Jean-Jacques Lebel, Roberto Crippa, Gianni Dova

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Jean-Jacques Lebel, Roberto Crippa, Gianni Dova
Jean-Jacques Lebel, Roberto Crippa, Gianni Dova, Erro, Antonio
Recalcati, Enrico Baj, Le Grand Tableau Antifasciste collectif, 1961.
L’importance historique du Grand Tableau Antifasciste collectif est
indéniable ; c’est sans conteste l’œuvre la plus emblématique de la lutte
anticolonialiste. Réalisée en 1960, à l’initiative de Jean-Jacques Lebel, elle a
aussi mobilisé cinq autres artistes, Roberto Crippa, Gianni Dova,
Erro, Antonio Recalcati et Enrico Baj. Elle constitue la pièce centrale de
l’Anti-Procès 3, manifestation artistique organisée en 1961, à Milan, en signe
de protestation contre la guerre d’Algérie et la torture. L’événement, inédit par
son ampleur, prend une dimension mondiale, avec la présence d’une
soixantaine d’artistes à la renommée déjà internationale, dont entre autres,
Rauschenberg, Fontana, Matta, Michaux, Twombly, Hains, Oppenheim,
Dufrêne, Brauner, Hains, Takis, Tinguely.
Dix jours après l’ouverture de l’exposition, le Grand Tableau
Antifasciste collectif est saisit par les autorités italiennes, ne souhaitant pas
heurter leurs homologues français. La fronde est d’autant moins acceptable
que le « manifeste des 121 », prônant le « droit à l’insoumission » à la guerre
d’Algérie, publié en Septembre 1960 en France, est collé et reproduit dans
son intégralité sur le tableau. Censurée durant 24 ans, la toile ne sera
restituée qu’en 1987 à Enrico Baj. Aujourd’hui, la toile a fait le tour de
nombreux musées européens, passant par le Centre Pompidou en 1996 mais
aussi par le Musée national d’art moderne d’Alger en 2008.
Cette prohibition témoigne non seulement du caractère subversif de
l’œuvre mais aussi de sa puissante dissidence; elle s’érige tantôt en critique
acerbe de la guerre d’Algérie, tantôt en ferme condamnation du totalitarisme.
En cela, l’Italie n’est pas un terrain neutre ayant trop longtemps fait
l’expérience du fascisme. La démocratie chrétienne italienne des années 60
n’échappe pas non plus à la critique des peintres. La figure du Cardinal
Ottaviani est collée près de l’inscription « morale » par Jean-Jacques Lebel
sur le torse d’un des généraux d’Enrico Baj tandis que dans la bouche
convulsée du même militaire, il est possible de distinguer une vierge à
l’enfant.
Par ailleurs, la torture catalyse l’indignation des artistes et devient le
propos central. En effet, celle-ci rappelle indubitablement pour cette
génération d’artistes les pratiques de la Gestapo. La France en tant que pays
occupé durant la Seconde Guerre mondiale, terminée seulement quinze
auparavant, en 1945, est encore très présente dans les consciences. A cet
égard, la croix gammée en liège peinte et collée par Crippa atteste de la
projection de cette mémoire sur ce que l’on a longtemps qualifié d’
« événements » d’Algérie. La figure névralgique du tableau est une femme
écartelée par une colonne de viscères et surmontée du mot « Liberté »,
suggérant tout autant la contradiction d’un état républicain pratiquant la torture
que le combat du peuple algérien pour la liberté. La représentation est
d’autant plus virulente qu’elle fait directement référence au viol de Djamila
Boupacha par des parachutistes français.
L’intérêt de la toile est loin d’être uniquement politique et historique.
Elle synthétise une époque artistique, où toute une génération a été marquée
mais aussi nourrie par le contexte de la guerre d’Algérie. En effet, elle
condense nombres d’avant-gardes des années 1960, du surréalisme au néodadaïsme en passant par l’expressionnisme abstrait. Le «all over» de Pollock
n’est pas loin avec une toile grouillante de références artistiques. L’influence
de Picasso, notamment du Charnier (1945) est visible au travers des
élongations de bras, en haut à droite, peinte par Dova. La toile mesure 5
mètres de long sur 6 de large engageant ainsi les artistes dans un travail
monumental, rappelant le muralisme mexicain.
Le Grand Tableau Antifasciste collectif est une œuvre résolument
d’actualité questionnant tout autant la guerre et son corollaire de folie, la
torture, que leurs effets aujourd’hui encore dans la société.
Fadila Yahou
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