 3. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 68 permet d’insister sur l’idée de progrès et d’Antiquité dans une visée nationaliste. Ainsi, selon Charles de Linas, « l’histoire du travail c’est l’histoire complète de l’humanité depuis sa dispersion sur le globe jusqu’aux temps modernes ; […] rattachant par une chaîne non interrompue les engins rudimentaires de l’homme primitif aux machines compliquées qu’invente chaque jour le génie industriel du XIXe siècle8 ». Figure 2 : Plan de la Galerie de l’histoire du travail plan du palais daté du 1er juillet 1865 détail Paris Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales F/12/3131 © Photographie de l’auteur, 2011 Idéologie du progrès et renforcement des identités nationales Cette Galerie est étroitement liée au contexte de l’époque et notamment à la montée des nationalismes qui caractérise le XIXe siècle. Comme l’Exposition universelle d’une manière générale, elle a pour but de démontrer la supériorité de la France dans les arts et l’industrie et d’assurer la pérennité de cette supériorité, même si ce n’est pas au moyen d’un concours se clôturant par la remise de récompenses. Dans ce but, les objets archéologiques sont investis d’un double rôle : illustrer l’ancienneté de la Nation et de ses productions, car l’idée de progrès sous-tend la conception évolutionniste de la culture qui domine alors ; et servir de modèle pour l’industrie française moderne afin qu’elle conserve la suprématie qu’elle doit notamment à son avance dans le domaine des arts. « Tout le processus de formation identitaire a consisté à déterminer le patrimoine de chaque nation et à en diffuser le culte9 ». C’est au cours du XIXe siècle que cette opération de constitution des identités nationales a eu lieu. En France, le mouvement est lancé le 30 mars 1804 avec la création à Paris d’une société savante, « l’Académie celtique » (future Société nationale des Antiquaires de France) et se renforce sous l’impulsion de Napoléon III. Il va mettre les antiquités nationales et l’archéologie au service de la consolidation de l’identité nationale avec les fouilles d’Alésia menées de 1861 à 1865 et par la création du musée de Saint-Germain-en-Laye. Les motivations de sa création ainsi que son rôle sont d’ailleurs en grande partie identiques aux raisons et objectifs qui ont conduit quelques années plus tard à la création de la Galerie de l’Histoire du travail. Dans un rapport du 14 juin 1863, le comte de Nieuwerkerke définit l’objectif du musée : il s’agissait « de réunir les pièces justificatives, pour ainsi dire, de notre histoire nationale10 ». Par ailleurs, ce sont les mêmes personnes qui 8. Charles de Linas, L’Histoire du travail à l’Exposition universelle de 1867, Paris, Didron, 1867, p. 2. 9. Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales : Europe XVIIIe-XXe siècle. Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 12. 10. Cité par Catherine Granger, L’empereur et les arts, Paris, École des Chartes, 2005, p. 354. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 69 travaillèrent à ces deux réalisations. Parmi eux, Gabriel de Mortillet, organisa la section préhistorique de l’exposition de l’Histoire du travail sous la direction d’Édouard Lartet ; et à Saint-Germain-en-Laye, il s’occupa du classement des collections de Jacques Boucher de Perthes et fut nommé conservateur adjoint en 1868. Dans un article, il justifie son choix en faveur d’un découpage chronologique en époques successives : ces dernières sont « caractérisées par des civilisations, des degrés de développement industriels fort tranchés11 ». Or cette triple assimilation entre époque, civilisation et avancement industriel est précisément ce qui préside à l’établissement des Expositions universelles et justifie la présence d’une section rétrospective, archéologique. Enfin, l’ouverture de ce musée coïncide avec la première Exposition universelle parisienne présentant des vestiges archéologiques12. Cette Galerie, présentant les plus belles ou les plus représentatives réalisations des hommes de toutes époques, doit donc constituer une sorte de leçon pour les industriels contemporains de l’Exposition. Dans son rapport sur la Galerie, Edmond du Sommerard se félicite des efforts qui ont été menés dans le domaine de « l’étude des temps anciens » et présente cette dernière comme étant un « besoin général » et une « réaction salutaire vers les époques principales de l’art et de l’industrie de nos pères »13. Le sous-classement des objets par technique pour les périodes plus récentes montre l’importance de l’objet ancien comme modèle, source d’inspiration. Ainsi, malgré son nom de « Galerie de l’Histoire du travail », ce musée rétrospectif est davantage une exposition des productions humaines qu’une mise en perspective du travail. Cependant, cette dénomination a l’avantage de constituer une problématique qui rattache la Galerie aux périodes industrielles contemporaines qui sont l’objet principal de l’Exposition. Première exposition préhistorique La présentation d’objets archéologiques dans le cadre de la Galerie de l’Histoire du travail répond donc à des besoins liés au contexte social et économique du milieu du XIXe siècle. Cependant, cette exposition ne se réduit pas à une instrumentalisation de l’archéologie au service de l’industrie et d’idéologies nationalistes, elle va également être le reflet des débats scientifiques du temps. Pour la toute première fois en 1867, des objets préhistoriques sont présentés au grand public. La section française de la Galerie de l’Histoire du travail, lorsqu’on y entre depuis le grand vestibule d’honneur, débute en effet par une salle consacrée aux « œuvres des temps antéhistoriques14 ». Or, au milieu du XIXe siècle, un débat agite l’Académie des Sciences, la Société d’Anthropologie de Paris, la Société française d’Archéologie mais également toutes les sociétés plus locales dans les régions et départements : la question de la haute antiquité de l’Homme. Ce sujet est au cœur de toutes les études comme l’indique Gabriel de Mortillet, en septembre 1864, dans le premier de ses bulletins mensuels Matériaux pour l’histoire positive et philosophique de l’Homme, revue créée précisément afin de rendre compte de ces questions : « Il ne se passe pas de semaine que l’Académie des Sciences ne reçoive d’importantes communications se rapportant à ces études15 ». En 1847, Jacques Boucher de Perthes publie le premier tome de ses Antiquités celtiques et antédiluviennes. Il se fonde sur des associations stratigraphiques de bifaces et de fossiles pour étayer ses affirmations relatives à la présence de l’Homme sur Terre longtemps avant le déluge biblique. Cependant, l’Académie des Sciences refuse de croire à la haute antiquité de l’Homme. Le 26 avril 1859, lors de l’importante visite des savants anglais Prestwich et Evans à Abbeville, fut réalisée 11. Gabriel de Mortillet, le Moniteur de l’archéologue, 1er juillet 1866, t. I, 2e série, p. 12. 12. Son ouverture au public fut effective le 1er mai 1867 et l’inauguration eut lieu le 12 mai. 13. Edmond du Sommerard, « Exposition universelle de 1867 à Paris. Commission de l’Histoire du travail. Rapport de M. E. du Sommerard », dans Exposition universelle de 1867 à Paris : rapports du jury international, publiés sous la direction de M. Michel Chevalier, Paris, 1868, t. I, p. 140. 14. Nom donné à la première section du jury d’admission de la Galerie de l’Histoire du travail. 15. Gabriel de Mortillet dans Matériaux pour l’histoire positive et philosophique de l’homme, v. 1, septembre - octobre 1864, introduction, p. 9. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 70 une photographie d’un biface encore dans sa stratigraphie archéologique16. La photographie est utilisée comme outil scientifique, un moyen de démonstration : elle est considérée comme une preuve irréfutable de la haute antiquité de l’Homme. Toutefois, le débat se poursuit car certains continuent de réfuter cette idée, comme Élie de Beaumont, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. Cette exposition, au-delà d’une instrumentalisation de l’archéologie, est le lieu d’expression de thèses scientifiques, des idées de savants et d’archéologues qui ont participé à l’organisation de cette Galerie. La première section, « la Gaule avant les métaux », première exposition d’objets préhistoriques, a ainsi pour objectif de convaincre le plus grand nombre de la haute antiquité de l’Homme : « Pénétrées de la nécessité de faire toucher la vérité au doigt et de frapper l’esprit public, plusieurs personnes s’occupant activement des recherches et des études antéhistoriques ont causé dans des réunions particulières du projet d’une exposition spéciale d’objets de cette époque. Grâce à l’esprit éminemment supérieur de M. Le Play, directeur du comité de l’Exposition universelle de 1867, ce projet est bien vite devenu une réalité. Trois Hommes des plus compétents ont donc été chargés par M. Le Play de s’occuper à organiser une grande exposition antéhistorique et anthropologique17 ». La mise en œuvre de l’exposition Une commission spéciale présidée par le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts, est créée afin d’organiser l’exposition française de l’Histoire du travail. Elle adopte une division chronologique, en dix grandes époques d’art, proposée par Adrien de Longpérier. Afin de ne pas priver les établissements publics nationaux de leurs œuvres à un moment d’affluence et pour « mettre au jour des monuments épars et peu connus18 », la commission de l’histoire du travail fait appel aux amateurs et aux musées de Province par le biais d’une circulaire afin de réunir les objets propres à illustrer l’histoire du travail en France. Des membres correspondants sont également nommés par la Commission de l’histoire du travail afin de servir de relais dans les départements et de signaler les objets intéressants à la Commission. La section française de l’histoire du travail est donc composée des objets extraits de collections particulières et des œuvres prêtées par les églises et cathédrales de France, ainsi que par les musées municipaux et différentes sociétés savantes. À leur arrivée sur le Champ de Mars, tous les colis adressés à la commission de l’histoire du travail passent devant un jury d’admission composé de collectionneurs et de savants chargés de l’acceptation ou du refus des œuvres en fonction de deux critères : leur provenance nationale et le fait qu’ils soient véritablement carctéristiques de la production d’une période donnée. Après sélection, 532 collectionneurs exposent environ 20 000 objets dans neuf salles qui occupent près de la moitié de la galerie. Ainsi, si le visiteur débute sa promenade dans le grand vestibule, il parcourt successivement les salles et peut admirer les productions réalisées sur le sol de la France depuis ses origines jusqu’à 1800 avant de passer aux productions des pays étrangers exposées dans l’autre moitié de la galerie. Les gravures parues dans la presse nous donnent un aperçu de ces salles (fig. 3). 16. Voir Arnaud Hurel, Noël Coye (dirs), Dans l’épaisseur de temps. Archéologues et géologues inventent la préhistoire, Paris, 2011, Muséum national d’histoire naturelle. 17. G. de Mortillet, op. cit. note 15, v. 1, juin 1865, p. 451. 18. Marquis Léon de Laborde, AMN, XU 1867, carton II, PV de la Commission de l’Histoire du travail, séance du 22 janvier 1867. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 71 Figure 3 : Musée rétrospectif gravure D’après L’Univers illustré no 665 du 12 octobre 1867 © Photographie de l’auteur, 2011 Les liens avec le Congrès International d’Anthroplogie et d’Archéologie Préhistorique Cette exposition rétrospective n’est pas dénuée de liens avec le CIAAP. En septembre 1865, le Congrès Paléoethnologique international est créé sur la proposition de Gabriel de Mortillet lors d’une réunion de la Société Italienne des Sciences naturelles constituée en section spéciale préhistorique. L’archéologie préhistorique n’est donc pas une science en tant que telle. Elle se situe au sein d’une science de l’Homme mêlant sciences naturelles, géologie, anthropologie, archéologie qui émerge à cette époque dans le cadre des Expositions universelles et commence à se spécialiser. La première session se déroule en 1866 à Neuchâtel, mais dès l’acte de fondation du Congrès, il est prévu que la deuxième session se déroule à Paris en même temps que l’Exposition universelle19. En 1867, parmi les membres du CIAAP, on retrouve les collectionneurs qui ont prêté leurs objets pour l’exposition préhistorique de la Galerie de l’Histoire du travail tels Alexandre Bertrand, l’abbé Bourgeois, Victor Brun, Émile Cartailhac, Jules Desnoyers, Filhol, Édouard Lartet, Adrien de Longpérier, Félix Garrigou, etc. Les mêmes personnalités participent à l’organisation des deux évènements. Ainsi, le Comité d’organisation pour la session de 1867 du CIAAP était composé d’Édouard Lartet (président), Gabriel de Mortillet (secrétaire), Alexandre Bertrand, Jules Desnoyers, Adrien de Longpérier, le Marquis de Vibraye, etc. ; personnes que l’on retrouve soit parmi les membres de la Commission de la Galerie de l’Histoire du travail, soit parmi les membres du jury d’admission de l’histoire du travail pour les œuvres des temps anté-historiques. Le deuxième Congrès se tient à Paris du 17 au 30 août 1867 sous la présidence d’Édouard Lartet. À la suite de la séance inaugurale du 17 août, la journée du 18 est consacrée à l’Exposition universelle avec la visite de la Galerie de l’Histoire du travail et l’ouverture d’une momie au Caravansérail égyptien. 19. Acte de fondation du Congrès, art. 4 : « Il est à désirer que la seconde se tienne à Paris, pendant l’Exposition universelle de 1867. » Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 72 La première salle de la Galerie, « la Gaule avant les métaux » Sous la direction d’Édouard Lartet, Gabriel de Mortillet organise la première salle de l’exposition française de l’Histoire du travail qui accueille la section préhistorique. Les Promenades préhistoriques de Gabriel de Mortillet, qui ont pour vocation de constituer « une espèce de guide pour le visiteur20 », nous fournissent de précieux renseignements car il livre une étude de la salle, travée par travée, vitrine par vitrine, décrivant les objets et leur organisation. De grandes armoiresvitrines sont disposées sur le pourtour de la salle et deux vitrines se trouvent au centre. Le côté gauche de la salle ainsi que la première table-vitrine sont consacrés à « la première période de la pierre » et le côté droit ainsi que la deuxième tablevitrine à « la seconde période de la pierre » ou âge de la pierre polie. De très nombreux outils d’industrie lithique sont présentés : différents types de silex taillés ainsi que des instruments en os et bois de renne. Dans la première travée sont essentiellement exposés des silex portant la trace du travail de l’homme et ayant été découverts aux côtés de « débris d’animaux d’espèces éteintes21 ». Deux éléments viennent appuyer cette idée selon laquelle l’Homme serait contemporain de grands mammifères aujourd’hui disparus : un fragment de brèche contenant des outils préhistoriques exposé par Édouard Lartet et Henry Christy, ainsi que la présentation, dans la partie haute des vitrines, des restes de ces animaux découverts avec les outils présentés dessous. Lors de l’adoption des divisions de la Galerie, l’idée de cette association de deux types de vestiges est déjà affirmée : « 1re époque. - La Gaule avant l’emploi des métaux. Ustensiles d’os et de pierre, avec les ossements des animaux aujourd’hui disparus du sol de la France, mais trouvés avec ces ustensiles et pouvant indiquer la période à laquelle ceux-ci appartiennent22 ». À l’intérieur de cet ordre chronologique, les objets sont exposés par région et par site (le Moustier, Aurignac, la grotte des Fées à Arcy-sur-Cure, Laugerie-Haute et Laugerie-Basse, etc.). Les objets de petite taille sont disposés par ensembles, sur des cartons. Cette présentation et l’effet de surcharge sont caractéristiques des scénographies de l’époque23. Mise en valeur au centre de la salle, comme une sorte d’écrin, se trouve une table-vitrine exposant l’art mobilier de « l’époque du renne ou seconde époque des cavernes », c’est-à-dire du Paléolithique supérieur. Cette vitrine constitue le point d’orgue de la première salle : « Il y a là cinquante et une pièces des plus curieuses, dont l’ensemble admirable a été estimé un million par un amateur qui l’offrait si on voulait lui céder toute la vitrine. C’est certainement ce qu’il y a de plus original à l’Exposition de 1867 ; jamais rien de pareil n’a été exposé ; jamais ces pièces de découverte toute récente, qui en partie ne sont pas encore publiées, n’avaient été rapprochées les unes des autres24 ». Elle contient cinquante et une pièces d’art mobilier. Au centre de la vitrine trône l’objet le plus important, argument final venant confirmer et rendre irréfutable le propos de toute la salle : « le mammouth de la Madeleine », une squame d’ivoire fossile sur laquelle est gravé un mammouth (fig. 4 et 5). Cette pièce est emblématique car sa découverte par Édouard Lartet au mois de mai 1864 au gisement de la Madeleine a apporté la preuve irréfutable de la contemporanéité de l’Homme avec les grands mammifères puisque ces derniers ont été représentés par la main de l’Homme, sur un ivoire de mammouth. Il était encadré par deux représentations de mammouth en ronde-bosse : un propulseur sculpté dans une palme de bois de renne25 et la partie supérieure d’un bâton percé figurant une 20. Gabriel de Mortillet, Promenades préhistoriques à l’Exposition universelle, Paris, C. Reinwald, 1867, p. 1. 21. G. de Mortillet, op. cit. note 20, p. 4. 22. Commission Impériale, op. cit. note 5, p. 7. 23. La salle Piette au Musée d’Archéologie Nationale en est un bon exemple toujours visible. Cette salle conçue par Édouard Piette au tout début du XXe siècle a été restaurée entre 2005 et 2008 mais elle a conservé sa muséographie d’origine. 24. G. de Mortillet, op. cit. note 20, p. 24. 25. Il est aujourd’hui conservé au British Museum, inv. Palart.551. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 73 tête de mammouth26. Ces trois mammouths étaient entourés d’objets comportant d’autres animaux gravés ou sculptés (rennes, félins, ours, cerfs, aurochs, chevaux, bouquetins, oiseaux, poissons, reptiles) mais également quelques représentations humaines et des symboles. Figure 4 : Le mammouth de La Madeleine paléolithique supérieur (30 000-10 000 av. J.-C.) ivoire H. 0,106 ; L. 0,25 m Paris, Muséum National d’Histoire Naturelle 1920-15 © JCDomenech – MNHN Figure 5 : Édouard Lartet Premier relevé du mammouth de La Madeleine 1865 © É. Lartet 1865b À l’issue de la visite de cette salle, la contemporanéité de l’Homme et de diverses espèces animales éteintes ne doit plus être sujette à caution. Gabriel de Mortillet conclut son exposé concernant cette vitrine de la manière suivante : « L’homme était donc bien incontestablement le contemporain de ces animaux, dont il utilisait diverses parties et qu’il figurait si exactement. Il ne peut pas y avoir de démonstration plus convaincante !27 » Le retentissement sur le public spécialisé, les collectionneurs La consultation des journaux spécialisés dans les domaines de l’art et de l’archéologie ainsi que des comptes rendus de différentes sociétés archéologiques montre que la Galerie de l’Histoire du travail a eu un retentissement important dans le milieu savant. La presse spécialisée a servi d’outil de mobilisation puisque l’appel aux collectionneurs a été relayé par ce biais. Ces journaux ont également publié des articles de fond sur la Galerie. La Chronique des arts et de la curiosité du 28 avril 1867 signale l’exposition préhistorique à ses lecteurs dans l’article sur « les salles de l’histoire du travail » : « L’histoire du travail français offre en ce moment plus de six milles objets à la curiosité des amateurs. La salle des objets de l’âge de la pierre est livrée au public et renferme la plus intéressante réunion d’objets en os ou en pierre qui ait jamais été vue. Nous signalerons surtout ceux qui portent des dessins gravés sur la surface »28. Quant à la Gazette des Beaux-Arts, elle publie 26. Il fait aujourd’hui partie des collections du Muséum National d’Histoire Naturelle, Inv. 38.189.1730. 27. G. de Mortillet, op. cit. note 20, p. 32. 28. Chronique des arts et de la curiosité : supplément à la Gazette des beaux-arts, Paris, Gazette des beaux-arts, no 182, 28 avril 1867, p. 132. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 74 une étude des pièces antéhistoriques exposées dans la Galerie dans sa livraison du 1er décembre 186729 et souligne l’importance de cette exposition particulière : « Ces débris travaillés par la main des premiers hommes, qui nous font pénétrer dans tous les détails de leurs mœurs et de leur existence, tenaient à l’Exposition universelle la place principale dans les galeries de l’histoire du travail. Non seulement dans la section française on y avait réservé une salle à part, arrangée par MM. Lartet et Desnoyers, véritable chef-d’œuvre de disposition méthodique et instructive, mais encore tous les autres pays [...] avaient exposé de riches séries de monuments de l’âge de pierre exhumés de leur propre sol30 ». Cette étude donne même lieu à la publication du relevé de différentes pièces d’art mobilier présentées dans la vitrine centrale de la première salle qui sont qualifiées d’« inappréciables spécimens d’un art préhistorique31 ». Parmi elles se trouve bien sûr le « mammouth de la Madeleine » qui « donne la preuve de la contemporanéité de l’homme et de l’éléphant laineux »32. Des archéologues appartenant à des Sociétés savantes qui prennent part à l’exposition sont délégués pour visiter la galerie. Cela donne lieu à des comptes rendus dans les sociétés auxquelles ils appartiennent. Ainsi, au cours de la séance du 4 août 1867 de la Société d’archéologie de Seine-et-Marne, Félix La Joye communique une Note sur l’Exposition universelle (histoire du travail)33. De la même manière, Alphonse le Touzé de Longuemar visitant l’Exposition universelle, il étudie plus particulièrement la Galerie afin d’en rendre compte à la Société des Antiquaires de l’Ouest. Cette galerie archéologique a rencontré un écho tout à fait positif dans le milieu scientifique comme le montre une chronique du Bulletin monumental : « Les galeries archéologiques de l’Exposition universelle, appelées aussi galeries de l’histoire du travail, sont maintenant parfaitement classées et attirent l’attention de tous les antiquaires34 ». Les objectifs qui ont motivé la tenue d’une exposition préhistorique semblent donc atteints. Selon Nils Müller-Scheessel, « Undoubtedly, for the emerging discipline of prehistoric archaeology its strong presence at the Exposition universelle and the attention it received were a success35 ». Cependant, la majeure partie des écrits que nous avons évoqués sont dus à des personnes qui ont été impliquées dans l’organisation de cette Galerie de l’Histoire du travail. L’article de présentation générale de la Galerie paru dans L’Exposition universelle de 1867 illustrée est signé par Edmond du Sommerard, commissaire délégué de la commission de l’histoire du travail. Il reprend donc les termes employés dans l’arrêté du 1er février 1865, ce qui ne permet pas d’appréhender la manière dont la Galerie a été perçue ni de savoir si les objectifs établis à l’origine ont été atteints ; Charles de Linas, auteur de L’Histoire du travail à l’Exposition universelle de 1867, est membrecorrespondant de la commission de l’histoire du travail pour la ville d’Arras ; Alphonse le Touzé de Longuemar est membre-correspondant de la commission pour la région de Poitiers ; Gabriel de Mortillet, auteur des Promenades préhistoriques à l’Exposition universelle, a participé à la mise en place de la première salle et fait partie du jury d’admission des œuvres. Ces incessants recoupements soulèvent la question du véritable impact de la Galerie, au-delà de ce cercle assez restreint. 29. Gazette des Beaux-Arts, t. 23, 1er décembre 1867, pp. 499-523 : « Les monuments de l’âge de pierre ». 30. Gazette des Beaux-Arts, art. cit. note 29, p. 500. 31. Gazette des Beaux-Arts, art. cit. note 29, p. 505. 32. Gazette des Beaux-Arts, art. cit. note 29, p. 506. 33. Bulletin de la Société d’archéologie, sciences, lettres et arts du département de Seine-etMarne, 5e année (1868), p. 132. 34. Bulletin monumental, 4e série, t. 3, v. 33, p. 398. 35. Nils Müller-Scheessel, « Fair Prehistory: archeological exhibits at French Expositions universelles », Antiquity, v. 75, no 288, 2001, p. 392 : « Indubitablement, la forte présence de l’archéologie préhistorique – discipline émergente – à l’Exposition universelle et l’attention qu’elle a reçu ont été un succès ». Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 75 La réception de l’exposition par le grand public L’Exposition universelle tient une grande place dans la presse généraliste, alors que la Galerie de l’Histoire du travail y a trouvé un écho très limité. En effet, dans la plupart des journaux, le musée rétrospectif est totalement absent ou simplement mentionné au sein d’articles très généraux. Dans L’Illustration – Journal universel, hebdomadaire illustré qui accorde une large place à l’Exposition universelle, un seul article étudie la galerie et ne le fait que très partiellement. Dans le numéro du 19 octobre 1867, l’article traitant de l’Exposition universelle aborde trois sujets différents : la section française de la Galerie de l’Histoire du travail (XVIIIe siècle), les sections autrichienne et suisse de la galerie des machines et les aquariums. Avec un seul article pour ces trois sujets, L’Illustration accorde moins de place à l’histoire du travail qu’à l’ascenseur mécanique ou au grand ballon. La Galerie est placée au même niveau que le marchand de fruits algérien ou le café du caravansérail égyptien ! L’Exposition universelle a donné lieu à la publication de nombreux guides officieux conçus pour les visiteurs. Ils donnent des renseignements pratiques aux visiteurs et signalent tout ce qui est remarquable et mérite leur attention. La consultation de ces guides conduit aux mêmes conclusions que la lecture de la presse : la Galerie de l’Histoire du travail n’a rencontré qu’un faible écho. Dans la plupart, la Galerie est simplement citée dans l’itinéraire qui énumère les différentes parties du palais. Cependant, ces mentions laissent penser que l’exposition préhistorique a marqué les esprits et que l’idée de progrès des techniques est bien ressortie de l’exposition rétrospective : « On traverse une dernière galerie, réservée aux âges antéhistoriques, aux outils de pierre, de bronze etc., préface bien comprise, placée en tête des autres expositions, et qui montre avant les résultats acquis le point de départ, avant l’industrie contemporaine, l’industrie des premiers hommes36 ». La Galerie de l’Histoire du travail n’a donc pas été ignorée du public même si la presse en parle peu. Toutefois, les diverses parties de cette Galerie ont fait l’objet d’une perception différenciée. C’est plutôt la notion de l’objet archéologique comme modèle pour l’industrie d’art moderne qui a été retenue et donc l’idée d’une Galerie utile pour l’industrie contemporaine. Cela explique l’absence de l’archéologie la plus ancienne dans les journaux : l’archéologie préhistorique ne semble pas toucher le grand public alors que ce qui concerne l’orfèvrerie et la céramique rencontre un écho plus important car ces techniques ont un lien avec les productions contemporaines. La structuration et l’institutionnalisation d’une discipline jeune L’archéologie préhistorique ne semble donc pas toucher le « grand public ». Cependant, la consultation des journaux spécialisés dans les domaines de l’art et de l’archéologie ainsi que des comptes rendus de différentes sociétés archéologiques montre que la Galerie de l’Histoire du travail a eu un retentissement plus important dans le milieu savant. Ainsi, l’exposition se fait l’écho des débats de l’époque mais reste dans le cercle restreint des scientifiques, archéologues. Elle va jouer un rôle important de structuration d’une discipline jeune, encore en cours de constitution. Cette exposition a en effet été l’occasion de débats et d’échanges entre pays, entre spécialistes. Ces échanges engendrent des avancées dans le cadre d’une exposition qui permet les comparaisons par une confrontation visuelle induite par l’organisation de la Galerie. Alphonse le Touzé de Longuemar a perçu l’opportunité que présentait une telle réunion d’objets assimilés à des « arguments placés sous leurs yeux37 » et appelle de ses vœux une réunion qui 36. Henri de Parville, Itinéraire dans Paris, précédé de promenades à l’Exposition, Paris, Garnier frères, 1867, p. 15. 37. Alphonse le Touzé de Longuemar, « L’archéologie française à l’Exposition de 1867 », Bulletins de la société des antiquaires de l’Ouest, 1re série, t. 11, 1865-1867, p. 486. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 76 permettrait de progresser dans le domaine récent et encore flou de l’archéologie préhistorique : « Et, maintenant que les laborieux et intelligents ordonnateurs de cette encyclopédie de la pierre ont réuni tous les jalons de cette histoire encore obscure des âges primitifs, que les hommes disposés à s’occuper des curieuses questions que soulèvent tant de découvertes récentes se donnent rendezvous dans ce petit sanctuaire pour discuter les arguments placés sous leurs yeux et tâcher d’arrêter, une fois pour toutes, les limites encore flottantes des périodes antéhistoriques, et de réduire à leur juste valeur les objections 38 que soulèvent toujours à leur début, les données des sciences nouvelles ! �� » La proximité des objets et leur rassemblement dans un lieu est propice à leur étude. La Galerie offre l’occasion de voir en une seule fois des objets habituellement disséminés en France et à l’étranger, tant dans des musées que dans des collections particulières non accessibles au public. La visite de la Galerie de l’Histoire du travail était d’ailleurs au programme du Congrès. Selon le compte rendu de cette deuxième séance du CIAAP rédigé par Louis Lartet, les membres du Congrès ont visité les expositions préhistoriques des différents pays présentés dans la Galerie de l’Histoire du travail agrémentées des explications des personnes qualifiées. La Galerie de l’Histoire du travail se situe entre internationalisme et nationalisme : internationalisme par la multiplicité des nations représentées, par la volonté de diversité et de comparaison entre elles ; et nationalisme par la volonté d’exaltation nationale qui a présidé en partie à l’instauration de cette Galerie. L’organisation chronologique des sections nationales du musée rétrospectif permet d’insister sur l’ancienneté de la nation et de ses productions industrielles. Conformément à l’idée de progrès qui domine alors, prouver l’ancienneté de sa maîtrise des techniques industrielles est pour une nation le moyen de revendiquer sa suprématie dans le domaine industriel actuel. Par ailleurs, montrer au public cette nouvelle science du passé a été l’occasion pour les chercheurs de structurer, d’organiser ce savoir par la mise en place d’une classification, notamment concernant les périodes préhistoriques et protohistoriques. Cela facilite la circulation des objets et permet donc la connaissance de première main : les spécialistes peuvent voir directement les objets, et établir des comparaisons. Le simple collectionneur du milieu du XIXe siècle devient donc un véritable chercheur. Ainsi, l’exposition préhistorique a la même volonté que le CIAAP : faire reconnaître et avancer une discipline nouvellement constituée. Bien que ces enjeux n’aient pas forcément été saisis par le grand public, ces deux évènements concomittants et complémentaires jouent un rôle essentiel à deux échelles : d’une part, en servant à dépasser des réticences nationales et se démarquer d’institutions conservatrices telle l’Académie des Sciences, et d’autre part en promouvant l’institutionnalisation de la préhistoire à l’échelle internationale. L’auteur Charlotte Quiblier est diplômée de lettres classiques (licence) et ancienne élève de l’École du Louvre (1er et 2e cycles). Dans le cadre de son master de muséologie, elle est l’auteur d’un mémoire sur l’archéologie à l’Exposition universelle de 1867. Elle travaille actuellement au sein de l’équipe chargée du projet de rénovation du musée de l’Homme en tant que conceptrice d’exposition. 38. A. le Touzé de Longuemar, op. cit. note 37. Cahiers de l’École du Louvre, numéro 5, octobre 2014 ISSN 226-208X © École du Louvre 77